Witch World : le cycle de Simon Tregarth, d’Andre Norton (1963-1964)

Witch WorldAncien militaire ayant trempé dans des affaires louches, Simon Tregarth se sait poursuivi par des tueurs et ne se fait aucune illusion sur son avenir lorsqu’un professeur vient lui faire une proposition étonnante : l’accès, moyennant finance, à un portail magique ouvrant sur un autre monde qui le placerait ainsi hors de portée de ses poursuivants. C’est ainsi qu’il se retrouve à Estcarp, un monde de magie menacé par un ennemi à la technologie avancée.

Les éditions Mnémos (merci !) m’ont proposé de découvrir ce livre qui constitue apparemment un classique de la littérature de l’imaginaire, fraîchement réédité par leurs soins. Witch World est une saga qui comprend une trentaine de romans et le Cycle de Simon Tregrath regroupe les deux premiers tomes, Le Portail et L’Emprise (précédemment traduits sous les titres L’Arche du temps et La vallée dans l’ombre). Je dois avouer que je ne connaissais ni cette œuvre, ni son autrice (oui, c’est une femme qui se cache derrière ce pseudonyme masculin) pourtant prolifique.
Je vous en propose une critique qui risque d’être souvent sous forme de « oui, mais… », dans le sens où chaque élément positif appelle une nuance. Ainsi, je suis sortie de cette lecture quelque peu mitigée.

Tout d’abord, j’ai été frappée par ce mélange de fantasy – avec de la magie, des sorcières, un univers médiéval, des forteresses et ruelles tortueuses, des bateaux à voiles, etc. – et de science-fiction – voyages spatio-temporels, technologies futuristes liées à l’énergie, à des systèmes sophistiqués de chauffage, d’éclairage ou de communication, sous-marins des Kolderiens. Si Estcarp utilise certaines de ces technologies sans en connaître la provenance, elles sont bien souvent créées et utilisées par les Kolderiens, les ennemis déclarés de ces deux tomes, et sont donc vues comme quelque chose d’abject et de nocif, apportant la mort et non le progrès.
Néanmoins, en dépit de cet aspect plutôt original, j’ai eu du mal à être passionnée par ce récit qui m’a semblé somme toute assez classique et convenu (même s’il ne l’était sans doute pas lors de sa publication originale !). Cette duologie a des allures d’introduction : on voyage sur ces terres nouvelles pour Simon Tregarth comme pour nous, on rencontre les différents protagonistes, on assiste à la mise en place d’enjeux, de questions et de dangers, mais le tout reste superficiel et manque de profondeur, que ce soit dans la psychologie des personnages, dans la résolution des problèmes, dans les scènes d’action qui ne semblent jamais réellement mettre les héros en difficulté, etc.

Andre Norton met en place un matriarcat : des sorcières – seules des femmes pouvant être les détentrices du Pouvoir – dirigent Estcarp. Les sorcières sont respectées, indépendantes, puissantes (mais non parfaites, se montrant parfois fermées face à des possibilités nouvelles) et instaurent une politique relativement pacifiste : Estcarp se défend contre les royaumes adjacents qui rêveraient d’agrandir leurs territoires et de mettre à bas ce gouvernement féminin, mais ne partage pas ce rêve d’expansion au détriment de ses voisins. À ces sorcières s’ajoute Loyse de Verlaine, fille de noble promise à un mariage arrangée, qui se battra pour gagner sa liberté en utilisant uniquement son intelligence, sa ruse et son courage, un personnage qui m’a vraiment enthousiasmée dans le premier tome.
Cependant, les noms étant des sources de pouvoir (une idée que l’on retrouvera dans Terremer d’Ursula K. Le Guin notamment), les sorcières ne peuvent révéler le leur (et n’utilise pas de surnom). Ainsi, malgré toute leur force, elles ne sont définies que par des pronoms, ou « la sorcière », « la femme d’Estcarp », etc., ce qui nuit à l’identification par la lectrice ou le lecteur et empêche toute proximité. Pendant le premier tome, il y a Simon, Koris, Loyse et la sorcière, qui, même si elle a un rôle important, en est moins visible d’une certaine manière (sans parler du fait que l’on a jamais accès à ses pensées) ; j’avoue que j’aurais aimé que ce personnage féminin soit davantage mis en valeur, que la distance avec elle soit un peu abolie. De même, leur Pouvoir est prétendument lié à leur virginité, ce qui pose quelques questions tout de même. De plus, Simon et Koris restent au premier rang et Loyse, fiancée (de son plein gré) dans le second tome, perd alors toutes ses qualités d’aventurière, adoptant le rôle banal et passif de demoiselle en détresse, tombée entre les mains des méchants Kolderiens – ma plus grosse déception vient finalement de ce recul que j’ai trouvé absolument regrettable.
Certes, il ne faut toutefois pas oublier que ces deux tomes ont été écrits en 1963 et 1964 et qu’ils mettaient tout de même déjà bien en valeur leurs protagonistes féminins par rapport à d’autres romans de l’époque, mais ils pâtissent de la comparaison avec d’autres œuvres.

