La Cité diaphane, d’Anouck Faure (2023)

Je voulais lire ce roman depuis sa sortie et c’est le prix des Aventuriales qui m’a donné l’occasion de le lire. Après deux flops, qu’en a-t-il été de celui-ci ?

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Les cinq titres en lice :
La cité diaphane, d’Anouck Faure ;
La trilogie du singe, de Pierre Léauté ;
La cité sous les cimes, de Marge Nantel ;
Dolls, de Népenth S. et MoonE ;
Crimes surnaturels, T1, Chaudron de bruyère, de Pauline Sidre.
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La cité diaphane 1Depuis sept ans, Roche-Étoile est une cité abandonnée, ravagée par un mal étrange qui a empoisonné toutes les sources d’eau, ville muette peuplée des statues de la déesse sans visage. Une nécropole que vient réveiller un archiviste missionné par un royaume voisin pour en percer les mystères.

J’ai été happée par l’approche de la cité, par ce travelling avant qui prend son temps, par l’ambiance qui s’installe par des rencontres troublantes ou des bruits inexpliqués. Seulement, un cheveu est tombé dans la soupe…
Dès la première page, le narrateur nous explique qu’il va nous raconter les événements des jours précédents tels qu’il les a vécus « c’est-à-dire dans l’ignorance la plus totale des ressorts qui se jouaient ». Soit. Sauf que, dès lors, il multiplie les effets d’annonce, à coup de « Qu’il m’est étrange à présent de repenser à cette première rencontre… » ou de « Cela m’amuse en y repensant, mais sur l’instant, je regrettai aussitôt mes paroles. ». Une fois, deux fois, passe encore, mais cela se reproduit tant et tant que le mystère a perdu de son attrait au profit d’une immense lassitude. Tout ce que j’avais en tête était : « Mais crache ta pastille, bon sang ! ».
Par la suite, il continue de trouver des stratégies pour repousser les explications (« Pourquoi, vous demandez-vous sans doute. Comment ? Tout cela doit vous paraître très obscur, mais rassurez-vous, vous saurez bientôt. Pas tout de suite, cependant. Nous sommes déjà au beau milieu d’un récit qu’il serait dommage d’interrompre. »). Je n’ai pas besoin de tout savoir tout de suite, mais ces louvoiements me semblaient faux et creux, générateurs de longueurs inutiles.
À ce stade, je l’avoue, j’étais exaspérée et à deux doigts de laisser tomber.
Merci les Aventuriales, j’ai persévéré.

Par la suite, mon intérêt est revenu jusqu’à être bien prise par le récit. L’écriture est soignée, c’était globalement un plaisir de plonger dans les mots de l’autrice. Au-delà des décors gothiques, il y a un côté médiéval à travers les personnages désignés (pour une bonne raison) par leur condition (la chevaleresse, le mendiant, l’archiviste…). J’ai alors apprécié la manière d’aller de mystère en mystère, de rebondissements en retournements de situation. Les révélations sont progressives (sans pour autant tourner en rond) tandis que se dévoilent les motivations des différents personnages. Oscillant entre perfidie et protection, haine et amour, calcul et instinct, le récit s’amuse à nous balader gentiment à travers une histoire qui se révèle comme à rebours. Cependant, je vais être honnête, je doute que les détails de l’intrigue me marquent longtemps : bon nombre de confrontations n’étaient tout simplement pas à la hauteur des décors.

Car j’ai surtout savouré l’atmosphère quelque peu dichotomique du roman. Il a quelque chose d’éthéré – à travers l’architecture blanche et élancée de la cité, l’allure arachnéenne des enfants royaux, la condition ectoplasmique d’un protagoniste… – qui vient se heurter à une matérialité crue, à une chair démesurée, à des monstruosités magnifiées, à un macabre aussi poisseux que sublimé. Et en même temps, il y a ce jeu permanent de faux-semblants, de visages multiples, d’incertitudes, qui évite tout manichéisme.

Finalement, davantage que le fond qui parfois tourne en rond et manque de profondeur et de puissance, je saluerai surtout la forme originale du roman – complété par les gravures sombres de l’autrice – ainsi que l’atmosphère fascinante tout à la fois troublante, malsaine et onirique.

