L’eau des collines (2 tomes) : Jean de Florette et Manon des sources, de Marcel Pagnol (1962-1963), et deux mots sur les adaptations cinématographiques par Claude Berri (1986)

Ugolin Soubeyran a un projet : laisser tomber les pois chiches et faire pousser des œillets. Sauf que, pour cela, il faut de l’eau, beaucoup d’eau. Ça tombe bien, le vieux Pique-Bouffigue vient de casser sa pipe et une source – un peu oubliée – coule sur ses terres. Mais l’arrivée d’un héritier, Jean de Florette, et de sa famille vient compromettre toute idée de rachat du terrain. Heureusement pour Ugolin et son Papet, le nouvel arrivant est de Crespin et, au village, on hait ceux de Crespin, ce qui facilite les machinations à venir…

Ma première rencontre avec Pagnol, par le biais de La Gloire de mon père, avait été des plus décevantes. Cependant, une discussion passionnée avec une collègue a fait naître l’envie d’accorder une deuxième chance, le prêt de son exemplaire a évité que ce projet ne tombe en dormance pour moult années, et l’expérience s’est révélée bien plus plaisante.
Là où le premier tome des Souvenirs d’enfance n’avait pour lui qu’une atmosphère, les deux tomes de L’eau des collines combinent une ambiance renforcée par le cadre de ce petit village, mais aussi des personnages bien campés et une intrigue prenante et absolument dramatique.

L’ambiance de cette duologie, c’est bien évidemment le Sud, avec le vent cruel, la sècheresse assassine, les cigales, les plantes sauvages et quelques mots de patois et autres expressions qui, sans alourdir, immergent dans ce parler si typique.

Mais c’est aussi ce village des Bastides Blanches, cette bourgade isolée dans la montagne où l’on ne s’occupe pas des affaires des autres, où l’on se tait, où l’on regarde et commente de loin, dans l’ombre dans sa demeure. C’est cet entre-soi des petits villages où même ceux du bourg voisin sont vus comme des étrangers, ce repli sur la communauté où prolifèrent l’envie, la méfiance, la crainte du jugement des « siens », de sortir du rang, de se retrouver seul contre tous, de s’opposer à la plus riche lignée du village (et au profit d’un étranger de Crespin, est-ce que ça vaut bien le coup ?).

De là, une histoire qui attrape et qui passionne. Dans Jean de Florette, même quand tout semble se dérouler pour le mieux pour le personnage éponyme, le poids de ce secret qui dort annonce la tragédie à venir : l’issue est inéluctable, même si Pagnol s’amuse à nous faire croire un temps qu’il pourrait en être autrement. La Gloire de mon père était bien gentillet (sauf envers les oiseaux massacrés) alors que ce premier tome est bien plus cruel, une cruauté qui trouve son apothéose dans sa terrible fin.
Dans Manon des sources, l’injustice se dévoile, la machination des Soubeyran commence à être connue, mais la difficulté à briser le mur du silence persiste : tout le monde sait mais personne ne dit rien. L’atmosphère s’alourdit de ce mutisme persistant – mutisme tantôt honteux, hypocrite ou accusateur – et la tension se fait pesante comme un orage qui n’éclate pas en dépit d’un ciel menaçant. L’on se demande, captivée, qui brisera ce tabou, qui parlera en premier.
Car il y a, en fil conducteur, ce Destin impitoyable, joueur et cynique qui, dans les révélations ultimes, fait sentir le goût amer de ce qui aurait pu être mais ne sera jamais, parce que personne n’a fait de pas vers l’autre, parce que les secrets le sont restés, parce que personne n’a parlé. Poids criminel de tout un village, crime en se taisant, condamnant aussi sûrement que les actions de certains : comme disait Einstein, « Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les regardent sans rien faire. »

Une légère préférence pour Jean de Florette qui fait se confronter – pour nous lecteurs et lectrices omniscientes – l’enthousiasme inébranlable de Jean et les manœuvres calculées des Soubeyran. J’ai eu une grande affection pour les rêves de Jean de Florette et ses « vastes projets » : même si, sans connaître l’histoire (comme c’était mon cas), on sait que ça va mal finir, ses espoirs et ses convictions sont si intenses qu’ils en sont communicatifs. J’ai été passionnée par l’ombre du Papet ainsi que par les incertitudes d’Ugolin piégé entre sa malhonnête, son plan, ses désirs de fortune et son amitié naissante pour Jean et sa famille, des bribes de compassion…
Quelques râleries dans Manon des sources face aux commentaires de vieux satyres en rut et ceux sur la « mentalité primitive » de Manon, comme si elle valait moins que ceux du village : je trouve la formulation peu heureuse, car elle lit, elle est sensible, elle n’est pas une brute, mais elle est libre, simple et plus à l’aise dans la solitude des collines qu’en société. Une fille dévouée à ceux qu’elle chérit – humains et animaux, fière, débrouillarde, ce qui lui vaut également – heureusement – le respect de certains.