[Petit spoiler, même si la quatrième de couverture indique déjà que Jaelithe est, pour Simon, « l’amour de sa vie » et qu’il n’y a pas de réelle surprise quand à la suite de leur histoire.]
Dans le second tome du cycle, j’ai apprécié le discours autour de la liberté dans le mariage. Jaelithe, après des années à vivre sans attaches comme sorcière, n’entend pas se laisser brider par leur union et continue de parcourir le territoire en solitaire comme elle le faisait, sans ménager la sensibilité de son époux. Pour Simon, c’est un apprentissage… qui commencera par des pensées exaspérantes, mais permettra de repenser sa relation avec sa femme et aboutira à un réel respect entre eux, avec une collaboration qui renforcera leurs pouvoirs respectifs. J’apprécie énormément retrouver des considérations de ce genre, psychologiques, humains, plutôt que de l’action à outrance.
(J’en profite pour signaler que Andre Norton propose un héros qui, même s’il m’a laissé totalement de marbre, n’est ni un séducteur invétéré, ni un gros bourrin, et que c’est quand même bien appréciable.)

Cette lecture n’était pas inintéressante, mais je ne suis pas franchement convaincue pour autant. Ces récits ont des qualités et des points de vue attrayants, mais il m’a manqué tout simplement d’éprouver un intérêt réel et fort pour les personnages comme pour l’intrigue : les premiers ne m’ont fait ressentir aucune empathie, aucun atome crochu, et la seconde n’a pas su me captiver. J’ai bien conscience que certains points sont à replacer dans le contexte des années 1960, mais cela ne change pas mon manque d’enthousiasme pour cette histoire.

À l’heure actuelle, j’ignore totalement si je poursuivrai la découverte de Witch World au fil des rééditions de Mnémos. La longueur de la saga me refroidit ainsi que le manque d’investissement émotionnel lors de cette lecture, mais peut-être la saga se bonifie-t-elle au fil des tomes (à l’instar de Terremer dont le premier tome n’était pas le meilleur). Affaire à suivre.

De plus, je vous invite à lire la chronique de Fourbis & Têtologie, un avis similaire au mien, mais bien mieux formulé !

 « – (…) Les choses se passent comme je vous l’ai expliqué : lorsqu’un individu s’assied sur le Siège Périlleux, devant lui s’ouvre un monde où son esprit, son cœur – son âme, si vous préférez – se sent chez lui. Alors il franchit l’arche, et il part à la recherche de sa destinée.
– Pourquoi ne pas avoir testé cette méthode par vous-même ?
C’était le point faible de l’histoire du professeur. S’il possédait la clé d’un tel portail, pourquoi se privait-il de l’utiliser ?
– Pourquoi, colonel ? (Le docteur fixa ses deux mains grassouillettes qui reposaient sur ses genoux.) Parce qu’il n’y a pas moyen de revenir ! Un futur irrévocable ne peut intéresser qu’un homme désespéré. Dans ce monde, nous aimons croire que nous contrôlons nos vies et nos décisions. Quand on traverse ce passage, c’est un choix qui ne peut s’annuler. Je parle beaucoup, trop même, mais en cet instant précis, les mots me manquent pour vous expliquer clairement ce que je ressens. Il y a eu beaucoup de Gardiens du Siège Périlleux, mais très peu l’ont utilisé eux-mêmes. Peut-être qu’un jour… Mais pour l’instant, je n’ai pas le courage. »

« Son étonnement était une force qui le motivait, car son esprit se refusait à associer cet endroit avec le reste du même monde sur lequel on pouvait trouver Estcarp, le Repaire ou Kars, la ville aux ruelles tortueuses. Tout cela représentait le passé ; ici, il était face au futur. »

Witch World : le cycle de Simon Tregarth, Livre 1, Le Portail, Livre 2, L’Emprise, Andre Norton. Mnémos, 2023 (1963 et 1964 pour les éditions originales). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Patrick Mallet. 459 pages.

Fahrenheit 451, de Ray Bradbury (1953)

FahrenheitComme Le meilleur des mondes – relu – et 1984 – à relire –, Fahrenheit 451 fait partie de ces classiques de la SF lus adolescente que je souhaitais redécouvrir pour raviver mes souvenirs.

