Gris comme le cœur des indifférents, de Pascaline Nolot (2023)

Gris comme le coeur des indifférentsPascaline Nolot m’avait totalement subjuguée avec Rouge – un roman à la fois prenant, intelligent, poignant et magnifiquement écrit –, aussi n’ai-je pas hésité quand Babelio m’a proposé de recevoir son petit dernier (merci à eux et à ScriNeo !).

Petit, c’est le mot, car l’ouvrage fait à peine cent pages. Si je m’attendais à en être frustrée, ce ne fut pas le cas.
L’autrice parvient parfaitement à dérouler son histoire en dépit de la brièveté de celle-ci. Au fil des chapitres aux titres chromatiques, elle raconte une violence malheureusement ordinaire, celle subie par les femmes, infligée par leurs maris, leurs compagnons, leurs ex. Par la voix de Lyra – adolescente-témoin déjà fissurée par la vie, grande sœur bouclier contre celui qui devrait être protecteur, fille en colère –, elle exprime la souffrance, la peur, l’esprit fragilisé, l’emprise, la crainte des autres et de leur possible visage caché (« Si l’un est perverti, pourri, pourquoi les autres ne seraient-ils pas tout aussi moisis ? »), mais aussi le silence des voisins, l’inaction des gendarmes, la culpabilisation des victimes ou – heureusement – quelques mains tendues. Elle se fait voix de toutes ces anonymes assassinées, de leurs orphelins oubliés, de ces vies brisées tristement noyées dans la masse.
La narration n’est pas linéaire. Il s’agit de la lutte d’un esprit fracassé par l’inconcevable pour se protéger plutôt qu’affronter l’insoutenable réalité. Le puzzle se dévoile au fil des souvenirs – heureux de temps en temps ou dramatiques souvent – qui s’imposent en dépit de la fiction rassurante, du rêve éveillé.
Et si ça paraît presque inutile de le dire au vu du sujet, c’est un livre aussi horrible et cruel que révoltant et poignant.

Comme dans Rouge, la plume est très belle. Pleine de douceur, elle rime et roule comme de la poésie en prose, tout en racontant la cruauté, la violence, la douleur et la peine. Cependant, si je devais exprimer une réserve, ce serait à ce niveau-là. En tant que lectrice, je me suis délectée de la qualité littéraire de ce texte, mais, étrangement parfois, elle a parfois induit une certaine distance avec la narratrice quand sa langue imagée et soignée m’éloignait de son enfance et adolescence dévastées.

Un récit douloureux et bouleversant traité avec justesse et un texte qui met en rogne autant qu’il est déchirant.

« Grâce à ça, les jumeaux et moi, nous savons que les monstres existent. Ils vivent à nos côtés, avec nous. Parfois, ils se font même appeler « Papa ». Les contes de fées n’ont rien inventé. »

« Car mon père, ce Géant, ce Malfaisant, est tout à la fois prince monstrueux et monstre charmant. Le jour doré m’a prouvé que la société se laissait berner, bercer par sa troublante gémellité et qu’elle était même capable de le médailler, lui offrant alibi de bonne conscience et entière impunité sur un plateau rutilant. »

« Mon esprit déraille. Mon corps dérape. Je glisse sur une flaque écarlate. Après les ors, le sang… Ma mémoire impitoyable m’arrache au faste pour attirer vers un nouveau souvenir glaçant.
Ma volonté se cabre, résiste, s’accroche à la réalité du présent… se brise. Malgré moi, je me retrouve projetée sur le carrelage souillé et froid. »

Gris comme le cœur des indifférents, Pascaline Nolot. ScriNeo, 2023. 99 pages.

Nous autres simples mortels, de Patrick Ness (2015)

Nous autres simples mortels (couverture)Pour Mikey et sa bande, il ne reste que quelques semaines avant qu’ils ne soient tous séparés par l’entrée à la fac. Quelques semaines pour prendre soin de sa grande sœur, pour passer le bac, pour profiter des dernières vacances estivales, pour peut-être embrasser Henna…

