Witch World : le cycle de Simon Tregarth, d’Andre Norton (1963-1964)

Witch WorldAncien militaire ayant trempé dans des affaires louches, Simon Tregarth se sait poursuivi par des tueurs et ne se fait aucune illusion sur son avenir lorsqu’un professeur vient lui faire une proposition étonnante : l’accès, moyennant finance, à un portail magique ouvrant sur un autre monde qui le placerait ainsi hors de portée de ses poursuivants. C’est ainsi qu’il se retrouve à Estcarp, un monde de magie menacé par un ennemi à la technologie avancée.

Les éditions Mnémos (merci !) m’ont proposé de découvrir ce livre qui constitue apparemment un classique de la littérature de l’imaginaire, fraîchement réédité par leurs soins. Witch World est une saga qui comprend une trentaine de romans et le Cycle de Simon Tregrath regroupe les deux premiers tomes, Le Portail et L’Emprise (précédemment traduits sous les titres L’Arche du temps et La vallée dans l’ombre). Je dois avouer que je ne connaissais ni cette œuvre, ni son autrice (oui, c’est une femme qui se cache derrière ce pseudonyme masculin) pourtant prolifique.
Je vous en propose une critique qui risque d’être souvent sous forme de « oui, mais… », dans le sens où chaque élément positif appelle une nuance. Ainsi, je suis sortie de cette lecture quelque peu mitigée.

Tout d’abord, j’ai été frappée par ce mélange de fantasy – avec de la magie, des sorcières, un univers médiéval, des forteresses et ruelles tortueuses, des bateaux à voiles, etc. – et de science-fiction – voyages spatio-temporels, technologies futuristes liées à l’énergie, à des systèmes sophistiqués de chauffage, d’éclairage ou de communication, sous-marins des Kolderiens. Si Estcarp utilise certaines de ces technologies sans en connaître la provenance, elles sont bien souvent créées et utilisées par les Kolderiens, les ennemis déclarés de ces deux tomes, et sont donc vues comme quelque chose d’abject et de nocif, apportant la mort et non le progrès.
Néanmoins, en dépit de cet aspect plutôt original, j’ai eu du mal à être passionnée par ce récit qui m’a semblé somme toute assez classique et convenu (même s’il ne l’était sans doute pas lors de sa publication originale !). Cette duologie a des allures d’introduction : on voyage sur ces terres nouvelles pour Simon Tregarth comme pour nous, on rencontre les différents protagonistes, on assiste à la mise en place d’enjeux, de questions et de dangers, mais le tout reste superficiel et manque de profondeur, que ce soit dans la psychologie des personnages, dans la résolution des problèmes, dans les scènes d’action qui ne semblent jamais réellement mettre les héros en difficulté, etc.

Andre Norton met en place un matriarcat : des sorcières – seules des femmes pouvant être les détentrices du Pouvoir – dirigent Estcarp. Les sorcières sont respectées, indépendantes, puissantes (mais non parfaites, se montrant parfois fermées face à des possibilités nouvelles) et instaurent une politique relativement pacifiste : Estcarp se défend contre les royaumes adjacents qui rêveraient d’agrandir leurs territoires et de mettre à bas ce gouvernement féminin, mais ne partage pas ce rêve d’expansion au détriment de ses voisins. À ces sorcières s’ajoute Loyse de Verlaine, fille de noble promise à un mariage arrangée, qui se battra pour gagner sa liberté en utilisant uniquement son intelligence, sa ruse et son courage, un personnage qui m’a vraiment enthousiasmée dans le premier tome.
Cependant, les noms étant des sources de pouvoir (une idée que l’on retrouvera dans Terremer d’Ursula K. Le Guin notamment), les sorcières ne peuvent révéler le leur (et n’utilise pas de surnom). Ainsi, malgré toute leur force, elles ne sont définies que par des pronoms, ou « la sorcière », « la femme d’Estcarp », etc., ce qui nuit à l’identification par la lectrice ou le lecteur et empêche toute proximité. Pendant le premier tome, il y a Simon, Koris, Loyse et la sorcière, qui, même si elle a un rôle important, en est moins visible d’une certaine manière (sans parler du fait que l’on a jamais accès à ses pensées) ; j’avoue que j’aurais aimé que ce personnage féminin soit davantage mis en valeur, que la distance avec elle soit un peu abolie. De même, leur Pouvoir est prétendument lié à leur virginité, ce qui pose quelques questions tout de même. De plus, Simon et Koris restent au premier rang et Loyse, fiancée (de son plein gré) dans le second tome, perd alors toutes ses qualités d’aventurière, adoptant le rôle banal et passif de demoiselle en détresse, tombée entre les mains des méchants Kolderiens – ma plus grosse déception vient finalement de ce recul que j’ai trouvé absolument regrettable.
Certes, il ne faut toutefois pas oublier que ces deux tomes ont été écrits en 1963 et 1964 et qu’ils mettaient tout de même déjà bien en valeur leurs protagonistes féminins par rapport à d’autres romans de l’époque, mais ils pâtissent de la comparaison avec d’autres œuvres.

