Parenthèse 9e art : Dans la forêt, Journal d’un enfant de la lune, Les filles de Salem, Je suis leur silence

Quatre petites chroniques pour des lectures graphiques sympathiques ou intéressantes, mais toujours avec de petites réserves.

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Dans la forêt, de Lomig, d’après le roman de Jean Hegland (2019)

Dans la forêt (couverture)Le roman Dans la forêt fait partie de mes lectures les plus marquantes de ces dernières années, de là mon refus de lire l’adaptation graphique. La découverte récente d’Au cœur des solitudes par Lomig m’a incité à franchir le cap et à oublier ma méfiance initiale.

Tout d’abord, j’ai été frappée par les dessins que j’ai beaucoup moins appréciés que dans son dernier ouvrage. La magie des paysages peinait à opérer et j’ai eu beaucoup de mal avec les visages de Nell et Eva (alors que ça ne m’avait pas du tout choqué avec John Muir). J’aurais pu oublier cela et me laisser absorber, sauf que…

L’adaptation s’est révélée tout à fait correcte, mais, comme je le suspectais, elle est bien loin d’avoir la force du roman. L’immersion étant, logiquement, plus brève, cela nuit à la profondeur des personnages, au partage de leurs émotions, de leurs états d’esprit. Et surtout, il m’a manqué les mots de Jean Hegland, ceux qui parlaient de la nature ou de la maison, ceux qui convoquaient tous mes sens. Les dessins de forêt n’ont pas suffi à la rendre vivante, à la rétablir personnage.

J’ai retrouvé les étapes du roman, les moments importants, les transitions, le cheminement des deux sœurs, mais ni la proximité avec Nell, ni la puissance sensorielle du récit.

Dans la forêt, Lomig, d’après le roman de Jean Hegland. Sarbacane, 2019. 156 pages.

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Journal d’un enfant de la lune, de Joris Chamblain (scénario) et Anne-Lise Nalin (dessins)

Journal d'un enfant de la lune (couverture)Cette BD permet de faire découvrir le Xeroderma pigmentosum (le nom scientifique de la maladie des enfants de la lune) à travers une histoire à la fois prenante – en suivant Morgane dans son enquête et son engagement pour retrouver le propriétaire du journal – et touchante – par les mots de Maxime qui l’accompagnent. Elle donne à voir le handicap, les contraintes matérielles et financières et l’impact psychologique possible pour les malades comme pour leurs proches.

L’histoire est brève avec tous les défauts que cela peut impliquer : personnages rapidement caractérisés, manque de nuances dans les émotions de Morgane, temporalité étrange (je n’ai pas réussi à croire le fait qu’elle termine le journal après tant de jours pile pour un dernier moment crucial)…

Le dessin est joli, coloré, rond et doux, ce qui colle avec l’atmosphère globalement optimiste de la BD.

Sans doute aurais-je aujourd’hui apprécié un récit plus développé et nuancé, mais cette BD conserve tout de même des bonnes qualités et a le mérite d’exister.

Journal d’un enfant de la lune, Joris Chamblain (scénario) et Anne-Lise Nalin (dessins). Éditions Kennes, coll. Ensemble, 2017. 55 pages.

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Les filles de Salem : comment nous avons condamné nos enfants,
de Thomas Gilbert (2018)

Les filles de Salem (couverture)L’histoire des sorcières de Salem, ou du moins une libre revisite car, si bon nombre des personnages ont réellement existés, ce n’est pas une retranscription fidèle et certains événements sont romancés (ou quel que soit le mot approprié dans le cas d’une bande-dessinée…) pour plus d’émotions. Néanmoins, la BD est prenante. J’ai trouvé la première partie très réussie avec une ambiance lourde et pesante qui s’installe peu à peu autour de l’héroïne. L’atmosphère change au village, entre de mauvaises récoltes, la proximité des peuples autochtones, un pasteur vindicatif, la jalousie… Les personnages ne le savent pas, mais en tant que lecteurices, on sait comment les choses vont tourner. Et ce temps où le récit s’assombrit est de plus en plus oppressant.
En revanche, j’ai trouvé la suite un peu précipitée. Le passage des procès aurait pu être plus approfondi, même si l’on ressent parfaitement l’injustice et l’hypocrisie, les faux témoignages poussés par la peur, la colère, le besoin de trouver des coupables.

Les dessins viennent souvent souligner l’horreur d’une situation, le poids étouffant des regards, la violence d’une émotion. Des dessins qui, à défaut d’être beaux, sont marquants et sombres, accroissant les sentiments de dégoût, de révolte, de peur…

En dépit de ses inexactitudes, ce roman graphique sonne comme un rappel impitoyable du calvaire des victimes de Salem Village, et de toutes celles et ceux qui, parce que d’ailleurs, parce que différents, parce que en position de faiblesse, ont été sacrifiés au fil de l’histoire.