Tout d’abord, j’ai été perplexe face au côté fantastique qui est étrangement amené. En effet, la progression de cette histoire – lumière bleue, morts d’adolescents, lutte contre des êtres d’une autre dimension… – est essentiellement narrée… dans les titres de chapitres. Par exemple, « CHAPITRE CINQUIEME, où l’indie kid Kerouac pousse la Porte des Immortels, ouvrant une faille à la Famille royale et à sa Cour pour qu’elles pénètrent temporairement dans ce monde ; puis Kerouac découvre que la Messagère lui a menti ; il meurt, solitaire. » La divergence entre les intitulés et le contenu des chapitres est assez déstabilisante au début car ils n’ont pas grand-chose à voir ; ne vous attendez pas à croiser à votre tour ces Immortels ! L’histoire fantastique qui, normalement, couramment, devrait être au cœur du récit, est ici racontée à la périphérie.
En réalité, Mikey et ses amis ne sont pas des héros. Ils ne sont pas les Élus qui sauveront le monde. Ils sont ceux qui sont habituellement au second plan, qui parfois donnent un coup de main aux héros – plus ou moins volontairement – mais qui ne sont pas en confrontation directe avec les adversaires.  En dépit du fait que son meilleur ami détient des pouvoirs assez inhabituels, ce sont des anti-héros parfaits et j’ai trouvé ça totalement surprenant et réjouissant, presque brillant dans cette manière de jouer avec les codes de la fantasy pour les détourner.

Finalement, le roman parle des petits faits du quotidien, l’extraordinaire pour qui l’ado qui les vit, c’est intime et grand à la fois (même si ce n’est pas aussi spectaculaire qu’un combat contre des êtres surnaturels). Et il s’accompagne d’un discours sur la différence et la santé mentale qui est à la fois juste et poignant. Un roman sur l’adolescence et ses quêtes identitaires comme il y en a beaucoup, mais que j’ai trouvé véritablement émouvant (alors que cette littérature commence à peiner à me toucher…).

Ainsi, je dois dire que ce roman sur la banalité néanmoins fantastique m’a véritablement étonnée. Je ne peux pas dire que je l’ai aimé sans réserve, mais il a une originalité indéniable et tout à fait plaisante, ce qui en fait une lecture très intéressante et atypique !

« Curieux comment les choses évoluent tout le temps. Un jour on lève les yeux, et tout est différent. »

« Tout le monde n’est pas nécessaire l’Élu. Tout le monde n’est pas nécessairement le gars qui va changer le monde. La plupart des gens doivent juste vivre leurs vies du mieux qu’ils le peuvent, en accomplissant des choses qui sont grandes pour eux, en ayant des amis merveilleux, en essayant de rendre leurs vies meilleures, en aimant les gens. Tout en sachant que le monde n’a pas de sens mais en essayant d’être heureux quand même. »

Nous autres simples mortels, Patrick Ness. Gallimard jeunesse, coll. Pôle fiction, 2018 (2015 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais par Bruno Krebs. 359 pages.

Les Douze d’Aritsar, tome 1, La vengeance de la Dame, de Jordan Ifueko (2020)

Les Douze d'Aritsar, tome 1 (couverture)L’Empereur d’Aritsar dirige le pays avec ses onze Conseillers, tous étant magiquement liés, et le temps est venu pour l’héritier du trône de constituer son propre Conseil. Loin de la capitale, la jeune Tarisaï a grandi isolée de toute affection, dans un palais peuplé uniquement de tuteurs distants. Ignorant avoir été élevée dans un seul but : répondre au vœu de sa mère en tuant le prince après avoir gagné sa confiance.

J’ai eu la chance de découvrir le premier tome des Douze d’Aritsar en avant-première grâce à Babelio et je les remercie – ainsi que les éditions Nathan – pour cette excellente lecture.