[Petit spoiler, même si la quatrième de couverture indique déjà que Jaelithe est, pour Simon, « l’amour de sa vie » et qu’il n’y a pas de réelle surprise quand à la suite de leur histoire.]
Dans le second tome du cycle, j’ai apprécié le discours autour de la liberté dans le mariage. Jaelithe, après des années à vivre sans attaches comme sorcière, n’entend pas se laisser brider par leur union et continue de parcourir le territoire en solitaire comme elle le faisait, sans ménager la sensibilité de son époux. Pour Simon, c’est un apprentissage… qui commencera par des pensées exaspérantes, mais permettra de repenser sa relation avec sa femme et aboutira à un réel respect entre eux, avec une collaboration qui renforcera leurs pouvoirs respectifs. J’apprécie énormément retrouver des considérations de ce genre, psychologiques, humains, plutôt que de l’action à outrance.
(J’en profite pour signaler que Andre Norton propose un héros qui, même s’il m’a laissé totalement de marbre, n’est ni un séducteur invétéré, ni un gros bourrin, et que c’est quand même bien appréciable.)

Cette lecture n’était pas inintéressante, mais je ne suis pas franchement convaincue pour autant. Ces récits ont des qualités et des points de vue attrayants, mais il m’a manqué tout simplement d’éprouver un intérêt réel et fort pour les personnages comme pour l’intrigue : les premiers ne m’ont fait ressentir aucune empathie, aucun atome crochu, et la seconde n’a pas su me captiver. J’ai bien conscience que certains points sont à replacer dans le contexte des années 1960, mais cela ne change pas mon manque d’enthousiasme pour cette histoire.

À l’heure actuelle, j’ignore totalement si je poursuivrai la découverte de Witch World au fil des rééditions de Mnémos. La longueur de la saga me refroidit ainsi que le manque d’investissement émotionnel lors de cette lecture, mais peut-être la saga se bonifie-t-elle au fil des tomes (à l’instar de Terremer dont le premier tome n’était pas le meilleur). Affaire à suivre.

De plus, je vous invite à lire la chronique de Fourbis & Têtologie, un avis similaire au mien, mais bien mieux formulé !

 « – (…) Les choses se passent comme je vous l’ai expliqué : lorsqu’un individu s’assied sur le Siège Périlleux, devant lui s’ouvre un monde où son esprit, son cœur – son âme, si vous préférez – se sent chez lui. Alors il franchit l’arche, et il part à la recherche de sa destinée.
– Pourquoi ne pas avoir testé cette méthode par vous-même ?
C’était le point faible de l’histoire du professeur. S’il possédait la clé d’un tel portail, pourquoi se privait-il de l’utiliser ?
– Pourquoi, colonel ? (Le docteur fixa ses deux mains grassouillettes qui reposaient sur ses genoux.) Parce qu’il n’y a pas moyen de revenir ! Un futur irrévocable ne peut intéresser qu’un homme désespéré. Dans ce monde, nous aimons croire que nous contrôlons nos vies et nos décisions. Quand on traverse ce passage, c’est un choix qui ne peut s’annuler. Je parle beaucoup, trop même, mais en cet instant précis, les mots me manquent pour vous expliquer clairement ce que je ressens. Il y a eu beaucoup de Gardiens du Siège Périlleux, mais très peu l’ont utilisé eux-mêmes. Peut-être qu’un jour… Mais pour l’instant, je n’ai pas le courage. »

« Son étonnement était une force qui le motivait, car son esprit se refusait à associer cet endroit avec le reste du même monde sur lequel on pouvait trouver Estcarp, le Repaire ou Kars, la ville aux ruelles tortueuses. Tout cela représentait le passé ; ici, il était face au futur. »

Witch World : le cycle de Simon Tregarth, Livre 1, Le Portail, Livre 2, L’Emprise, Andre Norton. Mnémos, 2023 (1963 et 1964 pour les éditions originales). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Patrick Mallet. 459 pages.