Source : BD Gest’

Les filles de Salem : comment nous avons condamné nos enfants, Thomas Gilbert. Dargaud, 2018. 197 pages.

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Je suis leur silence : un polar à Barcelone, de Jordi Lafebre (2023)

Je suis leur silence (couverture)Après l’excellente découverte qu’a été Malgré tout du même bédéiste, je n’ai pas hésité à emprunter son dernier titre qui met en scène Eva, psychiatre dont la santé mentale et la capacité à exercer sont remises en question, qui raconte sa dernière semaine – quelque peu épique – au docteur Llull.

Je suis leur silence est une BD très plaisante à lire, mais qui n’est pas sans défauts.

Oui, Eva est une pile électrique très sympathique et ses interactions avec autrui (y compris avec Llull) sont amusantes. Oui, l’enquête dans laquelle elle est plus ou moins involontairement plongée se lit bien. Pour le divertissement, l’histoire fait le job. Evidemment que le dessin est encore une fois bien beau, avec une grande expressivité des personnages et une colorisation chaleureuse très réussie.

Seulement, là où j’avais trouvé Malgré tout très touchant, équilibré et juste, je ne peux pas dire que ce soit le cas de Je suis leur silence.
Tout d’abord, les personnages croisés par Eva ne sont pas très nuancés : la plupart sont des archétypes de mâles prédateurs, de mépris de classe, de riches sans scrupules… Ce n’est pas forcément irréaliste, mais, étant peu subtil, cela réserve finalement peu de surprises.
Ensuite, même si je ne suis pas contre la tonalité globale un peu loufoque, l’intrigue prend peu à peu des proportions quelque peu absurdes qui m’ont sortie de l’histoire dans sa dernière partie.
Enfin, je suis un peu déçue de la représentation des troubles mentaux. Je m’attendais à quelque chose de plus profond, de moins unilatéral, peut-être de moins joyeux et positif. Certes, l’approche positive et bienveillante est tout à fait appréciable, mais l’auteur échoue à faire ressentir la complexité de la situation (mais ce n’était peut-être absolument pas son objectif).

Un whodunit décalé, sympathique mais finalement pas inoubliable…

Je suis leur silence : un polar à Barcelone, Jordi Lafebre. Dargaud, 2023. Traduit de l’espagnol par Geneviève Maubille. 109 pages.

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Avez-vous lu certaines de ces BD ?

Andromaque, vue par Racine et par Euripide

Pour le RDV de mai des fantastiques classiques, il nous fallait un titre composé d’un seul mot, sans le moindre petit déterminant indésirable : je voulais en profiter pour relire Candide  avant de me rappeler que, en dépit de ce qui est marqué sur la couverture, le titre complet est Candide, ou l’Optimisme. Heureusement, les pièces de théâtre répondant à ce critère sont légion, j’aurais pu lire Hamlet, Macbeth ou Othello chez Shakespeare, Médée, Polyeucte ou Andromède chez Corneille, Hernani ou Cromwell chez Hugo, mais j’avais envie de retrouver l’auteur de Phèdre et, parmi Britannicus, Bérénice, Iphigénie et bien d’autres, mon choix s’est arrêté sur Andromaque. (En vrai, je comptais lire plus de pièces, mais point trop n’en faut : ce n’est pas mon genre de prédilection et je les savoure mieux en espaçant mes lectures.) Que j’ai complété avec la version bien antérieure du Grec Euripide.

Mon avis en un seul mot ?
Pour Racine : Délicieux !
Pour Euripide : Complexe.

(Mais détaillons tout de même un peu…)

Classiques fantastique - un seul mot

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Andromaque, de Racine (1667)

Jusqu’alors, je n’avais donc lu qu’un seul texte de Racine : Phèdre, une pièce que j’adore depuis bien des années. Le challenge m’a donc donné l’idée de découvrir son appropriation d’un autre personnage de la mythologie grecque : Andromaque, veuve d’Hector, mère d’Astyanax et, depuis la chute de Troie, esclave de Pyrrhus, fils du meurtrier d’Hector, Achille. Cette pièce est souvent résumée ainsi : Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus qui aime Andromaque qui aime Hector qui est mort.