En premier lieu, ce qui m’a pleinement séduite et immédiatement fascinée, c’est l’univers mis en place par Jordan Ifueko. Une fois un pied dedans, je n’avais qu’une envie : l’explorer davantage, en apprendre plus pour mieux le connaître. Aritsar est un monde passionnant. Composé d’îles qui furent réunies – je ne vous dis pas comment ni pourquoi –, il présente une multitude de paysages et de coutumes. C’est ainsi un patchwork d’influences africaines, asiatiques, européennes… qui se retrouve dans les patronymes, les faciès, les costumes, les arts, etc.
L’autrice nigériano-américaine introduit une mythologie totalement différente de celle à laquelle les romans de fantasy occidentaux nous ont habitués, mythologie nourrie de celle de l’Afrique de l’Ouest. La rencontre avec les créatures magiques de son univers est donc réellement captivante car inhabituelle et riche en surprises : alagbato, tutsu, erhu, esprits malicieux de la Brousse… Enfin, outre des Bienfaits – des pouvoirs individuels et diversifiés –, elle propose une magie originale, le Rayon, qui repose sur l’union psychique de plusieurs êtres et dont le fonctionnement est totalement inédit : s’il est la source du pouvoir impérial, il n’est pas fait pour écraser autrui et repose sur le consentement mutuel des Douze.
Cependant, quelques détails de cet univers (sur le fonctionnement du Rayon et ses failles potentielles) me posent questions. Je suis restée avec des interrogations en suspens, mais j’ignore si elles sont liées à une imprécision du roman – qui auquel cas me chagrine doucement – ou à un début de lecture un peu en pointillé pour des raisons personnelles – auquel cas c’est entièrement ma faute. Je ne veux pas détailler ici pour ne pas divulgâcher, mais j’en parlerais volontiers avec des personnes ayant lu le roman !

L’intrigue est très bien menée et nous plonge dans les intrigues du pouvoir impérial, entre secrets et pactes magiques influençant l’existence de nombreuses générations. Tarisaï est amenée à enquêter sur certains faits du passé pour éclairer le présent. Entre liens du sang et amitié intensément renforcée par un lien magique, justice et ordre, vérité et mensonge, le roman la place face à des dilemmes bouleversants. C’est un roman d’apprentissage qui, en plaçant son héroïne dans les arcanes du pouvoir, discute de la justice, de l’ordre, bref, de la politique et, parfois, de ses errances. De plus, ce roman fait également écho à des sujets actuels : l’invisibilisation des femmes, l’écrasement des cultures minoritaires par le pouvoir en place ou la colonisation, l’importance de la diversité…
Le roman est exempt de personnages purement et simplement méchants : celles et ceux dont on se méfie le plus sont nuancés, leur comportement et leurs objectifs se répondent, leur passé les modèle et, de leur point de vue, la fin justifie parfois les moyens.
De plus, point positif dans un roman young adult, il n’y a pas de romance envahissante (hourra !) : Tarisaï éprouve des sentiments d’amour et de désir, mais il ne dévore pas le récit pour le transformer en quelque chose d’un peu guimauve. De plus, ces sentiments ne sont pas envers la personne attendue (si le roman était tombé dans les clichés) et des orientations autres qu’hétérosexuelles sont présentées. L’amitié est bien plus importante et fonde le cœur du récit du fait de ce mystérieux Rayon. Or, j’ai apprécié cette place centrale de la famille que l’on se trouve, que l’on se construit… et que l’on peut potentiellement détruire.

L’écriture est très fluide et donne vie à ce monde et à celles et ceux qui le peuplent. Bien que s’étalant sur une dizaine d’années, la progression est agréable et dynamique, tout en laissant le temps de développer le cadre et les protagonistes. Certes, certains membres du Conseil du Prince sont plutôt invisibles, ce qui est dommage car j’aurais aimé les connaître mieux (et ressentir le lien qui les unit à Tarisaï), mais c’est un reproche courant lorsqu’il y a une multiplication des personnages secondaires, il est difficile d’accorder la même place à tous.

C’est donc le début plus que prometteur d’une duologie dont je lirai la suite avec enthousiasme et impatience tant j’ai été enthousiasmée par la richesse de son univers, les thématiques de son intrigue et la rencontre avec ses personnages.

« – Pourquoi est-ce que tout le monde déteste autant que les choses changent ?
– Parce qu’elles risquent de changer pour le pire.
– Oui, peut-être. Mais tu sais ce que je crois ? (Ma poitrine palpitait.) Je crois qu’au fond, on a peur qu’elles changent pour le meilleur. Peur de découvrir que tout ce qu’il y a de mauvais- toutes les souffrances qu’on refuse de voir – aurait pu être évité si on avait fait l’effort d’essayer. »

« Il détestait tout cela autant que moi. Je le lisais sur son visage, figé par la peine. Mais nous étions des griots dans une pantomime, contraints de chanter chaque vers de ce récit sordide, en dansant au rythme des tambours que frappait ma mère. »

Les Douze d’Aritsar, tome 1, La vengeance de la Dame, Jordan Ifueko. Nathan, 2023 (2020 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Delcourt. 454 pages.