Source des gravures : le site d’Anouck Faure

« Peut-être éprouvèrent-ils du vertige à imaginer les ténèbres d’un esprit sans image. »

« La créature lui inspirait sans doute un mélange de fascination et de répugnance, comme un reflet déformé et pourtant beaucoup trop juste. La corne sur ce front de porcelaine, les membres chevalins lui rappelaient ce qu’il avait été, ce qu’il était désormais. Une licorne noire, un monstre, un être plus tout à fait humain qui se tenait sur les rivages de la mort. »

La Cité diaphane, Anouck Faure. Éditions Argyll, 2023. 261 pages.

Théâtre engagé : L’île des esclaves de Marivaux et Rhinocéros de Ionesco

Après Le dernier jour d’un condamné, j’ai prolongé le rendez-vous autour des classiques fantastiques avec deux pièces de théâtre. Le propos est certes moins virulent que chez Hugo, mais toutes deux dénoncent des travers de leur époque.

Les classiques, c'est fantastique - Classiques révoltés

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L’île des esclaves, de Marivaux (1725)

L'île des esclavesIphicrate et Euphrosine, maître et maîtresse, et Arlequin et Cléanthis, esclaves, ont fait naufrage sur une île, surnommée l’île des esclaves, sur laquelle les rôles sont inversés.

Marivaux injecte dans cette pièce en un acte ses idées politiques et sociales et dénonce la servitude forcée. À ma grande surprise, l’idée principale des habitants de l’île des esclaves n’est pas la vengeance et il n’est pas question de rendre les anciens maîtres esclaves pour toujours ; même si les anciens esclaves peuvent profiter de la situation pendant quelques jours, c’est avant tout une question d’éducation dont le but est d’éveiller la conscience de la classe dominante aux souffrances des êtres qu’ils dominent. Leur volonté est de rendre les maîtres « sains, c’est-à-dire humains, raisonnables et généreux pour toute [leur] vie », non pas de faire à autrui ce qui était insupportable pour soi.
Il donne la parole aux esclaves, aux exploité·es et questionne les rapports de domination. Il évoque alors la difficulté à se comprendre, à se parler et à s’écouter, à s’entendre par-delà le gouffre abyssal des statuts sociaux. Cette pièce a eu le mérite de soulever quelques questions sur l’égalité entre les êtres humains à une époque où la France était une puissance esclavagiste.
De plus, elle critique ouvertement les maîtres et leurs travers : leur brutalité, leur ridicule, leurs mines, leur superficialité… Ce qui était quand même osé.

La pièce est qualifiée de comédie, mais je dois avouer que les ressorts comiques ne me sont pas apparus franchement drôles contrairement à d’autres pièces de Marivaux. Les idées sont importantes, il y a des répliques bien tournées, mais j’ai trouvé cette pièce un peu plate, fade et beaucoup trop rapide. Elle est finalement plus intéressante par une remise dans son contexte que par le texte lui-même.
La fin m’a laissé sur une note mitigée : rassurante pour le maître-spectateur, un peu frustrante aujourd’hui par ce retour à l’initial, mais surtout dérangeante par le sentiment d’un manque de sincérité des maîtres qui profitent des bons penchants de leur domestique. L’indignation et la colère de Cléanthis sont bien plus audibles que le pardon facile d’Arlequin.

La pièce seule ne m’a pas pleinement convaincue : si les premières scènes étaient enthousiasmantes par leurs idées, la partie « séduction et sentiments » m’a semblé moins aboutie que dans Le jeu de l’amour et du hasard tandis que la fin arrive abruptement. Cependant, c’est un texte qu’il est passionnant de remettre dans son contexte historique et d’appréhender de ce point de vue : cela ne fait que souligner l’impertinence de l’auteur.