J’ai aimé l’opposition qui se joue entre les femmes et les hommes dans cette pièce où aucun amour n’est réciproque, car les femmes n’y sont montrées ni faibles ni niaises. C’est une pièce dans laquelle les femmes disent « non » pendant que les hommes implorent leur « oui ». Andromaque refuse d’accepter l’amour de Pyrrhus tandis qu’Hermione joue avec les sentiments d’Oreste. Andromaque s’oppose à Pyrrhus et à ses chantages odieux : l’épouser ou voir son fils condamné. En réalité, Andromaque, en dépit de son statut de captive, dispose de cartes pour manipuler Pyrrhus : elle refuse de l’épouser et, s’il tuait son fils, il détruirait le seul lien l’attachant encore à la vie et lui permettrait de mettre fin à ses jours. Son fils est sa faiblesse mais sa mort la libérerait. Andromaque et Hermione apparaissent presque comme des tacticiennes, tendant d’améliorer leur situation en bougeant leurs pions et en jouant avec les sentiments de leur prétendant.
Pendant ce temps, Pyrrhus et Oreste sont en proie à leurs émotions : ils supplient, ils louent, ils enragent, ils exposent leur amour et pleurent le rejet, et ils semblent souvent baladés par les mots de celles qu’ils aiment. Leur représentation est quelque peu éloignée de leur « biographie » habituelle : Pyrrhus n’apparaît guère comme le héros viril de la guerre de Troie, assassin du roi Priam, et il n’est fait nulle allusion au passé matricide d’Oreste.

Une vraie tragédie encore avec des personnages fort intéressants et un récit d’amours cruels – frôlant la haine lorsqu’ils ne sont pas payés de retour –, mais qui n’a cependant pas su me passionner autant que Phèdre. Parmi des éléments passionnants et des monologues magnifiques, j’y ai trouvé des longueurs et une impression parfois de tourner en rond au milieu des désirs contrariés des personnages.
Néanmoins, c’était tout de même très agréable à lire, ne serait-ce que pour cette superbe plume que j’apprécie lire à haute voix pour savourer la sonorité de ses vers. Rien que pour ça, ça vaut le coup !

« Pylade (ami d’Oreste)
(…)
Ainsi n’attendez pas que l’on puisse aujourd’hui
Vous répondre d’un cœur si peu maître de lui :
Il peut, seigneur, il peut, dans ce désordre extrême,
Épouser ce qu’il hait, et perdre ce qu’il aime.
 »

« Pyrrhus
Eh quoi ! votre courroux n’a-t-il pas eu son cours ?
Peut-on haïr sans cesse ? et punit-on toujours ?
J’ai fait des malheureux, sans doute, et la Phrygie
Cent fois de votre sang a vu ma main rougie ;
Mais que vos yeux sur moi se sont bien exercés !
Qu’ils m’ont vendu bien cher les pleurs qu’ils ont versés !
De combien de remords m’ont-ils rendu la proie !
Je souffre tous les maux que j’ai faits devant Troie.
Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé,
Brûlé de plus de feux que je n’en allumai,
Tant de soins, tant de pleurs, tant d’ardeurs inquiètes !
Hélas ! fus-je jamais si cruel que vous l’êtes ?
Mais enfin, tour à tour, c’est assez nous punir ;
Nos ennemis communs devraient nous réunir :
Madame, dites-moi seulement que j’espère,
Je vous rends votre fils, et je lui sers de père ;
Je l’instruirai moi-même à venger les Troyens ;
J’irai punir les Grecs de vos maux et des miens.
Animé d’un regard, je puis tout entreprendre :
Votre Ilion encor peut sortir de sa cendre ;
Je puis, en moins de temps que les Grecs ne l’ont pris,
Dans ses murs relevés couronner votre fils.
 »

« Pyrrhus
(…)
Songez-y bien : il faut désormais que mon cœur,
S’il n’aime avec transport, haïsse avec fureur.
Je n’épargnerai rien dans ma juste colère :
Le fils me répondra des mépris de la mère ;
La Grèce le demande ; et je ne prétends pas
Mettre toujours ma gloire à sauver des ingrats.
Andromaque
Hélas ! il mourra donc ! Il n’a pour sa défense
Que les pleurs de sa mère, et que son innocence…
Et peut-être après tout, en l’état où je suis,
Sa mort avancera la fin de mes ennuis.
Je prolongeais pour lui ma vie et ma misère ;
Mais enfin sur ses pas j’irai revoir son père.
 »

« Oreste
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? »

Andromaque, Jean Racine (1667 pour la première représentation). Dans : Œuvres complètes de Racine, aux éditions Famot, 1975, pp 131-156.

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Andromaque, d’Euripide (426 avant J.-C.)

Euripide (buste)

Plus ou moins les mêmes personnages que chez Racine, mais pas tout à fait la même histoire : Andromaque est déjà la concubine de Pyrrhus (qui est plus souvent appelé Néoptolème) avec qui elle a un fils, Molosse car Astyanax, son fils né de son union avec Hector, a été assassiné lors de la prise de Troie. Hermione est l’épouse légitime de Néoptolème et, infertile et jalouse, menace la vie d’Andromaque et de Molosse.

