Harleen, de Stjepan Šejić (2020)

Harleen (couverture)Pfiou, cette couverture… Je dois l’avouer, elle m’hypnotise depuis la première fois que mon regard a croisé celui d’Harleen. Je la trouve magnifique et surtout particulièrement magnétique. Cette Harleen déboussolée, cette bascule entre Harleen et Harley… tout ça me noue les entrailles quand je regarde cette couverture. Cependant, n’étant pas une grande lectrice de comics (Sandman, Preacher, et c’est tout pour le moment), je lui ai tourné autour pendant un moment, osant à peine le feuilleter pour ne pas me spoiler. Finalement, on me l’a offert, mettant fin à mes hésitations et, après quelques jours pour attendre « le bon moment », j’ai plongé dans ma lecture.

Et ô merveille, les promesses de la couverture ont été tenues.

Graphiquement tout d’abord. Les illustrations intérieures sont superbes. J’ai mis, pour lire ce comics, un temps disproportionné au nombre de pages tant je suis restée bloquée sur le tombé d’une chevelure, sur un mouvement, sur une attitude, sur une expression, ou, à l’instar de la couverture, sur un regard.
Stjepan Sejic m’a scotchée par les émotions qu’il parvient à faire passer dans les visages de ses protagonistes. (Qu’il est difficile de retransmettre l’émerveillement qui tend davantage à museler mon esprit qu’à le rendre prolixe…).
De plus, certaines scènes sont sublimées dans des pleines pages, ce qui les rend encore plus fortes et visuellement marquantes.

Scénaristiquement ensuite. Ma culture de Gotham, Batman et compagnie se limite aux films et à ces petites choses que l’on connaît sans savoir comment, de la culture générale dirais-je ; je n’ai jamais lu un seul comics sur ce sujet (trop de tomes, trop de versions, trop d’auteurs et d’illustrateurs pour que je m’y retrouve). Néanmoins, cet univers a indéniablement quelque chose de fascinant. Quelque chose de cathartique, je crois. Cette ville malfamée et corrompue, en proie à la violence, ces super-vilains aussi dangereux que captivants, cette irrationalité débridée, la démesure… il y a dans toute cette noirceur quelque chose d’attirant, peut-être parce que, heureusement, ce n’est pas notre quotidien. Quoi qu’il en soit, ce livre-ci, c’est en quelque sorte l’histoire que je rêvais de lire sur Gotham, sur le Joker, sur Harley Quinn.

Harleen est un comics focalisé sur la psychologie de ses personnages. L’action est somme toute assez limitée, ce qui n’est nullement un problème pour moi, d’autant plus quand l’intériorité des protagonistes est aussi travaillée et convaincante.
De décisions hasardeuses en cauchemars, on voit cette Harleen, si motivée, enthousiaste, et surtout si pleine de bonnes intentions – terribles bonnes intentions –, lentement glisser au fond du gouffre.
Certes, on connaît la fin, on sait la naissance d’Harley Quinn, mais ce qui importe ici, c’est le chemin qui y mène. Ce n’est pas l’acrobate hypersexualisée qui est au cœur de cette histoire, mais la psychiatre idéaliste, intelligente et travailleuse. Au fil des pages, alors que son état d’esprit évolue, sa garde-robe se modifie légèrement et le rouge, annonciateur de sang et de passion, fait son apparition. Il y a aussi ce Joker des plus enjôleurs, ce fascinant manipulateur qui, impitoyable devant ses acolytes, se fait séducteur avec Harleen. Dès sa première apparition – grandiose –, on sait que l’on ne peut pas se fier à lui, mais son attitude de rock star est aussi irrésistible qu’empoisonnée.

(Mes photos ne rendent absolument pas justice à la réalité…)

C’est une histoire d’amour malsaine, une histoire d’influence, la domination d’un esprit par un autre jusqu’à le conduire dans des voies inédites. C’est une histoire où de simples mots peuvent se révéler fatidique, où le sourire se fait arme. C’est une histoire tragique et sublime.

Dans son histoire comme à travers ses illustrations, Harleen se révèle un comics très vivant et particulièrement touchant, une intrigue passionnante qui m’a serré les tripes et broyé le cœur. Harleen est tombée amoureuse du Joker et je suis tombée amoureuse d’Harleen.

Harleen, Stjepan Šejić. Urban Comics, coll. DC Black Label, 2020. Traduit par Julien DiGiacomo. 224 pages.

