Une chambre à soi, de Virginia Woolf (1929)

Ça ne pouvait pas se faire dans un cadre autre que celui des classiques fantastiques : j’ai enfin lu le célèbre essai de Virginia Woolf !

Les classiques, c'est fantastique : tout plaquer

« (…) il est indispensable qu’une femme possède quelque argent et une chambre à soi si elle veut écrire une œuvre de fiction. » Tel est ce qu’il faut démontrer.

Une chambre à soiCe texte est né de deux conférences données dans des collèges pour femmes de Cambridge autour du sujet « Les femmes et la fiction ». L’autrice anglaise y aborde les facteurs nécessaires à la création, des conditions qui étaient généralement refusées aux femmes et qui la poussent à s’interroger sur son époque et les moyens mis à disposition des hommes et des femmes. Elle précède les écrits de Samah Karaki en exposant que le talent naît de l’argent (avec l’importance d’un revenu fixe conférant une certaine indépendance financière), du temps, de la disponibilité mentale et l’espace physique, de l’éducation (source de références passées qui viennent nourrir les arts présents), des études, des voyages et des loisirs, qu’il s’inscrit dans un tout qui a toujours favorisé les hommes et ne relève pas simplement d’un génie typiquement masculin.
Elle convoque les autrices du passé, elle questionne la façon dont les femmes sont racontées dans les histoires et leur absence dans les récits qui sont faits de l’Histoire, leur place dans la fiction et leurs interactions avec les deux sexes (préfigurant le test de Bechdel). Elle traite de la distribution genrée des rôles et du sentiment d’infériorité intégré et reproduit par les femmes.
Elle dénonce la domination masculine et les conditions de vie des femmes au fil de siècles, les femmes miroirs ou marchepieds pour les hommes, les femmes idéalisées dans la fiction, étouffées dans la vie réelle, le besoin des hommes de se sentir supérieurs. Elle regarde les droits qui ont été acquis et tous ceux qu’il reste à obtenir.
Bref, nous constatons qu’elle était en avance sur son temps puisque bon nombre de sujets abordés sont encore très actuel. Le propos est très passionnant et juste, d’autant que j’ai savouré son humour, son ironie et ai particulièrement aimé l’évocation de la sœur fictive de Shakespeare.

 Néanmoins, je dois avouer que je n’ai pas vraiment adhéré à la forme pseudo-fictive. Woolf nous entraîne dans un « flux de conscience », une méditation lors d’une balade solitaire, une enquête de lieux en lieux – extérieur, repas en société, bibliothèque – à la recherche des femmes et des moyens qui leur sont alloués pour s’exprimer, une errance au fil de ses pensées. A posteriori, je trouve le biais, entre essai et roman, plutôt original et métaphoriquement intéressant ; cependant, dans le temps de la lecture, je me suis un peu ennuyée face à ces circonvolutions parfois un peu lourdes. Les idées sont limpides et pertinentes, mais, de mon point de vue, la forme, au fil des pensées de l’autrice, a tendance à les noyer.
Il y a longtemps, j’avais tenté de lire Mrs Dalloway mais avais abandonné ; je plaçai donc de grands espoirs dans cet essai pour me convaincre qu’il ne s’agissait que d’une tentative malheureuse. Peut-être n’est-ce qu’une question de traduction, je commence toutefois à penser que le style de Woolf ne me convient guère…

Dénonciation de la société patriarcale, male gaze, importance du matériel dans la création… Une chambre à soi/Un lieu à soi est un texte qui reste terriblement moderne. Le fond est passionnant, dommage que la forme ne m’ait pas convaincue.

« Pourquoi les hommes boivent-ils du vin et les femmes de l’eau ? Pourquoi un sexe est-il si prospère et l’autre si pauvre ? Quel est l’effet de la pauvreté sur le roman ? Quelles sont les conditions nécessaires à la création des œuvres d’art ? »

« Un être étrange, composite, fait ainsi son apparition. En imagination, elle est de la plus haute importance ; en pratique, elle est complètement insignifiante. Elle envahit la poésie d’un bout à l’autre ; elle est, à peu de chose près, absente de l’Histoire. Dans la fiction, elle domine la vie des rois et des conquérants ; en fait, elle était l’esclave de n’importe quel garçon dont les parents avaient exigé qu’elle portât l’anneau à son doigt. Quelques-unes des paroles les plus inspirées, quelques-unes des pensées les plus profondes de la littérature tombent de ses lèvres ; dans la vie pratique elle pouvait tout juste lire, à peine écrire, et était la propriété de son mari. »