Mémoires de la forêt, tome 1, Les souvenirs de Ferdinand Taupe, de Mickaël Brun-Arnaud, illustré par Sanoe (2022)

Mémoires de la forêt T1 (couverture)Lors de la dernière Masse critique de Babelio, spéciale jeunesse et young adult, je n’ai sélectionné qu’un seul titre. Un titre dont je ne savais rien, mais dont la couverture me plaisait particulièrement. J’ai eu la chance de le recevoir et je ne regrette pas mon choix car ce livre a été une merveilleuse surprise.

« Dans ces Mémoires de la forêt, vous trouverez consignées les destinées grandioses de minuscules animaux qui ont foulé ces bois, animés par l’esprit d’aventure, le sentiment amoureux et la puissance de l’amitié. »

Cette introduction n’est pas mensongère et ce premier tome raconte la quête un peu particulière de Ferdinand Taupe et Archibald Renard, libraire de son état. Car Ferdinand est touché par la maladie de l’Oublie-tout, « celle qui vient et qui prend tout, des souvenirs les plus fous aux baisers les plus doux », ainsi commence une chasse aux souvenirs : qui est Maude et où est-elle ?

Les souvenirs de Ferdinand Taupe est un roman prenant et bouleversant, tout en douceur et en mélancolie. Il ranime le goût d’une tarte ou la mélodie d’une comptine, réveille les souvenirs enfouis et ouvre des portes dans une mémoire brisée. L’auteur a accompagné des personnes atteintes notamment de la maladie d’Alzheimer et il raconte parfaitement les affaires oubliées, les petites étourderies, puis les souvenirs envolés, l’oubli des noms, des visages, des identités, la régression et le retour en enfance… La fragilité grandissante tandis que s’aggravent la maladie, la détresse, la solitude, l’incompréhension… le tout est traité avec pudeur, délicatesse et respect.

L’auteur ayant ensuite fondé la librairie Le Renard Doré à Paris, c’est également un hommage aux livres et à la lecture. Au fil des pages, de nombreux lieux remplis d’ouvrages sont visités et de nombreuses lectrices (et quelques lecteurs) sont rencontrées. Ainsi, en dépit du sérieux et de la tristesse des thématiques abordées, prend forme une bulle de douceur, faite de papier et de gourmandise. Or, un tel univers ne peut être qu’instantanément réconfortant !

J’ajouterai également que c’est un roman jeunesse (mais pourquoi se priver de cette lecture sur ce seul critère) magnifiquement écrit. Il offre à son jeune public des prénoms inusités, des mots insolites, des mots mélodieux, des mots réjouissants. Il y a de la poésie dans ces lignes, de la sérénité et de la beauté. L’immersion est immédiate tant ce monde d’animaux anthropomorphes prend aisément vie sous nos yeux.

Enfin, un mot tout de même sur les très belles illustrations de Sanoe dont j’avais découvert le trait avec Le silence est d’ombre scénarisé par Loïc Clément. Leur petit côté désuet, écho des vieux livres de contes animaliers, se marie parfaitement avec la douceur de ce roman. Elle offre un visage aux personnages, mais j’ai surtout aimé les lieux et les ambiances qu’elle a pu peindre au fil du roman. L’histoire est déjà fantastique et l’écrin lui rend bien justice.

Un cocon de tendresse, qui donne foi en l’amitié et la solidarité, qui sublime les souvenirs et les instants présents Une atmosphère parfois triste mais surtout chaleureuse. Un roman tendre et beau, qui donne envie de se blottir sous un plaid, avec un bon roman et de bons petits gâteaux à portée de main. Une superbe rencontre avec des personnages émouvants et un plaisir de lecture immense. 

« La fourchette reposée dans son pot, Ferdinand se mit à déambuler entre les étagères en confiance et sans aucune appréhension, comme s’il connaissait les lieux. Ses pattes savaient parfaitement où mettre leurs griffes pour ne pas renverser les rayonnages, et ses hanches pourtant généreuses ne se cognaient pas aux meubles qui débordaient de bidules et de trucs. Lentement, dans la poussière du hangar décrépi où s’infiltraient les rayons du soleil, se dessinait la forme tendre et familière d’un souvenir. »