C’est donc une pièce qui s’inscrit davantage dans les histoires traditionnelles de la mythologie grecque : Pâris et la dispute des trois déesses (Héra, Athéna et Aphrodite) à l’origine de la guerre de Troie, la mort d’Astyanax précipité du haut des remparts de la cité troyenne, le matricide d’Oreste, l’outrage de Néoptolème à Apollon, la présence de Pélée et de Thétis, les jeux cruels des dieux et les malédictions qui pèsent sur la tête des personnages… bref, une pièce qui s’apprécie mieux avec une certaine connaissance des personnages, de leurs liens et de leur histoire. Amoureuse de la mythologie depuis toujours ou presque, j’ai apprécié cet aspect du texte.

Ici, pas ou peu de déclarations d’amour enflammées, pas de grands sentiments à exprimer (si ce n’est la haine) ou de consentement à obtenir de l’élu·e de son cœur (le consentement était alors une notion éloignée de leur préoccupation). C’est le danger qui prédomine, qui pèse sur Andromaque et son fils tout au long de la pièce, menace renforcée par l’absence de Néoptolème et par la présence guerrière de Ménélas, père d’Hermione.
L’empreinte de la guerre est forte et la Grèce n’a pas retrouvé sa paix, d’autant que bien des vices ont été révélés, bien des reproches se sont cristallisés à cause ou pendant le long conflit. L’amitié entre les cités ne dure plus et Sparte est violemment critiquée, à l’instar de son roi Ménélas (il faut dire que les guerres du Péloponnèse faisait rage à l’époque). Les dialogues sont donc énergiquement venimeux, ce qui se révèle parfois réjouissant.

Je ne me sens pas de faire une analyse pointue sur la pièce, premièrement, parce que je n’ai clairement pas les compétences et, deuxièmement, parce que je l’ai lu en numérique et que décidément j’imprime encore moins bien que quand j’ai du papier entre les mains. Cependant, je me dois de noter l’aspect très misogyne de la pièce d’Euripide, Andromaque n’étant pas la dernière pour dire que les femmes sont mauvaises et détestables. J’avoue que ces passages me restaient un peu en travers de la gorge, effaçant toute idée d’empathie avec le personnage éponyme.

Une pièce qui est loin d’être inintéressante, mais qui ne m’a pas totalement emportée, ce qui s’explique sans doute aussi par le fait que je ne suis pas armée pour la savourer pleinement. Néanmoins, je suis tout de même contente de cette découverte de cet auteur très classique.

« Andromaque
Ô opinion, opinion, à une foule de mortels, qui réellement ne sont rien, tu donnes une brillante apparence. Ceux dont la bonne renommée repose sur la vérité, je les estime heureux ; mais ceux dont la renommée repose sur le mensonge, je ne leur reconnais d’autre mérite que de devoir au hasard la réputation de sages. »

Andromaque, Euripide. Traduction de Nicolas Louis Marie Artaud, 1842 (jouée en 426 avant J.-C.). En ligne.

Le Cid, de Pierre Corneille (1636)

En ce mois de février, Moka et Fanny nous invitaient à plonger dans les œuvres des couples littéraires. L’idée première était plutôt tournée vers les couples d’écrivains et d’écrivaines – leurs histoires, leurs correspondances, leurs œuvres… –, mais ceci n’étant pas compatible avec ma PAL actuelle (ni forcément mes envies) mais ayant tout de même le désir de lire un classique un peu dans la thématique, j’ai un peu triché en plongeant dans l’histoire d’un couple de papier, à savoir Rodrigue et Chimène dans la pièce de Corneille.

Les Classiques c'est fantastiques - Couples

Rappelons-en rapidement et grossièrement l’intrigue. Rodrigue et Chimène s’aiment et leur union semble se profiler avec l’approbation de tous. Cependant, une faveur royale vient troubler l’amitié de leurs pères et le jeu de l’honneur vient assombrir celui de l’amour. Le père de Chimène, envieux, soufflette celui de Rodrigue qui, trop âgé se défendre demande à son fils de rétablir l’honneur familial, le condamnant à perdre Chimène en tuant son père.

Le CidJ’avais déjà lu ce texte il y a bien des années – peut-être l’avions-nous étudié en cours de français – mais je n’en avais plus qu’une idée très générale… ainsi que quelques citations des plus connues (« Ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie ! / N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ? », « Rodrigue, as-tu du cœur ? », « À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. », « Va, je ne te hais point. »…).