« Les difficultés matérielles auxquelles les femmes se heurtaient étaient terribles ; mais bien pires étaient pour elles les difficultés immatérielles. L’indifférence du monde que Keats et Flaubert et d’autres hommes de génie ont trouvée dure à supporter était, lorsqu’il s’agissait de femmes, non pas de l’indifférence, mais de l’hostilité. Le monde ne leur disait pas ce qu’il disait aux hommes : écrivez si vous le voulez, je m’en moque… Le monde leur disait avec un éclat de rire : Écrire ? Pourquoi écririez-vous ? »

« Tous ces rapports entre femmes imaginaires sont par trop simples. Et je tentai de me souvenir de mes lectures, où deux femmes soient représentées comme amies. (…) Mais presque sans exception, les femmes nous sont données dans leurs rapports avec les hommes. Il est étrange de penser que, jusqu’aux jours de Jane Austen, toutes les femmes importantes de la fiction furent, non seulement vues uniquement par des hommes, mais encore uniquement dans leurs rapports avec les hommes. Et pourtant ces rapports ne constituent qu’une toute petite partie de leur vie ! »

« La liberté intellectuelle dépend des choses matérielles. La poésie dépend de la liberté intellectuelle. Et les femmes ont toujours été pauvres, et cela non seulement depuis deux cents ans, mais depuis le commencement des temps. Les femmes ont eu moins de liberté intellectuelle que les fils des esclaves athéniens. Les femmes n’ont donc pas eu la moindre chance d’écrire des poèmes. C’est pourquoi j’ai tant insisté sur l’argent et le fait d’avoir une chambre à soi. »

Une chambre à soi, Virginia Woolf. Éditions 10/18, 2012 (1929 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Clara Malraux. 171 pages.

Parenthèse 9e art : Dans la forêt, Journal d’un enfant de la lune, Les filles de Salem, Je suis leur silence

Quatre petites chroniques pour des lectures graphiques sympathiques ou intéressantes, mais toujours avec de petites réserves.

***

Dans la forêt, de Lomig, d’après le roman de Jean Hegland (2019)

Dans la forêt (couverture)Le roman Dans la forêt fait partie de mes lectures les plus marquantes de ces dernières années, de là mon refus de lire l’adaptation graphique. La découverte récente d’Au cœur des solitudes par Lomig m’a incité à franchir le cap et à oublier ma méfiance initiale.

Tout d’abord, j’ai été frappée par les dessins que j’ai beaucoup moins appréciés que dans son dernier ouvrage. La magie des paysages peinait à opérer et j’ai eu beaucoup de mal avec les visages de Nell et Eva (alors que ça ne m’avait pas du tout choqué avec John Muir). J’aurais pu oublier cela et me laisser absorber, sauf que…

L’adaptation s’est révélée tout à fait correcte, mais, comme je le suspectais, elle est bien loin d’avoir la force du roman. L’immersion étant, logiquement, plus brève, cela nuit à la profondeur des personnages, au partage de leurs émotions, de leurs états d’esprit. Et surtout, il m’a manqué les mots de Jean Hegland, ceux qui parlaient de la nature ou de la maison, ceux qui convoquaient tous mes sens. Les dessins de forêt n’ont pas suffi à la rendre vivante, à la rétablir personnage.

J’ai retrouvé les étapes du roman, les moments importants, les transitions, le cheminement des deux sœurs, mais ni la proximité avec Nell, ni la puissance sensorielle du récit.

Dans la forêt, Lomig, d’après le roman de Jean Hegland. Sarbacane, 2019. 156 pages.

***

Journal d’un enfant de la lune, de Joris Chamblain (scénario) et Anne-Lise Nalin (dessins)

Journal d'un enfant de la lune (couverture)Cette BD permet de faire découvrir le Xeroderma pigmentosum (le nom scientifique de la maladie des enfants de la lune) à travers une histoire à la fois prenante – en suivant Morgane dans son enquête et son engagement pour retrouver le propriétaire du journal – et touchante – par les mots de Maxime qui l’accompagnent. Elle donne à voir le handicap, les contraintes matérielles et financières et l’impact psychologique possible pour les malades comme pour leurs proches.

L’histoire est brève avec tous les défauts que cela peut impliquer : personnages rapidement caractérisés, manque de nuances dans les émotions de Morgane, temporalité étrange (je n’ai pas réussi à croire le fait qu’elle termine le journal après tant de jours pile pour un dernier moment crucial)…

Le dessin est joli, coloré, rond et doux, ce qui colle avec l’atmosphère globalement optimiste de la BD.