« Iphicrate
Avançons, je t’en prie.
Arlequin

Je t’en prie, je t’en prie ; comme vous êtes civil et poli ; c’est l’air du pays qui fait cela. »

« Iphicrate
Méconnais-tu ton maître, et n’es-tu plus mon esclave ?
Arlequin, se reculant d’un air sérieux
Je l’ai été, je le confesse à ta honte ; mais va, je te le pardonne ; les hommes ne valent rien. Dans le pays d’Athènes, j’étais ton esclave ; tu me traitais comme un pauvre animal, et tu disais que cela était juste, parce que tu étais le plus fort. Eh bien ! Iphicrate, tu vas trouver ici plus fort que toi ; on va te faire esclave à ton tour ; on te dira aussi que cela est juste, et nous verrons ce que tu penseras de cette justice-là ; tu m’en diras ton sentiment, je t’attends là. Quand tu auras souffert, tu seras plus raisonnable ; tu sauras mieux ce qu’il est permis de faire souffrir aux autres. Tout en irait mieux dans le monde, si ceux qui te ressemblent recevaient la même leçon que toi. Adieu, mon ami ; je vais trouver mes camarades et tes maîtres. »

« Trivelin
(…) Nous ne nous vengeons plus de vous, nous vous corrigeons ; ce n’est plus votre vie que nous poursuivons, c’est la barbarie de vos cœurs que nous voulons détruire ; nous vous jetons dans l’esclavage pour vous rendre sensibles aux maux qu’on y éprouve ; nous vous humilions, afin que, nous trouvant superbes, vous vous reprochiez de l’avoir été. (…) »

« Cléanthis
Ah ! vraiment, nous y voilà avec vos beaux exemples. Voilà de nos gens qui nous méprisent dans le monde, qui font les fiers, qui nous maltraitent, et qui nous regardent comme des vers de terre ; et puis, qui sont trop heureux dans l’occasion de nous trouver cent fois plus honnêtes gens qu’eux. »

« Trivelin
(…) La différence des conditions n’est qu’une épreuve que les dieux font sur nous. (…) »

L’île des esclaves, Marivaux (1725 pour la première représentation). Dans : Théâtre complet de Marivaux, aux éditions Famot, 1975, pp 289-304.

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Rhinocéros, d’Eugène Ionesco (1959)

RhinocérosUn dimanche, sur la place d’une petite ville, les habitants et commerçants se croisent, s’installent au café, passent et repassent… et voient passer un rhinocéros. C’est le début d’une épidémie qui va transformer la population en ces animaux.

(Pour l’anecdote inutile, mon oral du bac de français portait sur un passage de ce texte : je n’avais pas été particulièrement inspirée et c’est aussi pour cela que je voulais le ressortir de ma bibliothèque.)

Si le premier acte n’est pas exempt d’humour par les gestuelles, les dialogues répétés les conversations parallèles et les raisonnements absurdes, il instille tout de même une première goutte d’inquiétude, notamment à travers les discours pédants de Jean (à base de travail, volonté et de « L’homme supérieur [qui] est celui qui remplit son devoir »). Il y a une sorte de jubilation et de pétulance langagières qui virent au désordre. Les personnages peinent à s’écouter, les conflits se font permanents (et parfois absurdes), le dialogue semble totalement rompu, et ce, pour une bonne raison.

En effet, à travers cette « rhinocérite », Ionesco dépeint la montée des totalitarismes qui ont traumatisés le XXe siècle et le dramaturge. Utilisant la métamorphose physique comme métaphore des transformations idéologiques, il montre comment le conformisme se répand dans la population, influençant chaque individu et effaçant toute pensée libre. Il raconte alors différents sentiments qui agitent les esprits : la frayeur initiale, puis le déni, la révolte, la paralysie, les tentatives d’explication avec un regard dépassionné et « logique », puis l’annihilation au sein du groupe pour des raisons diverses. Il y a ceux qui excusent, ceux qui rejoignent, ceux qui laissent faire, ceux qui justifient. Plus la rhinocérite progresse, plus le collectif apparaît comme rassurant, bien davantage que la solitude du résistant. Chaque protagoniste, à l’exception de Bérenger – protagoniste dès le départ décalé, à la marge –, va se laisser convaincre, se laisser entraîner.

