C’est le 3, je balance tout ! # 77 – Mai 2023

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Rimant avec « C’est lundi, que lisez-vous ? », ce sympathique rendez-vous a été initié par Lupiot du blog Allez vous faire lire. Il permet de revenir sur le mois écoulé à travers quatre points :

  • Le Top et le Flop de ce que l’on a lu le mois dernier ;
  • Une chronique d’ailleurs lue le mois dernier ;
  • Un lien adoré le mois dernier (hors chronique littéraire) ;
  • Ce que l’on a fait de mieux le mois dernier.

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  1. Le Top et le Flop de ce que j’ai lu le mois dernier.

Romans

 Lectures graphiques

Métal Hurlant

Côté Top… Évidemment, Harry Potter reste toujours une valeur sûre et c’est toujours un grand plaisir que de les relire (ça permet d’oublier tous les trucs pas chouettes liés à cette autrice, au Wizarding World…). Sinon, il y a eu Andromaque, magnifique pièce de Racine et les retrouvailles avec les Malaussène de Pennac.

Côté Flop… L’Art du jeu de Chad Harbach est loin d’avoir tenu toutes ses promesses. Ce n’était pas un flop total, mais j’avoue que ce n’était pas une lecture marquante.

Côté challenges…

  • Les Irréguliers de Baker Street : + 0, soit 53/60 ;
  • Les classiques, c’est fantastique : Andromaque de Racine ;
  • En sortir 23 en 2023 : 10/23 (+ 4 avec Harry Potter and the Prisoner of Azkaban, Son Excellence Eugène Rougon, Le cas Malaussène et L’Art du jeu) ;
  • PAL : 25 + 17 (non, je n’ai pas acheté 16 livres, j’ai simplement recompté ma PAL…) – 11 (non, je n’ai pas lu autant de livres – malheureusement –, mais j’ai refait un peu de tri), soit 31 (je progresse à grands pas…).

***

  1. Une chronique d’ailleurs lue le mois dernier.

Zoé nous parle d’American Gods de Neil Gaiman, un roman que j’aime beaucoup et qu’elle analyse de manière très intéressante. J’espère qu’elle saura vous donner envie de le découvrir !

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  1. Un lien que j’ai adoré le mois dernier (hors critique littéraire).

Une superbe rétrospective de Lilylit sur ses 10 ans à tenir son blog, sur tout qu’elle a appris, tout ce qu’elle a entrepris, tout ce qu’il lui a permis comme découvertes, opportunités, rencontres, tout ce qu’elle y a gagné… Une belle histoire à laquelle je souhaite une belle suite !

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  1. Mes petits bonheurs.

La série The Last of Us (et son troisième épisode) et la duologie cinématographique Jean de Florette/Manon des sources de Claude Berri.
Les concerts tonitruants des grenouilles.
Des discussions culturelles, des rencontres réelles et virtuelles, des oreilles empathiques.
Un meuble fabrication maison.
Des boulettes VG.
Les surprises quotidiennes dans le jardin avec, sans cesse, l’éclosion des nouvelles fleurs. Les premières fraises.
Les week-ends prolongés.
Un tour dans la Creuse et un autre en Normandie.

Quels ont été les meilleurs moments de votre mois de mai ?
Un bon mois de juin et à bientôt !

Andromaque, vue par Racine et par Euripide

Pour le RDV de mai des fantastiques classiques, il nous fallait un titre composé d’un seul mot, sans le moindre petit déterminant indésirable : je voulais en profiter pour relire Candide  avant de me rappeler que, en dépit de ce qui est marqué sur la couverture, le titre complet est Candide, ou l’Optimisme. Heureusement, les pièces de théâtre répondant à ce critère sont légion, j’aurais pu lire Hamlet, Macbeth ou Othello chez Shakespeare, Médée, Polyeucte ou Andromède chez Corneille, Hernani ou Cromwell chez Hugo, mais j’avais envie de retrouver l’auteur de Phèdre et, parmi Britannicus, Bérénice, Iphigénie et bien d’autres, mon choix s’est arrêté sur Andromaque. (En vrai, je comptais lire plus de pièces, mais point trop n’en faut : ce n’est pas mon genre de prédilection et je les savoure mieux en espaçant mes lectures.) Que j’ai complété avec la version bien antérieure du Grec Euripide.

Mon avis en un seul mot ?
Pour Racine : Délicieux !
Pour Euripide : Complexe.