Sans doute aurais-je aujourd’hui apprécié un récit plus développé et nuancé, mais cette BD conserve tout de même des bonnes qualités et a le mérite d’exister.

Journal d’un enfant de la lune, Joris Chamblain (scénario) et Anne-Lise Nalin (dessins). Éditions Kennes, coll. Ensemble, 2017. 55 pages.

***

Les filles de Salem : comment nous avons condamné nos enfants,
de Thomas Gilbert (2018)

Les filles de Salem (couverture)L’histoire des sorcières de Salem, ou du moins une libre revisite car, si bon nombre des personnages ont réellement existés, ce n’est pas une retranscription fidèle et certains événements sont romancés (ou quel que soit le mot approprié dans le cas d’une bande-dessinée…) pour plus d’émotions. Néanmoins, la BD est prenante. J’ai trouvé la première partie très réussie avec une ambiance lourde et pesante qui s’installe peu à peu autour de l’héroïne. L’atmosphère change au village, entre de mauvaises récoltes, la proximité des peuples autochtones, un pasteur vindicatif, la jalousie… Les personnages ne le savent pas, mais en tant que lecteurices, on sait comment les choses vont tourner. Et ce temps où le récit s’assombrit est de plus en plus oppressant.
En revanche, j’ai trouvé la suite un peu précipitée. Le passage des procès aurait pu être plus approfondi, même si l’on ressent parfaitement l’injustice et l’hypocrisie, les faux témoignages poussés par la peur, la colère, le besoin de trouver des coupables.

Les dessins viennent souvent souligner l’horreur d’une situation, le poids étouffant des regards, la violence d’une émotion. Des dessins qui, à défaut d’être beaux, sont marquants et sombres, accroissant les sentiments de dégoût, de révolte, de peur…

En dépit de ses inexactitudes, ce roman graphique sonne comme un rappel impitoyable du calvaire des victimes de Salem Village, et de toutes celles et ceux qui, parce que d’ailleurs, parce que différents, parce que en position de faiblesse, ont été sacrifiés au fil de l’histoire.

Source : BD Gest’

Les filles de Salem : comment nous avons condamné nos enfants, Thomas Gilbert. Dargaud, 2018. 197 pages.

***

Je suis leur silence : un polar à Barcelone, de Jordi Lafebre (2023)

Je suis leur silence (couverture)Après l’excellente découverte qu’a été Malgré tout du même bédéiste, je n’ai pas hésité à emprunter son dernier titre qui met en scène Eva, psychiatre dont la santé mentale et la capacité à exercer sont remises en question, qui raconte sa dernière semaine – quelque peu épique – au docteur Llull.

Je suis leur silence est une BD très plaisante à lire, mais qui n’est pas sans défauts.

Oui, Eva est une pile électrique très sympathique et ses interactions avec autrui (y compris avec Llull) sont amusantes. Oui, l’enquête dans laquelle elle est plus ou moins involontairement plongée se lit bien. Pour le divertissement, l’histoire fait le job. Evidemment que le dessin est encore une fois bien beau, avec une grande expressivité des personnages et une colorisation chaleureuse très réussie.

Seulement, là où j’avais trouvé Malgré tout très touchant, équilibré et juste, je ne peux pas dire que ce soit le cas de Je suis leur silence.
Tout d’abord, les personnages croisés par Eva ne sont pas très nuancés : la plupart sont des archétypes de mâles prédateurs, de mépris de classe, de riches sans scrupules… Ce n’est pas forcément irréaliste, mais, étant peu subtil, cela réserve finalement peu de surprises.
Ensuite, même si je ne suis pas contre la tonalité globale un peu loufoque, l’intrigue prend peu à peu des proportions quelque peu absurdes qui m’ont sortie de l’histoire dans sa dernière partie.
Enfin, je suis un peu déçue de la représentation des troubles mentaux. Je m’attendais à quelque chose de plus profond, de moins unilatéral, peut-être de moins joyeux et positif. Certes, l’approche positive et bienveillante est tout à fait appréciable, mais l’auteur échoue à faire ressentir la complexité de la situation (mais ce n’était peut-être absolument pas son objectif).

Un whodunit décalé, sympathique mais finalement pas inoubliable…

Je suis leur silence : un polar à Barcelone, Jordi Lafebre. Dargaud, 2023. Traduit de l’espagnol par Geneviève Maubille. 109 pages.

***

Avez-vous lu certaines de ces BD ?