Ainsi, deux romans absolument prenants de bout en bout : par deux fois, sitôt commencés, sitôt achevés, tant il était impossible de les lâcher. La plume est simple, mais efficace et immersive, et ces récits m’ont prise aux tripes. Des personnages passionnants formant une fresque vivante et variée (par leurs classes sociales, leurs intentions, leurs caractères…), un portrait cruel d’une mentalité étriquée, les conséquences terribles de la rancœur et d’une tromperie cupide, une tragédie familiale, l’amertume d’une histoire alternative rendue impossible par le silence des protagonistes, une réflexion sur la culpabilité de chacun et le triomphe d’un destin inéluctable. Je ne m’attendais pas à un tel coup de cœur.

« Mais tout en parlant de tout et de rien, ils respectaient rigoureusement la première règle bastidienne. «  On ne s’occupe pas des affaires des autres. » »

« Jean Cadoret, dont les conceptions étaient chimériques, apportait à leur réalisation une indomptable énergie, et une application minutieuse. La force et l’endurance des rêveurs sont parfois comparables à celles des aliénés. »

« Le vent des collines, l’amitié des arbres, le silence des solitudes en avaient fait une petite bête sauvage, légère et vive comme un renard. »

(Jean de Florette)

« La vérité, c’est que plus on en a, plus on en veut, et finalement, au cimetière. Alors, à quoi ça sert ? »

« Ce n’était pas contre les forces aveugles de la nature, ou la cruauté du Destin qu’il s’était si longuement battu ; mais contre la ruse et l’hypocrisie de paysans stupides, soutenus par le silence d’une coalition de misérables, dont l’âme était aussi crasseuse que les pieds. Ce n’était plus un héros vaincu, mais la pitoyable victime d’une monstrueuse farce, un infirme qui avait usé ses forces pour l’amusement de tout un village… »

(Manon des sources)

L’eau des collines, T1, Jean de Florette, Marcel Pagnol. Le Livre de Poche, 1973 (1962 pour la première édition). 318 pages.
L’eau des collines, T2, Manon des sources, Marcel Pagnol. Éditions de Fallois, coll. Fortunio, 2009 (1963 pour la première édition). 285 pages.

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Jean de Florette - Manon des sources (afficheJ’ai ensuite regardé les films – dont la même collègue m’avait également dit le plus grand bien – et, pour une fois, je n’ai pas été déçue par l’adaptation (même si je préfère les livres, évidemment). Le film Jean de Florette est excellent et très fidèle à l’esprit et à l’intrigue du roman, mais j’ai de petites réserves sur Manon des sources : on ressent moins la gravité du manque d’eau (suite à une source bouchée par Manon) qui, combinée à la sécheresse, menace le village et toutes ses cultures, la tension due au mutisme général se fait moins pesant car ce silence est plus rapidement brisé, la culpabilité mutuelle est moins prégnante notamment avec le prêche du curé qui a été abrégé (et je regrette que les talents de frondeuse de Manon aient été effacés). La nuance se joue peut-être dans le fait que Manon des sources est finalement plus psychologique, avec moins d’événements concrets successifs.
Acteurs et actrices sont parfaits dans leur rôle, avec une mention particulière pour Daniel Auteuil qui joue un Ugolin aussi méprisable que touchant et pour Yves Montand qui incarne un Papet absolument sublime : j’attendais chacune de ses apparitions avec impatience car il offre à ce personnage un regard perçant et une aura incroyable, donnant à voir cet homme que l’on déteste mais qui finit par émouvoir à son tour.
Et puis, la musique de Verdi, La force du destin, est particulièrement bien choisie pour ce diptyque.