Ce qui m’a surprise, c’est que Fahrenheit 451 est plus poétique que scientifique. La technologie n’est pas absente évidemment, elle monte le décor de la société futuriste et joue parfois un rôle important dans l’histoire, à l’image des écrans qui envahissent les salons ou du Limier, terrifiant chien-robot apparemment infaillible. Mais Bradbury prend le temps de poser des atmosphères, donne corps aux sensations et aux réflexions intérieures qui tiraillent le personnage principal, se laisse aller au lyrisme ; il use de multiples métaphores et comparaisons, la plus fréquente associant les livres à des oiseaux blessés, leurs pages déchirées à des ailes qui ne voleront plus. De même, l’image délicate de ces hommes-livres qui portent en eux, dans le secret de leur boîte crânienne, les textes devenus interdits.

Ce que j’ai apprécié, c’est que Bradbury ne pointe pas du doigt un régime dictatorial comme seul responsable des autodafés. Certes, le système s’en est emparé, les a institutionnalisés en réinventant le corps des pompiers devenus incendiaires, s’appuie dessus pour éviter la réflexion chez les gens. Cependant, ce serait trop facile de faire porter tout le blâme au régime en place, car c’est avant tout le nivellement vers le bas et un goût pour la culture de masse qui a rendu les livres indésirables, ainsi que le silence des intellectuels, la retenue des uns puis la peur des autres. Ainsi, à l’origine, ce sont les gens ordinaires et non pas ceux de pouvoir qui se sont détournés des livres, jugés trop complexes, trop fatigants, trop contradictoires, au profit de versions abrégées, de résumés, d’émissions télévisées, etc., ce qui nous mène à…

Ce qui m’a effarée, c’est évidemment cette dictature des écrans. Écrans omniprésents, toujours plus grands, toujours plus chers, toujours plus immersifs. Personnages abrutissants, publicités oppressantes, bavardages ineptes. Des cris, de la musique assommante, des couleurs éblouissantes. Le murmure permanent des Coquillages radio enfoncés dans les oreilles. Le sensationnalisme au détriment de la réflexion, accrocher l’attention qui se fait de plus en plus brève. L’esprit saturé, plus la place pour penser. Plonger dans une autre réalité, se créer une famille pixelisée. Loisirs kleenex, surconsommation sans effort, immédiateté souhaitée.
Les relations humaines s’effacent, les gens ne se regardent plus, se parlent encore moins. Il n’y a plus d’histoires communes. Le couple devient simple cohabitation, les enfants sont ignorés, laissés à d’autres, abrutis par les écrans comme leurs parents (« On les fourre dans le salon et on appuie sur le bouton. C’est comme la lessive : on enfourne le linge dans la machine et on claque le couvercle. »). La nature est oubliée, toute contemplation paisible est morte. Chacun se répète qu’il est heureux et tente d’oublier la vacuité de sa vie ; chacun sa recette, des émissions consternantes de bêtises aux excès de vitesse qui, une nuit, seront peut-être mortels, et sinon, il y a toujours le suicide, devenu banal. Paradoxalement, en dépit de la grande solitude de chacun et de leur surdité aux autres, la délation va bon train : on s’observe et on redoute l’autre, toute conversation menant au questionnement et tout comportement différent sont jugés suspects. Et, pendant ce temps, la guerre gronde et les bombes menacent entre les grandes puissances.
Face à ce néant, face à ce constat pessimiste, des rencontres peuvent heureusement tout changer et raviver la flamme de l’imagination, du rêve et de l’espoir.

Ce que je regrette, un seul détail : parmi tous les auteurs, poètes, penseurs et autres philosophes cités, pas une seule femme…

Fahrenheit 451 est un de ces romans d’anticipation indémodables. Même s’il n’est pas strictement devenu réalité, il reste glaçant et attristant de constater qu’il sait encore résonner avec notre époque, soixante-dix ans après avoir été écrit.
J’arrive à la fin de ma chronique et je m’aperçois que je n’ai rien dit sur le déroulement de l’intrigue, les personnages… à vous de les découvrir.