La Maison des Épines, de Rozenn Illiano (2023)

La maison des épines (couverture)La Maison des Épines, le dernier-né de Rozenn Illiano, nous propulse dans l’univers mystérieux des marcheurs de rêves, nous faisant retrouver un personnage fugitivement croisé dans Érèbe : le mime Sonho.

La Maison des Épines propose une tragédie sublime, une histoire captivante de mystères, de malédiction et de responsabilités familiales, une intrigue entre présent et passé parfaitement construite, pendant – in-dé-pen-dant ! – d’Érèbe.

Rien à redire sur la construction, la narration est menée d’une main de maître. Rozenn Illiano, au fil de son œuvre, virevolte entre les genres et les ambiances et nous propose ici un roman gothique, entre, comme il se doit, l’Angleterre de l’époque victorienne et un vieux manoir rempli de secrets pour le décor ; elle s’approprie les codes, les mixe avec ceux de son univers et lie le tout avec une écriture fluide et travaillée qui rappellera la poésie ciselée d’Érèbe ou de Midnight City.

C’est aussi un ballet de nombreux personnages et, même si leurs interactions et leurs liens sont parfaitement retranscrits, je reconnais que, à ce niveau-là, certains, certaines, ne me laisseront pas un souvenir aussi fort que d’autres (indice : je peine déjà à me rappeler certains prénoms), que ce soit la faute à leur caractérisation, à leur rôle dans l’histoire ou à une occultation par le charisme d’autres personnages. À l’inverse, d’autres ont été des rencontres foudroyantes, de ses personnages qui s’impriment sur la rétine à travers les mots, à l’instar de Sonho, Augusta ou Ariane, mais aussi de Reine, personnage mutique mais absolument magnétique.
D’ailleurs, la force visuelle du récit ne concerne pas uniquement les personnages : Rozenn Illiano pose des scènes, des lieux, des objets avec une plume qui stimule l’imagination. Quelques mots évocateurs et précis suffisent parfois à donner vie au récit et à faire naître la fascination, face à certains numéros du  cirque Beaumont, le manoir avec sa cave, son cimetière et ses prunelliers – motif récurrent dans son œuvre car manifestations physiques du rêve –, certains épisodes finaux…

Ainsi, plus que son intrigue et ses rebondissements, c’est un roman qui me marquera avant tout pour son atmosphère onirique, emplie de beauté et de tristesse entremêlées. Il y a l’émerveillement face aux superbes numéros des circassiens qui semblent aller au-delà de ce qu’il est possible d’accomplir en vrai, et il y a le deuil, la douleur de la perte, la nostalgie, les regrets qui imprègnent les mots et le cœur d’une marée insidieuse, puis s’y joignent la peur, la menace d’un danger impalpable…
Sans parler du mythe du Minotaure, avec son labyrinthe, Ariane et ses fils, ses jeunes gens sacrifiés, qui apparaît en filigrane tout au long du récit, j’y ai trouvé des échos à d’autres œuvres (dont certaines chères à l’autrice). Le Cirque des rêves, évidemment, avec ce cirque entre rêve et réalité, ses représentations exceptionnelles, cette plongée dans une ambiance unique au cirque sitôt le portail franchi… La série Dark dont j’ai retrouvé l’ambiance sombre, les boyaux souterrains et l’idée des voyages dans le temps avec les conséquences possibles sur le présent. Mais aussi Shining : la maison (ou ce qu’elle cache) influençant ses habitants, amplifiant leurs émotions, exacerbant leurs traits de caractère, les scènes du passé et l’inconnu derrière chaque porte, un homme braillant et arpentant les couloirs d’un pas furieux comme Torrance à travers l’Overlook…

Une excellente lecture portée par un univers puissant, aussi doux et poétique qu’empreint de désespoir ; une histoire envoûtante que ce soit quand elle prend le temps de poser son cadre, ses protagonistes, de laisser grandir ses mystères, ou quand elle se déploie dans une seconde partie beaucoup plus effrénée.

