Sarcelles-Dakar, d’Insa Sané (2006)

Sarcelles-Dakar (couverture)1995, Sarcelles. Djiraël partage sa vie entre les filles, les potes et les petites combines. Un quotidien qui va être bouleversé par un voyage en famille vers le Sénégal. Djiraël va être transformé par ce périple au pays de ses racines, ce pays qu’il avait quitté il y a si longtemps mais qui continuait de résonner en lui.

J’ai adoré Les cancres de Rousseau et j’avoue que Sarcelles-Dakar m’a un peu fait l’effet d’une douche froide. La plume d’Insa Sané ne m’a pas du tout emportée comme dans le précédent. Outre une vulgarité un peu trop présente à mon goût et une avalanche de marques (sachant que je ne m’y intéresse pas, que ça ne me parle pas et que ça me laisse totalement de marbre), l’usage abusif du verlan a véritablement freiné ma lecture, me demandant à chaque fois une ou deux secondes de réflexion pour remettre les syllabes à l’endroit (non, je ne suis vraiment pas familière du verlan) : « les taspés », « dans mon tier-quar », « on les a vesqui », « les teurinspects »… Stop ! Un peu, pas de problème, mais là, c’était trop.
Il faut dire qu’il s’agit là de son premier roman et que Les cancre de Rousseau, narrant des événements se déroulant juste avant ceux de ce volume-ci, est son dernier, publié dix ans plus tard. On y retrouve son écriture rythmée et directe, mais on peut clairement en apprécier l’évolution.

De même, je m’étais habituée au Djiraël des Cancres et celui de Sarcelles-Dakar m’a été, dans les premiers chapitres, moins sympathique. Attention SPOILERS sur Les cancres de Rousseau : le Djiraël qui haïssait son premier joint en fume désormais deux par jour, le Djiraël prêt à tout pour sauver un prof, aider les élèves à passer leur bac et prouver qu’il n’est pas juste un cancre sèche la fac parce que « ça [le] saoule » et préfère aller braquer des mecs. Fin des spoilers. D’accord… Il a beaucoup changé en moins d’un mois quand même. (Encore une fois, ce « nouveau » Djiraël a été imaginé avant celui des Cancres, je sais.)

Cela dit, même si la lecture a été moins agréable, tout n’est pas à jeter dans ce roman. Au contraire. Si le début ne m’a pas vraiment intéressée, les choses ont commencé à changer lorsque Djiraël et sa famille ont embarqué pour le Sénégal (une histoire de paternel dont je ne dirai rien). On y découvre une autre réalité, plus dure que celle que Djiraël croyait vivre en banlieue, plus miséreuse. Les magouilles, l’incertitude du lendemain, la pauvreté…
Et à cette Afrique-là, se mêlent également l’Afrique riche en contes, en traditions et en rituels. Des histoires étranges y sont racontées, y sont vécues. Un univers magique, entre légendes et magie qui redonnera à un Djiraël désabusé un peu d’espoir tout en apportant un enchantement depuis longtemps disparu à son quotidien.

Ce voyage vers ses racines place Djiraël face à ses contradictions et le personnage apparaît un peu plus complexe, poussé à davantage de maturité (et remontant dans mon estime). Là-bas, on l’appelle « francenabé » et lui qui se sentait en bas de l’échelle en France est maintenant un privilégié.

« – Oui, je sais… En France on t’appelle « l’immigré » et ici, on te prend pour un Français.
– Bah, en réalité, j’suis juste un Sénégalais. »

Ce premier roman d’Insa Sané n’est donc pas exempt de défauts, mais c’est également un bon livre, à la fois vivant et poétique, à la fois brutal et tendre, dans lequel l’auteur nous fait voyager entre plusieurs mondes, de la banlieue parisienne au Sénégal, un pays à plusieurs facettes, de la sombre misère à la richesse des histoires ancestrales.

(Avec ce livre, j’ai d’ailleurs découvert que ma chienne possédait un certain goût artistique puisqu’elle a tenté de le transformer en œuvre d’art en papier mâché. (J’essaie d’en rire, mais je n’en reviens toujours pas quand je vois l’état du bouquin, encore lisible heureusement.) Mon livre, tout beau tout neuf…)

« Alors, ce dernier s’était mis à pleurer et à courir sans arrêt. Il pensait qu’en courant, il aurait pu rejoindre sa famille. Avec le temps, il avait fini par comprendre que la France se situait bien trop loin pour qu’il puisse s’y rendre avec ses petites jambes. A chaque fois qu’un avion passait au-dessus de sa tête, le petit garçon était triste, et il criait des mots pour que l’appareil les porte à sa mère.
Ce petit garçon, c’était moi. »

« Je voyais des mômes qui n’avaient plus l’air d’être de enfants, alors je me suis dit qu’ici les enfants devaient naître vieux. Ça m’a foutu les boules. »

Sarcelles-Dakar, Insa Sané. Sarbacane, coll. Exprim’, 2017 (2006 pour la première édition). 164 pages.

