Andromaque, vue par Racine et par Euripide

Pour le RDV de mai des fantastiques classiques, il nous fallait un titre composé d’un seul mot, sans le moindre petit déterminant indésirable : je voulais en profiter pour relire Candide  avant de me rappeler que, en dépit de ce qui est marqué sur la couverture, le titre complet est Candide, ou l’Optimisme. Heureusement, les pièces de théâtre répondant à ce critère sont légion, j’aurais pu lire Hamlet, Macbeth ou Othello chez Shakespeare, Médée, Polyeucte ou Andromède chez Corneille, Hernani ou Cromwell chez Hugo, mais j’avais envie de retrouver l’auteur de Phèdre et, parmi Britannicus, Bérénice, Iphigénie et bien d’autres, mon choix s’est arrêté sur Andromaque. (En vrai, je comptais lire plus de pièces, mais point trop n’en faut : ce n’est pas mon genre de prédilection et je les savoure mieux en espaçant mes lectures.) Que j’ai complété avec la version bien antérieure du Grec Euripide.

Mon avis en un seul mot ?
Pour Racine : Délicieux !
Pour Euripide : Complexe.

(Mais détaillons tout de même un peu…)

Classiques fantastique - un seul mot

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Andromaque, de Racine (1667)

Jusqu’alors, je n’avais donc lu qu’un seul texte de Racine : Phèdre, une pièce que j’adore depuis bien des années. Le challenge m’a donc donné l’idée de découvrir son appropriation d’un autre personnage de la mythologie grecque : Andromaque, veuve d’Hector, mère d’Astyanax et, depuis la chute de Troie, esclave de Pyrrhus, fils du meurtrier d’Hector, Achille. Cette pièce est souvent résumée ainsi : Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus qui aime Andromaque qui aime Hector qui est mort.

J’ai aimé l’opposition qui se joue entre les femmes et les hommes dans cette pièce où aucun amour n’est réciproque, car les femmes n’y sont montrées ni faibles ni niaises. C’est une pièce dans laquelle les femmes disent « non » pendant que les hommes implorent leur « oui ». Andromaque refuse d’accepter l’amour de Pyrrhus tandis qu’Hermione joue avec les sentiments d’Oreste. Andromaque s’oppose à Pyrrhus et à ses chantages odieux : l’épouser ou voir son fils condamné. En réalité, Andromaque, en dépit de son statut de captive, dispose de cartes pour manipuler Pyrrhus : elle refuse de l’épouser et, s’il tuait son fils, il détruirait le seul lien l’attachant encore à la vie et lui permettrait de mettre fin à ses jours. Son fils est sa faiblesse mais sa mort la libérerait. Andromaque et Hermione apparaissent presque comme des tacticiennes, tendant d’améliorer leur situation en bougeant leurs pions et en jouant avec les sentiments de leur prétendant.
Pendant ce temps, Pyrrhus et Oreste sont en proie à leurs émotions : ils supplient, ils louent, ils enragent, ils exposent leur amour et pleurent le rejet, et ils semblent souvent baladés par les mots de celles qu’ils aiment. Leur représentation est quelque peu éloignée de leur « biographie » habituelle : Pyrrhus n’apparaît guère comme le héros viril de la guerre de Troie, assassin du roi Priam, et il n’est fait nulle allusion au passé matricide d’Oreste.

Une vraie tragédie encore avec des personnages fort intéressants et un récit d’amours cruels – frôlant la haine lorsqu’ils ne sont pas payés de retour –, mais qui n’a cependant pas su me passionner autant que Phèdre. Parmi des éléments passionnants et des monologues magnifiques, j’y ai trouvé des longueurs et une impression parfois de tourner en rond au milieu des désirs contrariés des personnages.
Néanmoins, c’était tout de même très agréable à lire, ne serait-ce que pour cette superbe plume que j’apprécie lire à haute voix pour savourer la sonorité de ses vers. Rien que pour ça, ça vaut le coup !