« Il neige, alors. Quelques rares flocons descendent du ciel, doux et légers, tombant sans bruit, et d’où il se trouve, à l’écart avec les spectateurs, il voit les paupières d’Ariane frémir, comme éveillée par ces monceaux de nuage qui virevoltent devant elle.
Elle redresse la tête – lentement, si lentement… –, ses mains quittent les plis de la jupe, ses doigts se détachent peu à peu du tissu, ses bras s’élèvent dans un long mouvement rouillé, le retour à la vie du marbre endormi, le rêve de pierre prenant forme dans la réalité.
Ariane lève les bras, les mains en coupe ; la neige tombe plus fort. La jeune femme recueille les flocons dans ses paumes, languissante, puis elle les porte à son cœur comme s’il s’agissait du plus beau trésor que ce monde ait à offrir, bougeant imperceptiblement, sans se hâter, le temps ralenti. Ensuite, elle incline la tête de nouveau et ferme les paupières, et se rendort, pour une heure ou pour un siècle. »

« Dehors, les ténèbres s’abattent sur le domaine, comme une lame de fond. La forêt disparaît, le ciel avec lui, et l’éclat de la lune, mangés par des créatures dont ils ne distinguent rien au début, jusqu’à ce qu’elles s’approchent de la maison, l’assaillent, l’entourent.
Des branches par milliers, gigantesques, au bois d’un noir profond. Des épines de la taille d’une lame, qui s’enfoncent dans les murs et menacent de briser les fenêtres, de s’engouffrer dans la bâtisse. Le toit gémit ; le sol gronde encore, puis le silence se fait. À l’extérieur, une armée de rêves les empêche de sortir.
Les prunelliers se sont réveillés. »

« Voilà le pouvoir du rêve, en réalité. Plus que montrer la douleur, il montre le remords, la brûlure que l’on chérit à se demander ce que le monde serait si.
Si tu avais emprunté cet autre chemin, Sonho, que serais-tu devenu ? »

La Maison des Épines, Rozenn Illiano. OniroProds (auto-édition), 2023. 428 pages.

Superstition, de David Ambrose (1997)

Superstition (couverture)Créer un fantôme grâce à la puissance de l’esprit sur la matière, tel est l’objectif du nouveau groupe de travail de Sam Towne, docteur en parapsychologie, et Joanna Cross, journaliste. Transformer la réalité, faire surgir du néant une âme qui n’a jamais vécue, communiquer avec elle… et s’en débarrasser lorsque la présence se fait trop inquiétante.

Voilà une relique de ma PAL, en sommeil depuis six ans, que j’ai lu sans déplaisir. Alors que j’étais dubitative (parce que je voyais ce livre depuis des années, parce que la couverture ne m’inspirait guère…), je suis rentrée immédiatement dans l’histoire.

Ce roman, qui s’ouvre sur le dévoilement d’une belle arnaque médiumnique, se base sur le principe du tulpa qui est « selon le Bouddhisme tibétain une entité spirituelle créée par la force de la volonté de son invocateur et forcée de se manifester dans le monde physique » (merci Wiki). Je crois aussi que, ce qui m’a plu dans cette histoire, c’est aussi son opposition totale avec mes propres croyances sur le surnaturel. Je confesse être une totale incrédule et, même si je ne doute pas du pouvoir de l’esprit et ses facultés à « créer des fantômes », je doute qu’on puisse réellement aller aussi loin qu’exposé dans le roman.
Cela ne m’a pas empêchée d’en apprécier l’idée – et l’approche scientifique du paranormal – ainsi que la fin du roman – et avec elle, son interprétation des mondes parallèles et le fait qu’elle ne donne pas des réponses bien claires et nettes. Soyez prévenu·e, tout ne sera pas expliqué, c’est d’ailleurs un point récurrent dans le roman : tout ne peut pas être expliqué et les explications soulèvent parfois davantage de questions que de réponses.
Rien à dire sur l’écriture, mais la narration est efficace, l’intrigue bien menée et assez troublante. De plus, j’y ai trouvé un suspense plutôt plaisant, même si je ne peux pas dire que cette « histoire de fantôme » m’aura effrayée, loin s’en faut.