L’histoire m’était donc connue et je m’y suis replongée avec plaisir. Le drame se noue rapidement et j’ai été entraînée par les dilemmes dans lesquels se trouvent pris les amants. Le sens de l’honneur et de la famille et l’amour sincère et réciproque se livrent des batailles impitoyables, les deux étant également intimement liés. Il ne s’agit pas seulement pour Rodrigue de vivre sans honneur en ne défendant pas son père ou de perdre Chimène en éliminant l’offenseur : s’il ne défend pas son honneur, il la perd également, il ne la mérite plus. C’est donc, a priori, un dilemme sans avenir heureux, le choix cornélien par excellence. Ce sens de l’honneur poussé à l’extrême (pour tous les personnages, y compris Chimène qui n’est pas la moins têtue de l’histoire) et cette virilité qui conduit à la mort (et à envisager la mort) rapidement pourraient dater cette histoire, mais le talent de Corneille la rend toujours aussi fascinante.

Cependant, je reconnais que, plus que tout, ce sont la langue et la musicalité de ces alexandrins qui m’ont complètement enchantée. Au-delà de cet amoncellement de citations devenues célèbres, la beauté de l’écriture en vers se déploie au fil des cinq actes. À plusieurs reprises, j’ai lu le texte à haute voix pour en apprécier le rythme et la tournure parfois grandiloquente certes, mais si belle et délicate. La plume est soignée, précise, et reste néanmoins parfaitement fluide et agréable quatre cents ans plus tard.

Un petit bijou à la langue sublime et une redécouverte réjouissante de ce classique indémodable.

« Don Diègue
Du crime glorieux qui cause nos débats,
Sire, j’en suis la tête, il n’en est que le bras.
Si Chimène se plaint qu’il a tué son père,
Il ne l’eût jamais fait si je l’eusse pu faire.
Immolez donc ce chef que les ans vont ravir,
Et conservez pour vous le bras qui peut servir.
Aux dépens de mon sang satisfaites Chimène :
Je n’y résiste point, je consens à ma peine ;
Et, loin de murmurer d’un rigoureux décret,
Mourant sans déshonneur, je mourrai sans regret. »

« Elvire, gouvernante de Chimène
Où prends-tu cette audace et ce nouvel orgueil
De paraître en des lieux que tu remplis de deuil ?
Quoi ! viens-tu jusqu’ici braver l’ombre du comte ?
Ne l’as-tu pas tué ?
Don Rodrigue
Sa vie était ma honte ;
Mon honneur de ma main a voulu cet effort.
Elvire
Mais chercher ton asile en la maison du mort !
Jamais un meurtrier en fit-il son refuge ?
Don Rodrigue
Et je n’y viens aussi que m’offrir à mon juge.
Ne me regarde plus d’un visage étonné ;
Je cherche le trépas après l’avoir donné.
Mon juge est mon amour, mon juge est ma Chimène ;
Je mérite la mort de mériter sa haine,
Et j’en viens recevoir, comme un bien souverain,
Et l’arrêt de sa bouche, et le coup de sa main. »

« Chimène
Pleurez, pleurez, mes yeux, et fondez-vous en eau !
La moitié de ma vie a mis l’autre au tombeau,
Et m’oblige à venger, après ce coup funeste,
Celle que je n’ai plus sur celle qui me reste. »

« Chimène
Tu t’es, en m’offensant, montré digne de moi ;
Je me dois, par ta mort, montrer digne de toi. »

Le Cid, Pierre Corneille (1636). Dans : Œuvres complètes de Corneille, aux éditions Famot, 1975, pp 263-291.

Un don, de Toni Morrison (2008)

Un don (couverture)Seconde participation du mois au rendez-vous « Les classiques c’est fantastique » dont le thème mettait les autrices à l’honneur. Certes, ma lecture est plutôt récente, mais Toni Morrison a tout de même reçu le prix Nobel de littérature en 1993, donc je me permets de la glisser là.

Dans l’Amérique du XVIIe siècle, quatre femmes (et un homme) prennent la parole pour raconter un bout de leur histoire gravitant autour de celle de Jacob dont la mort à cause de la variole menace leurs existences. Florens, Lina, Sorrow, Rebekka. Blanches, Noire, Indienne, esclave, servante, libre, native ou immigrée.