« Quand Ferdinand se leva pour aller voir de quoi il s’agissait, ses genoux craquèrent comme des biscuits à la cannelle. Ah ! si seulement nos vieux os pouvaient cesser de s’émietter ! Sans canne ni patte pour le guide, la taupe marchait à petits pas, comme un soldat de plomb et, au fond de sa poitrine, son cœur s’emballait au rythme d’un tambour un jour de fanfare. Il y avait de la poésie dans le déplacement des ancêtres – de vieilles âmes en équilibres entre la marche et le repos, sans cesse ralenties par le poids des années et la douleur des jours… »

« Malade de l’Oublie-tout, Ferdinand était devenu une sorte de voyageur temporel, voguant entre les époques comme on passe d’un chapitre à l’autre du grand livre de la vie. »

Mémoires de la forêt, tome 1, Les souvenirs de Ferdinand Taupe, Mickaël Brun-Arnaud, illustré par Sanoe. L’École des Loisirs, coll. Neuf, 2022. 299 pages.

Le Royaume de Pierre d’Angle (4 tomes), de Pascale Quiviger (2019-2021)

Pierre d’Angle est une petite île neutre dans un monde en guerre. Son peuple vit de la pêche, de l’agriculture, de l’artisanat et de la vente de pierres fines, sous le règne paisible d’Albéric. Son seul tabou : la Catastrophe. Une forêt impénétrable au sud de l’île et un secret dont personne ne parle. Quand Albéric meurt dans des circonstances étranges, c’est son aîné, Thibault, un prince qui préférerait être juste un homme qui prend le relais, au grand dépit de son frère Jacquard qui convoite le trône, le pouvoir et les richesses de l’île. Le visage accueillant de cette terre tranquille se transforme en un faciès beaucoup plus menaçant et mortel.

Un point particulièrement positif pour cette quadrilogie : l’écriture. La plume de Pascale Quiviger est vraiment très belle. Emplie de poésie et d’humour, c’est un délice, que l’on savoure les images nées de ses mots ou un simple dialogue riche en émotions ou en ironie.
La narration est vive et prenante, difficile de lâcher un tome une fois entamé. L’autrice revisite une intrigue à la base assez classique – pouvoir, complot, trahison, secrets – avec une galaxie de personnages étoffés, des légendes et la présence inquiétante et mystérieuse de la Catastrophe. Entre les changements de point de vue, quelques annonces et les petits indices semés ici ou là, le récit est mené de manière efficace et accrocheuse.
De plus, j’ai vraiment apprécié les différentes ambiances et les différents rythmes impulsés par l’autrice. Du voyage en bateau du premier volume à la vie de château, le passage des saisons, la présence de la nature et des éléments, des moments plus paisibles et d’autres haletants… je ne me suis jamais ennuyée même quand l’intrigue prenait son temps. Le troisième tome est vraiment réussi avec l’ombre de Jacquard de plus en plus proche, la toile mortelle qui se tisse autour de Thibault, les incertitudes sur la suite des événements où tout semble aller de mal en pis… : un tome oppressant, pendant sombre du dernier qui, aussi mal engagée que soit Pierre d’Angle, fait rejaillir l’espoir dans les ténèbres.

Premier point plus mitigé : les personnages. Certes, les personnages qui peuplent Pierre d’Angle sont particulièrement attachants. Dès le premier tome, ils sont parfaitement introduits, on apprend à les connaître tout de suite et ils s’attirent notre sympathie pour le reste de la saga. Thibault en tête est un prince charismatique, à la physionomie et au rire plein de bonhomie que l’on ne peut que soutenir. Et puis, il y a Ema, Lysandre, Lucas, Esmée, Manfred, Guillaume Lebel… tant d’autres personnages qui gravitent autour de Thibault, mais vivent aussi leurs propres péripéties, leur propre trajectoire, qui contribuent à nous les rendre plus vivants encore.
Pourquoi mitigé alors ? Car aussi sympathiques soient-ils, aussi variés soient leurs traits de caractère, ils sont trop gentils à mon goût. Les gentils sont pleinement et indescriptiblement gentils, ce qui limite un peu l’impact des complots et retournements de veste possibles. Ils ne sont pas dénués de failles, mais ainsi, quand ils empruntent le mauvais chemin, c’est finalement par erreur, par faiblesse ou par peur. Ça n’empêche pas de s’y attacher, mais ça simplifie les choses et ça manque un peu de « gris » dans ces beaux personnages blancs. (Et je ne parle pas de Mercenaire dans le dernier tome : je l’ai beaucoup aimé pour son esprit « Sherlock Holmes » qui sait tout, voit tout, comprend tout, mais qu’est-ce qu’il facilite les choses !)
De la même manière, la plupart des personnages « du côté des méchants » sont surtout méprisables, sans attachement possible. Purs produits de la cupidité ou de la vanité, sans épaisseur réelle.
C’est pour cela que, dans le dernier tome, le personnage que j’ai préféré suivre entre tous a été Jacquard. Avec sa mère Sidra, il est, à mes yeux, le seul qui déroge à cette règle du « tout blanc tout noir ». Un personnage sombre et détestable, mais bien moins lisse que les autres, faillible et touchant dans et malgré ses aspérités (parfois plus que tranchantes). De plus, il permet également d’éclaircir le cas de Sidra justement, personnage trouble dont les motivations interrogent pendant les trois précédents volumes.