Jean de Florette et Manon des sources, films de Claude Berri, sortis en 1986, avec Daniel Auteuil, Yves Montant, Gérard Depardieu, Emmanuelle Béart…

L’oiseau bleu d’Erzeroum, d’Ian Manook (2021)

L'oiseau bleu d'Erzeroum (couverture)De 1915 à 1939, l’histoire d’Araxie et Haïganouch, deux sœurs, deux fillettes arméniennes, deux témoins et deux victimes des horreurs de l’Histoire.

Mes connaissances sur le génocide arménien étaient assez limitées, je dois bien l’avouer, aussi ai-je été captivée par ce cadre historique nouveau (même si je ne peux évidemment pas considérer que la lecture d’un roman m’aura appris tout ce qu’il y a à savoir sur je sujet). Aussi captivée qu’horrifiée d’ailleurs, car la cruauté et le sadisme des êtres humains ne cessera décidément de me sidérer. Des logiques perverses pour abuser, déstabiliser, exploiter, écraser les populations arméniennes aux massacres de masse, c’est une rapide montée dans l’horreur. Cependant, et je lui en sais gré, Ian Manook ne se complaît pas dans des descriptions minutieuses et dans une surenchère de détails scabreux, à l’image des viols évidemment et tristement légions dans une situation qui met autant de femmes sous la coupe des hommes. Captivée, horrifiée… mais également découragée et attristée évidemment face à cette Histoire qui se répète encore et encore, avec ces haines d’un peuple envers un autre, ces défaillances rejetées sur autrui, ces violences et exterminations.

Certes, la narration est assez classique et n’est guère marquante en elle-même, mais l’histoire accroche. Difficile de ne pas avoir envie de suivre le chemin de ces personnages et d’en connaître l’issue. Araxie est un personnage féminin pour lequel j’ai eu énormément d’affection. À ses côtés, on traverse le début de ce XXe siècle si sanglant jusqu’à l’aube de la Seconde guerre mondiale.
Cependant, j’ai moins accroché à la fin du récit pour plusieurs raisons. Premièrement, les histoires d’amour y prennent un peu trop de place sur l’Histoire (même si je peux le comprendre dans le sens où il s’agit aussi du récit de vie individuel… et qu’on peut souhaiter un peu de tendresse à ces protagonistes qui en ont vu de dures). Deuxièmement, certains rebondissements semblent quelque peu factices et la manière dont les personnages se croisent et se recroisent, prétendument par hasard, apparaît comme quelque peu artificielle. Et cela est souligné par un troisième point qui m’a souvent déconcentrée, effaçant l’émotion en me faisant faire moult retours en arrière et prendre pas mal de notes…

Il s’agit de la chronologie qui s’est mise à m’interroger, spécialement les chapitres qui suivent Hovannes. Il faut dire que le temps progresse de manière globalement linéaire jusqu’en 1932 avant de faire brusquement un bond en arrière vers 1927 pendant quatre chapitres pour ensuite repartir en 1934. Delà quelques bizarreries.
Par exemple, en 1932, à Munich, il approche le baron Von Blitsch spécialement du fait de ses accointances avec Hitler, mais ensuite, dans un chapitre situé en 1927, il devient informateur pour Moscou parce qu’il a « à Munich, des contacts dans l’environnement immédiat d’Hitler » : pourquoi se rapprocherait-il des années plus tard d’un autre proche d’Hitler s’il avait déjà des contacts ? De même, on lui demande ce qu’il fait en République socialiste soviétique d’Arménie en 1927 « après être passé par Paris, Lausanne, Berlin et Munich » alors qu’il est allé à Paris et en Suisse en 1929 et à Munich en 1932… et qu’un chapitre précédent plaçait son voyage en Arménie en 1932 : alors, certes, il a pu y aller dans d’autres circonstances que celles racontées, des voyages non évoqués, mais ça ne semble tout de même pas très logique. De même, d’autres détails m’ont questionnée, des éléments que j’ai trouvés incohérents, au sujet de l’homme au gilet jaune ou d’Haïgaz.
Et à mes yeux, cela a souligné les rencontres improbables et les faiblesses de construction du récit.

Un récit de vie trouvant sa source dans les atrocités du génocide arménien qui m’aura fait passer par de multiples émotions pendant une première partie aussi prenante et passionnante qu’horrible, mais dont la seconde moitié ne m’a pas semblé aussi convaincante.