Une si longue lettre, de Mariama Bâ (1979)

Avec ce roman gardé en mémoire suite à l’avis d’Ada et lu dans le cadre des « Classiques, c’est fantastique » autour des classiques francophones, ce fut l’occasion de découvrir Mariama Bâ, autrice de deux romans seulement qui a marqué la littérature sénégalaise.

Les Classiques, c'est fantastique - Pile francophone

Une si longue lettreLes premiers chapitres m’ont laissée légèrement dubitative face à cette « si longue lettre » dont je trouvais le procédé un peu trop artificiel dans la manière de tout raconter pour le lecteur·rice alors que la destinataire, Aïssatou, avait évidemment déjà connaissance des événements relatés. Mais ce sentiment s’est progressivement estompé tandis que je me passionnais pour le récit de Ramatoulaye.

Mariama Bâ raconte les années charnières, après l’Indépendance, où le pays est à réinventer, à réorganiser, et expose quelques réflexions politiques et sociétales sur la démocratie. Elle donne à découvrir des coutumes qui ne sont pas les miennes, les rites sénégalais autour du mariage ou des enterrements.
Cependant, plaçant la condition des femmes au cœur du roman, elle propose avant tout un récit éminemment féministe. La narratrice – qui présente plusieurs points communs avec l’autrice – dit sa fierté d’être institutrice malgré la charge de la « double journée », les convictions quant à la place des femmes dans la société et la politique, son mariage d’amour avec Modou à rebours des opinions de sa famille.
Cependant, les traditions se heurtent à la modernité quand Aïssatou et elle sont confrontées à la polygamie, lorsque leur mari prend une co-épouse. De là, deux trajectoires, des choix de vie différents : rester ou partir, accepter ou refuser. Tout en comprenant le choix de Ramatoulaye, on ne peut qu’admirer celui d’Aïssatou, celle qui a osé partir et vivre une vie qui n’est que sienne. À plusieurs reprises, coutumes ancestrales (et archaïques) et vision moderne se heurtent, notamment à travers ce qu’elle écrit de ses enfants, des rêves, convictions, mœurs, visions du couple de cette jeune génération.

L’incompréhension ou le refus de certaines mœurs n’empêche pas l’émotion, l’empathie, et je me suis prise de compassion pour toutes ces femmes. Les premières, mises à l’écart, bafouées, humiliées ; les secondes, trop jeunes, manipulées par leur famille, « agneau immolé comme beaucoup d’autres sur l’autel du « matériel » ». Ces femmes dont un frère, un ami peut hériter à la mort du mari, ces femmes aux libertés parfois bridées. Mais aussi ces deux femmes unies dans une amitié complice et compréhensive que le temps n’a pas amoindri.
J’ai été la première étonnée en réalisant que mes sentiments envers les hommes ont évolué au fil du récit, tant Ramatoulaye les décrit avec humanité, avec amitié ou amour, sans nier ou dissimuler leurs torts. (Sans aller jusqu’à les excuser, n’exagérons rien.)
Outre le fait que l’âge du roman ne se fait nullement sentir, il y a beaucoup de douceur dans son récit, mais également une grande lucidité. Ramatoulaye transmet ses émotions, oscille entre nostalgie de ce qui fut et espoir pour ce qui pourrait advenir, sans pour autant regretter la vie qu’elle a menée, et sa voix apparaît aussi équilibrée que vibrante. C’est ce qui confère de la force à ce roman, qui le rend bouleversant et passionnant, quand bien même je me suis souvent sentie à des années-lumière de la narratrice.

Un très beau récit, bien plus puissant que ce que les premières pages laissaient supposer, que j’ai refermé émue, interpellée, questionnée… et curieuse de lire son second roman, Un chant écarlate.

« Si les rêves meurent en traversant les ans et les réalités, je garde intacts mes souvenirs, sel de ma mémoire. »

« Folie ? Veulerie ? Amour irrésistible ? Quel bouleversement intérieur a égaré la conduite de Modou Fall pour épouser Binetou ?
Pour vaincre ma rancœur, je pense à la destinée humaine. Chaque vie recèle une parcelle d’héroïsme, un héroïsme obscur fait d’abdications, de renoncements et d’acquiescements, sous le fouet impitoyable de la fatalité. »

« Tu oublies que j’ai un cœur, une raison, que je ne suis pas un objet que l’on se passe de main en main. Tu ignores ce que se marier signifie pour moi : c’est un acte de foi et d’amour, un don total de soi à l’être que l’on a choisi et qui vous a choisi. (J’insistais sur le mot choisi.) »

« Je tremble tout de même pour Daba. La vie a de ces surprises. Quand je lui en parle, elle hausse les épaules : « Le mariage n’est pas une chaîne. C’est une adhésion réciproque à un programme de vie. Et puis, si l’un des conjoints ne trouve plus son compte dans cette union, pourquoi devrait-il rester ? Ce peut être Abou (son mari), ce peut être moi. Pourquoi pas ? La femme peut prendre l’initiative de la rupture. » »

Une si longue lettre, Mariama Bâ. Éditions du Rocher, coll. Motifs, 2001 (1979). 164 pages.