Certes, ce n’est pas un roman très récent et j’aurais pu me passer de quelques remarques sur les jambes de Joanna, mais, franchement, c’est loin d’être récurrent, je ne peux pas dire que cela m’ait réellement dérangée.

Ce n’est pas la lecture de l’année, mais j’ai vraiment passé un bon moment d’évasion, dans des contrées psychiques qui me sont inconnues (et qui le resteront, je crois). Un roman dont je n’attendais pas grand-chose et qui s’est révélé plaisant et intéressant sous certains aspects.

« Nous aimons croire que nos observations déterminent nos théories, mais c’est faux. Einstein a dit qu’en réalité, c’est la théorie qui décide de ce que nous observons. Alors que faisons-nous, nous les scientifiques ? Est-ce que nous cassons une roche pour découvrir une parcelle de vérité fossile cachée à l’intérieur ? Ou est-ce que nous la sculptons ? Et ce qui nous reste à la fin, était-ce dans la pierre depuis toujours, ou le fruit de notre imagination ? »

« Nous savons que, si nous faisons ceci ou cela, telle chose va arriver, mais croire qu’il y a derrière une explication logique relève de la superstition la plus absolue. En fait, nous avons un besoin enfantin de croire que notre monde a un sens et qu’il nous protège. »

« Il aurait voulu leur dire qu’il n’y avait pas de règles, que la vérité était absurde, que seuls les mensonges avaient un sens. Mais c’était déjà assez dur de croire cela sans obliger les autres à partager son désespoir. »

Superstition, David Ambrose. J’ai Lu, coll. Millénaires, 2000 (1997 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais par Jean-Pierre Roblain. 357 pages.

Fahrenheit 451, de Ray Bradbury (1953)

FahrenheitComme Le meilleur des mondes – relu – et 1984 – à relire –, Fahrenheit 451 fait partie de ces classiques de la SF lus adolescente que je souhaitais redécouvrir pour raviver mes souvenirs.

Ce qui m’a surprise, c’est que Fahrenheit 451 est plus poétique que scientifique. La technologie n’est pas absente évidemment, elle monte le décor de la société futuriste et joue parfois un rôle important dans l’histoire, à l’image des écrans qui envahissent les salons ou du Limier, terrifiant chien-robot apparemment infaillible. Mais Bradbury prend le temps de poser des atmosphères, donne corps aux sensations et aux réflexions intérieures qui tiraillent le personnage principal, se laisse aller au lyrisme ; il use de multiples métaphores et comparaisons, la plus fréquente associant les livres à des oiseaux blessés, leurs pages déchirées à des ailes qui ne voleront plus. De même, l’image délicate de ces hommes-livres qui portent en eux, dans le secret de leur boîte crânienne, les textes devenus interdits.

Ce que j’ai apprécié, c’est que Bradbury ne pointe pas du doigt un régime dictatorial comme seul responsable des autodafés. Certes, le système s’en est emparé, les a institutionnalisés en réinventant le corps des pompiers devenus incendiaires, s’appuie dessus pour éviter la réflexion chez les gens. Cependant, ce serait trop facile de faire porter tout le blâme au régime en place, car c’est avant tout le nivellement vers le bas et un goût pour la culture de masse qui a rendu les livres indésirables, ainsi que le silence des intellectuels, la retenue des uns puis la peur des autres. Ainsi, à l’origine, ce sont les gens ordinaires et non pas ceux de pouvoir qui se sont détournés des livres, jugés trop complexes, trop fatigants, trop contradictoires, au profit de versions abrégées, de résumés, d’émissions télévisées, etc., ce qui nous mène à…