« – Une morale ? Mais quelle morale ? La morale n’existe pas en politique, mon pauvre Saad. La morale, c’est pour les faibles. La politique, c’est justement la victoire de l’efficacité sur la morale. Comment croyez-vous que votre père a agrandi ses entrepôts, et à qui croyez-vous qu’il a racheté ses trois nouveaux navires ? À qui croyez-vous que le mien a racheté les commerces en gros de laine et de soie ? Comment croyez-vous que je vais assurer à votre fille, quand elle sera ma femme, le luxe et l’opulence qu’elle n’aura jamais connus dans sa propre maison ? Par cette industrie que les Arméniens avaient accaparée et que nous leur reprenons aujourd’hui. La mort de ces enfants arméniens, Saad effendi, c’est la survie des enfants turcs. C’est la survie de votre fille. »

« C’est ainsi que les cultures survivent. Par les gestes quotidiens. Par le partage des saveurs et des savoir-faire. Hovannes en a presque les larmes aux yeux. La force indestructible de la diaspora qui se construit, il la voit à travers cette survivante, heureuse dans un autre pays que le sien et qui répète les gestes ancestraux de ses traditions. »

L’oiseau bleu d’Erzeroum, Ian Manook. Albin Michel, 2021. 542 pages.

La mélancolie du monde sauvage, de Katrina Kalda (2021)

La mélancolie du monde sauvage (couverture)Présent bien inspiré d’une chouette amie, La mélancolie du monde sauvage a été une vraie bonne surprise. J’étais curieuse sans savoir à quoi m’attendre (puisqu’on me l’avait offert, je ne voyais pas l’utilité de lire le résumé puisque j’étais sûre de le lire), or ce livre m’a énormément parlé.

On y suit Sabrina sur quelques décennies. Issue d’un milieu social défavorisé, l’art est une révélation qui la pousse à s’extraire d’un futur apparemment tout tracé. Ses études, ses projets, ses amitiés et ses amours accompagnent ses réflexions tandis qu’en toile de fond se dessine le récit d’une humanité qui court à sa perte.

L’autrice nous embarque sur le fleuve de son existence avec ses soubresauts, ses exaltations, ses interrogations, ses temps de paix, de joie ou de mal-être et d’incertitude. Bien des ellipses sont nécessaires pour faire rentrer tout cela dans un roman de moins de trois cents pages et pourtant il n’en ressort aucun sentiment de frustration, de pas assez, de trop rapide ; ce suivi sur du long terme m’a donné l’impression de connaître intimement Sabrina, et de la comprendre.

Car sans être l’artiste touche-à-touche qu’est Sabrina, je me suis retrouvée dans ses questionnements, dans son cheminement intérieur, dans sa vision du monde et de l’humanité. Sans donner trop de détails pour ne pas tout révéler du récit, je suis passée par des étapes similaires, des désirs comparables, des besoins analogues pour remplir ma vie, et ce roman semble être arrivé dans ma vie, pile au bon moment, celui où il pouvait rentrer en résonnance avec mes réflexions présentes et une vie à la fois souhaitée et possible enfin.
Son éco-anxiété, cette culpabilité face à chacun de nos gestes « coupables envers le vivant », angoisse fortement éprouvée pendant une période de ma vie. Ses interrogations sur l’utilité de l’art dans un monde qui s’effondre, de l’apparemment inutile dans un monde en crise. Ses questionnements sur nos actions : comment trouver du sens ? comment vivre quand tout semble vain ? comment concilier conscience écologique, besoin de sens et joies en dépit de tout ? Ses besoins de simplicité et d’éloignement d’un monde qui court en tous sens.
Je n’ai pas grand-chose à développer car, en réalité, c’est surtout un roman qui a merveilleusement accompagné des idées personnelles, écho fascinant de la « vraie vie ».

J’ai plongé dans ce livre et les mots justes et précis de Katrina Kalda m’ont entraînée sur des chemins réflexifs qui m’ont habité des jours après être parvenue, trop rapidement, à la dernière page. Un roman intelligent et marquant, le récit poignant et captivant d’une femme courageuse et déterminée, en dépit des épreuves de sa vie et de l’effondrement en marche. Une histoire à petite échelle qui dessine notre triste futur sans promettre une solution miracle.