Quatre BD « société » : Grand silence, Gisèle Halimi : une jeunesse tunisienne, Quelqu’un à qui parler et Stop Work

Après les BD « western » et « SFFF », voici le dernier quatuor de lectures graphiques autour de questions sociétales.

***

Grand silence,
de Théa Rojzman (scénario) et Sandrine Revel (dessin) (2021)

Grand silence (couverture)Dans un monde semblable au nôtre, une étrange usine dressée à l’écart de la ville remplit une terrible mission : avaler les cris des enfants en souffrance.

Une bande-dessinée qui aborde un sujet pour le moins délicat, aussi triste qu’atroce, aussi révoltant que réel : celui des violences sexuelles commises sur les enfants. En adoptant judicieusement la forme d’un conte (pour adultes), les autrices ont trouvé la distance et le ton adéquats pour en parler. Le résultat, quelque peu onirique, n’est pas voyeuriste, mais n’atténue pas non plus la violence des faits et des conséquences. La pudeur du récit rend le tout extrêmement poignant tandis que, au vu de la brièveté de la BD, scénariste et dessinatrice parviennent à apporter au récit des nuances, ainsi qu’une palette de réactions et d’émotions.
J’ai apprécié les métaphores qui touchent autant qu’elles indignent : Onte et Aine devenus monstres sous le lit des enfants, ces bulles blanches dénonçant le mutisme, le traumatisme, le refus d’entendre…

Les choix de narration et de dessin judicieux donnent naissance à une BD qui aborde avec justesse un sujet des plus tabous. Une lecture mémorable, marquée par ce paradoxe d’un ouvrage doux et beau pour un sujet horrible.

Grand silence, Théa Rojzman (scénario) et Sandrine Revel (dessin). Glénat, 2021. 128 pages.

***

Gisèle Halimi : une jeunesse tunisienne,
de Danièle Masse (scénario) et Sylvain Dorange (dessin) (2023)

Gisèle Halimi (couverture)

La jeunesse et l’adolescence de Gisèle Halimi, de sa naissance à son départ pour Paris (1927-1945).

(Je précise que je ne connais pas assez la vie de Gisèle Halimi pour juger de la justesse de ce récit de ses jeunes années.)

Une biographie intéressante, classique mais prenante. Il faut dire que la jeune Gisèle attire la sympathie et l’admiration par ses rebellions précoces et sa prise de conscience des inégalités femmes/hommes. Observant la servitude acceptée par sa mère, elle s’y oppose très jeune et comprend qu’elle n’y échappera que par l’éducation. Le quotidien de la famille, son intérêt pour des guerrières ou reines, ses études, les remous politique connus par le pays, font naître ses convictions politiques et son engagement féministe. Une fillette/adolescente/jeune femme déterminée à lutter contre les injustices du patriarcat qui dessine une figure inspirante.
J’ai été frappée par la manière dont Fritna, sa mère, avait intégré sa condition inférieure et accepté une place dévolue aux enfants, à son mari et à l’entretien de la maison, attachant aux traditions, adulant les fils et regrettant les filles. Quoique trouvant des alliés en son grand-père et son père (du moment que ça ne lui coûte rien), c’est surtout en rejetant le destin maternel et les propos résignés de Fritna que Gisèle s’est construite.

Le dessin offre des visages expressifs, des personnages grandissants/vieillissant au fil des années, des cases lumineuses, des couleurs chaleureuses, qui savent néanmoins assombrir tristement l’atmosphère autour de cette mère emprisonnée par les traditions.

Un bel hommage.

Gisèle Halimi : une jeunesse tunisienne, Danièle Masse (scénario) et Sylvain Dorange (dessin). Delcourt, coll. Encrages, 2023. 129 pages.

***

Quelqu’un à qui parler,
de Grégory Panaccione, d’après le roman de Cyril Massarotto (2021)

Quelqu'un à qui parler (couverture)

Samuel fête ses 35 ans. Seul et déprimé. Son portable en panne, il compose sur son fixe le seul numéro qu’il connaisse par cœur : celui de la maison de son enfance. A sa grande surprise, quelqu’un décroche : le Samuel d’il y a vingt-cinq ans.