« Pylade (ami d’Oreste)
(…)
Ainsi n’attendez pas que l’on puisse aujourd’hui
Vous répondre d’un cœur si peu maître de lui :
Il peut, seigneur, il peut, dans ce désordre extrême,
Épouser ce qu’il hait, et perdre ce qu’il aime.
 »

« Pyrrhus
Eh quoi ! votre courroux n’a-t-il pas eu son cours ?
Peut-on haïr sans cesse ? et punit-on toujours ?
J’ai fait des malheureux, sans doute, et la Phrygie
Cent fois de votre sang a vu ma main rougie ;
Mais que vos yeux sur moi se sont bien exercés !
Qu’ils m’ont vendu bien cher les pleurs qu’ils ont versés !
De combien de remords m’ont-ils rendu la proie !
Je souffre tous les maux que j’ai faits devant Troie.
Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé,
Brûlé de plus de feux que je n’en allumai,
Tant de soins, tant de pleurs, tant d’ardeurs inquiètes !
Hélas ! fus-je jamais si cruel que vous l’êtes ?
Mais enfin, tour à tour, c’est assez nous punir ;
Nos ennemis communs devraient nous réunir :
Madame, dites-moi seulement que j’espère,
Je vous rends votre fils, et je lui sers de père ;
Je l’instruirai moi-même à venger les Troyens ;
J’irai punir les Grecs de vos maux et des miens.
Animé d’un regard, je puis tout entreprendre :
Votre Ilion encor peut sortir de sa cendre ;
Je puis, en moins de temps que les Grecs ne l’ont pris,
Dans ses murs relevés couronner votre fils.
 »

« Pyrrhus
(…)
Songez-y bien : il faut désormais que mon cœur,
S’il n’aime avec transport, haïsse avec fureur.
Je n’épargnerai rien dans ma juste colère :
Le fils me répondra des mépris de la mère ;
La Grèce le demande ; et je ne prétends pas
Mettre toujours ma gloire à sauver des ingrats.
Andromaque
Hélas ! il mourra donc ! Il n’a pour sa défense
Que les pleurs de sa mère, et que son innocence…
Et peut-être après tout, en l’état où je suis,
Sa mort avancera la fin de mes ennuis.
Je prolongeais pour lui ma vie et ma misère ;
Mais enfin sur ses pas j’irai revoir son père.
 »

« Oreste
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? »

Andromaque, Jean Racine (1667 pour la première représentation). Dans : Œuvres complètes de Racine, aux éditions Famot, 1975, pp 131-156.

***

Andromaque, d’Euripide (426 avant J.-C.)

Euripide (buste)

Plus ou moins les mêmes personnages que chez Racine, mais pas tout à fait la même histoire : Andromaque est déjà la concubine de Pyrrhus (qui est plus souvent appelé Néoptolème) avec qui elle a un fils, Molosse car Astyanax, son fils né de son union avec Hector, a été assassiné lors de la prise de Troie. Hermione est l’épouse légitime de Néoptolème et, infertile et jalouse, menace la vie d’Andromaque et de Molosse.

C’est donc une pièce qui s’inscrit davantage dans les histoires traditionnelles de la mythologie grecque : Pâris et la dispute des trois déesses (Héra, Athéna et Aphrodite) à l’origine de la guerre de Troie, la mort d’Astyanax précipité du haut des remparts de la cité troyenne, le matricide d’Oreste, l’outrage de Néoptolème à Apollon, la présence de Pélée et de Thétis, les jeux cruels des dieux et les malédictions qui pèsent sur la tête des personnages… bref, une pièce qui s’apprécie mieux avec une certaine connaissance des personnages, de leurs liens et de leur histoire. Amoureuse de la mythologie depuis toujours ou presque, j’ai apprécié cet aspect du texte.

Ici, pas ou peu de déclarations d’amour enflammées, pas de grands sentiments à exprimer (si ce n’est la haine) ou de consentement à obtenir de l’élu·e de son cœur (le consentement était alors une notion éloignée de leur préoccupation). C’est le danger qui prédomine, qui pèse sur Andromaque et son fils tout au long de la pièce, menace renforcée par l’absence de Néoptolème et par la présence guerrière de Ménélas, père d’Hermione.
L’empreinte de la guerre est forte et la Grèce n’a pas retrouvé sa paix, d’autant que bien des vices ont été révélés, bien des reproches se sont cristallisés à cause ou pendant le long conflit. L’amitié entre les cités ne dure plus et Sparte est violemment critiquée, à l’instar de son roi Ménélas (il faut dire que les guerres du Péloponnèse faisait rage à l’époque). Les dialogues sont donc énergiquement venimeux, ce qui se révèle parfois réjouissant.