« Humain a toujours signifié dans l’ordre du langage doué d’empathie, capable de faire preuve de compassion. Dans l’ordre de l’action, il est plutôt synonyme de destruction, de prédation et de cruauté. Maintenant que la plupart des grands mammifères ont disparu, et même si les imagiers de nos enfants restent peuplés d’éléphants, de titres et de baleine, désormais aussi imaginaires que des licornes, on peut conclure que la peinture de l’espèce humaine en gardienne et conscience de l’univers a été la plus grande mystification du dernier millénaire. »

« Partout des statues de bronze m’interpellaient. Elles buvaient la lumière, la faisant converger vers elles. Il existait donc une force capable de matérialiser l’esprit, de ramener en plein jour l’obscurité qui habitait chacun de nous, de nous placer devant la réalité de ce qu’est le fait d’être humain. Une force qui agissait de telle sorte que tous les tourments inutiles, toutes les injustices, étaient transcendés et retrouvaient un sens par l’intercession de la beauté. »

« D’ailleurs rien autour de nous n’invitait à la quiétude. Toute notre société était anxieuse, anxieuse et insouciante à la fois, un Janus regardant dans deux directions contraires, un œil hypnotisé par la perspective de la catastrophe, l’autre rivé sur le monde d’hier et l’expansion infinie du confort qu’il promettait. »

« L’alternance de la répétition et du changement, voilà quel était le noyau de la vie humaine. Nous pensions aspirer au changement, mais en réalité nous chérissions la routine. De temps en temps seulement, nous devenions assoiffés de nouveauté. Alors nous partions en vacances, changions de travail, divorcions ou décidions d’aller vivre à l’autre bout du monde, où nous reconstruisions patiemment le cocon protecteur des habitudes. »

« Chaque jour j’apprends les vertus du temps. Je regarde les fossiles incrustés dans la craie, ceux qui remontent quand je retourne un lopin de terre : la moindre chose dans la nature a besoin de temps. Et nous, les artistes, nous les humains, nous voulions que nos entreprises aillent vite. Nous voulions produire, sans nous soucier du fait que rien de vrai ne peut naître d’un substrat mal digéré. J’ai appris à être humble. J’ai appris la joie. J’ai appris qu’elle n’est rien d’autre que le sentiment inconditionnel de la vie qui persiste une fois réduits au silence les bruits qui la rendaient inaudible. La joie est le bruit de la rivière quand les grillons se sont tus et que l’on perçoit à nouveau l’aigu du clapotis, la médiane du courant et les basses du flot sur les grosses pierres. J’ai appris à connaître toutes les pierres de la rivière. J’ai compris que ces pierres n’ont pas besoin d’apprendre à me connaître ; que la nature n’a pas besoin de moi. Que moi seule ai besoin d’elle. »

La mélancolie du monde sauvage, Katrina Kalda. Gallimard, 2021. 274 pages.

Mini-chroniques : René·e aux bois dormants, Le mari de mon frère et L’autre moitié du soleil

Je vous propose trois petites chroniques d’ouvrages ayant accompagné mon automne bien occupé par le déménagement et le nouveau travail. Je n’ai pas eu le temps ou le courage de détailler davantage, mais je souhaitais quand même vous toucher un mot de ces excellentes lectures.

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René·e aux bois dormants, d’Elene Usdin (Sarbacane, 2021)

René·e aux bois dormants (couverture)Un roman graphique étonnant. Tout d’abord, un peu dubitative quand j’ai entamé ses presque 370 pages face à cette débauche de couleurs, cette diversité de techniques de dessin, ces personnages étranges, ses transitions hallucinées… bref, face à ce rendu un peu psychédélique. Puis, je me suis prise au jeu, j’ai accepté le voyage, j’ai accepté de ne pas tout suivre.
Je me suis laissée portée par cet univers fluctuant, où rien – ni l’époque, ni le lieu, ni le genre – n’est acquis ; j’ai apprécié les rencontres surprenantes, les histoires un peu macabres et cruelles, les mythologies inconnues. Enfin, j’ai été touchée par cette histoire identitaire, par ce pan de l’Histoire canadienne, par le parcours tragique de ce petit garçon et de tant d’autres.
Une histoire non linéaire, onirique, colorée et bouleversante. Un roman graphique déroutant certes, mais véritablement atypique, tant dans ses illustrations que dans la construction narrative. Je n’étais pas sûre d’aimer, j’ai été hypnotisée.