Le roman graphique suit l’évolution positive de Samuel à partir de ce coup de téléphone. Lui qui s’ennuyait dans son travail, qui subissait son célibat, qui n’osait plus, se voit booster par le regard impitoyable et désappointé de son lui de dix ans. Celui qui se rêvait écrivain et footballeur, voyageur et amoureux… tout ce que Samuel n’est pas devenu. Les échanges entre les deux Samuel sont très touchants (mais aussi drôles ou propices à la réflexion, à l’introspection) et constituent à mon avis les meilleures parties de la BD.
Finalement, la confiance de quelqu’un – fut-ce de son enfant intérieur – impulse un regain de confiance en soi, véritable bouffée d’air frais pour un Samuel qui étouffait, en même temps que nous, entre les murs gris de son bureau et de son appartement. Une histoire qui rappelle d’oser parfois, de ne pas se laisser enfermer dans un train-train quotidien peu épanouissant.

L’idée était intéressante et la BD est agréable à lire, mais j’avoue n’avoir pas été toujours pleinement convaincue. Le trait n’est pas de ceux qui me plaisent et les couleurs sont trop ternes pour moi – mais j’ai fait abstraction –, mais surtout je n’ai pas assez cru à son histoire, à commencer par sa relation avec Li-Na, une nouvelle collègue. De plus, son comportement m’a parfois déçue, parfois exaspéré, d’où une difficulté à apprécier le personnage principal. Enfin, le côté un peu feel-good « et finalement tout s’arrange » ne me touche pas toujours, notamment quand tout est trop rapide et peu crédible comme à la fin de la BD.

Un roman graphique qui n’est pas dénué d’intérêt ponctué d’échanges réussis entre les deux Samuel, mais handicapé par un dessin peu attrayant, un personnage principal qui n’a pas su éveiller la sympathie en moi et une fin un peu trop précipitée et idéalisée.

Quelqu’un à qui parler, Grégory Panaccione, d’après le roman de Cyril Massarotto. Le Lombard, 2021. 256 pages.

***

Stop Work : les joies de l’entreprise moderne,
de Jacky Schwartzmann (scénario) et Morgan Navarro (dessin) (2020)

Stop Work (couverture)Fabrice Couturier travaille au service achats d’une grosse boîte depuis longtemps, mais commence à se sentir anachronique dans ce monde dématérialisé et contrôlé par une nouvelle entité : l’E.H.S., ou le service Environnement Hygiène Sécurité.

Je dois reconnaître que cette BD n’est pas dénuée d’humour. Le portrait acéré de certaines pratiques visant la protection des employés de la productivité du capital humain tombe parfois juste (pour avoir expérimenté l’interdiction de monter sur une chaise pour attraper quelque chose dans un placard faute de l’autorisation « travail en hauteur »). Certaines situations sont donc cocasses tant elles paraissent exagérées (alors qu’elles ne le sont pas forcément).
De même, j’ai apprécié le regard amical porté sur le personnel d’entretien, hommes et des femmes invisibles même lorsqu’évoluant parmi les salariés. Les auteurs, en leur accordant la parole, font tomber les préjugés tandis que leur situation fournit un pas de côté, un regard décalé sur les incongruités de l’entreprise.

Néanmoins, je n’ai guère adhéré au personnage principal qui – en dépit d’un joli soutien apporté à sa fille dans une scène se déroulant dans le bureau de la proviseure – m’a semblé montré un fonds de misogynie réac’. Même si j’ai souri devant certaines résistances, même si j’ai apprécié certaines évolutions en lui, quelques facettes du personnage m’ont empêché d’apprécier réellement la bande-dessinée.
Le style graphique n’avait rien pour me plaire encore une fois, ce qui a pénalisé l’immersion dans une BD qui, par sa plongée dans un milieu qui ne m’intéresse guère, n’aurait jamais attiré mon attention hors de ce petit prix.

Une BD satirique dont certains épisodes croquent avec ironie toute l’absurdité du travail moderne, mais dont le personnage principal n’a pas su fédérer toute ma sympathie.

Stop Work : les joies de l’entreprise moderne, Jacky Schwartzmann (scénario) et Morgan Navarro (dessin). Dargaud, 220. 132 pages.