Cœur battant, d’Axl Cendres (2018)

Coeur battant (couverture)Il y a quelques jours, j’ai eu la surprise de trouver dans ma messagerie Babelio un message d’Axl Cendres qui, ayant lu ma critique de Dysfonctionnelle, me proposait de m’envoyer son nouveau roman sorti mercredi. Bien que je ne lise habituellement pas de livres numériques, j’ai accepté pour retenter ce type de support et parce que, ayant adoré Dysfonctionnelle, j’étais fort curieuse. Le livre s’est révélé suffisamment court et l’écriture suffisamment fluide pour que la lecture sur tablette ne soit pas un calvaire, mais je reste définitivement fidèle au papier.

En tout cas, merci à Axl Cendres et Sarbacane pour cette jolie découverte !

Alex, à 17 ans, a décidé de mourir. Placé dans une clinique psychiatrique pour y retrouver le goût de vivre, il rencontre quatre compagnons « suicidants » (personnes ayant raté leur suicide) avec qui il décide de s’évader pour un dernier voyage qui les conduira en haut d’une falaise pour un plongeon mortel.

Axl Cendres nous propose de rencontrer, en même temps qu’Axel – cet adolescent qui veut abattre son cœur pour l’empêcher de battre pour une personne dont le cœur est destiné à cesser de battre (vous avez suivi ?) –, une bande haute en couleurs. Il y a Alice, qui semble un peu morte déjà, autoritaire, cynique. Il y a Victor, dont le gros corps cache un garçon généreux, sympathique et parfois étonnamment joyeux. Il y a Colette, une vieille dame élégante adepte des aphorismes et autres métaphores. Et enfin, il y a Jacopo, un millionnaire italien que tout emmerde.
Qu’elle est attachante, cette petite troupe ! Êtres de papier si vivants – paradoxal pour des personnes désireuses d’être mortes – qu’on a l’impression de les connaître personnellement. Je me suis sentie très proche de la plupart d’entre eux, certaines de leurs opinions reflétant assez bien les miennes. Ils sont touchants, chacun à leur manière, brisés, fracassés sur les rochers par cette sale vie, et, comme deux souris à taux d’espérance minimal qui tentent de se sauver de la noyage (avoir lu le roman aidera à comprendre cette phrase), l’envie m’a prise de les prendre sous mon aile pour tenter de les tirer hors de l’eau.
On souhaiterait que le roman soit plus long pour en savoir davantage sur eux et pourtant Axl Cendres nous en dit juste assez pour les comprendre. Au-delà de cela, nul besoin de s’attarder sur le passé, il y a assez à vivre, et à raconter, dans le présent.

Le ton du roman peut surprendre, peut-être plus léger et gai que ce que l’on attend d’un roman traitant de suicide, de mal-être, de dépression et de bien d’autres sujets pas joyeux pour un sou. Pourtant, ça ne m’a pas choquée. A l’exception de Jacopo que rien ne peut sortir du brouillard grisâtre de sa dépression, les quatre autres personnages font preuve d’un cynisme et d’un humour (noir) que je ne trouve pas incompatible avec leur projet. Comme si ce but commun, une fois planifié, leur permettait de se libérer un peu le cœur. C’est à mes yeux une façon très originale de traiter ce sujet sans rien perdre en justesse.

 Ce côté très ironique m’a complètement séduite. C’est un humour qui fonctionne à merveille avec moi. Les confrontations entre les patients et les soignants m’ont beaucoup amusée par le choc entre une approche désabusée et amère de la vie et un optimisme parfois sur-joué, le second se disloquant sans cesse sur la conviction tranquille de la première.
Colette joue quant à elle dans le champ du comique de répétition, ce qui est plus délicat à doser. Certes, ses grandes déclarations, même si elles tombent parfois justes, agacent rapidement, mais en cela, je trouve qu’Axl Cendres a très bien joué. Colette m’a fait ressentir ce que ressentent peut-être les personnages ou ce que je ressentirais à coup sûr en rencontrant une telle personne dans la vraie vie : un attendrissement face à sa grandiloquence de tragédienne, une lassitude, un irrépressible soupir dès qu’elle ouvre la bouche et une forte envie de lui dire de se taire.

La plume d’Axl Cendres fait mouche une nouvelle fois. Aussi imagée que dynamique, aussi drôle que perspicace, elle joue avec les mots qu’ils soient familiers ou plus soutenus. Elle offre à chacun de ses personnages une voix propre et contribue ainsi à rendre son roman des plus vivants et des plus justes.