(Mais détaillons tout de même un peu…)

Classiques fantastique - un seul mot

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Andromaque, de Racine (1667)

Jusqu’alors, je n’avais donc lu qu’un seul texte de Racine : Phèdre, une pièce que j’adore depuis bien des années. Le challenge m’a donc donné l’idée de découvrir son appropriation d’un autre personnage de la mythologie grecque : Andromaque, veuve d’Hector, mère d’Astyanax et, depuis la chute de Troie, esclave de Pyrrhus, fils du meurtrier d’Hector, Achille. Cette pièce est souvent résumée ainsi : Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus qui aime Andromaque qui aime Hector qui est mort.

J’ai aimé l’opposition qui se joue entre les femmes et les hommes dans cette pièce où aucun amour n’est réciproque, car les femmes n’y sont montrées ni faibles ni niaises. C’est une pièce dans laquelle les femmes disent « non » pendant que les hommes implorent leur « oui ». Andromaque refuse d’accepter l’amour de Pyrrhus tandis qu’Hermione joue avec les sentiments d’Oreste. Andromaque s’oppose à Pyrrhus et à ses chantages odieux : l’épouser ou voir son fils condamné. En réalité, Andromaque, en dépit de son statut de captive, dispose de cartes pour manipuler Pyrrhus : elle refuse de l’épouser et, s’il tuait son fils, il détruirait le seul lien l’attachant encore à la vie et lui permettrait de mettre fin à ses jours. Son fils est sa faiblesse mais sa mort la libérerait. Andromaque et Hermione apparaissent presque comme des tacticiennes, tendant d’améliorer leur situation en bougeant leurs pions et en jouant avec les sentiments de leur prétendant.
Pendant ce temps, Pyrrhus et Oreste sont en proie à leurs émotions : ils supplient, ils louent, ils enragent, ils exposent leur amour et pleurent le rejet, et ils semblent souvent baladés par les mots de celles qu’ils aiment. Leur représentation est quelque peu éloignée de leur « biographie » habituelle : Pyrrhus n’apparaît guère comme le héros viril de la guerre de Troie, assassin du roi Priam, et il n’est fait nulle allusion au passé matricide d’Oreste.

Une vraie tragédie encore avec des personnages fort intéressants et un récit d’amours cruels – frôlant la haine lorsqu’ils ne sont pas payés de retour –, mais qui n’a cependant pas su me passionner autant que Phèdre. Parmi des éléments passionnants et des monologues magnifiques, j’y ai trouvé des longueurs et une impression parfois de tourner en rond au milieu des désirs contrariés des personnages.
Néanmoins, c’était tout de même très agréable à lire, ne serait-ce que pour cette superbe plume que j’apprécie lire à haute voix pour savourer la sonorité de ses vers. Rien que pour ça, ça vaut le coup !

« Pylade (ami d’Oreste)
(…)
Ainsi n’attendez pas que l’on puisse aujourd’hui
Vous répondre d’un cœur si peu maître de lui :
Il peut, seigneur, il peut, dans ce désordre extrême,
Épouser ce qu’il hait, et perdre ce qu’il aime.
 »

« Pyrrhus
Eh quoi ! votre courroux n’a-t-il pas eu son cours ?
Peut-on haïr sans cesse ? et punit-on toujours ?
J’ai fait des malheureux, sans doute, et la Phrygie
Cent fois de votre sang a vu ma main rougie ;
Mais que vos yeux sur moi se sont bien exercés !
Qu’ils m’ont vendu bien cher les pleurs qu’ils ont versés !
De combien de remords m’ont-ils rendu la proie !
Je souffre tous les maux que j’ai faits devant Troie.
Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé,
Brûlé de plus de feux que je n’en allumai,
Tant de soins, tant de pleurs, tant d’ardeurs inquiètes !
Hélas ! fus-je jamais si cruel que vous l’êtes ?
Mais enfin, tour à tour, c’est assez nous punir ;
Nos ennemis communs devraient nous réunir :
Madame, dites-moi seulement que j’espère,
Je vous rends votre fils, et je lui sers de père ;
Je l’instruirai moi-même à venger les Troyens ;
J’irai punir les Grecs de vos maux et des miens.
Animé d’un regard, je puis tout entreprendre :
Votre Ilion encor peut sortir de sa cendre ;
Je puis, en moins de temps que les Grecs ne l’ont pris,
Dans ses murs relevés couronner votre fils.
 »