Quatre BD « SFFF » : Furieuse, Saison de sang, Year Zero et Chasseurs de sève

Faisant suite à mon article sur les quatre BD « western », voici le second article consacré aux BD « SFFF » cette fois du petit prix organisé par ma bibliothèque. Une nouvelle fois classées de ma préférée à ma moins appréciée…

***

Furieuse,
de Geoffroy Monde (scénario) et Mathieu Burniat (dessin) (2022)

Furieuse (couverture)Le roi Arthur a perdu sa gloire d’antan et n’est plus qu’un ivrogne pathétique, ce qui frustre grandement sa fille Ysabelle – qui refuse de se marier au vieux baron à qui son père l’a promise  – et son épée – qui aimerait renouer avec la gloire et la puissance. Toutes deux se font donc la malle dans l’espoir de trouver mieux ailleurs dans le royaume.

D’abord perplexe face à ce roman graphique, puis dégoûtée par ses personnages masculins tous plus répugnants (physiquement ou moralement) ou pitoyables les uns que les autres, j’ai fini par adhéré à cette revisite survoltée et désenchantée du mythe arthurien.
Les péripéties sont nombreuses et la BD paraît sans temps mort tout en parvenant à laisser les personnages échanger et se construire. J’ai été tantôt révoltée de certains personnages, tantôt amusée par certaines situations cocasses, qui amènent régulièrement à faire couler le sang des manières les plus absurdes qui soient. Quant au duo constitué d’Ysa et l’épée, il est assez détonant et nous offre des échanges savoureux,

Mais j’ai d’abord été séduite par le ton impertinent et résolument féministe, amenant les sujets du mariage forcé, de la prostitution, de la condition des femmes (et des pauvres). Certes, on pourra lui reprocher un manque de nuances dans les portraits masculins, ou en tout cas, de nuances positives, car ces derniers ne sont pas glorieux : violence, lubricité ou misère sexuelle, pauvreté matérielle et intellectuelle, ivresse, sournoiserie et une misogynie constante. Mais pour toutes les femmes peu caractérisées dans mille romans ou BD, ça change. La BD parle aussi du pouvoir, la quête effrénée de celui-ci, les manipulations nécessaires, la manière dont il dévore une âme (petit côté Anneau Unique).
Finalement, le dessin expressif, avec son trait simple et ses aplats de couleur, paraît aussi enfantin que le propos ne l’est pas.

Un roman graphique drôle, dynamique et décalé qui fait saigner le patriarcat !

Furieuse, Geoffroy Monde (scénario) et Mathieu Burniat (dessin). Dargaud, 2022. 229 pages.

***

Saison de sang,
de Si Spurrier (scénario) et Mat
ías Bergara (dessin) (2022)

Saison de sang (couverture)Une enfant s’éveille. Elle ne se souvient de rien. Elle n’a pas de nom, elle ne parle pas, elle n’a rien… à part un géant. Elle ne sait rien, sinon qu’elle doit avancer – toujours en ligne droite – à travers un monde dangereux, superbe, fantastique.

(Ceci est une partie du résumé de la quatrième de couverture, mais pour une fois, je recommande de le lire en entier car il peut donner des clés pour comprendre certains détails de l’histoire.)

Un roman graphique un peu conceptuel qui avait des atouts pour me plaire. Pas de mots en dehors des textes mystérieux qui ouvrent les chapitres ; un univers poétique et un peu cryptique ; un but inconnu dans lequel on espère une métaphore de quelque chose ; des dessins agréables, avec des paysages entre fantasy et science-fiction.
Seulement voilà. Le silence de la BD apparaît comme parfois artificiel tant les personnages semblent avoir de choses à dire et les enjeux de chacun semblent finalement plus basiques qu’énigmatiques (elle avance, le géant protège, les monstres attaquent aveuglément, le méchant tente de l’arrêter). L’intrigue oscille entre le simple et le flou, l’attachement aux protagonistes ne s’est pas concrétisé pour moi (alors que le récit aurait pu être à la fois cruel et poignant) et le tout finit par lasser, d’où quelques pages survolées.
Cependant, le graphisme ne déçoit pas, surtout dans les décors, la végétation et le passage des saisons sur cette planète, le côté contemplatif est plaisant, et la fin n’est pas sans charme.

Une conclusion mitigée donc : ce n’est pas désagréable, c’est parfois surprenant, c’est beau, mais je n’en garderai pas le même souvenir que d’autres lecteurs et lectrices bien plus conquis.
(Vous pouvez par exemple lire la chronique de Fourbis & Têtologie et peut-être découvrir au passage ce très chouette blog.)

Saison de sang, Si Spurrier (scénario) et Matías Bergara (dessin). Delcourt, 2022 (2022 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais par Philippe Touboul. 192 pages.