Merci Alberte pour cette découverte !

(Quelques planches sur le site des éditions Sarbacane.)

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Le mari de mon frère, de Gengoroh Tagame (4 tomes) (Akata, 2016-2017)

Un manga en quatre tomes qui m’a vraiment attendrie.
Yaichi, père célibataire, voit sa vie bousculée par l’arrivée de Mike, le mari, le veuf de son frère jumeau expatrié depuis des années au Canada. Dans une société japonaise qui ne parle pas de l’homosexualité, Yaichi se voit confronté à ses préjugés, mais Kana, sa fille, est quant à elle plus qu’enchantée de cet « oncle du Canada ».
Je ne peux pas parler de la situation des LGBTQI+ au Japon, je ne suis pas du tout calée sur le sujet, je ne traiterai donc pas de la justesse du manga à ce niveau-là. Cependant, comme je le disais, j’ai été vraiment émue par les interactions entre ces trois personnages : elles constituent la grande force de ce manga. Kana est une fillette spontanée et totalement attachante ; vierge de tout préjugé, elle va sans le savoir aider son père à passer outre son éducation et à voir ce qui est vraiment important. Mike est ouvert et parfait dans son rôle de tonton tandis que Yaichi – personnage masculin sortant des clous également ! – tient le rôle le plus étoffé, celui qui connaît une véritable évolution (même si je précise qu’il n’était pas franchement homophobe, plutôt… ignorant et pudique). La compréhension de l’autre et la connaissance de la personne qu’est Mike au-delà d’une étiquette vont lui permettre de faire son deuil et tout ce cheminement intérieur est magnifiquement mené tout au long de ces quatre tomes.
Malgré cette dernière phrase qui pourrait laisser suggérer une lecture un peu pesante, ce n’est pas le cas du tout : la tonalité est plutôt légère et bienveillante. On ne tombe pas dans des schémas un peu classiques et le regard innocent de Kana est vraiment un angle d’attaque très doux et plaisant sans pour autant rendre le tout niais.
Je l’ai lu à une période où j’avais peu de temps à consacrer à la lecture, mais ça a été un plaisir de passer un peu de temps avec eux le temps de quelques soirées. C’est très intelligent, globalement attendrissant, parfois amusant, et la fin était totalement bouleversante, je dois bien l’avouer.

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L’autre moitié du soleil, de Chimamanda Ngozi Adichie (Folio, 2016. 2006 pour l’édition originale)

L'autre moitié du soleil (couverture)

Après mon excellente lecture d’Americanah il y a presque trois ans, il était temps que je lise cet autre roman de la célèbre autrice nigériane qui raconte la guerre du Biafra et les années qui l’ont précédée, à travers le quotidien d’Olanna et Kainene, deux sœurs fraîchement rentrées d’Angleterre où elles avaient suivi leur cursus universitaire, d’Odenigbo, universitaire engagé, d’Ugwu, jeune boy de treize ans, de Richard, Anglais tombé fou amoureux de ce pays, de son histoire et de ses arts.

Encore une fois, une excellente lecture pour laquelle je pourrais reprendre les mots de ma chronique d’Americanah bien que ces romans soient bien différents (ce qui serait plus simple car, le livre quelque part dans un carton et mes notes égarées dans le déménagement, j’avoue avoir du mal à poser des mots sur cette lecture vieille de plus de deux mois …).
Chimamanda Ngozi Adichie nous immerge dans le Nigeria des années 1960 et 1970 et m’a permis d’en savoir plus sur cette guerre dont je ne savais pas grand-chose, je l’avoue (à part la famine liée à ce conflit). En l’abordant par le prisme de l’intime – des histoires individuelles bouleversées par la guerre civile –, elle facilite l’entrée dans ce pan de l’Histoire nigériane (en tout cas, elle m’a immédiatement captivée) et le résultat est bouleversant grâce à ces personnages vivants et touchants, contradictoires, faillibles, humains, vrais. L’immersion dans la sauvagerie de la guerre – la brutalité, la famine, la peur et l’espoir qui se mêlent sans cesse, la perte, les inévitables exactions… – est intense et terrible.
La diversité d’âge, de situation, de nationalité, permet de tracer un riche portrait des interactions sociales : privilèges de classe, colonialisme, discrimination, préjugés et tensions entre ethnies, la lutte entre éducation et superstitions…  Avec les deux couples – non conventionnels – qui constituent le noyau des personnages, c’est également un récit sur le couple, ce qui le porte, ce qui le construit, ce qui le renforce ou le détruit. C’est enfin un roman sensoriel, porté par les bonnes odeurs des plats d’Ugwu, chauffé par la lumière brûlante du soleil dans laquelle flotte la poussière des chemins…
L’écriture de Chimamanda Ngozi Adichie est une nouvelle fois d’une grande efficacité : fluide, vibrante, précise, marquante. Grâce à elle et à ces personnages, plus qu’instructif, ce roman s’est révélé puissant, éloquent et déchirant.