« Seigneur ! s’exclama Montag. Tous ces engins qui n’arrêtent pas de tournoyer dans le ciel ! Qu’est-ce que ces bombardiers fichent là-haut à chaque seconde de notre existence ? Pourquoi tout le monde refuse d’en parler ? On a déclenché et gagné deux guerres nucléaires depuis 1960. Est-ce parce qu’on s’amuse tellement chez nous qu’on a oublié le reste du monde ? Est-ce parce que nous sommes si riches et tous les autres si pauvres que nous nous en fichons éperdument ? Des bruits courent ; le monde meurt de faim, mais nous, nous mangeons à satiété. Est-ce vrai que le monde trime tandis que nous prenons du bon temps ? Est-ce pour cette raison qu’on nous hait tellement ? J’ai entendu les bruits qui courent là-dessus aussi, de temps en temps, depuis des années et des années. Sais-tu pourquoi ? Moi pas, ça, c’est sûr. Peut-être que les livres peuvent nous sortir un peu de cette caverne. Peut-être y a-t-il une chance qu’ils nous empêchent de commettre les mêmes erreurs insensées ! Ces pauvres crétins dans ton salon, je ne les entends jamais en parler. Bon sang, Millie, tu ne te rends pas compte ? Une heure par jour, deux heures, avec ces bouquins, et peut-être… »

« Qu’est-ce qui vous a tourneboulé ? Qu’est-ce qui a fait tomber la torche de vos mains ?
– Je ne sais pas. On a tout ce qu’il faut pour être heureux, mais on ne l’est pas. Il manque quelque chose. J’ai regardé autour de moi. La seule chose dont je tenais la disparition pour certaine, c’étaient les livres que j’avais brûlés en dix ou douze ans. J’ai donc pensé que les livres pouvaient être de quelque secours.
– Quel incorrigible romantique vous faites ! Ce serait drôle si ce n’était pas si grave. Ce n’est pas de livres dont vous avez besoin, mais de ce qu’il avait autrefois dans les livres. »

« Beaucoup de choses seront perdues, naturellement. Mais on ne peut pas forcer les gens à écouter. Il faut qu’ils changent d’avis à leur heure, quand ils se demanderont ce qui s’est passé et pourquoi le monde a explosé sous leurs pieds. Ça ne peut pas durer éternellement. »

Fahrenheit 451, Ray Bradbury. Gallimard, coll. Folio SF, 2009 (1953 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Henri Robillot et Jacques Chambon. 213 pages.

Mini-chroniques pour trois lectures graphiques : Ma révérence, Le Veilleur des Brumes et Yellow Cab

Trois lectures graphiques qui m’ont plus ou moins touchée, du coup de cœur au bof. Des histoires de vie, de rencontres… en France, aux États-Unis ou dans un monde imaginaire.

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Ma révérence, de Wilfrid Lupano (scénario) et Rodguen (dessin) (2013)

Ma révérence (couverture)Malgré le nom de Lupano, je reconnais que je me suis lancée dans cette BD légèrement dubitative, notamment face à une couverture qui ne m’emballait guère. Finalement, ce fut ma lecture la plus captivante.

Les auteurs partent d’une histoire exceptionnelle – deux anti-héros, plus losers déconfits que bandits magnifiques, planifient un kidnapping et le braquage d’un fourgon pour tirer leur révérence et enfin vivre une vie plus douce – pour finalement raconter la vie de plusieurs protagonistes avec ses drames, ses espoirs, ses joies envolées, ses secrets, ses ratés, ses remords et ses hontes. De là, des histoires qui s’entrecroisent, des personnages qui se rencontrent, des existences qui s’entrechoquent. Des confidences difficiles ou sombres qui n’empêchent pas d’avoir pas mal d’humour (noir), volontaire ou non de la part des personnages.
Ces derniers ont quelque chose de brut, de cru, de méchant parfois, mais ils parviennent néanmoins à être touchants quand la façade – qu’elle soit m’as-tu-vu, vulgaire, sérieuse – s’effrite.

La narration n’est pas linéaire, il faut rassembler les pièces du puzzle pour former ces différents portraits d’une belle finesse, c’est un procédé que j’apprécie beaucoup et je n’ai pas été déçue par l’écriture de Lupano.

Une BD intelligente et véritablement prenante que j’ai adorée !

Source des planches : BDfugue

Ma révérence, Wilfrid Lupano (scénario) et Rodguen (dessin). Delcourt, 2013. 128 pages.

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Le Veilleur des Brumes (3 tomes), de Robert Kondo (scénario) et Dice Tsutsumi (dessin)

C’est à la bibliothèque que j’ai été attirée par le graphisme de ces trois volumes et ses airs de film d’animation. À juste titre, puisque Le Veilleur des Brumes The Dam Keeper – est tiré d’un court-métrage d’animation. Et visuellement, c’est très beau, très doux et mignon. Les couleurs, les traits, c’est assez superbe.
L’atmosphère est une merveille, recelant énormément de poésie et de mélancolie, tout en vibrant de lumière et d’espoir. De même, les lieux et décors sont une réussite : j’ai immédiatement accroché au contraste entre ces îlots de vie préservés des brumes, colorés, et l’extérieur mystérieux et menaçant – une mise en place somme tout assez classique -, avec pour seul pont, le Veilleur solitaire et incompris.