***

Year Zero, tome 1,
de Benjamin Percy (scénario) et Ramon Rosanas (dessin) (2021)

Year Zero T1 (couverture)« Il ne voulait pas que j’écrive une histoire de zombies comme les autres. Il voulait que j’écrive l’histoire de zombies absolue. » : c’est ce qu’écrit Benjamin Percy à la fin de l’ouvrage à propos de l’éditeur Axel Alonso. Au-delà du manque d’humilité d’une telle affirmation surtout au vu de la masse d’histoires – tous médias confondus – de zombies et autres morts-vivants, je ne sais pas ce que serait « l’histoire de zombies absolue », j’ignore ce que serait « l’histoire de zombies absolue », mais je ne parierais pas sur Year Zero.

Qu’on ne se méprenne pas, je n’ai pas détesté cette lecture qui s’est révélée fluide et divertissante. J’ai apprécié ce principe de dessiner ce monde dévasté au travers de bribes du quotidien de quelques survivants (à différents stades de la propagation de la pandémie), mais le procédé n’est pas pour autant révolutionnaire.
Pas davantage que les protagonistes qui sont très stéréotypés – le tueur yakusa, l’orphelin mexicain, le geek américain survivaliste, la scientifique à l’origine de la catastrophe (dans une ambiance très inspiré de The Thing), une interprète de guerre afghane –, sans parler du fait qu’on les côtoie finalement trop peu pour dépasser le simple intérêt pour leur arc narratif. Un dommage collatéral de cette construction éclatée qui passe rapidement d’un personnage à l’autre sans leur consacrer plus de deux-trois pages consécutives.
Les thématiques, enfin, abordent des histoires de vengeance, d’espoirs, questionnent la place de l’être humain, privilégient l’intime au global, le micro au macro. Encore une fois, ce n’est pas déplaisant, c’est plutôt bien raconté, mais ce n’est pas original.

Si ce comics n’est pas à la hauteur de ses prétentions car il peine à apporter quoi que ce soit d’inattendu ou d’innovant, il fait le job en terme de divertissement sans prise de tête.

Year Zero, tome 1, Benjamin Percy (scénario), Ramon Rosanas (dessin) et Lee Loughridge (couleurs). Panini Comics, 2021. Traduit par Laurence Belingard. 128 pages.

[Pour être précise, le classement entre Year Zero et Saison de sang n’est pas net, les deux se positionnant en miroir sur leurs qualités et leurs défauts.]

***

Chasseurs de sève,
d’Alexandre Ristorcelli, d’après le roman de Laurent Genefort (2023)

Chasseurs de sève (couverture)Un arbre-univers malade, un mot mystérieux, qui apparaît sur les racines, un « famil » réduit à néant et un sourcier prisonnier lancé sur la source du mal qui ronge leur monde avec les bourreaux des siens.

Je ne vais pas faire dans la dentelle : je n’ai pas aimé cette lecture et peinant à la chroniquer car ayant finalement peu de choses à en dire, faisons bref :

  • L’univers: potentiellement riche, mais la BD est trop courte pour le développer, d’où un aspect beaucoup trop survolé (l’impression de voyager, mais sans rien voir) ;
  • L’intrigue: basée essentiellement sur l’aventure et les péripéties connues par les personnages au cours de leur périple, les enjeux paraissent flous et incohérents (leur monde meurt et les tribus ne pensent qu’à s’entre-tuer ? ah, finalement, ce n’est peut-être pas incohérent, ça me rappelle un truc…) ;
  • Les personnages: une psychologie très ordinaire et rudimentaire (action avant tout), donc aucun intérêt pour eux ;
  • Le dessin: détaillé, trop parfois, et par là même étouffant, j’ai regretté de ne pas m’émerveiller davantage devant les paysages parcourus alors que le foisonnement d’atmosphères y aurait été propice, une représentation hyper sexualisée de Reva aussi vieillotte que lassante.

Ainsi, si j’aurais pu faire abstraction du style graphique avec une histoire prenante et des personnages bien incarnés, rien n’était ici pour me convaincre. Oui, ça se lit, ce n’est qu’une centaine de pages, mais ça s’oublie aussi vite.

Chasseurs de sève, Alexandre Ristorcelli, d’après le roman de Laurent Genefort. Les Humanoïdes Associés, 2023. 106 pages.

***

Je vous donne rendez-vous dans un nombre indéterminé de semaines pour le dernier épisode de cette série graphique avec quatre BD « faits de société » !