Je ne me sens pas de faire une analyse pointue sur la pièce, premièrement, parce que je n’ai clairement pas les compétences et, deuxièmement, parce que je l’ai lu en numérique et que décidément j’imprime encore moins bien que quand j’ai du papier entre les mains. Cependant, je me dois de noter l’aspect très misogyne de la pièce d’Euripide, Andromaque n’étant pas la dernière pour dire que les femmes sont mauvaises et détestables. J’avoue que ces passages me restaient un peu en travers de la gorge, effaçant toute idée d’empathie avec le personnage éponyme.

Une pièce qui est loin d’être inintéressante, mais qui ne m’a pas totalement emportée, ce qui s’explique sans doute aussi par le fait que je ne suis pas armée pour la savourer pleinement. Néanmoins, je suis tout de même contente de cette découverte de cet auteur très classique.

« Andromaque
Ô opinion, opinion, à une foule de mortels, qui réellement ne sont rien, tu donnes une brillante apparence. Ceux dont la bonne renommée repose sur la vérité, je les estime heureux ; mais ceux dont la renommée repose sur le mensonge, je ne leur reconnais d’autre mérite que de devoir au hasard la réputation de sages. »

Andromaque, Euripide. Traduction de Nicolas Louis Marie Artaud, 1842 (jouée en 426 avant J.-C.). En ligne.

Les Rougon-Macquart, tome 6, Son Excellence Eugène Rougon, d’Emile Zola (1876)

Son Excellence Eugène RougonSon Excellence Eugène Rougon vous invite à découvrir les dessous, peu reluisants évidemment, de la politique et les arcanes du pouvoir sous le Second Empire…

Le roman s’ouvre sur la chambre des députés en 1856 et la première page donne l’impression que certaines choses n’ont pas changé en 170 ans : « Il n’y avait pas cent députés présents. Les uns se renversaient à demi sur les banquettes de velours rouge, les yeux vagues, sommeillant déjà. D’autres, pliés au bord de leurs pupitres comme sous l’ennui de cette corvée d’une séance publique, battaient doucement l’acajou du bout de leurs doigts. » Et la question pourra se poser à nouveau au fil du roman, sur les influences derrière le pouvoir, la ténacité des politiques qui reviennent toujours dans le jeu, l’opportunisme au fil des gouvernements…

Je reconnais que j’ai eu quelques difficultés à rentrer dans ce sixième volume des Rougon-Macquart : sans doute à cause du cadre très politique, institutionnalisé (et je ne suis pas familière des institutions sous le Second Empire) qui m’a freiné, ainsi que des interrogations sur la direction qu’allait prendre l’intrigue. Car il y a beaucoup de passivité dans la première moitié du roman : Rougon attend sa réhabilitation, mais son retour en grâce auprès de l’Empereur se fait désirer, d’où quelques longueurs.

J’avoue avoir été déstabilisée par Eugène Rougon : les allusions à ce personnage dans les tomes précédents me l’avaient fait imaginer comme une intelligence aigüe, l’éminence grise de l’Empereur, mais j’ai été un peu déçue. Souvent comparé à un taureau, avec une force brute et une lourdeur dans les mouvements, j’ai généralement eu du mal à percevoir la finesse de son esprit que son physique dissimule. Rougon ne cherche qu’à se gorger de sa supériorité sur les autres, à acquérir du pouvoir pour le pouvoir, mais, bonapartiste convaincu, apparaît davantage comme un exécutant discipliné. Il semble jouer, acceptant les revers pour mieux rebondir, subissant les mises à l’écart pour revenir plus écrasant, se laissant porter par les courants capricieux de la bonne volonté impériale mais sachant que son heure reviendra toujours. Il reste impassible en toutes circonstances (ou presque), rien ne semble l’atteindre, ce qui lui donne finalement un côté apathique qui m’a lassée.
Planant au-dessus de ses soutiens et  du commun des mortels, Eugène Rougon ne semble trouver qu’un seul adversaire à sa mesure, Clorinde. Après le désir d’un homme de foi (l’abbé Mouret), voici celui d’un homme de loi ; après la fille du jardin, simple et sauvage, voilà une fille de la ville (en dépit de l’étymologie de son prénom, « verdure »), voyageuse, habile en société, semblant endosser mille rôles. Au fil du récit, leurs intelligences se soutiennent ou s’affrontent, selon que leurs objectifs respectifs se complètent ou s’opposent. Clorinde lutte avec les armes laissées aux femmes à cette époque : jouant la fille un peu idiote, elle séduit, trouble, s’impose, se démarque par un comportement imprévisible et, ce faisant, acquiert du pouvoir sur les hommes et en profite pour bouger ses pions.