Toutefois, ce roman n’est pas exempt de reproches. Ce qui m’a le plus attristée, c’est la prévisibilité de la fin. Ce que j’imaginais s’est révélé exact, il n’est pas difficile de deviner ce qui va se passer au fur et à mesure que les éléments se mettent en place. J’aurais aimé être prise au dépourvu et voir mes attentes être bousculées. Pourtant, cette fin, même si je la trouve un chouïa trop positive, n’en coule pas moins de source. C’est une bonne fin, mais une fin sans surprise.
La romance au premier regard n’est également pas ma tasse de thé, mais ça ne m’a pas gâché la lecture pour autant. Tout d’abord parce que les protagonistes concernés tentent tout d’abord de la refuser ; ensuite parce qu’on se lie si bien à eux qu’on ne leur souhaite rien d’autre au final.

Des personnages truculents, des péripéties rocambolesques, une plume lumineuse, bourrée d’humour et d’intelligence, une ambiance enjouée contrastant avec le sujet morbide du récit… en dépit de la déception liée à la fin, ce Cœur battant dissimule un roman original et savoureux !

Comme toujours chez Exprim’, la bande-son du roman !

« « (…) Et pourquoi voulais-tu mourir ? »
« Parce que je n’aime pas le concept de la vie. »
« Tu peux préciser ? »
« On est programmés pour aimer les gens, et les gens sont programmés pour mourir. »
« Continue. »
« Notre espèce est donc programmée pour souffrir – la preuve, nous naissons avec la capacité de sécréter des larmes. »
Le Doc regardait le billard en réfléchissant ; j’étais en train de mener.
« Parfois », j’ai repris, « c’est à se demander si les yeux servent à voir ou à pleurer. » »

« A vouloir décrocher les étoiles, on risque de tomber dans le caniveau ; mais puisqu’on finira tous dans le caniveau, autant tenter les étoiles. »

Cœur battant, Axl Cendres. Sarbacane, coll. Exprim’, 2018. 192 pages.

Challenge Tournoi des trois sorciers – 6e année
Détraqueurs (Défense contre les forces du mal) : un livre qui évoque la dépression

L’étrange disparition d’Esme Lennox, de Maggie O’Farrell (2006)

L_étrange disparition d_Esme Lennox (couverture)Quand Iris apprend qu’elle est responsable d’une vieille dame enfermée depuis plus de soixante ans dans un asile qui ferme ses portes, c’est un choc. Jamais le nom de cette grand-tante oubliée n’avait été prononcé devant elle. Sa mère, son frère adoptif, personne n’est au courant. Quant à sa grand-mère, Kitty, difficile de parler de quoi que ce soit avec cette vieille dame ravagée par la maladie d’Alzheimer. Avec Iris, Esme va découvrir une Ecosse qui a avancé sans elle et faire éclater de sombres secrets familiaux.

Voyage dans l’espace entre l’Inde et l’Angleterre, voyage dans le temps entre les années 1930 et 2010, c’est finalement un roman assez court, tout en flash-back et en souvenirs. Roman polyphonique aussi qui nous fait cheminer dans l’esprit indécis d’Iris, celui fixé sur le passé d’Esme et celui, fluctuant, de Kitty. La construction du roman fonctionne, la plume de l’autrice est agréable et l’on est rapidement pris par ces pages.

L’étrange disparition d’Esme Lennox est une histoire de famille avec ses secrets et ses conflits. Pas de grosse surprise cependant, l’intrigue est assez simple et les fameux secrets se devinent en moins de cinquante pages. Toutefois, la psychologie fouillée des personnages permet à la sauce de prendre en dépit de la tournure prévisible rapidement adoptée par le récit.
La modernité d’Iris et de son frère offre un contraste saisissant avec la mentalité prude et stricte ayant dominé l’enfance d’Esme et Kitty.
Quant à Esme, elle est un personnage fascinant. Petite fille rebelle, jeune femme recherchant la liberté et l’indépendance, notamment à travers les études, fuyant la bonne société, les bonnes manières et les politesses que sa mère tente désespérément de lui inculquer (ayant écrit les deux critiques avec peu d’intervalle, elle se confondait d’ailleurs un peu dans mon esprit avec la petite Charity aussi sauvage qu’elle). C’est un personnage qui m’a été rapidement sympathique. Comme Charity, elle aurait sans doute pu faire de belles choses de sa vie si on ne lui avait pas coupé les ailes avant ces dix-ans en l’enfermant dans une cage.