Ce roman pas très long nous offre un coup d’œil sur la vie quotidienne à cette époque. En toile de fond se dessinent l’esclavage, l’élimination des Amérindiens, les divergences religieuses, la violence. La dépendance à un seul également, le chef de maison, l’homme, dont la disparition fait basculer leur vie et leur avenir. De manière générale, ce roman semble traiter de la servitude, celle que l’on subit ou que l’on s’impose, celle imposée par d’autres hommes, celles liées à un sexe ou une couleur de peau, celles tournées vers la quête de pouvoir et de richesse, celle née du désir…

Roman polyphonique qui nous dévoile les liens, les rencontres, les attachements entre les différents protagonistes. Êtres humains luttant pour leur vie, pour une once de liberté, de respect, d’amour et de joie, dans un monde dur, patriarcal et injuste en dépit des promesses de ces terres sauvages. Malmenés par la vie et par leurs pairs. Personnages vendus, envoyés loin de chez eux, maltraités, traumatisés, et pourtant riches d’une voix intérieure intense. Tous s’observent, se jugent, s’apprécient ou se méfient, mais notre opinion en tant que lectrice évolue lorsque l’on découvre leur récit, leur point de vue.

Le récit est un peu chaotique dans son discours, dans sa chronologie. Nous voguons au fil des pensées des personnages, ce qui confère parfois à la narration un côté erratique, divagant. Passé et présent s’entremêlent ; faits, espoirs et rêveries se succèdent.

J’avais lu ce roman il y a dix ans peut-être et je l’avais remis dans ma PAL après un déménagement car je n’en avais plus aucun souvenir. Après relecture, je pressens que mes souvenirs vont se désagréger à nouveau. Ce n’est pas désagréable à lire, la plume est même intéressante, mais je suis restée un peu à côté. En dépit d’une fin très touchante, je ne me suis pas sentie suffisamment investie pour être réellement touchée, pour être marquée durablement par cette histoire.

Un don est un récit complexe et intéressant par certains aspects. Malheureusement, il est aussi confus, trop riche peut-être en thématiques, avec une construction qui manque un peu de fluidité, d’où un sentiment très mitigé et un souvenir évanescent.

« Ils avaient jadis pensé qu’ils formaient une sorte de famille parce qu’ils avaient créé ensemble un compagnonnage à partir de l’isolement. Mais la famille qu’ils imaginaient être devenus était fausse. Quel que fût ce que chacun aimait, recherchait ou voulait fuir, leurs avenirs étaient séparés et imprévisibles. Une seule chose était certaine, le courage seul ne suffirait pas. Sans les liens du sang, il ne voyait rien à l’horizon pour les unir. »

« Entre la menace d’un massacre immédiat et la promesse du bonheur conjugal, elle ne croyait ni en l’un ni en l’autre. Pourtant, sans argent ni inclinaison à vendre des marchandises, à ouvrir une échoppe ou à se placer comme apprentie contre le gîte et le couvert, et avec les couvents exclusivement réservés aux classes les plus hautes, ses perspectives se limitaient à servante, prostituée ou épouse, et, bien qu’on racontât des histoires horribles sur chacune de ces trois carrières, la troisième semblait encore la plus sûre. C’était celle qui lui permettrait peut-être d’avoir des enfants et, donc, une garantie d’affection. Comme tout avenir qui pouvait se révéler possible pour elle, celui-là dépendait de la personnalité de l’homme qui aurait les choses en mains. D’où l’idée que le mariage avec un homme inconnu dans un pays lointain présentait des avantages indéniables : la séparation d’avec une mère qui avait échappé de justesse au supplice de la noyade ; d’avec des frères qui travaillaient nuit et jour avec son père et apprenaient auprès de lui leur attitude méprisante envers la sœur qui avait aidé à les élever ; mais c’était avant tout un moyen d’échapper aux regards en biais et aux mains grossières de tous les hommes, sobres ou ivres, qu’elle pouvait croiser. L’Amérique. Quel que fût le danger, comment cela pouvait-il vraiment être pire ? »

« C’est là que j’ai appris que je n’étais pas une personne de mon pays, ni de mes familles. J’étais une negrita. Tout. Langue, vêtements, dieux, danse, habitudes, décoration, chant – tout se fondait dans la couleur de ma peau. »

Un don, Toni Morrison. Éditions 10/18, coll. Domaine étranger, 2010 (2008 pour l’édition originale).  Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Wicke. 192 pages.

Classiques fantastiques - Sacrées femmes

Les Lames du Cardinal (3 tomes), de Pierre Pevel (2007-2010)

Les Lames du cardinal (couverture)Paris, 1633. La France de Louis XIII est menacée par des dragons. Pour lutter contre la menace grandissante, le Cardinal de Richelieu fait appel à une poignée d’hommes et une femme aux talents hors du commun, les Lames du Cardinal.

J’admets être embêtée d’avance car j’ai pas mal de reproches à faire à cette lecture, des récriminations qui seront bien plus longues à exposer que les points positifs. Pourtant, que l’on soit bien d’accord, j’ai apprécié ma lecture – je n’aurais pas avalé ainsi l’intégrale si ce n’était pas le cas – et mon sentiment reste majoritairement positif en dépit de quelques défauts.