Ce que je garderai le plus en mémoire est ce récit d’un pouvoir faible et d’un système corrompu.
Un attentat contre l’Empereur qui ramène Rougon à la tête de l’Intérieur et signe le début d’une violente répression, une chasse aux républicains et à tout ce qui pourrait menacer le pouvoir en place, régime qui ne tient finalement qu’à la personne de Napoléon III. Des chiffres sont fixés selon la tendance politique des départements, établissant le nombre d’arrestations et de déportations à réaliser pour montrer l’exemple.
Et puis, il y a le clientélisme, ce jeu des intrigues, faveurs, promesses de pouvoir, de positions, d’argent, de décorations : récompenses des hommes politiques envers celles et ceux qui les ont placés au pouvoir… avant tout parce que cela servait leurs intérêts personnels. Mais l’ingratitude de ces avides semble sans limite, esprits oublieux des privilèges accordés, mauvaise fois révoltante, égoïsme total. La bande qui gravite autour de Rougon (hommes et femmes de classes sociales diverses, passés plus ou moins glorieux et ambitions variées) se révèle insupportable : tous et toutes se jalousent, se dénigrent les uns les autres pour tenter de prendre la plus grosse part. Individuellement, ils ne me marqueront pas, mais je me souviendrai de cette meute affamée, de cette cour de charognards, cupides, insatiables, rancuniers, aussi prompts à critiquer qu’à réclamer.

La lecture n’a pas été pénible, loin de là, mais je n’ai pas été franchement enthousiasmée par ce tome-là. Le cadre n’était déjà pas de ceux qui me passionnent le plus, l’intrigue n’est pas toujours intéressante, et les protagonistes ne m’ont inspiré que de la détestation par leur avidité et leurs manipulations sans fin (tandis que le personnage éponyme m’a finalement laissé de marbre). Cependant, j’ai apprécié la dénonciation de l’opportunisme dans le milieu politique, les tristes échos que l’on retrouve dans nos pouvoirs actuels, et le fascinant bras de fer entre Rougon et Clorinde.

« – Je n’étais rien, je serai maintenant ce qu’il me plaira, continua-t-il, s’oubliant, causant pour lui. Je suis une force. Et ils me font hausser les épaules, les autres, quand ils protestent de leur dévoûment à l’Empire ! Est-ce qu’ils l’aiment ? est-ce qu’ils le sentent ? est-ce qu’ils ne s’accommoderaient pas de tous les gouvernements ? Moi, j’ai poussé avec l’Empire ; je l’ai fait et il m’a fait… »

« Mort ! Rougon sentit un petit frisson lui courir à fleur de peau. Il ne trouva pas une parole. Pour la première fois, il eut conscience d’un trou devant lui, d’un trou plein d’ombre, dans lequel, peu à peu, on le poussait. »

« Rougon s’inclina. Il ne songea même pas à sourire des pieux mensonges de la vieille dame. Il retrouvait le marquis et la marquise tels qu’il les avait connus, à l’époque où il crevait la faim sur le pavé de Plassans, hautains, pleins de morgue et d’insolence. Si d’autres lui avaient tenu un si singulier langage, il les aurait certainement jetés à la porte. Mais il resta troublé, blessé, rapetissé ; c’était sa jeunesse de pauvreté lâche qui revenait ; un instant, il crut encore avoir aux pieds ses anciennes savates éculées. »

« – Voyez-vous, mon cher, je vous l’ai dit souvent, vous avez tort de mépriser les femmes. Non, les femmes ne sont pas les bêtes que vous pensez. Ça me mettait en colère, de vous entendre nous traiter de folles, de meubles embarrassants, que sais-je encore ? de boulet au pied… Regardez donc mon mari ! Est-ce que j’ai été un boulet à son pied ?… Moi, je voulais vous faire voir ça. Je m’étais promis ce régal, vous vous souvenez, le jour où nous avons eu cette conversation. Vous avez vu, n’est-ce pas ? Eh bien, sans rancune… Vous êtes très fort, mon cher. Mais dites-vous bien une chose : une femme vous roulera toujours, quand elle voudra en prendre la peine. »

« Sa seule supériorité d’orateur était son haleine, une haleine immense, infatigable, berçant les périodes, coulant magnifiquement pendant des heures, sans se soucier de ce qu’elle charriait. »

Les Rougon-Macquart, tome 6, Son Excellence Eugène Rougon, Emile Zola. Typographie François Bernouard, 1927 (1876 pour la première édition). 432 pages.