Ne nous mentons pas, sans connaissance du contexte, la pièce perd de son intérêt : comme pour L’île des esclaves, le sous-texte et le contexte sont plus intéressants que le texte seul. J’ai quelque peu regretté la rapidité des transformations, certaines manquant peut-être un peu de profondeur. Je suppose que la forme théâtrale imposait une certaine promptitude… Ainsi, j’ai été captivée par certains passages aussi bien que légèrement ennuyée par d’autres : je suis cependant contente d’avoir relu ce classique théâtral.
Je serais assez curieuse d’en voir une représentation. D’un côté, Ionesco ouvre chaque tableau par une interminable didascalie initiale qui présente en détails les décors, les vêtements, l’âge et l’apparence de chaque protagoniste. De l’autre, il introduit des événements qui ne doivent pas être évidents à mettre en scène : des murs pulvérisés, des escaliers fracassés et surtout une métamorphose en direct.
De plus, à travers les didascalies, j’ai eu la sensation d’une pièce dont le « hors-scène » est tout aussi important que ce qui se joue sur scène, avec une omniprésence grandissante des bruits émis par les rhinocéros, souffles et bruits de pas qui doivent devenir « rythmés, musicalisés » (comme une marche au pas ?) et que j’imagine bien de plus en plus oppressants.

La pièce dénonce la déshumanisation progressive de la population par l’embrigadement ainsi que la passivité des gouvernements, des autorités, des médias mais aussi des gens ordinaires… Une pièce loufoque, mais sombre qui trouve encore des échos dans le monde d’aujourd’hui.

« Bérenger : Oh ! de la volonté, tout le monde n’a pas la vôtre. Moi je ne m’y fais pas. Non, je ne m’y fais pas, à la vie. »

« Jean : Je vous dis que ce n’est pas si mal que ça. Après tout, les rhinocéros sont des créatures comme nous, qui ont le droit à la vie au même titre que nous !
Bérenger : À condition qu’elles ne détruisent pas la nôtre. Vous rendez-vous compte de la différence de mentalité ?
Jean, allant et venant dans la pièce, entrant dans la salle de bains, et sortant : Pensez-vous que la nôtre soit préférable ?
Bérenger : Tout de même, nous avons notre morale à nous, que je juge incompatible avec celle de ces animaux. »

« Bérenger : Je me sens solidaire de tout ce qui arrive. Je prends part, je ne peux pas rester indifférent.
Dudard : Ne jugez pas les autres, si vous ne voulez pas être jugé. Et puis si on se faisait des soucis pour tout ce qui se passe, on ne pourrait plus vivre.
Bérenger : Si cela s’était passé ailleurs, dans un autre pays et qu’on eût appris cela par les journaux, on pourrait discuter paisiblement de la chose, étudier la question sur toutes ses faces, en tirer objectivement des conclusions. On organiserait des débats académiques, on ferait venir des savants, des écrivains, des hommes de loi, des femmes savantes, des artistes. Des hommes de la rue aussi, ce serait intéressant, passionnant, instructif. Mais quand vous êtes pris vous-même dans l’événement, quand vous êtes mis tout à coup devant la réalité brutale des faits, on ne peut pas ne pas se sentir concerné directement, on est trop violemment surpris pour garder tout son sang-froid. Moi, je suis surpris, je suis surpris, je suis surpris ! Je n’en reviens pas.
Dudard : Moi aussi, j’ai été surpris, comme vous. Ou plutôt je l’étais. Je commence déjà à m’habituer.
Bérenger : Vous avez un système nerveux mieux équilibré que le mien. Je vous en félicite. Mais vous ne trouvez pas que c’est malheureux…
Dudard, l’interrompant : Je ne dis certainement pas que c’est un bien. Et ne croyez pas que je prenne parti à fond pour les rhinocéros… »

« Bérenger : Parfois, on fait du mal  sans le vouloir. Ou bien, on le laisse se répandre. »

Rhinocéros, Eugène Ionesco. Éditions Folio coll. Plus classiques, 2006 (1959 pour la création de la pièce). 240 pages.