Ce qui m’a effarée, c’est évidemment cette dictature des écrans. Écrans omniprésents, toujours plus grands, toujours plus chers, toujours plus immersifs. Personnages abrutissants, publicités oppressantes, bavardages ineptes. Des cris, de la musique assommante, des couleurs éblouissantes. Le murmure permanent des Coquillages radio enfoncés dans les oreilles. Le sensationnalisme au détriment de la réflexion, accrocher l’attention qui se fait de plus en plus brève. L’esprit saturé, plus la place pour penser. Plonger dans une autre réalité, se créer une famille pixelisée. Loisirs kleenex, surconsommation sans effort, immédiateté souhaitée.
Les relations humaines s’effacent, les gens ne se regardent plus, se parlent encore moins. Il n’y a plus d’histoires communes. Le couple devient simple cohabitation, les enfants sont ignorés, laissés à d’autres, abrutis par les écrans comme leurs parents (« On les fourre dans le salon et on appuie sur le bouton. C’est comme la lessive : on enfourne le linge dans la machine et on claque le couvercle. »). La nature est oubliée, toute contemplation paisible est morte. Chacun se répète qu’il est heureux et tente d’oublier la vacuité de sa vie ; chacun sa recette, des émissions consternantes de bêtises aux excès de vitesse qui, une nuit, seront peut-être mortels, et sinon, il y a toujours le suicide, devenu banal. Paradoxalement, en dépit de la grande solitude de chacun et de leur surdité aux autres, la délation va bon train : on s’observe et on redoute l’autre, toute conversation menant au questionnement et tout comportement différent sont jugés suspects. Et, pendant ce temps, la guerre gronde et les bombes menacent entre les grandes puissances.
Face à ce néant, face à ce constat pessimiste, des rencontres peuvent heureusement tout changer et raviver la flamme de l’imagination, du rêve et de l’espoir.

Ce que je regrette, un seul détail : parmi tous les auteurs, poètes, penseurs et autres philosophes cités, pas une seule femme…

Fahrenheit 451 est un de ces romans d’anticipation indémodables. Même s’il n’est pas strictement devenu réalité, il reste glaçant et attristant de constater qu’il sait encore résonner avec notre époque, soixante-dix ans après avoir été écrit.
J’arrive à la fin de ma chronique et je m’aperçois que je n’ai rien dit sur le déroulement de l’intrigue, les personnages… à vous de les découvrir.

« Seigneur ! s’exclama Montag. Tous ces engins qui n’arrêtent pas de tournoyer dans le ciel ! Qu’est-ce que ces bombardiers fichent là-haut à chaque seconde de notre existence ? Pourquoi tout le monde refuse d’en parler ? On a déclenché et gagné deux guerres nucléaires depuis 1960. Est-ce parce qu’on s’amuse tellement chez nous qu’on a oublié le reste du monde ? Est-ce parce que nous sommes si riches et tous les autres si pauvres que nous nous en fichons éperdument ? Des bruits courent ; le monde meurt de faim, mais nous, nous mangeons à satiété. Est-ce vrai que le monde trime tandis que nous prenons du bon temps ? Est-ce pour cette raison qu’on nous hait tellement ? J’ai entendu les bruits qui courent là-dessus aussi, de temps en temps, depuis des années et des années. Sais-tu pourquoi ? Moi pas, ça, c’est sûr. Peut-être que les livres peuvent nous sortir un peu de cette caverne. Peut-être y a-t-il une chance qu’ils nous empêchent de commettre les mêmes erreurs insensées ! Ces pauvres crétins dans ton salon, je ne les entends jamais en parler. Bon sang, Millie, tu ne te rends pas compte ? Une heure par jour, deux heures, avec ces bouquins, et peut-être… »

« Qu’est-ce qui vous a tourneboulé ? Qu’est-ce qui a fait tomber la torche de vos mains ?
– Je ne sais pas. On a tout ce qu’il faut pour être heureux, mais on ne l’est pas. Il manque quelque chose. J’ai regardé autour de moi. La seule chose dont je tenais la disparition pour certaine, c’étaient les livres que j’avais brûlés en dix ou douze ans. J’ai donc pensé que les livres pouvaient être de quelque secours.
– Quel incorrigible romantique vous faites ! Ce serait drôle si ce n’était pas si grave. Ce n’est pas de livres dont vous avez besoin, mais de ce qu’il avait autrefois dans les livres. »

« Beaucoup de choses seront perdues, naturellement. Mais on ne peut pas forcer les gens à écouter. Il faut qu’ils changent d’avis à leur heure, quand ils se demanderont ce qui s’est passé et pourquoi le monde a explosé sous leurs pieds. Ça ne peut pas durer éternellement. »

Fahrenheit 451, Ray Bradbury. Gallimard, coll. Folio SF, 2009 (1953 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Henri Robillot et Jacques Chambon. 213 pages.