L’autrice cite deux livres qui lui ont été utiles pour forger le destin d’Esme : The Female Malady : Women, Madness and English Culture et Sanity, Madness and the Family. Probablement deux ouvrages forts intéressants, mais révoltants. J’ai été indignée du sort d’Esme, or ce type d’internement totalement abusif et injustifié est basé sur des histoires vraies. Une simple demande de la famille et hop, une vie volée ! Une vie volée à laquelle s’ajoutent diverses tortures, pour la seule raison qu’elles ne rentraient pas dans la norme, qu’elles n’étaient pas celles dont leurs parents rêvaient, qu’elles dérangeaient.

Un drame familial sombre, sensible et triste, mais traitée avec sobriété. La solitude, le souvenir, la folie, la famille, tout cela se mêle dans une histoire pleine d’humanité qui se dévore d’une seule traite.

« Un œil clairvoyant voit dans une grande Folie
Une divine Raison
Trop de Raison – et c’est l’extrême Folie –
Cette Règle prévaut
Dans ce domaine comme en Tout –
Consentez – et vous êtes sain d’esprit –
Contestez – et aussitôt vous êtes dangereux –
Et mis aux fers – »

Emily Dickinson, exergue du roman

« Nous ne sommes que des vaisseaux par lesquels circulent nos identités, songe Esme : on nous transmet des traits, des gestes, des habitudes, et nous les transmettons à notre tour. Rien ne nous appartient en propre. Nous venons au monde en tant qu’anagrammes de nos ancêtres. »

L’étrange disparition d’Esme Lennox, Maggie O’Farrell. Editions 10/18, 2009 (2006 pour l’édition originale. Editions Belfond, 2008, pour l’édition française en grand format). Traduit de l’anglais (Royaume-Unis) par Michèle Valencia. 231 pages.

Challenge Les Irréguliers de Baker Street – Charles August Milverton :
lire un livre dont le titre comporte un nom et un prénom

Les évadés du bocal, de Bruno Lonchampt (2016)

Les évadés du bocal (couverture)Sandro, Yves et Lisa s’échappent de l’hôpital psychiatrique du Valcone pour dénoncer une terrible machination orchestrée par le psychiatre responsable, le docteur Martinovic. Certes, tout – leur passé, leurs médocs, leurs folies… – pousse à croire que tout cela n’est qu’une blague, mais… s’ils avaient raison ?

Nous plonger dans la tête d’un paranoïaque, d’un schizophrène, d’une dépressive complètement délurée ? Pari réussi pour Bruno Lonchampt. Il nous plonge aussi dans l’incertitude : délire ou clairvoyance ? Nous ne le saurons pas. Mais en les suivant dans leur extravagante cavalcade, ce qu’on découvre surtout, c’est que le complot qu’ils imaginent pourrait tout à fait exister dans ce monde capitaliste où tout se monnaie, où les riches sont trop riches et peuvent se permettre d’écraser les autres en toute impunité. Quelle crédibilité accorde-t-on à des aliénés dans ce contexte ?

Encore une fois avec la collection Exprim’, je découvre une plume originale. Il y a beaucoup d’humour dans l’écriture, plus que dans les situations d’ailleurs. Le texte est très rythmé, dynamique, musical, ponctué par des textes poétiques et très engagés d’un graffeur nommé Messiah.

Sous une apparence complètement déjantée, Les évadés du bocal est un roman plus engagé qu’il n’y paraît contre « les psychopathes du capitalisme, les tarés de la mondialisation ».

« Ici, c’est l’hôpital psychiatrique du Valcone, un grand complexe spécialisé dans les barjos en tout genre : une dizaine de pavillons, un parc, un petit bois pour se perdre un quart d’heure, un bar sans alcool histoire de narguer les adeptes des tournées de pression, et même quelques biches dans un enclos, si l’envie en prenait certains d’en apprendre un peu plus sur la maman de Bambi. Il y a aussi un grillage d’environ trois mètres qui fait le tour de l’ensemble, et une patrouille de sécurité pour rappeler aux rares patients qui ne l’auraient pas compris que Valcone n’est pas un club de vacances. »

Les évadés du bocal, Bruno Lonchampt. Sarbacane, coll. Exprim’, 2016. 173 pages.