Le dernier jour d’un condamné, de Victor Hugo (1829)

Fin de la saison 4 du RDV « Les classiques, c’est fantastique » organisé par Moka et Fanny avec une thématique autour des classiques révoltés. L’occasion pour moi de retrouver Victor Hugo avec ce plaidoyer contre la peine de mort.

Les classiques, c'est fantastique - Classiques révoltés

Le dernier jour d'un condamnéUn court texte pour partager la torture mentale du narrateur, prisonnier à Bicêtre, face à ses derniers jours qui s’écoulent vers une issue inéluctable. Des montagnes russes émotionnelles faites de terreurs et d’espoirs, de colère et de résignation, ponctuées par la peine intime, comme celle, inénarrable, de se voir inconnu aux yeux de son enfant. Il alterne entre des récits rétrospectifs de sa « vie d’avant » et des cinq semaines écoulées depuis l’issue de son procès, et des réflexions sur le vif de cet ultime jour.

À 27 ans seulement, l’auteur n’a pas cherché à nuancer, à excuser son narrateur dont nous ne saurons rien du crime (si ce n’est qu’il a fait couler le sang), à nous apitoyer sur le sort d’un innocent, à ouvrir la discussion sur la nature du crime et la gradation du châtiment : la peine de mort est intolérable, point. « La plaidoirie générale et permanente pour tous les accusés présents et à venir » : ainsi Victor Hugo présentera son texte dans la longue préface de 1832 dans laquelle il explicite sa position, détaille le contexte d’écriture de ce livre et combat les arguments pour le maintien de la peine de mort.

Au-delà du cri d’indignation contre l’utilisation persistante de la guillotine, il raconte, dans des scènes qui résonnent avec Les Misérables, l’horreur du bagne, de l’enchaînement des prisonniers condamnés à partir pour Toulon, le ferrage des galériens – sort terrible derrière les bravades –  et il évoque la difficile réinsertion qui ramène au crime. Les dernières pages, révoltées, approchent la foule, excitée à l’idée de ce spectacle macabre, du sang qui s’apprête à couler.

Même s’il ne m’a pas emportée autant que les pavés d’Hugo – peut-être de par sa brièveté, peut-être à cause de l’absence des descriptions dans lesquelles Hugo excelle, de sa narration aux élans sublimes, de ces passages qui emportent, fascinent, émerveillent, bouleversent par la précision des mots –, c’est un texte passionnant et juste, des mots précis qui disent tout en peu de pages, un concentré de colère contre un système barbare.

Un texte universel et empathique qui ne parle pas d’un homme, mais des souffrances psychologiques engendrées par la peine capitale. Un texte qui questionne le droit de vie et de mort et qui sonne toujours incroyablement juste.

« Maintenant je suis captif. Mon corps est aux fers dans un cachot, mon esprit est en prison dans une idée. Une horrible, une sanglante, une implacable idée ! Je n’ai plus qu’une pensée, qu’une conviction, qu’une certitude : condamné à mort ! »

« Une fois rivé à cette chaîne, on n’est plus qu’une fraction de ce tout hideux qu’on appelle le cordon, et qui se meut comme un seul homme. L’intelligence doit abdiquer, le carcan du bagne la condamne à mort ; et quant à l’animal lui-même, il ne doit plus avoir de besoins et d’appétits qu’à heures fixes. »

« Ils disent que ce n’est rien, qu’on ne souffre pas, que c’est une fin douce, que la mort de cette façon est bien simplifiée.
Eh ! qu’est-ce donc que cette agonie de six semaines et ce râle de tout un jour ? Qu’est-ce que les angoisses de cette journée irréparable, qui s’écoule si lentement et si vite ? Qu’est-ce que cette échelle de tortures qui aboutit à l’échafaud ?
Apparemment ce n’est pas là souffrir.
Ne sont-ce pas les mêmes convulsions, que le sang s’épuise goutte à goutte, ou que l’intelligence s’éteigne pensée à pensée ?
Et puis, on ne souffre pas, en sont-ils sûrs ? Qui le leur a dit ? Conte-t-on que jamais une tête coupée se soit dressée sanglante au bord du panier, et qu’elle ait crié au peuple : Cela ne fait pas de mal !
 »

Le dernier jour d’un condamné, Victor Hugo. Librio, 1995 (1829 pour la première édition). 97 pages.