Les Rougon-Macquart déjà lus et chroniqués :
– Tome 1, La Fortune des Rougon ;
– Tome 2, La Curée ;
– Tome 3, Le Ventre de Paris ;
– Tome 4, La Conquête de Plassans ;
– Tome 5, La faute de l’abbé Mouret.

Les aventures de Mr Pickwick, de Charles Dickens (1836-1837)

(Roman aussi traduit sous le titre Les Papiers posthumes du Pickwick Club.)

C’était confiante, enthousiaste et impatiente que j’attendais le rendez-vous d’avril autour de nos fantastiques classique qui met à l’honneur la littérature victorienne, car j’avais prévu de lire Charles Dickens, ce qui allait être une première (en excluant la version abrégée de La Petite Dorrit que j’avais quand j’étais enfant). Or, même si je n’avais jamais entendu parler de ce titre qui dormait dans ma PAL depuis des années – une vieille édition récupérée je ne sais où – et même si j’en ignorais totalement le sujet, je n’imaginais pas que la découverte put mal se passer.

Classiques fantastiques - Epoque victorienne

Mon avis au fil de ma lecture, le voici…

Les aventures de Mr PickwickCette lecture fut incroyablement laborieuse et, si j’ai persévéré jusqu’au bout, c’est uniquement parce que c’était court. On y suit un Mr Pickwick qui, après un obscur papier sur les étangs de Hampstead et la théorie des têtards (ne demandez rien…), se lance avec l’aval du Pickwick-Club dans des expéditions pour y faire des observations de tout et n’importe quoi. Etudes qui seront à peine évoquées ici ou là et qui ne seront en réalité qu’un vague prétexte à des mésaventures qui toucheront Pickwick et ses compagnons de voyage.

Le récit – le premier roman de Dickens – est composé d’un ensemble de chapitres plus ou moins décousus, peut-être lié à son statut de roman-feuilleton à la base (quoique je n’ai jamais eu cette sensation avec Dumas ou Eugène Sue par exemple), d’une succession de péripéties qui mettront à mal la dignité et la naïveté de Pickwick ou souligneront l’imposture d’un Mr Winkle pas si sportif qu’il aimait à le prétendre, la pédanterie de l’un, l’opportunisme d’un autre, ou – classique – l’intelligence et les remarques éclairées d’un domestique à l’esprit et l’œil plus affûtés que les gentlemen.
Quelques remarques sont vaguement amusantes ou bien formulées, mais le tout n’a eu, à mes yeux, absolument aucun intérêt. Certaines intrigues sont réglées en trois mots, d’autres ne sont pas conclues, à l’image de l’escroc que Pickwick voulait absolument révéler au monde et qui ne sera jamais démasqué. C’est léger, ce qui pourrait être agréable si bien tourné, mais au final, c’est juste absolument creux.

CEPENDANT…

Après quelques recherches extrêmement poussées – à savoir la lecture de la page Wikipédia consacrée à ce roman –, je crois que je dois principalement incriminer mon édition de 1934. Car, en parcourant le résumé détaillé, je me suis aperçue qu’il me manquait bon nombre d’épisodes, de développements ainsi que des histoires intercalées avec le récit principal, ce qui nuit sans doute à la cohérence globale du récit. Rien n’est indiqué (ce que je trouve inadmissible !), ni qu’il s’agit d’une version abrégée ou d’une traduction libre, ni même le nom du traducteur, mais, de toute évidence, il me manque des choses et ces amputations expliquent sûrement que ce texte m’ait semblé si mauvais, disons-le.