Intrigues, complots, trahisons, manœuvres politiques, enquêtes, passes d’armes… pas de doute, nous sommes bien dans un roman de cape et d’épée. Si le début de ma lecture fut un peu difficile du fait des changements de points de vue très rapides, laissant à peine le temps de se familiariser avec les protagonistes, je m’y suis accoutumée et le roman a alors gagné en efficacité. Le rythme se fait dynamique, la curiosité est attisée. On mène alors l’enquête avec les Lames, on cherche les traîtres et on se plaît à faire les liens avant eux grâce aux points de vue multiples portés à notre connaissance. J’aimerais dire que j’ai été souvent surprise par les rebondissements, mais il faut avouer que l’on voit venir les sauvetages de dernière minute ou les traîtres qui n’en sont pas vraiment. J’admets que j’aurais apprécié une intrigue plus approfondie, avec davantage d’inattendu et un développement plus présent des antagonistes.

La fantasy se fait plutôt légère : certes, la race draconique se décline en dragonnets, vyvernes, dracs et autres sangs-mêlés plus ou moins visibles dans ce Paris alternatif, mais elle s’entremêle avec subtilité dans la réalité, d’une manière que j’ai trouvée très réussie.
Pierre Pevel nous immerge dans le Paris du XVIIe d’une plume élégante et fort jolie. Il nous emmène tourner dans les rues, visiter les lieux incontournables, se faire bousculer dans la foule grouillante et diverse et humer le doux fumet de la boue parisienne.

Les personnages sont sympathiques, mais, pour une fois, j’aurais du mal à les qualifier d’attachants du fait qu’il y a une certaine distance qui ne s’abolit jamais vraiment, une superficialité qui persiste en dépit des détails. J’ai aimé découvrir leurs histoires, leur passé, leurs liens avec d’autres personnes, c’est ce qui les a rendus intéressants à mes yeux. Même intérêt pour toutes les fois où leurs liens, leurs interactions au sein du groupe étaient mises en avant, les dialogues de Pierre Pevel étant vraiment plaisants à lire. L’aspect humain, relationnel me séduit davantage que leurs exploits.
A côté de cela, puisqu’ils sont exceptionnellement doués au combat (et dans l’espionnage et le sauvetage et toutes ces choses) – c’est le principe de l’unité d’élite – il n’y a guère de suspense lorsqu’ils et elle croisent le fer. Même si l’auteur ne cesse de les confronter à des adversaires « à leur mesure », où ils sentent qu’ils sont à égalité, que leur habilité se vaut, ils sont toujours un peu plus forts, ou un peu plus doués, ou un peu plus malins. Du coup, tout semble un peu trop facile pour eux et il est difficile de réellement s’inquiéter pour eux : c’est l’inconvénient de convoquer les meilleur·es. Même si l’on se doute que certaines Lames périront – l’un a sa mort quasi annoncée dès le début du premier tome – ça ne m’a pas bouleversée ou même émue plus que ça. Peut-être parce que l’on sait que cela sera inéluctable (histoire de pimenter un peu le récit).

Détaillons tout de même deux points négatifs m’ayant fortement lassée.

Premièrement, les femmes sont toutes plus belles les unes que les autres. A l’exception des plus âgées – bizarre ! –, pas une n’échappe à la mise en avant de son physique et à l’inventaire de ses atouts de la tête aux pieds. Et en prime, l’auteur nous le rappelle presque à chaque apparition de ladite demoiselle. Arrivée à une énième description de chevelure soyeuse, de lèvres pleines, de « charmant minois », de lourdes boucles et de corps souples, j’étais écœurée de tant de magnificence féminine. Sont-elles obligées d’être toutes parfaites ? Ne pourraient-elles pas présenter quelques défauts – qui n’entameraient pas nécessairement leur charme ? Au moins une ? On est au XVIIe siècle, mais elles semblent toutes sortir d’un institut de beauté. Physiquement, c’est bien simple, j’ai l’impression qu’elles se ressemblaient toutes, si ce n’est pour leur couleur de cheveux. A vouloir trop de beauté, on tombe dans une uniformisation totalement dénuée de charme et de personnalité…
(En parcourant ma chronique du Paris des Merveilles, je m’aperçois que ces descriptions physiques rabâchées m’avaient déjà agacées, serait-ce une manie de l’auteur ?)
Concernant les hommes, l’effet n’est pas le même. Certes, ils n’échappent pas aux redites, mais c’est davantage leur allure qui est mise en avant – La Fargue et son côté « vieux chêne inébranlable », Marciac et sa nonchalance, Saint-Lucq et sa mortelle efficacité, etc. L’on peut se dire que Marciac, irréductible séducteur, ne doit pas être trop vilain, pourtant l’auteur se contente de dire qu’il était « bel homme » et semble oublier de nous détailler ses muscles saillants, ses fières pommettes, ses boucles lumineuses ou ses fesses bien fermes… étrange, non ?