Sorrowland, de Rivers Solomon (2021)

Sorrowland (couverture)Vern a fui la secte qui l’a vue grandir, le prêcheur devenu son mari, elle a fui dans la forêt pour y élever ses jumeaux sans influence extérieure. Cependant, traquée et torturée par des changements physiques qu’elle n’explique pas, elle va devoir quitter ce refuge. Le début d’un voyage pour comprendre le passé et espérer survivre au futur.

Je ne sais pas exactement quoi penser de ce roman. Non, ce n’est pas tout à fait vrai : en réalité, je suis déçue de ne pas l’avoir aimé comme que je l’espérais. Voilà.

D’un côté, j’ai constamment été absorbée par ma lecture qui s’est révélée parfaitement immersive. Le rapport au corps est prégnant tout au long du roman de toutes les façons possibles, ses besoins primordiaux, la sexualité, le handicap, des transformations surnaturelles, la maternité et la relation avec ses enfants… Le récit venant questionner notre rapport à la monstruosité et à la différence, j’ai apprécié le côté body horror avec lequel je ne suis pas forcément familière en littérature, l’idée de la symbiose fongique étant vraiment passionnante, et, au-delà des transformations du corps de Vern certes fascinantes, j’ai aussi trouvé son évolution très intéressante.  Il y a quelque chose de viscéral dans cette histoire, où la vie, la nature, les désirs et les besoins sont montrés dans toute leur crudité, s’opposant aux considérations religieuses (croyances, existence du divin, notion de purification) du domaine qui a modelé l’enfance de Vern. Le corps se libère de la prison sectaire dans laquelle a été emprisonné son esprit ; Vern apprend peu à peu à s’accepter, à s’écouter et à sortir des préceptes coercitifs inculqués par des personnalités toxiques dans une communauté utopique pervertie.
La facette « nature writing » m’a également séduite et j’ai adoré ces pages dans la forêt qui, si elle se révèle parfois inquiétante lorsqu’on ne sait ce qui y rôde, se révèle surtout nourricière, protectrice et source d’épanouissement et de liberté, notamment dans le développement et l’éducation des jumeaux de Vern. Ce n’est pas un rapport où l’humain vient dominer la nature, la plier à sa volonté, il y a une véritable animalité, un retour à la terre qui rejoint aussi bien la question du corps que celle des métamorphoses de l’héroïne.

De l’autre côté, je ne sais pas si je vais le garder longtemps en mémoire. Je m’attendais à un roman extrêmement dur (et la longue liste de trigger warnings dans la note précédant le roman semblait me le confirmer) et intense, une lecture qui bouscule, mais finalement, ce n’est pas ainsi que j’ai ressenti les choses. Comme s’il m’avait manqué une profondeur qui aurait fait de cette histoire une lecture susceptible de se graver dans ma mémoire et dans mon cœur. Le tout reste divertissant jusqu’au bout, mais s’essouffle tout de même, oubliant la tension et le sentiment d’urgence qui nourrissait le début du roman au profit de raccourcis et de révélations qui, manquant légèrement de cohérence ou de crédibilité, finissent par tomber un peu à plat, nuisant au discours sur la défiance envers les autorités quelles qu’elles soient et les manipulations des minorités…

Un roman qui ne manque pas d’atouts et de bonnes idées, mais qui, dans sa réalisation, manque de puissance. Rivers Solomon a peut-être voulu caser trop de choses dans son récit – même si l’écriture fluide fait que je ne l’ai pas ressenti ainsi au moment de la lecture –, ce qui dilue peut-être l’efficacité émotionnelle et l’intelligence de certaines idées.