Les cancres de Rousseau, d’Insa Sané (2017)

Les cancres de Rousseau (couverture)1994, Sarcelles. Pour Djiraël, Sacha, Rania, Jazz, Armand et Doumam, c’est la dernière année de lycée. La terminale et tout au bout, le Bac. Et après ? Après, on verra. Pour l’instant, il faut vivre et rire et profiter de chaque instant et faire de cette ultime année une fête inoubliable. Les plans sont faits pour être contrariés, mais ces ados sont pleins de ressources, insoupçonnées des adultes.

Les cancres de Rousseau, c’est l’histoire d’une bande de cabossés de la vie. Leur quotidien varie et se ressemble : certains dealent avec l’alcoolisme ou la violence d’un père, celui d’un autre s’est fait la malle, une autre, adoptée par une famille blanche, est devenue invisible à la naissance d’un enfant tout aussi blanc… Et en dehors de la maison (ou de l’appartement plutôt) ? On découvre (ou on redécouvre) ce que signifie réellement être noir.e ou arabe. Le racisme ordinaire, la discrimination, les contrôles au faciès, le mépris des enseignants qui ont abandonné, la violence et n’avoir personne vers qui se tourner…
Un tableau riche et nuancé de la banlieue parisienne qui permet de la voir autrement que par l’œil des caméras du JT.
Un autre monde pour moi avec mes yeux bleus et ma famille modèle.

Pourtant ce qui frappe au milieu de toutes les embrouilles, ce sont les plans malins, les vannes, le rire plutôt que les larmes, la pirouette plutôt que le lâcher-prise. Djiraël et ses amis sont formidablement solidaires et, s’ils se charrient à longueur de journée, c’est simplement parce qu’ils se connaissent parfaitement et tiennent les uns aux autres. Certes, parfois de petites trahisons viennent bouleverser cette magnifique amitié – car cette année de terminale, ce sont aussi des histoires de cœur qui touchent les uns et blessent les autres – mais on sort malgré tout de ce roman avec la conviction que nous sommes plus forts à plusieurs. Les personnages sont encore à un âge plein de rêves et de fureurs, ils refusent de suivre la résignation lasse de leurs parents. Ils y croient encore, pour un temps du moins.

(L’histoire se passe en 1994, mais elle est parfaitement actuelle. D’ailleurs, j’oubliais sans cesse ce détail, même si c’est vrai que les portables sont absents. C’est une histoire des années 1990, des années 2000 et des années 2010. Peut-être avant, peut-être après.)

Les personnages sont merveilleusement personnifiés. Leurs points forts (si divers, si colorés : l’impertinence, une réserve dissimulant une explosivité insoupçonnée, la force, la tchatche, l’humour, l’optimisme…), leurs faiblesses, leurs hésitations, leurs espoirs… la bande est attachante et vivante (j’ai l’impression de me répéter un peu avec les Exprim’, mais que voulez-vous, à chaque roman, je tombe amoureuse des personnages !). Autour d’elle, des personnages réalistes – de la brute au professeur sadique en passant par l’élève modèle – qu’on reconnaîtra tous plus ou moins.
Heureusement, la bande peut aussi compter sur une personne incroyable, Monsieur Fèvre, prof d’économie. Monsieur Fèvre, c’est le top de la crème du haut du panier des professeurs. Juste derrière Mr. Keating (Robin Williams) dans Le cercle des poètes disparus, vous voyez ? Humain, enthousiaste, il croit en eux et en leur intelligence comme aucun prof n’a jamais cru en eux, ces « cancres » abandonnés par le système scolaire.

Un autre ingrédient de ce délice littéraire : la plume d’Insa Sané. Formidable. Fascinante. La langue est imagée, rythmée et en parfaite harmonie avec le contexte et ses protagonistes. Rapidement, les mots deviennent musique et poésie. Il a la verve du conteur, le bagout de ses personnages, l’humour qui dédramatise, la colère qui gronde. Par le rire et l’émotion, il fait passer son message avec justesse et sans clichés.

Cette « Comédie urbaine » se hisse illico parmi mes romans Exprim’ préférés et j’ai hâte d’en poursuivre la découverte avec Sarcelles-Dakar. C’est un roman intelligent, humain, engagé, qui mêle les sujets classiques des histoires de lycée – amours, amis, premières fois, cours, parents… – à l’univers plus atypique de la banlieue.

« C’était hier. Je jouais aux billes. Et puis… je courais. Après un ballon. Après les ennuis. Après les copains, à « Chat » ou à la « Déli-Délo ». Après des notes qui sonnaient faux. Après un but. Après le flouse. Après les filles ? Non ! Après, une fille. Cette fille. Celle pour laquelle on use des semelles, des méninges et ses draps le soir.
Aimer. Il en a fallu, des sages à la barbe grisonnante pour donner corps à ce mot ; et dire qu’il suffit d’une rencontre pour en piger le sens… »

« J’étais ulcéré de ne jamais pouvoir aider les miens faute de pouvoirs ; de ne jamais réussir à faire entendre ma voix faute de légitimité. A force d’être faible, issu d’une minorité si invisible, je n’avais aucun moyen de hurler contre l’injustice. »

« L’heure n’était plus à la déconnade ; il nous restait trois semaines pour prouver au reste du monde qu’on n’était pas les cancres de Rousseau. Or, si l’un d’entre nous échouait, c’était le groupe entier qui serait vaincu. »

Les cancres de Rousseau, Insa Sané. Sarbacane, coll. Exprim’, 2017. 331 pages.