« Pyrrhus
(…)
Songez-y bien : il faut désormais que mon cœur,
S’il n’aime avec transport, haïsse avec fureur.
Je n’épargnerai rien dans ma juste colère :
Le fils me répondra des mépris de la mère ;
La Grèce le demande ; et je ne prétends pas
Mettre toujours ma gloire à sauver des ingrats.
Andromaque
Hélas ! il mourra donc ! Il n’a pour sa défense
Que les pleurs de sa mère, et que son innocence…
Et peut-être après tout, en l’état où je suis,
Sa mort avancera la fin de mes ennuis.
Je prolongeais pour lui ma vie et ma misère ;
Mais enfin sur ses pas j’irai revoir son père.
 »

« Oreste
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? »

Andromaque, Jean Racine (1667 pour la première représentation). Dans : Œuvres complètes de Racine, aux éditions Famot, 1975, pp 131-156.

***

Andromaque, d’Euripide (426 avant J.-C.)

Euripide (buste)

Plus ou moins les mêmes personnages que chez Racine, mais pas tout à fait la même histoire : Andromaque est déjà la concubine de Pyrrhus (qui est plus souvent appelé Néoptolème) avec qui elle a un fils, Molosse car Astyanax, son fils né de son union avec Hector, a été assassiné lors de la prise de Troie. Hermione est l’épouse légitime de Néoptolème et, infertile et jalouse, menace la vie d’Andromaque et de Molosse.

C’est donc une pièce qui s’inscrit davantage dans les histoires traditionnelles de la mythologie grecque : Pâris et la dispute des trois déesses (Héra, Athéna et Aphrodite) à l’origine de la guerre de Troie, la mort d’Astyanax précipité du haut des remparts de la cité troyenne, le matricide d’Oreste, l’outrage de Néoptolème à Apollon, la présence de Pélée et de Thétis, les jeux cruels des dieux et les malédictions qui pèsent sur la tête des personnages… bref, une pièce qui s’apprécie mieux avec une certaine connaissance des personnages, de leurs liens et de leur histoire. Amoureuse de la mythologie depuis toujours ou presque, j’ai apprécié cet aspect du texte.

Ici, pas ou peu de déclarations d’amour enflammées, pas de grands sentiments à exprimer (si ce n’est la haine) ou de consentement à obtenir de l’élu·e de son cœur (le consentement était alors une notion éloignée de leur préoccupation). C’est le danger qui prédomine, qui pèse sur Andromaque et son fils tout au long de la pièce, menace renforcée par l’absence de Néoptolème et par la présence guerrière de Ménélas, père d’Hermione.
L’empreinte de la guerre est forte et la Grèce n’a pas retrouvé sa paix, d’autant que bien des vices ont été révélés, bien des reproches se sont cristallisés à cause ou pendant le long conflit. L’amitié entre les cités ne dure plus et Sparte est violemment critiquée, à l’instar de son roi Ménélas (il faut dire que les guerres du Péloponnèse faisait rage à l’époque). Les dialogues sont donc énergiquement venimeux, ce qui se révèle parfois réjouissant.

Je ne me sens pas de faire une analyse pointue sur la pièce, premièrement, parce que je n’ai clairement pas les compétences et, deuxièmement, parce que je l’ai lu en numérique et que décidément j’imprime encore moins bien que quand j’ai du papier entre les mains. Cependant, je me dois de noter l’aspect très misogyne de la pièce d’Euripide, Andromaque n’étant pas la dernière pour dire que les femmes sont mauvaises et détestables. J’avoue que ces passages me restaient un peu en travers de la gorge, effaçant toute idée d’empathie avec le personnage éponyme.

Une pièce qui est loin d’être inintéressante, mais qui ne m’a pas totalement emportée, ce qui s’explique sans doute aussi par le fait que je ne suis pas armée pour la savourer pleinement. Néanmoins, je suis tout de même contente de cette découverte de cet auteur très classique.

« Andromaque
Ô opinion, opinion, à une foule de mortels, qui réellement ne sont rien, tu donnes une brillante apparence. Ceux dont la bonne renommée repose sur la vérité, je les estime heureux ; mais ceux dont la renommée repose sur le mensonge, je ne leur reconnais d’autre mérite que de devoir au hasard la réputation de sages. »

Andromaque, Euripide. Traduction de Nicolas Louis Marie Artaud, 1842 (jouée en 426 avant J.-C.). En ligne.