C’est une histoire de transmission, de mystère familial, d’aventures et de rencontres. S’ouvrir aux autres, apprendre à les connaître, grandir et évoluer en sortant de ses routines. Et les familles, celles dans lesquelles on naît comme celles que l’on se trouve. Néanmoins, il m’a manqué quelque chose pour être véritablement passionnée par l’intrigue qui, en dépit d’une mise en place plus que convaincante, est devenue un peu brouillonne et rapide.

Une histoire initiatique sympathique et touchante, même si ça n’a pas été le coup de cœur auquel je m’attendais.

Source des planches : BDfugue

Le Veilleur des Brumes (3 tomes), Robert Kondo (scénario) et Daisuke « Dice » Tsutsumi (dessin). Éditions Milan, coll. Grafiteen, 2018-2020 (2017-2019 pour l’édition originale). Traduit par Aude Sécheret.
– Tome 1, Le Veilleur des Brumes, 159 pages ;
– Tome 2, Un monde sans ténèbres, 160 pages ;
– Tome 3, Retour à la lumière, 195 pages.

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Yellow Cab, de Chabouté, d’après le roman de Benoît Cohen (2021)

Yellow Cab (couverture)Cette BD est tirée d’un roman du réalisateur Benoît Cohen, lui-même relatant une expérience réellement vécue : devenir chauffeur de taxi à New-York pour trouver l’inspiration d’un film.

Ainsi, ce roman graphique en noir et blanc compile des rencontres, des faciès, mettant en scène une ville-personnage somme de toutes les âmes qui la peuplent. Le personnage principal, invisible aux yeux des autres de par son statut de chauffeur de taxi (« Personne ne pense jamais au taxi, en fait. On est comme invisible. On est juste une nuque. » Sherlock, saison 1, épisode 1), s’efface pour laisser la place à ceux qu’il conduit.
Cependant, je dois avouer que j’ai trouvé le tout un peu fade – hormis le dessin de Chabouté tout en ombres et lumières. Il n’y a pas réellement d’histoire – ce qui n’est pas forcément un défaut quand d’autres éléments sont bien menés –, le personnage principal est assez inexpressif finalement et ses réflexions m’ont parfois semblé artificielles, et j’ai peiné à ressentir l’inattendu, le surprenant, le touchant de ces clients qui défilent.

Une lecture malgré tout sympathique mais que j’oublierai vite.

Source des planches : BDfugue

Yellow Cab, Chabouté, d’après le roman du même nom de Benoît Cohen. Vents d’ouest, 2021. 168 pages.

Les raisins de la colère, de John Steinbeck (1939)

Le premier rendez-vous de l’année autour des classiques fantastiques tape fort en nous invitant à piocher dans la bibliographie de John Steinbeck. Après mon coup au cœur avec Des souris et des hommes, je n’ai pas été originale en me tournant vers un autre chef-d’œuvre – titre amplement mérité – de l’auteur américain : Les raisins de la colère.

Les raisins de la colère, c’est l’histoire des Joad chassés de leurs terres, leur épopée vers la Californie et leurs jours de galère dans cet État qui ne veut pas vraiment d’eux. Mais, roman de la Grande Dépression, c’est aussi le chœur des voix de tous ceux qui sont jetés sur les routes par la perte de leur terre, par l’espoir d’une vie plus douce et d’un travail plus facile ; le chœur de tous ceux qui voyagent, qui vendent, qui tentent de s’en sortir, qui en profitent, qui se souffrent, qui se résignent, qui se mettent en colère ; le chœur des fermiers expropriés, des vendeurs automobiles, des travailleurs, des cyniques, des désespérés.

J’ai été captivée par ce roman magistral dont la forme m’a surprise, puis happée : Steinbeck alterne les chapitres suivant la famille Joad avec des chapitres qui offrent un regard plus général, voire contemplatif – l’action destructrice des tempêtes de poussière sur les cultures, la lente et opiniâtre avancée d’une tortue, les ravages des pluies incoercibles… Narration, description, dialogue, multitude de voix… les formes adoptées sont variées et confèrent un aspect presque documentaire unique et passionnant. Ces chapitres inattendus inscrivent l’histoire personnelle des Joad dans un cadre bien plus global et soulignent le côté démultiplié de ces malheurs.