Je suis donc bien désappointée et même assez furax de ce rendez-vous manqué, de cette perte de temps qui confirme mon aversion pour les versions incomplètes. Voilà un livre que je ne vais pas garder et, même si je ne me sens pas de retrouver Pickwick dans l’immédiat, il ne fait aucun doute que je relirai Dickens avec des textes connus, des traductions plus récentes et des éditions intégrales ! Et peut-être que je repasserai un jour au Pickwick Club et que j’écrirai alors une chronique très différente…

Les aventures de Mr Pickwick, Charles Dickens, illustré par René Giffey. Librairie Delagrave, 1937 (1836-1837 pour la publication originale en feuilleton). Traduit de l’anglais. 127 pages.

Fahrenheit 451, de Ray Bradbury (1953)

FahrenheitComme Le meilleur des mondes – relu – et 1984 – à relire –, Fahrenheit 451 fait partie de ces classiques de la SF lus adolescente que je souhaitais redécouvrir pour raviver mes souvenirs.

Ce qui m’a surprise, c’est que Fahrenheit 451 est plus poétique que scientifique. La technologie n’est pas absente évidemment, elle monte le décor de la société futuriste et joue parfois un rôle important dans l’histoire, à l’image des écrans qui envahissent les salons ou du Limier, terrifiant chien-robot apparemment infaillible. Mais Bradbury prend le temps de poser des atmosphères, donne corps aux sensations et aux réflexions intérieures qui tiraillent le personnage principal, se laisse aller au lyrisme ; il use de multiples métaphores et comparaisons, la plus fréquente associant les livres à des oiseaux blessés, leurs pages déchirées à des ailes qui ne voleront plus. De même, l’image délicate de ces hommes-livres qui portent en eux, dans le secret de leur boîte crânienne, les textes devenus interdits.

Ce que j’ai apprécié, c’est que Bradbury ne pointe pas du doigt un régime dictatorial comme seul responsable des autodafés. Certes, le système s’en est emparé, les a institutionnalisés en réinventant le corps des pompiers devenus incendiaires, s’appuie dessus pour éviter la réflexion chez les gens. Cependant, ce serait trop facile de faire porter tout le blâme au régime en place, car c’est avant tout le nivellement vers le bas et un goût pour la culture de masse qui a rendu les livres indésirables, ainsi que le silence des intellectuels, la retenue des uns puis la peur des autres. Ainsi, à l’origine, ce sont les gens ordinaires et non pas ceux de pouvoir qui se sont détournés des livres, jugés trop complexes, trop fatigants, trop contradictoires, au profit de versions abrégées, de résumés, d’émissions télévisées, etc., ce qui nous mène à…

Ce qui m’a effarée, c’est évidemment cette dictature des écrans. Écrans omniprésents, toujours plus grands, toujours plus chers, toujours plus immersifs. Personnages abrutissants, publicités oppressantes, bavardages ineptes. Des cris, de la musique assommante, des couleurs éblouissantes. Le murmure permanent des Coquillages radio enfoncés dans les oreilles. Le sensationnalisme au détriment de la réflexion, accrocher l’attention qui se fait de plus en plus brève. L’esprit saturé, plus la place pour penser. Plonger dans une autre réalité, se créer une famille pixelisée. Loisirs kleenex, surconsommation sans effort, immédiateté souhaitée.
Les relations humaines s’effacent, les gens ne se regardent plus, se parlent encore moins. Il n’y a plus d’histoires communes. Le couple devient simple cohabitation, les enfants sont ignorés, laissés à d’autres, abrutis par les écrans comme leurs parents (« On les fourre dans le salon et on appuie sur le bouton. C’est comme la lessive : on enfourne le linge dans la machine et on claque le couvercle. »). La nature est oubliée, toute contemplation paisible est morte. Chacun se répète qu’il est heureux et tente d’oublier la vacuité de sa vie ; chacun sa recette, des émissions consternantes de bêtises aux excès de vitesse qui, une nuit, seront peut-être mortels, et sinon, il y a toujours le suicide, devenu banal. Paradoxalement, en dépit de la grande solitude de chacun et de leur surdité aux autres, la délation va bon train : on s’observe et on redoute l’autre, toute conversation menant au questionnement et tout comportement différent sont jugés suspects. Et, pendant ce temps, la guerre gronde et les bombes menacent entre les grandes puissances.
Face à ce néant, face à ce constat pessimiste, des rencontres peuvent heureusement tout changer et raviver la flamme de l’imagination, du rêve et de l’espoir.