Mini-critiques : un recueil de nouvelles, un album et une BD

Je vous propose trois petites chroniques sur mes dernières lectures un peu miton-mitaine de 2022 : certaines m’ont davantage plu que d’autres, mais aucune n’est exempt de points négatifs alors qu’il y a une autrice et un scénariste que j’affectionne tout particulièrement (personne n’est infaillible !). C’est parti pour le tour des qualités et des défauts de 600 jours d’Apocalypse, Tout un monde d’animaux et Mauvais sang.

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600 jours d’Apocalypse,
de Rozenn Illiano
(Oniro Prods, auto-édition, 2019)

600 jours d'Apocalypse (couverture)Une nouvelle lecture du Grand Projet dans ma besace avec ce recueil de nouvelles qui complètent la série Town et le roman Onirophrénie également lus en 2022. Un livre compagnon qui nous fait retrouver Élias, Oxyde, Francesca, Saraï (personnage d’Elisabeta), Ana, Chester et Lili et Lucifer.

C’est un livre sympathique car il est toujours agréable de côtoyer un peu plus longtemps des personnages que l’on affectionne ; ce petit tour des différents protagonistes permet de mieux ressentir leur vécu de cette catastrophe, de les fréquenter le temps d’un instant, un épisode de vie pendant ces six cents jours dévastés. Cependant, je pourrais le qualifier de dispensable malgré tout, Town se suffisant à elle-même. Ce n’est à mon avis pas un livre pour découvrir l’univers de Rozenn Illiano à mon goût et plaira plutôt aux lecteurs et lectrices de Town (au minimum).
Je ne suis pas friande de nouvelles : pour réellement me plaire, elles doivent être particulièrement impactantes et rares sont les auteurs et autrices à parvenir à me convaincre inconditionnellement (même si j’aime leurs œuvres à côté de ça). Ici, les premières ne me marqueront guère, et j’ai noté une certaine redondance dans les descriptions des paysages apocalyptiques qui a légèrement gâché mon plaisir.

Je retiendrai néanmoins deux textes que j’ai vraiment appréciés.
Tout d’abord, la nouvelle « Au bout de la route » avec Lili et Chester. Un moment d’apaisement et de relâchement, de plaisanterie et de confiance, sans nier la terreur alors que la fin du monde approche à grands pas. Une connivence inattendue, un lien qui se tisse même s’il semble dérisoire face au néant qui se profile à l’horizon.
Ensuite, la novella « Mille chutes » qui donne la parole à un personnage aussi mystérieux que fascinant, Lucifer. Un personnage qui reste lointain dans Town, avec des motivations aussi insaisissables que sa personne, un discours dont on ne sait le vrai du faux. Alors, certes, cette novella brise un peu ce mystère, le rendant plus accessible, plus faillible, plus humain, mais elle permet également de mieux le connaître, de mieux comprendre l’histoire millénaire qui a conduit à cette fin du monde, les intrications des personnages, les plans célestes et les luttes terrestres pour les contrer, ainsi que l’histoire de Chester.

Un ouvrage plaisant, bien que facultatif : un bonus pour prolonger un peu la route.

« Maintenant, je pense que l’amitié est une chimère. L’amour aussi, sans doute. Étrangement, ce sont les amitiés perdues qui m’ont été plus douloureuses. J’aurais voulu avoir un ami d’enfance, comme dans les histoires ou dans les films. L’ami que tu connais depuis toujours, celui avec qui tu grandis et que tu considères comme ton frère… puis au fil des années, tu ne sais plus ce que tu éprouves pour lui, tu mélanges tout, l’amitié, l’amour, le désir, mais ce n’est pas grave parce que tu sais que quoi qu’il arrive, il sera là pour t’aider à déplacer un cadavre en pleine nuit, pour te faire passer un barrage de police à la frontière ou pour t’empêcher de sauter par la fenêtre. Je regrette de ne pas avoir eu cette chance. »
(Au bout de la route)