Deuxièmement, faisant un peu écho au premier point, j’ai trouvé qu’il y avait énormément de répétitions de manière générale. Les choses sont répétées des dizaines de fois. Par exemple, combien de fois a-t-il été répété que le chevalier d’Ombreuse, Garde noir, avait disparu pendant une expédition en Alsace  depuis les faits racontés dans le prologue du second tome ? Et ne pensez pas que les répétitions se retrouvent seulement d’un tome à l’autre, histoire de rafraîchir la mémoire de qui n’enchaînerait pas les trois tomes. Elles sont aussi multiples au sein d’un même volume. Athos (quelques célèbres mousquetaires viennent faire un clin d’œil, oui) vient expliquer quelque chose à l’une des Lames : quelques pages plus loin, un récapitulatif sera fait de ce qui a été dit. Ça m’a vraiment exaspérée ; combien de fois ai-je eu envie d’hurler – aux personnages, à l’auteur, à quelqu’un – que je savais déjà telle ou telle chose parce que, surprise, j’avais lu les pages précédentes ?!
(Peut-être n’aurais-je pas dû enchaîner ainsi les trois tomes…)

La nouvelle inédite, La Louve de Cendre, est sympathique dans le sens où elle permet de retrouver Agnès (la seule femme faisant partie des Lames du Cardinal) un petit coup, mais elle semble plutôt constituer un début d’aventure plutôt qu’un récit complet. L’antagoniste – l’adversaire « le plus terrible qu’il [leur] sera sans doute donné d’affronter depuis longtemps » (alors que trois moins plus tôt, Agnès affrontait un dragon qui menaçait d’incendier la capitale… du coup, n’aurait-il pas fallu écrire un roman autour de la Louve de Cendre ?) – s’enfuit et laisse présager d’autres péripéties et dangers pour le royaume de France. Pour être honnête, je suis restée un peu perplexe face au pourquoi de cette intrigue ébauchée, si ce n’est qu’elle permet de voir de l’intérieur la vie menée par Agnès après les événements de la trilogie.

Je ne peux pas nier que ce ne fut pas du tout le coup de cœur espéré après cette énumération de défauts (oups, j’allais oublier les portes ouvertes sans être fermées et les questions non résolues). Néanmoins, ce fut une bonne lecture, un bel hommage aux romans de cape et d’épée, avec un côté quelque peu flamboyant, des personnages que j’ai eu plaisir à rencontrer et une plume fine et précise. Ça ne vaut pas Le Paris des Merveilles, ce n’est pas un indispensable à mon goût, mais cela reste un bon divertissement, globalement prenant qui m’a fait passer un bon moment.

« Il savait que le monde était un théâtre trompeur où la mort, affublée des oripeaux du quotidien, pouvait frapper à tout instant. Et il le savait d’autant mieux que, parfois, c’était lui qui la donnait. »

« – Sais-tu ce qui ne lasse jamais de m’étonner ?… C’est de voir à quel point nous avons la vie chevillée au corps.
Inerte mais conscient, le supplicié resta muet. (…)

– Toi, par exemple, reprit Savelda… En ce moment, tu ne désires que la mort. Tu la désires de tous tes vœux, de toute ton âme. Si tu le pouvais, tu consacrerais tes dernières forces à mourir. Et pourtant, cela n’arrive pas. La vie est là, en toi, comme un clou profondément fiché dans le plus solide des bois. Elle se moque bien de ce que tu veux, la vie. Elle se moque bien de ce que tu subis et du service qu’elle te rendrait en t’abandonnant. Elle s’entête, elle s’acharne, elle trouve en toi des refuges secrets. Elle s’épuise, certes. Mais il faudra du temps avant de la déloger de tes entrailles.
Savelda tira sur ses gants pour les ajuster au plus près et fit crisser le cuir en serrant et desserrant les poings.
– Et vois-tu, c’est sur elle que je compte. Ta vie, cette vie insufflée en toi par le Créateur, elle est mon alliée. Contre elle, ta loyauté et ton courage ne sont rien. Pour ton malheur, tu es jeune et vigoureux. Ta volonté cédera bien avant que la vie ne te quitte, bien avant que la mort ne t’emporte. C’est ainsi. »

Les Lames du Cardinal, intégrale, Pierre Pevel. Bragelonne, 2017 (2007-2010 pour les premières éditions). 836 pages.