Ce que je regrette, un seul détail : parmi tous les auteurs, poètes, penseurs et autres philosophes cités, pas une seule femme…

Fahrenheit 451 est un de ces romans d’anticipation indémodables. Même s’il n’est pas strictement devenu réalité, il reste glaçant et attristant de constater qu’il sait encore résonner avec notre époque, soixante-dix ans après avoir été écrit.
J’arrive à la fin de ma chronique et je m’aperçois que je n’ai rien dit sur le déroulement de l’intrigue, les personnages… à vous de les découvrir.

« Seigneur ! s’exclama Montag. Tous ces engins qui n’arrêtent pas de tournoyer dans le ciel ! Qu’est-ce que ces bombardiers fichent là-haut à chaque seconde de notre existence ? Pourquoi tout le monde refuse d’en parler ? On a déclenché et gagné deux guerres nucléaires depuis 1960. Est-ce parce qu’on s’amuse tellement chez nous qu’on a oublié le reste du monde ? Est-ce parce que nous sommes si riches et tous les autres si pauvres que nous nous en fichons éperdument ? Des bruits courent ; le monde meurt de faim, mais nous, nous mangeons à satiété. Est-ce vrai que le monde trime tandis que nous prenons du bon temps ? Est-ce pour cette raison qu’on nous hait tellement ? J’ai entendu les bruits qui courent là-dessus aussi, de temps en temps, depuis des années et des années. Sais-tu pourquoi ? Moi pas, ça, c’est sûr. Peut-être que les livres peuvent nous sortir un peu de cette caverne. Peut-être y a-t-il une chance qu’ils nous empêchent de commettre les mêmes erreurs insensées ! Ces pauvres crétins dans ton salon, je ne les entends jamais en parler. Bon sang, Millie, tu ne te rends pas compte ? Une heure par jour, deux heures, avec ces bouquins, et peut-être… »

« Qu’est-ce qui vous a tourneboulé ? Qu’est-ce qui a fait tomber la torche de vos mains ?
– Je ne sais pas. On a tout ce qu’il faut pour être heureux, mais on ne l’est pas. Il manque quelque chose. J’ai regardé autour de moi. La seule chose dont je tenais la disparition pour certaine, c’étaient les livres que j’avais brûlés en dix ou douze ans. J’ai donc pensé que les livres pouvaient être de quelque secours.
– Quel incorrigible romantique vous faites ! Ce serait drôle si ce n’était pas si grave. Ce n’est pas de livres dont vous avez besoin, mais de ce qu’il avait autrefois dans les livres. »

« Beaucoup de choses seront perdues, naturellement. Mais on ne peut pas forcer les gens à écouter. Il faut qu’ils changent d’avis à leur heure, quand ils se demanderont ce qui s’est passé et pourquoi le monde a explosé sous leurs pieds. Ça ne peut pas durer éternellement. »

Fahrenheit 451, Ray Bradbury. Gallimard, coll. Folio SF, 2009 (1953 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Henri Robillot et Jacques Chambon. 213 pages.

Le père Goriot, d’Honoré de Balzac (1842)

Le père Goriot (couverture)Eugène Rastignac, issue d’une famille de province, noble mais peu fortunée, monte à Paris pour y faire son droit. Il vit dans une pension modeste, mais rêve de s’intégrer dans la grande société. Il s’attache à son vieux voisin de palier, le père Goriot, mais aspire à côtoyer ses filles à qui il a distribué l’essentiel de sa fortune.

Pour être exacte, ce n’était pas une vraie découverte dans le sens où je l’avais déjà lu il y a une quinzaine d’années. Cependant, mes souvenirs ont eu largement le temps de se troubler depuis et, désireuse de renouer avec Balzac, j’ai souhaité rafraîchir ma mémoire. Que j’ai bien fait ! Car je me suis régalée avec ce classique.