Les Rougon-Macquart, tome 6, Son Excellence Eugène Rougon, d’Emile Zola (1876)

Son Excellence Eugène RougonSon Excellence Eugène Rougon vous invite à découvrir les dessous, peu reluisants évidemment, de la politique et les arcanes du pouvoir sous le Second Empire…

Le roman s’ouvre sur la chambre des députés en 1856 et la première page donne l’impression que certaines choses n’ont pas changé en 170 ans : « Il n’y avait pas cent députés présents. Les uns se renversaient à demi sur les banquettes de velours rouge, les yeux vagues, sommeillant déjà. D’autres, pliés au bord de leurs pupitres comme sous l’ennui de cette corvée d’une séance publique, battaient doucement l’acajou du bout de leurs doigts. » Et la question pourra se poser à nouveau au fil du roman, sur les influences derrière le pouvoir, la ténacité des politiques qui reviennent toujours dans le jeu, l’opportunisme au fil des gouvernements…

Je reconnais que j’ai eu quelques difficultés à rentrer dans ce sixième volume des Rougon-Macquart : sans doute à cause du cadre très politique, institutionnalisé (et je ne suis pas familière des institutions sous le Second Empire) qui m’a freiné, ainsi que des interrogations sur la direction qu’allait prendre l’intrigue. Car il y a beaucoup de passivité dans la première moitié du roman : Rougon attend sa réhabilitation, mais son retour en grâce auprès de l’Empereur se fait désirer, d’où quelques longueurs.

J’avoue avoir été déstabilisée par Eugène Rougon : les allusions à ce personnage dans les tomes précédents me l’avaient fait imaginer comme une intelligence aigüe, l’éminence grise de l’Empereur, mais j’ai été un peu déçue. Souvent comparé à un taureau, avec une force brute et une lourdeur dans les mouvements, j’ai généralement eu du mal à percevoir la finesse de son esprit que son physique dissimule. Rougon ne cherche qu’à se gorger de sa supériorité sur les autres, à acquérir du pouvoir pour le pouvoir, mais, bonapartiste convaincu, apparaît davantage comme un exécutant discipliné. Il semble jouer, acceptant les revers pour mieux rebondir, subissant les mises à l’écart pour revenir plus écrasant, se laissant porter par les courants capricieux de la bonne volonté impériale mais sachant que son heure reviendra toujours. Il reste impassible en toutes circonstances (ou presque), rien ne semble l’atteindre, ce qui lui donne finalement un côté apathique qui m’a lassée.
Planant au-dessus de ses soutiens et  du commun des mortels, Eugène Rougon ne semble trouver qu’un seul adversaire à sa mesure, Clorinde. Après le désir d’un homme de foi (l’abbé Mouret), voici celui d’un homme de loi ; après la fille du jardin, simple et sauvage, voilà une fille de la ville (en dépit de l’étymologie de son prénom, « verdure »), voyageuse, habile en société, semblant endosser mille rôles. Au fil du récit, leurs intelligences se soutiennent ou s’affrontent, selon que leurs objectifs respectifs se complètent ou s’opposent. Clorinde lutte avec les armes laissées aux femmes à cette époque : jouant la fille un peu idiote, elle séduit, trouble, s’impose, se démarque par un comportement imprévisible et, ce faisant, acquiert du pouvoir sur les hommes et en profite pour bouger ses pions.

Ce que je garderai le plus en mémoire est ce récit d’un pouvoir faible et d’un système corrompu.
Un attentat contre l’Empereur qui ramène Rougon à la tête de l’Intérieur et signe le début d’une violente répression, une chasse aux républicains et à tout ce qui pourrait menacer le pouvoir en place, régime qui ne tient finalement qu’à la personne de Napoléon III. Des chiffres sont fixés selon la tendance politique des départements, établissant le nombre d’arrestations et de déportations à réaliser pour montrer l’exemple.
Et puis, il y a le clientélisme, ce jeu des intrigues, faveurs, promesses de pouvoir, de positions, d’argent, de décorations : récompenses des hommes politiques envers celles et ceux qui les ont placés au pouvoir… avant tout parce que cela servait leurs intérêts personnels. Mais l’ingratitude de ces avides semble sans limite, esprits oublieux des privilèges accordés, mauvaise fois révoltante, égoïsme total. La bande qui gravite autour de Rougon (hommes et femmes de classes sociales diverses, passés plus ou moins glorieux et ambitions variées) se révèle insupportable : tous et toutes se jalousent, se dénigrent les uns les autres pour tenter de prendre la plus grosse part. Individuellement, ils ne me marqueront pas, mais je me souviendrai de cette meute affamée, de cette cour de charognards, cupides, insatiables, rancuniers, aussi prompts à critiquer qu’à réclamer.