« Vern avait toujours envie de leur crier : il n’y a pas d’église, pas de philosophie, pas d’école de pensée, il ne faut avoir confiance en rien. Croire en quelque chose, c’est faire le sacrifice de vos facultés. Pour avancer, il faut accepter de se battre. »

« – Et pourtant, moi, elle ne m’a pas touchée, dit Ollie. Qu’est-ce que tu en dis ?
Vern n’avait rien à en dire, elle s’en fichait. L’amour, l’adoration, la servilité envers ceux qui nous causent du tort faisait partie du bagage génétique de tous les animaux. Vivre, cela voulait dire désirer ardemment établir des liens avec les autres – et être lié avec un ennemi valait mieux que la solitude absolue. Les nourrissons referment la main et la bouche sur tout ce qui les touche, instinctivement. »

Sorrowland, Rivers Solomon. J’ai Lu, 2023 (2021). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Francis Guévremont. 509 pages.

Trilogie du singe, de Pierre Léauté (2022)

Nouvelle lecture en vue du prix des Aventuriales qui récompense un roman SFFF publié par une maison d’édition à compte d’éditeur…

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Les cinq titres en lice :
La cité diaphane, d’Anouck Faure ;
La trilogie du singe, de Pierre Léauté ;
La cité sous les cimes, de Marge Nantel ;
Dolls, de Népenth S. et MoonE ;
Crimes surnaturels, T1, Chaudron de bruyère, de Pauline Sidre.
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… et second flop. Décidément.

Trilogie du Singe (couverture)Ce recueil contient trois nouvelles uchroniques. La première, « La grande brisure », nous emmène au début du XVIIIe siècle dans une aventure maritime dans un monde où la Bretagne a été séparée du royaume de France par un séisme et constitue à présent une nation distincte et adverse. « Kaiser Kong », la seconde, réécrit l’histoire du nazisme et du franquisme avec une dose de fantastique en y insérant King Kong et le petit-fils de Frankenstein. Dans la dernière, « Code noir », se croisent Mesrine, Kennedy et Marilyn Monroe, Johnny Hallyday et Sylvie Vartan dans une France où l’esclavage est toujours en place.
Voilà voilà.

Je ne vais pas mentir, j’avais des doutes dès le résumé. Je n’ai rien contre le genre de l’uchronie, un genre que je connais finalement très mal mais qui me semble réclamer une cohérence parfois compliquée à trouver ; en revanche, je ne suis pas du tout friande des crossovers. Dans le cas présent, j’ai eu l’impression d’un petit délire de la part de l’auteur qui s’est amusé avec différents personnages de fiction ou personnalités.
Oui, il y a des idées potentiellement intéressantes, des messages sur les droits humains, un regard sur l’Histoire, sur des sociétés inégalitaires, un hommage à un monstre de la pop culture… mais ça ne suffit pas, ça reste superficiel. Et pour la cohérence, je n’ai pas été convaincue, j’ai eu du mal à croire à ces chemins alternatifs. Peut-être est-ce une nouvelle fois le choix du format nouvelle qui me refroidit, du fait des limites que cela présente en termes de pose et développement de l’univers.

D’autant que, ce qui m’a le plus laissée de côté, c’est le manque d’émotions, d’implication dans ces récits. J’ai l’impression d’avoir simplement lu des suites de mots bien agencés, sans pouvoir prétendre avoir ressenti le moindre intérêt pour ce qu’ils disaient.
Par exemple, la première nouvelle est un récit d’aventures avec voyage à travers les mers, accrochage et abordage par la flotte française, emprisonnement, pendaisons… Sauf que je n’ai pas eu l’impression de partager une aventure, seulement de lire une suite de faits froids et détachés.

Je n’ai rien de plus à en dire, si ce n’est que je sais dès à présent que cette lecture au goût de trop peu va rapidement purement et simplement s’effacer de ma mémoire.

« « Interdit aux Serviles », proclamait la plaque si neuve que l’émail rutilait encore. C’est le cœur lourd que Denise rebroussa chemin à l’ombre d’une vérité ancienne. Sur le fronton du palais de la Bourse, un cadran solaire marquait la course du matin. « L’heure passe, la justice reste. » Inscrits tout autour du cadran, ces quelques mots donnaient à croire à Denise que si la justice était une vertu, elle était monochrome. »
(Code noir)

Trilogie du singe, Pierre Léauté. Editions 1115, 2022. 128 pages.