Difficile de le lâcher une fois prise dans le récit. Dans un récit cruel, il faut bien le dire. J’ai été émue – malgré l’irrésistible envie de le secouer pour lui faire ouvrir les yeux parfois – par cette figure de père qu’est le père Goriot : un homme aimant inconditionnellement ses filles et prêt à tout pour satisfaire leurs moindres désirs. Pourtant, il est par là même faillible car cet amour absolu qui l’aveugle ne lui sera nullement rendu et causera sa perte (« J’avais trop d’amour pour elles pour qu’elles en eussent pour moi. »). En effet, ses filles, Anastasie de Restaud et Delphine de Nucingen, toujours gâtées mais jamais comblées, sont devenues des monstres d’égoïsme. Elles sont révoltantes de cupidité et d’indifférence, parties prenantes d’une société cynique et impitoyable.
Cependant, la critique ne touche pas uniquement (et pas toutes) les femmes : en réalité, la plupart des personnages sont arrivistes, à la recherche de toujours plus de pouvoir conféré par l’argent et la position sociale, mais aussi menteurs, joueurs, infidèles… Dans cette société, on quête des faveurs auprès des personnalités en vue mais l’on n’hésitera pas une seconde à se délecter de leurs malheurs si elles chutent. Rastignac n’est pas (encore) détestable car il n’est pas totalement débarrassé de ses idées provinciales, car son cœur a parfois des mouvements généreux, car il se prend d’une réelle amitié pour Goriot, mais il n’en a pas moins des rêves de gloire qui le font parfois pencher vers un comportement moralement discutable et son action finale sera celle d’un ambitieux prêt à tout pour servir ses intérêts.

J’ai été fascinée par les personnages racontés par Balzac. Or, il y a de nombreux protagonistes à rencontrer dans ce roman, que ce soit du côté de la riche société ou de la pension Vauquer, au fil de l’intrigue et de descriptions passionnantes. Je me suis délectée de cette pluralité de portraits, tant physiques que psychologiques.
D’autant que ces portraits s’assemblent pour dessiner une vaste peinture sociale. Dans sa Comédie humaine, Balzac raconte la société sous la Restauration à travers un réseau de personnages qui rejoignent et se retrouvent de romans en romans. Un procédé vis-à-vis duquel je suis toujours enthousiaste, désireuses de creuser l’histoire des personnages que j’ai aimé. Notamment, je me réjouis de retrouver le forçat captivant Vautrin – j’ai d’ailleurs été agréablement étonnée de trouver un personnage homosexuel chez Balzac, je l’avoue – dans Illusions perdues et Splendeurs et misères des courtisanes ou la vicomtesse de Beauséant – rare figure aimable et touchante – dans La femme abandonnée.

Un roman réaliste et ardent, riche en sentiments, peinture d’une société sans pitié.

 Et vous, quels sont vos romans préférés de Balzac ?

« Madame, j’ai, sans le savoir, plongé un poignard dans le cœur de madame de Restaud. Sans le savoir, voilà ma faute, dit l’étudiant que son génie avait assez bien servi et qui avait découvert les mordantes épigrammes cachées sous les phrases affectueuses de ces deux femmes. Vous continuez à voir, et vous craignez peut-être les gens qui sont dans le secret du mal qu’ils vous font, tandis que celui qui blesse en ignorant la profondeur de sa blessure est regardé comme un sot, un maladroit qui ne sait profiter de rien, et chacun le méprise. »

« Ce qui arrive à ce père peut arriver à la plus jolie femme avec l’homme qu’elle aimera le mieux : si elle l’ennuie de son amour, il s’en va, il fait des lâchetés pour la fuir. Tous les sentiments en sont là. Notre cœur est un trésor, videz-le d’un coup, vous êtes ruinés. Nous ne pardonnons pas plus à un sentiment de s’être montré tout entier qu’à un homme de ne pas avoir un sou à lui. Ce père avait tout donné. Il avait donné, pendant vingt ans, ses entrailles, son amour ; il avait donné sa fortune en un jour. Le citron bien pressé, ses filles ont laissé le zeste au coin des rues. »

« Eh  bien ! monsieur de Rastignac, traitez ce monde comme il mérite de l’être. Vous voulez parvenir, je vous aiderai. Vous sonderez combien est profonde la corruption féminine, vous toiserez la largeur de la misérable vanité des hommes. Quoique j’aie bien lu dans ce livre du monde, il y avait des pages qui cependant m’étaient inconnues. Maintenant je sais tout. Plus froidement vous calculerez, plus avant vous irez. Frappez sans pitié, vous serez craint. »

Le père Goriot, Honoré de Balzac. Gallimard, coll. Folio classique, 2001 (1842 pour la première édition). 436 pages.