La lecture n’a pas été pénible, loin de là, mais je n’ai pas été franchement enthousiasmée par ce tome-là. Le cadre n’était déjà pas de ceux qui me passionnent le plus, l’intrigue n’est pas toujours intéressante, et les protagonistes ne m’ont inspiré que de la détestation par leur avidité et leurs manipulations sans fin (tandis que le personnage éponyme m’a finalement laissé de marbre). Cependant, j’ai apprécié la dénonciation de l’opportunisme dans le milieu politique, les tristes échos que l’on retrouve dans nos pouvoirs actuels, et le fascinant bras de fer entre Rougon et Clorinde.

« – Je n’étais rien, je serai maintenant ce qu’il me plaira, continua-t-il, s’oubliant, causant pour lui. Je suis une force. Et ils me font hausser les épaules, les autres, quand ils protestent de leur dévoûment à l’Empire ! Est-ce qu’ils l’aiment ? est-ce qu’ils le sentent ? est-ce qu’ils ne s’accommoderaient pas de tous les gouvernements ? Moi, j’ai poussé avec l’Empire ; je l’ai fait et il m’a fait… »

« Mort ! Rougon sentit un petit frisson lui courir à fleur de peau. Il ne trouva pas une parole. Pour la première fois, il eut conscience d’un trou devant lui, d’un trou plein d’ombre, dans lequel, peu à peu, on le poussait. »

« Rougon s’inclina. Il ne songea même pas à sourire des pieux mensonges de la vieille dame. Il retrouvait le marquis et la marquise tels qu’il les avait connus, à l’époque où il crevait la faim sur le pavé de Plassans, hautains, pleins de morgue et d’insolence. Si d’autres lui avaient tenu un si singulier langage, il les aurait certainement jetés à la porte. Mais il resta troublé, blessé, rapetissé ; c’était sa jeunesse de pauvreté lâche qui revenait ; un instant, il crut encore avoir aux pieds ses anciennes savates éculées. »

« – Voyez-vous, mon cher, je vous l’ai dit souvent, vous avez tort de mépriser les femmes. Non, les femmes ne sont pas les bêtes que vous pensez. Ça me mettait en colère, de vous entendre nous traiter de folles, de meubles embarrassants, que sais-je encore ? de boulet au pied… Regardez donc mon mari ! Est-ce que j’ai été un boulet à son pied ?… Moi, je voulais vous faire voir ça. Je m’étais promis ce régal, vous vous souvenez, le jour où nous avons eu cette conversation. Vous avez vu, n’est-ce pas ? Eh bien, sans rancune… Vous êtes très fort, mon cher. Mais dites-vous bien une chose : une femme vous roulera toujours, quand elle voudra en prendre la peine. »

« Sa seule supériorité d’orateur était son haleine, une haleine immense, infatigable, berçant les périodes, coulant magnifiquement pendant des heures, sans se soucier de ce qu’elle charriait. »

Les Rougon-Macquart, tome 6, Son Excellence Eugène Rougon, Emile Zola. Typographie François Bernouard, 1927 (1876 pour la première édition). 432 pages.

Les Rougon-Macquart déjà lus et chroniqués :
– Tome 1, La Fortune des Rougon ;
– Tome 2, La Curée ;
– Tome 3, Le Ventre de Paris ;
– Tome 4, La Conquête de Plassans ;
– Tome 5, La faute de l’abbé Mouret.