« J’avais là une unique occasion de retrouver l’un des miens. Car j’étais seul, te souviens-tu ? Durant des siècles, j’étais seul. Je ne pouvais partager avec personne les sentiments ambivalents qui étaient les miens, la joie d’arpenter ce monde et la peine de ne pas en faire partie, l’émerveillement devant tout ce que l’humanité avait à offrir face à la douleur perpétuelle de me savoir loin du Ciel. La Matière était à la fois une bénédiction et une malédiction propres à faire perdre la tête à n’importe qui ; comment s’habituer à ces émotions qui ne cessaient jamais, alors que l’on est né sans ? Comment supporter le battement constant du cœur dans notre poitrine, et le souffle qui va et vient sans fin ? »
(Mille chutes)

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Tout un monde d’animaux : un livre-jeu Deyrolle
(Gründ, coll. Green Gründ, 2022)

Tout un monde d'animaux (couverture)Deyrolle est un cabinet de curiosité parisien (dont j’ignorais l’existence en dépit du fait que je suis passée moult fois dans la rue du Bac qui l’abrite…) et les illustrations de ce livre sont tirées de ses collections pédagogiques. Cet album présente ainsi douze planches colorées célébrant la beauté et la diversité animalières à travers différents milieux : la ferme, l’océan, le jardin, l’Afrique, etc.

Les compositions jouent sur la répétition et la symétrie et ces pages foisonnantes proposent ainsi des jeux de cherche et trouve, d’éléments à compter, d’intrus à repérer, etc., sans compter le temps simplement passé à tout regarder pour ne pas en oublier.
Certaines pages sont extrêmement harmonieuses et agréables à détailler – on les exposerait bien ! – tandis que d’autres sont, à mon goût, un peu moins heureuses en terme de présentation (celles sur les poils, plumes et écailles par exemple, alors que le principe de reconnaissance « à qui cela appartient-il ? » est particulièrement ludique et plaisant.
Sur la page de gauche, un texte rapide introduit la planche tandis que quelques approfondissements – diverses informations sur les animaux représentés – sont offerts en fin d’ouvrages avec les solutions.

Une jolie découverte, ne serait-ce que pour quelques pages particulièrement esthétiques.

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Mauvais sang,
de Loïc Clément (scénario) et Lionel Richerand (dessin)
(Delcourt jeunesse, 2022)

Mauvais sang (couverture)

Issue de la collection des Contes des cœurs perdus, cette bande-dessinée raconte l’histoire de Tristan Tenebrae, vampire coincé depuis mille ans dans un corps d’enfant en proie à d’incommensurables angoisses. Du moins jusqu’à sa rencontre avec la famille Lux… Seconde histoire de vampire de la collection après Chaque jour Dracula, je dois avouer que ni l’histoire ni les illustrations n’ont su me convaincre.

L’intrigue et la narration tout d’abord. Certes, les doutes, inquiétudes et autres terreurs de Tristan sont touchantes et bien rendues dans ce qu’elles ont d’oppressantes et d’abrutissantes. Certes, l’histoire est intelligente, racontant le stress, le confort des habitudes, la solitude, prônant la différence, les familles de cœur quand celles de sang sont défaillantes et la confiance en soi. Néanmoins, le déroulé de l’histoire est beaucoup trop facile, rapide et sans surprise, me faisant nettement ressentir que je ne suis pas forcément le premier public de cet ouvrage (j’avais eu le même sentiment avec Chaque jour Dracula d’ailleurs). De même, la morale finale m’a parue lourde, assénée d’un bon coup de marteau au cas-où elle nous aurait échappé. (De plus, j’étais lassée presque avant de la rencontre de cette énième famille fantasque.)
Quant aux illustrations, je leur reconnais des qualités également : elles sont riches en détails et en clins d’œil, incitant à prendre son temps pour les détailler. Cependant, le trait de Lionel Richerand que je découvre ici n’est tout simplement pas à mon goût, notamment au niveau des couleurs trop ternes et des visages, ce qui m’a plus d’une fois interpellée et sortie de ma lecture (la couverture ne mentait pas à ce niveau-là…).

Ce n’est donc pas le meilleur opus de la série : si je lui reconnais diverses qualités, les défauts ont davantage imprégné mon ressenti vis-à-vis de cette lecture.