Tout plutôt qu’être moi, de Ned Vizzini (2015)

Tout plutôt qu'être moi (couverture)Le jour où Craig Gilner, 15 ans, réussit l’examen d’admission pour l’Executive Pre-Professional, une prépa aussi prestigieuse qu’exigeante, c’est le début d’une longue dépression. Des « vélos » se mettent à tourner et tourner dans sa tête, rabâchant les mêmes pensées noires, pessimistes, sur son avenir, son intelligence, son travail. Quand les « vélos » tournent, impossible de se lever et les « tentacules » apparaissent, des tâches qu’il doit accomplir, mais qu’il laisse s’accumuler jusqu’à être étouffé par toutes ces « tentacules ». A quelle « ancre », à quel soutien se raccrocher ? Son pote Aaron et les soirées passées à fumer de l’herbe ? La copine de celui-ci, la belle Nia ? Sa famille, toujours derrière lui, prête à le soutenir ? Cela ne suffit pas et, un soir, Craig se fait interner volontairement dans la section psychiatrique de l’hôpital voisin.

Tout plutôt qu’être moi aborde le sujet délicat de la dépression adolescente avec beaucoup de délicatesse. Il s’agit d’un sujet actuel et l’auteur n’en rajoute pas des tonnes. Craig est un ado lambda, il n’est pas maltraité, il n’est pas orphelin, il n’a pas une histoire à faire pleurer dans les chaumières. Et pourtant, un jour, il craque.
Il faut dire que Ned Vizzini connaît son sujet puisqu’il a longtemps lutté contre la dépression et a lui-même effectué un séjour en HP. Malheureusement, cela n’a pas suffi et il s’est suicidé à l’âge de 32 ans. Difficile, sachant cela, de ne pas voir Craig comme un alter ego de l’auteur.
Précision : ce n’est pas un roman déprimant. J’en ai d’ailleurs été quelque peu surprise : je pensais que les idées noires de Craig assombriraient davantage le ton du roman. L’auteur a-t-il « minimisé » la souffrance à certains moments pour insister sur les meilleurs instants ?
De plus, la première partie du roman, où l’on voit Craig sombrer, est la plus dure à mon goût. Dès lors qu’il rentre à l’hôpital, les choses s’améliorent pour lui, donc le ton du roman change et les pensées de Craig prennent une nouvelle tournure.
Joue également le fait que, si Craig a parfois envie de mourir, il a surtout une immense envie de vivre. C’est pour cela qu’il va de lui-même passer une semaine dans un service psychiatrique à la recherche du déclic qui lui permettrait d’avancer plus tranquillement dans la vie.

Craig est un personnage très attachant. Il m’a touchée par son courage, par la détresse qu’il exprimait parfois, par son humour quelque peu sarcastique, par son ouverture aux autres, par sa gentillesse envers les autres patients. Nous le voyons évoluer, combattre ses démons (ses « tentacules »), analyser sa situation, réfléchir aux raisons de sa dépression, à ce qui l’a conduit à se faire interner. Il prend conscience de ce qu’il désire vraiment, de ce qui compte. Il apprend à regarder le monde avec un nouveau regard. Il se lie d’amitié avec de nouvelles personnes. On a vraiment envie qu’il s’en sorte.
J’ai également adoré les portraits des autres patients de l’hôpital psychiatrique, chacun étant auréolé d’une folie douce. Il y a beaucoup de solidarité entre eux et Craig va s’attacher à eux. Cela donne lieu à des moments très tendres, voire parfois très drôles.

Il est très facile de se retrouver dans Craig. Les doutes, les craintes, les espoirs qu’il exprime sont ceux de la majorité des adolescents et je pense que bon nombre de lecteurs se reconnaîtront dans ses mots (sans forcément être allés jusqu’à la dépression).

Un très beau roman, touchant, juste, sans pathos, avec une histoire qui peut parler à chacun, adolescents comme adultes.

« Qui n’a jamais pensé au suicide étant gosse ? Comment peut-on grandir dans ce monde et ne pas y penser une seule fois ? »

« Ah, oui, Dieu. Je l’avais oublié, celui-là. Ma mère est persuadée qu’il va jouer un rôle clé dans ma guérison. De mon point de vue, Dieu n’est rien d’autre qu’un mauvais psy dont la méthode thérapeutique se résume à laisser faire les choses. Tu lui racontes tes problèmes et lui, ta daaa ! il ne fait rien du tout. »

« Les gens d’aujourd’hui sont tous plus ou moins déglingués, tu sais. Je préfère être avec quelqu’un qui a conscience de l’être, plutôt que de côtoyer une personne qui semble parfaite mais qui est … prête à exploser. »

Tout plutôt qu’être moi, Ned Vizzini. La belle colère, 2015 (2006 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Fanny Ladd et Christel Gaillard-Paris. 396 pages.