Ce roman est la voix de la misère, de la dignité, de l’injustice et il est incroyablement puissant. Comment pourrait-il en être autrement face à ces espoirs forcément déçus, cette fuite en avant qui ne peut qu’aboutir dans un mur, ces magouilles bien plus grandes que ces gens normaux, ces manipulations révoltantes, ce jeu pipé avec des existences poussées à bout ?
C’est le récit d’un système injuste conçu pour exploiter la misère et l’espoir au profit de quelques-uns, pour arnaquer ceux qui sont déjà les plus défavorisés, pour engraisser les banques et les grosses entreprises en essorant les êtres.
Le récit d’un cercle vicieux où les gains ne peuvent dépasser les dépenses. Quel ébahissement face au cynisme des raisonnements capitalistes.
Le récit d’une humanité niée, de femmes et d’hommes rabaissés, exploités, maltraités, humiliés. Quel déchirement face à cette interrogation récurrente des Joad, cette question naïve, expression de la surprise et des sentiments blessés : comment peuvent-ils nous traiter comme si nous n’étions rien, comme si nous n’étions pas des êtres humains, comme si nous étions moins que des êtres vivants ?

Parallèlement à ce système à broyer les âmes, il y a ces femmes et ces hommes humbles, ces petits qui nous font vivre le déchirement de quitter sa maison et sa terre, les épreuves au fil de la route, l’amour pour leur famille, l’espoir qui les habite, leur bonne volonté et leur désir de s’intégrer, de trouver un nouveau foyer, le mépris et la haine qu’ils reçoivent en retour. Et au milieu de la violence, il y a là de l’honnêteté, de l’entraide, de la générosité, qui disent que tout n’est peut-être pas perdu tant qu’on se serrera les coudes.
Ce roman marque également pour ses personnages bouleversants, comme Man, la matriarche fantastique de courage et d’altruisme qui s’impose comme le véritable pilier de la famille, comme John, l’oncle noyé dans ses remords, comme Casy, l’ex-prêcheur et son regard lucide avant l’heure.

Plus bavard que Des souris et des hommes, mais tout aussi efficace, voilà un roman engagé qui dénonce et qui rend hommage, un classique vibrant qui émeut et qui révolte ; un monument littéraire impeccable qui mérite tous les encensements ; un récit sociologique déchirant qui trouve malheureusement une résonance certaine avec notre époque.

« On est bien dans un pays libre, tout de même.
Eh bien, tâchez d’en trouver, de la liberté. Comme dit l’autre, ta liberté dépend du fric que t’as pour la payer. »

« Un homme, une famille chassés de leur terre ; cette vieille auto rouillée qui brimbale sur la route dans la direction de l’Ouest. J’ai perdu ma terre. Il a suffi d’un seul tracteur pour me prendre ma terre. Je suis seul et je suis désorienté. Et une nuit une famille campe dans un fossé et une autre famille s’amène et les tentes se dressent. Les deux hommes s’accroupissent sur leurs talons et les femmes et les enfants écoutent. Tel est le nœud. Vous qui n’aimez pas les changements et craignez les révolutions, séparez ces deux hommes accroupis ; faites-les se haïr, se craindre, se soupçonner. Voilà le germe de ce que vous craignez. Voilà le zygote. Car le « J’ai perdu ma terre » a changé ; une cellule s’est partagée en deux et de ce partage naît la chose que vous haïssez : « Nous avons perdu notre terre. » C’est là qu’est le danger, car deux hommes ne sont pas si solitaires, si désemparés qu’un seul. »

« « – Du calme, fit-elle. Il faut avoir de la patience. Voyons, Tom… nous et les nôtres, nous vivrons encore quand tous ceux-là seront morts depuis longtemps. Comprends donc, Tom. Nous sommes ceux qui vivront éternellement. On ne peut pas nous détruire. Nous sommes le peuple et le peuple vivra toujours.
– Ouais, mais on prend sur la gueule tout le temps.
– Je sais. » Man eut un petit rire. « C’est peut-être ça qui nous rend si coriaces. Les richards, ils viennent et ils passent et leurs enfants sont des bons à rien, et leur race s’éteint. Mais des nôtres, il en arrive tout le temps. Ne te tracasse pas, Tom. Des temps meilleurs viendront.
– Comment le sais-tu ?
– J’sais pas comment. » »

« Le travail de l’homme et de la nature, le produit des ceps, des arbres, doivent être détruits pour se maintiennent les cours, et c’est là une abomination qui dépasse toutes les autres. »

« Les gens s’en viennent armés d’épuisettes pour pêcher les pommes de terre dans la rivière, et les gardes les repoussent ; ils s’amènent dans leurs vieilles guimbardes pour tâcher de ramasser quelques oranges, mais on les a arrosés de pétrole. Alors ils restent plantés là et regardent flotter les pommes de terre au fil du courant ; ils écoutent les hurlements des porcs qu’on saigne dans un fossé et qu’on recouvre de chaux vive, regardent les montagnes d’oranges peu à peu se transformer en bouillie fétide ; et la consternation se lit dans les regards, et la colère commence à luire dans les yeux de ceux qui ont faim. Dans l’âme des gens, les raisins de la colère se gonflent et mûrissent, annonçant les vendanges prochaines. »

Les raisins de la colère, John Steinbeck. Éditions Gallimard, 1963 (1939 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marcel Duhamel et Maurice Edgar Coindreau. Dans un recueil de quatre romans, pages 293 à 717.