L’eau des collines (2 tomes) : Jean de Florette et Manon des sources, de Marcel Pagnol (1962-1963), et deux mots sur les adaptations cinématographiques par Claude Berri (1986)

Ugolin Soubeyran a un projet : laisser tomber les pois chiches et faire pousser des œillets. Sauf que, pour cela, il faut de l’eau, beaucoup d’eau. Ça tombe bien, le vieux Pique-Bouffigue vient de casser sa pipe et une source – un peu oubliée – coule sur ses terres. Mais l’arrivée d’un héritier, Jean de Florette, et de sa famille vient compromettre toute idée de rachat du terrain. Heureusement pour Ugolin et son Papet, le nouvel arrivant est de Crespin et, au village, on hait ceux de Crespin, ce qui facilite les machinations à venir…

Ma première rencontre avec Pagnol, par le biais de La Gloire de mon père, avait été des plus décevantes. Cependant, une discussion passionnée avec une collègue a fait naître l’envie d’accorder une deuxième chance, le prêt de son exemplaire a évité que ce projet ne tombe en dormance pour moult années, et l’expérience s’est révélée bien plus plaisante.
Là où le premier tome des Souvenirs d’enfance n’avait pour lui qu’une atmosphère, les deux tomes de L’eau des collines combinent une ambiance renforcée par le cadre de ce petit village, mais aussi des personnages bien campés et une intrigue prenante et absolument dramatique.

L’ambiance de cette duologie, c’est bien évidemment le Sud, avec le vent cruel, la sècheresse assassine, les cigales, les plantes sauvages et quelques mots de patois et autres expressions qui, sans alourdir, immergent dans ce parler si typique.

Mais c’est aussi ce village des Bastides Blanches, cette bourgade isolée dans la montagne où l’on ne s’occupe pas des affaires des autres, où l’on se tait, où l’on regarde et commente de loin, dans l’ombre dans sa demeure. C’est cet entre-soi des petits villages où même ceux du bourg voisin sont vus comme des étrangers, ce repli sur la communauté où prolifèrent l’envie, la méfiance, la crainte du jugement des « siens », de sortir du rang, de se retrouver seul contre tous, de s’opposer à la plus riche lignée du village (et au profit d’un étranger de Crespin, est-ce que ça vaut bien le coup ?).

De là, une histoire qui attrape et qui passionne. Dans Jean de Florette, même quand tout semble se dérouler pour le mieux pour le personnage éponyme, le poids de ce secret qui dort annonce la tragédie à venir : l’issue est inéluctable, même si Pagnol s’amuse à nous faire croire un temps qu’il pourrait en être autrement. La Gloire de mon père était bien gentillet (sauf envers les oiseaux massacrés) alors que ce premier tome est bien plus cruel, une cruauté qui trouve son apothéose dans sa terrible fin.
Dans Manon des sources, l’injustice se dévoile, la machination des Soubeyran commence à être connue, mais la difficulté à briser le mur du silence persiste : tout le monde sait mais personne ne dit rien. L’atmosphère s’alourdit de ce mutisme persistant – mutisme tantôt honteux, hypocrite ou accusateur – et la tension se fait pesante comme un orage qui n’éclate pas en dépit d’un ciel menaçant. L’on se demande, captivée, qui brisera ce tabou, qui parlera en premier.
Car il y a, en fil conducteur, ce Destin impitoyable, joueur et cynique qui, dans les révélations ultimes, fait sentir le goût amer de ce qui aurait pu être mais ne sera jamais, parce que personne n’a fait de pas vers l’autre, parce que les secrets le sont restés, parce que personne n’a parlé. Poids criminel de tout un village, crime en se taisant, condamnant aussi sûrement que les actions de certains : comme disait Einstein, « Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les regardent sans rien faire. »

Une légère préférence pour Jean de Florette qui fait se confronter – pour nous lecteurs et lectrices omniscientes – l’enthousiasme inébranlable de Jean et les manœuvres calculées des Soubeyran. J’ai eu une grande affection pour les rêves de Jean de Florette et ses « vastes projets » : même si, sans connaître l’histoire (comme c’était mon cas), on sait que ça va mal finir, ses espoirs et ses convictions sont si intenses qu’ils en sont communicatifs. J’ai été passionnée par l’ombre du Papet ainsi que par les incertitudes d’Ugolin piégé entre sa malhonnête, son plan, ses désirs de fortune et son amitié naissante pour Jean et sa famille, des bribes de compassion…
Quelques râleries dans Manon des sources face aux commentaires de vieux satyres en rut et ceux sur la « mentalité primitive » de Manon, comme si elle valait moins que ceux du village : je trouve la formulation peu heureuse, car elle lit, elle est sensible, elle n’est pas une brute, mais elle est libre, simple et plus à l’aise dans la solitude des collines qu’en société. Une fille dévouée à ceux qu’elle chérit – humains et animaux, fière, débrouillarde, ce qui lui vaut également – heureusement – le respect de certains.