« La famine était une arme de guerre nigériane. La famine a brisé le Biafra, a rendu le Biafra célèbre, a permis au Biafra de tenir si longtemps. La famine a attiré l’attention des gens dans le monde et suscité des protestations et des manifestations à Londres, à Moscou et en Tchécoslovaquie. La famine a poussé la Zambie, la Tanzanie, la Côte d’Ivoire et le Gabon à reconnaître le Biafra, la famine a introduit l’Afrique dans la campagne américaine de Nixon et fait dire à tous les parents du monde qu’il fallait finir son assiette. »

« C’était comme s’il saupoudrait du piment sur sa plaie : des milliers de Biafrais étaient morts et cet homme voulait savoir s’il y avait du nouveau sur la mort d’un Blanc. Richard écrirait là-dessus, sur cette règle du journalisme occidental : cent Noirs morts égalent un Blanc mort. »

Prochaine lecture (dans deux-trois ans probablement…) : L’hibiscus pourpre !

L’amitié et l’enfance : Le Petit Nicolas et les copains et La gloire de mon père

La thématique du mois de septembre des classiques fantastiques était « Friendship Never Dies ». Quoique malheureusement pas tout à fait d’accord avec cette affirmation, j’étais enthousiaste à l’idée de participer à nouveau après mon absence du mois passé. Je vous propose donc deux livres pour le prix d’un (que l’on aurait aussi bien pu mettre dans une thématique autour de l’enfance).

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Le Petit Nicolas et les copains, de René Goscinny, illustré par Jean-Jacques Sempé (1963)

Le petit Nicolas et les copains (couverture)J’ai bien dû lire Le Petit Nicolas quand j’étais enfant, mais je dois bien avouer que je n’en ai pas de souvenir (pas surprenant, mes lectures de l’année dernière sont déjà floues), j’ai donc eu cette idée de piocher pour une fois parmi les classiques de la littérature jeunesse (non pas que j’ai eu beaucoup de mérite, étant donné l’actualité, si je puis dire, autour de Sempé).

Et je dois dire que j’ai pris beaucoup de plaisir à lire ce recueil de nouvelles, ensemble de seize courtes histoires mettant en scène la célèbre bande de copains. Les rigolades, les bêtises, mais aussi les bagarres et les jalousies… vite effacées, vite oubliées, elles ne brisent pas les liens qui unissent Nicolas, Eudes, Alceste, Clotaire et compagnie (des prénoms toujours dans ma mémoire étonnamment).
Certes, les portraits sont simples : Alceste mange absolument tout le temps, Eudes est fort, Geoffroy est riche, Agnan est le chouchou, etc. Ce n’est pas pour la profondeur psychologique qu’on lit ces histoires, néanmoins très sympathiques. Des histoires d’insouciantes, des tranches de vie capturées en quelques mots bien choisis et le trait fin de Sempé et une chute humoristique qui conclut à merveille chaque historiette.

Comme dans tout recueil, certaines nouvelles sont plus marquantes que d’autres, plus réussies, plus efficaces. Plus riches en niveau de lecture aussi. Pour ma part, je retiendrai surtout « Le chouette bol d’air » et sa critique acide en filigrane avec ce père de famille qui conclut l’histoire en disant au père du Petit Nicolas : « – Pourquoi n’achètes-tu pas une maison de campagne, comme moi ? a dit M. Bongrain. Bien sûr, personnellement, j’aurais pu m’en passer ; mais il ne faut pas être égoïste, mon vieux ! Pour la femme et le gosse, tu ne peux pas savoir le bien que ça leur fait, cette détente et ce bol d’air, tous les dimanches ! ». Sachant que le gosse a passé son temps à être puni pour oser grimper dans l’arbre et marcher sur la pelouse et que la femme a passé sa journée à faire la cuisine (en se battant avec la cuisinière) et le ménage… La belle vie de famille en somme !