Personne ne gagne, de Jack Black (1926)

Personne ne gagne (couverture)Personne ne gagne est le récit autobiographique de Jack Black, hobo, voleur, cambrioleur, perceur de coffre. À travers ses errances, ses coups, ses incarcérations, à travers les États-Unis et le Canada, à travers quelques dizaines d’années de vie jusqu’à sa « reconversion » dans un emploi d’archiviste d’un journal, il nous fait découvrir une époque et un mode de vie.

Car, au-delà de sa vie, son récit trace aussi le portrait de l’Amérique de la fin du XIXe et du début du XXe siècles. Une Amérique post-ruée vers l’or avec ses saloons, ses fumeries d’opium, ses bordels, ses prisons aux pratiques cruelles. L’Amérique nocturne, celle des bas-fonds et de l’illégalité. Mendiants, prostituées, voleurs, assassins, vagabonds… tel est l’entourage de Jack Black. Un entourage dont il nous fait découvrir l’argot et le code moral étonnamment rempli de principes et de valeurs. Un entourage d’où naîtra quelques trahisons, mais aussi des amitiés fortes et des loyautés indéfectibles.

Jack Black raconte son histoire de manière assez humble et particulièrement lucide. Il analyse à plusieurs reprises le pourquoi de ses activités criminelles et ses sentiments fluctuant, sans finalement blâmer une quelconque cause extérieure.
Son récit est un plaidoyer contre la peine de mort et les mauvais traitements en prison qui ne résolvent rien et ne détournent personne de la récidive. Parfois maltraité, blessé physiquement par l’autorité, il raconte comment cela n’a fait que nourrir sa rage et son sentiment d’injustice, l’éloignant toujours davantage de la société, jusqu’à ce qu’il soit sauvé par la bienveillance d’un procureur, d’un juge, de personnes l’ayant aidé, lui ayant procuré un toit et un travail. Sa détermination fut également un outil précieux grâce à un déclic personnel nourrissant sa volonté d’arrêter l’opium, de rembourser ses dettes et de ne pas trahir la parole donnée.
Des passages sont particulièrement chouettes et intéressants, qu’ils soient drôles, touchants ou introspectifs, mais je regrette que d’autres m’aient laissé de marbre alors qu’ils n’auraient pas dû. Je pense notamment à ceux où des amis se font tuer sous ses yeux pendant des vols, mais où le récit ne transmet aucune émotion (pour le coup, on ne peut pas lui reprocher de tomber dans le pathos !).

Une fois Jack Black parti sur les routes, le roman souffre d’une certaine répétition à mes yeux : il s’agit d’un enchaînement de coups et d’emprisonnements un peu mécanique, amplifié par un détachement vis-à-vis de l’histoire, des événements, du narrateur. J’ai eu bien du mal à me sentir impliquée ; au contraire, je me suis sentie mise à distance, peut-être à cause du fait que l’auteur revient sur des événements s’étant déroulés des années auparavant. Paradoxalement, cela donne l’impression d’une liste de casses et de vols assez exhaustives sans que je ne me sois représentée le nombre de coups, le temps que cela lui demandait, les sensations et les pensées que cela génère chez lui sur le moment…
Cependant, cela est rattrapé sur la fin – c’est juste dommage d’avoir dû attendre autant – dans deux chapitres où il relate des coups en détail, presque mouvement par mouvement, ce qui rattrape tous les défauts énumérés ci-dessus. Outre le fait que l’on se rend mieux compte du temps qu’il y passe, c’est surtout beaucoup plus immersif ! Nous partageons sa tension, son appréhension du réveil de la victime ; nous vivons sa frustration en cas d’échec – tout en souriant de quelques gros ratés quasi burlesques – et son plaisir en cas de succès. Et, en parallèle, j’ai ressenti le côté hyper intrusif et dérangeant pour la cible endormie qui ignore qu’une main étrangère est en train de fouiller sous son oreiller…