Ainsi, deux romans absolument prenants de bout en bout : par deux fois, sitôt commencés, sitôt achevés, tant il était impossible de les lâcher. La plume est simple, mais efficace et immersive, et ces récits m’ont prise aux tripes. Des personnages passionnants formant une fresque vivante et variée (par leurs classes sociales, leurs intentions, leurs caractères…), un portrait cruel d’une mentalité étriquée, les conséquences terribles de la rancœur et d’une tromperie cupide, une tragédie familiale, l’amertume d’une histoire alternative rendue impossible par le silence des protagonistes, une réflexion sur la culpabilité de chacun et le triomphe d’un destin inéluctable. Je ne m’attendais pas à un tel coup de cœur.

« Mais tout en parlant de tout et de rien, ils respectaient rigoureusement la première règle bastidienne. «  On ne s’occupe pas des affaires des autres. » »

« Jean Cadoret, dont les conceptions étaient chimériques, apportait à leur réalisation une indomptable énergie, et une application minutieuse. La force et l’endurance des rêveurs sont parfois comparables à celles des aliénés. »

« Le vent des collines, l’amitié des arbres, le silence des solitudes en avaient fait une petite bête sauvage, légère et vive comme un renard. »

(Jean de Florette)

« La vérité, c’est que plus on en a, plus on en veut, et finalement, au cimetière. Alors, à quoi ça sert ? »

« Ce n’était pas contre les forces aveugles de la nature, ou la cruauté du Destin qu’il s’était si longuement battu ; mais contre la ruse et l’hypocrisie de paysans stupides, soutenus par le silence d’une coalition de misérables, dont l’âme était aussi crasseuse que les pieds. Ce n’était plus un héros vaincu, mais la pitoyable victime d’une monstrueuse farce, un infirme qui avait usé ses forces pour l’amusement de tout un village… »

(Manon des sources)

L’eau des collines, T1, Jean de Florette, Marcel Pagnol. Le Livre de Poche, 1973 (1962 pour la première édition). 318 pages.
L’eau des collines, T2, Manon des sources, Marcel Pagnol. Éditions de Fallois, coll. Fortunio, 2009 (1963 pour la première édition). 285 pages.

***

Jean de Florette - Manon des sources (afficheJ’ai ensuite regardé les films – dont la même collègue m’avait également dit le plus grand bien – et, pour une fois, je n’ai pas été déçue par l’adaptation (même si je préfère les livres, évidemment). Le film Jean de Florette est excellent et très fidèle à l’esprit et à l’intrigue du roman, mais j’ai de petites réserves sur Manon des sources : on ressent moins la gravité du manque d’eau (suite à une source bouchée par Manon) qui, combinée à la sécheresse, menace le village et toutes ses cultures, la tension due au mutisme général se fait moins pesant car ce silence est plus rapidement brisé, la culpabilité mutuelle est moins prégnante notamment avec le prêche du curé qui a été abrégé (et je regrette que les talents de frondeuse de Manon aient été effacés). La nuance se joue peut-être dans le fait que Manon des sources est finalement plus psychologique, avec moins d’événements concrets successifs.
Acteurs et actrices sont parfaits dans leur rôle, avec une mention particulière pour Daniel Auteuil qui joue un Ugolin aussi méprisable que touchant et pour Yves Montand qui incarne un Papet absolument sublime : j’attendais chacune de ses apparitions avec impatience car il offre à ce personnage un regard perçant et une aura incroyable, donnant à voir cet homme que l’on déteste mais qui finit par émouvoir à son tour.
Et puis, la musique de Verdi, La force du destin, est particulièrement bien choisie pour ce diptyque.

Jean de Florette et Manon des sources, films de Claude Berri, sortis en 1986, avec Daniel Auteuil, Yves Montant, Gérard Depardieu, Emmanuelle Béart…

C’est le 2, je balance tout ! # 76 – Avril 2023

c-est-le-1er-je-balance-tout-banniere-bicolore-sapin

Rimant avec « C’est lundi, que lisez-vous ? », ce sympathique rendez-vous a été initié par Lupiot du blog Allez vous faire lire. Il permet de revenir sur le mois écoulé à travers quatre points :

  • Le Top et le Flop de ce que l’on a lu le mois dernier ;
  • Une chronique d’ailleurs lue le mois dernier ;
  • Un lien adoré le mois dernier (hors chronique littéraire) ;
  • Ce que l’on a fait de mieux le mois dernier.