Certes, le côté répétitif de la structure narrative pourrait induire une certaine lassitude, mais c’est si vite lu que cela n’a pas eu le temps de se produire avec moi. (Sinon, il suffit de poser le livre et de faire une petite pause.)

J’ai pris un très grand plaisir à découvrir ce livre : c’est drôle, intelligent, bien écrit en dépit du ton enfantin… je crois que je comprends pourquoi c’est un incontournable ! Au détour d’un rayonnage à la bibliothèque, il est possible que je me laisse tenter par d’autres opus de la série.

« Alors on a tous fait semblant de manger, sauf Alceste qui mangeait vraiment, parce qu’il avait apporté des tartines à la confiture de chez lui.
– Très bon, ce poulet ! a dit Joachim, en faisant « miam, miam ».
– Tu me passes un peu de tes tartines ? a demandé Maixent à Alceste.
– T’es pas un peu fou ? a répondu Alceste. Est-ce que je te demande du poulet, moi ?
Mais comme Alceste c’est un bon copain, il a fait semblant de donner une de ses tartines à Maixent. »

Le Petit Nicolas et les copains, René Goscinny, illustré par Jean-Jacques Sempé. Gallimard, coll. Folio Junior, 2017 (1963 pour l’édition originale). 149 pages.

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Souvenirs d’enfance, tome 1, La gloire de mon père, de Marcel Pagnol (1957)

La gloire de mon père (couverture)J’avais vu ce livre dans plusieurs listes thématiques sur l’amitié, mais il ne colle pas si bien au thème en réalité. Certes, elle n’en est pas totalement absente avec cette amitié entre deux hommes – le père de Marcel et l’oncle Jules – en dépit de leurs différences autour de la question religieuse en premier lieu, l’un étant anticlérical, l’autre catholique pratiquant. Mais je l’aurais plutôt classé avec les récits sur la famille.

C’était une lecture à première vue agréable qui nous transporte dans la France du début du XIXe siècle et l’enfance de l’auteur. Ça sent le thym, le romarin et la lavande. Ça sent l’insouciance de l’enfance avec, en même temps, ses vrais grands drames. Un temps quelque peu idyllique quand papa était un héros et que les vacances n’étaient qu’une suite de jeux et de bons repas, d’aventures, d’explorations et de bêtises.
J’ai aimé la rencontre avec certains personnages (même si la mère et la tante Rose sont évidemment là pour faire la cuisine, la couture et pouponner) et le tendre joyeux portrait des relations fraternelles et filiales racontées par Marcel Pagnol.

Je ne vais pas mentir que j’ai tout de même tiqué sur la cruauté envers les animaux. Entre Marcel et son frère Paul, ces adorables chérubins, qui torturent les insectes avec une impressionnante imagination et la chasse, j’avoue que j’ai grimacé. Il faut préciser que l’histoire autour de la chasse constitue la moitié du roman : c’est long, c’est beaucoup trop long surtout quand on n’aime pas ça. Les interminables préparations pour la chasse (fabriquer les munitions, tester les fusils, s’habiller…), les récits de chasse, la chasse elle-même, la fierté du massacre bien réussi… très peu pour moi. Je ne m’attendais pas à ce que la « gloire de son père » faisait écho à cela. Une surprise un peu amère.

Une lecture quelque peu mitigée donc. Certes, de ce livre se dégage une atmosphère insouciante plutôt sympathique, mais je trouve le tout assez oubliable. L’écriture est agréable mais simple et ordinaire (au-delà de quelques touches d’humour et de spontanéité), et je regrette la longue apologie de la chasse.

« Le petit Paul battit des mains, et moi j’éclatai de rire. Oui, il était tout fier de son exploit ; oui, il enverrait une épreuve à son père, et il montrerait l’autre à toute l’école, comme avait fait M. Arnaud.
J’avais surpris mon cher surhomme en flagrant délit d’humanité : je sentis que je l’en aimais davantage.
Alors, je chantai la farandole, et je me mis à danser au soleil… »

Souvenirs d’enfance, tome 1, La gloire de mon père, Marcel Pagnol. Editions de Fallois, coll. Fortunio, 2004 (1957 pour l’édition originale). 227 pages.