Second point au bilan plus mitigé : les révélations. Certaines surprises ne m’ont pas tellement surprise, comme le grand et terrible secret de Pierre d’Angle. J’imaginais parfaitement quelque chose de cet ordre-là (mais en pire encore), donc la révélation est tombée un peu à plat. Ou bien elles n’ont pas l’impact attendu, comme dans ce cas – et on revient un peu aux protagonistes – où il apparaît qu’un traître sape le travail de Thibault de l’intérieur du château, un traître apparemment très proche de lui. Personnellement, je me suis forcément amusée à essayer de trouver le félon m’imaginant que son identité serait un déchirement (« nooon, pourquoi as-tu fait ça ? pourquoi ? je t’aimais tellement ! », vous voyez le genre…) et finalement, pas du tout. Il s’agissait d’un personnage au mieux négligeable, au pire méprisable auquel il est impossible de s’attacher. J’ai trouvé cela un peu dommage et un peu facile (oui, j’aurais préféré souffrir).
Cependant et heureusement, l’autrice a su emprunter quelques voies inattendues (pour les personnes les ayant lus, je parle par exemple de la fin du troisième tome), ce que j’ai trouvé vraiment appréciable.

Des péripéties maritimes de L’Art du naufrage aux accents révolutionnaires de Courage, Le Royaume de Pierre d’Angle propose des atmosphères diverses, une très belle écriture et une narration efficace et captivante. Certes, cette quadrilogie n’est pas exempte de défauts – son manichéisme étant le plus regrettable – et n’a pas répondu à toutes mes attentes, mais, n’ayant pas boudé mon plaisir au fil des quatre tomes, je trouve néanmoins dommage qu’elle n’est pas été plus visible aux yeux du grand public.

« C’est d’ailleurs pourquoi elle préférait la nuit. Tout était bleu, les hommes, leur bateau et leurs pieds nus, la mer, le ciel. Le quart de veille bougeait au ralenti et parlait à voix basse, les gabiers dormaient dans les voiles. La lune inventait des vallons dans les nuages et son reflet métallique dansait sur l’eau en se mêlant aux lumières des trois cabines. »

« – Examine le mal. Apprends à le connaître. Cherche sa racine. Comprends ce qu’il veut, d’où il vient. D’un désir frustré ? D’une blessure inguérissable ? D’un adieu mal formé ? Souvent la racine n’est pas mauvaise en soi. Elle n’est pas le mal, non, non. Elle a mal, plutôt. »

« Partout, les documents s’empilaient au hasard. Des cierges étaient fichés sur la couverture des livres, un broc à moitié vide tenait en équilibre sur la base du télescope, une fourchette était plantée parmi les plumes à côté de l’encrier. En revanche, les vitres du dôme étaient d’une propreté éclatante et la lumière du jour inondait la pièce ronde. Clément de Frenelles vivait de moins en moins sur terre et de plus en plus au ciel. »

« – Écoute-moi Lucas : on fait ce qu’on peut, avec nos enfants. On veut leur bien, mais des fois on se trompe de bonheur. »

Le Royaume de Pierre d’Angle, Pascale Quiviger. Éditions du Rouerge, coll. Epik, 2019-2021.
– Tome 1, L’Art du naufrage, 2019, 483 pages ;
– Tome 2, Les filles de mai, 2019, 460 pages ;
– Tome 3, Les adieux, 2020, 499 pages ;
– Tome 4, Courage, 2021, 640 pages.