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  1. Le Top et le Flop de ce que j’ai lu le mois dernier.

Romans

 Lectures graphiques

La dernière reine

Côté Top… Manon des sources de Marcel Pagnol a été une lecture aussi prenante que Jean de Florette (même si j’ai une légère préférence pour celui-ci).

Côté Flop… Ma lecture d’une version que j’ignorais être abrégée des Aventures de Mr Pickwick de Charles Dickens a été une incroyable déception.

Côté challenges…

  • Les Irréguliers de Baker Street : + 0, soit 53/60 ;
  • Les classiques, c’est fantastique : Les aventures de Mr Pickwick, de Charles Dickens ;
  • En sortir 23 en 2023 : 6/23 (+ 1 avec Les aventures de Mr Pickwick);
  • PAL : 25 + 2 – 2, soit 25 (quelle progression !).

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  1. Une chronique d’ailleurs lue le mois dernier.

Zoé prend la plume et, ce faisant, m’a donné envie de sortir une relique de ma PAL : les Chroniques martiennes de Ray Bradbury. Un recueil de nouvelles qui, bien que je sois généralement peu friande du genre, pourrait bien me plaire d’après sa chronique.

En mars, j’avais renoncé à participer au RDV des fantastiques classiques, décidément peu motivée à lire Virginia Woolf (d’un côté, j’aimerais vraiment la lire, de l’autre, j’ai ce mauvais souvenir de l’abandon de Mrs Dalloway et la peur de passer totalement à côté). Cependant, il y a eu de nombreuses participations avec des textes plus ou moins connus et, grâce à Moka et Des livres rances, je suis armée pour m’attaquer un jour à son célèbre essai, son titre qui me fait de l’oeil depuis longtemps, Une chambre à soi !

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  1. Un lien que j’ai adoré le mois dernier (hors critique littéraire).

Dans un monde parallèle où j’aurais le temps de faire tout ce que j’ai envie de faire, je pourrais peut-être découvrir Tchia, un petit jeu vidéo en monde ouvert ayant pour cadre la Nouvelle-Calédonie, découvert grâce à l’article enthousiaste d’Eric Lemattre du site Je suis un gameur.

Sur le blog Aux Bouquins Garnis, on parle de livres certes, mais aussi de bons petits plats grâce à ses « Gourmandises du dimanche ». En avril, j’ai testé les gaufres aux épinards, une recette qui, en plus d’être rapide à faire, s’est avérée bien bonne et a renouvelé mon envie de faire plus fréquemment des gaufres salées afin de sortir mon gaufrier trop souvent oublié dans un placard.

Et enfin, avec mai s’ouvre la quatrième saison du rendez-vous « Les classiques c’est fantastique ! » avec un programme aux petits oignons concocté par Moka et Fanny ! Elles nous ont fait languir avant de révéler les thématiques, les époques, les pays, les auteurs et autrices à l’honneur les douze prochains mois, mais il faut avouer qu’il envoie du lourd et qu’on va se régaler !
N’hésitez pas à nous rejoindre, pour un mois, pour plusieurs ou pour tous, et encore merci à nos fantastiques organisatrices !

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  1. Mes petits bonheurs.

Rêver et prévoir des projets pour la maison.
Planifier une semaine à Edimbourg avec la meilleure des amies.
Fabriquer des cadeaux d’anniversaire soi-même.
Profiter des premières journées ensoleillées : lézarder sur la terrasse (profitons-en avant que les températures caniculaires), enfin accorder du temps au jardin (ô grelinette chérie !), guetter chaque jour l’éclosion de nouvelles fleurs…
Se permettre un resto, ce qui ne nous était pas arrivé depuis une éternité.
Savourer, comme toujours, des petits plats et des gâteaux.
Crapahuter hors des sentiers battus dans les bois, ravins et pierrier de Haute-Loire.
Apprécier du temps en famille.
Finir le mois en beauté avec La petite histoire qui va te faire flipper ta race (tellement qu’elle fait peur), un spectacle macabre et parfois dérangeant de Typhus Bronx, qui m’aura parfois fait rire aux larmes.
Finalement, un bon petit mois en dépit du manque de lectures ! Mai s’annonce chargé et je ne peux guère espérer faire mieux !

Je vous souhaite de bonnes lectures, de beaux moments, des découvertes, bref,
tout ce qui vous comblera le plus dans ce monde en vrac !