L’argot utilisé par Jack Black – une boutanche, thuner, une consolante, les conventions dans les jungles, se faire un train… – m’a d’ailleurs interrogée. Car s’il permet d’offrir une voix originale et identifiable à son narrateur, de l’ancrer dans un milieu, son authenticité est questionnable étant donné qu’il s’agit d’une traduction. Ainsi, je me suis souvent demandé quel avait été l’angle des traducteurs et comment les termes avaient été choisis : sont-ils ceux des voleurs francophones ? sont-ils issus du parler des classes sociales les plus modestes ? J’avoue que j’aurais apprécié une petite annexe sur le sujet…

Car le roman est complété par trois annexes à l’intérêt variable. La première est un texte de Jack Black sur les pratiques dans les prisons, leur inefficacité, d’où un appel à davantage d’humanité : sa plume et ses développements sont à la fois intéressants et convaincants. La seconde est de la main de William S. Burroughs qui fut influencé par Jack Black, mais je l’ai trouvé particulièrement dispensable et oubliable ; enfin, la dernière précise un peu la reconversion de Jack Black et la genèse du roman et était potentiellement intéressant mais finalement trop brouillonne pour que je l’apprécie vraiment.

Un récit plaisant qui se lit rapidement – ce qui contribue sans doute à éviter la lassitude née de la redondance – mais bien loin des chocs littéraires qu’ont pu être d’autres Monsieur Toussaint Louverture (tels La Maison dans laquelle, Watership Down ou Et quelquefois j’ai comme une grande idée).

« Si on représentait sur une feuille mon parcours depuis le pensionnat jusqu’à ce bureau, on obtiendrait une ligne en zigzag du genre de celles des scientifiques pour observer les pics et les chutes des températures, des précipitations ou de la Bourse. Chaque changement de cap dans ma vie a été abrupt, soudain. Je ne me rappelle pas en avoir entrepris un seul avec élégance, douceur, facilité. »

« Mon argent fondait comme neige au soleil, je devais me renflouer et, chaque nuit, je rôdais en ville dans un seul but, repérer un coup. C’est difficile d’expliquer au profane la fierté du voleur. Sans elle, il ne paierait ni vêtement ni loyer et emprunterait sans avoir l’intention de rembourser. Jour après jour, il ne fait pas ces choses-là ; jour après jour, il prend des risques et il est fier de pouvoir s’acheter ce dont il a besoin. C’est tordu, bien sûr, mais c’est comme ça. »

« J’avais pris l’habitude de bien peser le pour et le contre avant d’agir. Le problème, c’est que je ne suivais pas toujours mes conclusions. Je savais que je prenais un risque en restant au Canada après mon évasion ; pourtant, j’étais resté. J’avais conscience depuis longtemps que chacun de mes actes était injuste et criminel ; pourtant, je n’avais jamais songé à changer. En réfléchissant à ma situation avec toute la lucidité, la logique et l’objectivité dont j’étais capable, je compris que le seul coupable dans l’histoire, c’était moi, que je m’étais laissé dériver d’un crime à l’autre jusqu’au naufrage. Ni les circonstances ni une quelconque puissance supérieure ne m’avaient forcé à embrasser cette vie et mis dans ce pétrin. Je m’étais moi-même engagé sur cette voir, et je la suivrais tant que je n’aurais pas moi-même décidé de revenir dans le droit chemin. Curieusement, ici et maintenant, je n’en ressentis pas l’envie. Ça me suffisait de sentir que c’était possible. Aucune raison de prendre de bonnes résolutions tant que je n’avais pas purgé ma peine. J’attendrais de voir ce qu’elle me réservait. »

« Je savais qu’un employé bien portant aura tiré plus de ses dix ans de labeur que moi des miens, et si j’avais eu l’intention de me trouver un boulot, j’aurais pris celui-ci comme n’importe quel autre. Mais l’idée de travaille m’était aussi étrangère que celle de cambrioler une maison le serait à un plombier ou à un imprimeur. Je n’étais pas paresseux ou tire-au-flanc ; je savais qu’il y avait des moyens moins risqués et compliqués de gagner sa vie, mais c’était la façon de faire des autres, des gens que je ne connaissais, ne comprenais pas, ne voulais pas. Je ne les traitais pas de gogos ou de péquenauds sous prétexte qu’ils étaient différents et travaillaient pour vivre. Ils représentaient la société. La société représentait la loi, l’ordre, la discipline, le châtiment. La société, c’était une machine conçue pour me mettre en pièces. La société, c’était l’ennemie. Un mur immense nous séparait, elle et moi ; un mur que j’avais peut-être moi-même érigé – je n’étais pas sûr. En tout cas, je n’allais pas l’escalader et rejoindre l’ennemi juste parce que j’avais eu un peu la poisse. »

Personne ne gagne, Jack Black. Monsieur Toussaint Louverture, coll. Les grands animaux, 2017 (1926 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jeanne Toulouse et Nicolas Vidalenc. 470 pages.