L’eau des collines (2 tomes) : Jean de Florette et Manon des sources, de Marcel Pagnol (1962-1963), et deux mots sur les adaptations cinématographiques par Claude Berri (1986)

Ugolin Soubeyran a un projet : laisser tomber les pois chiches et faire pousser des œillets. Sauf que, pour cela, il faut de l’eau, beaucoup d’eau. Ça tombe bien, le vieux Pique-Bouffigue vient de casser sa pipe et une source – un peu oubliée – coule sur ses terres. Mais l’arrivée d’un héritier, Jean de Florette, et de sa famille vient compromettre toute idée de rachat du terrain. Heureusement pour Ugolin et son Papet, le nouvel arrivant est de Crespin et, au village, on hait ceux de Crespin, ce qui facilite les machinations à venir…

Ma première rencontre avec Pagnol, par le biais de La Gloire de mon père, avait été des plus décevantes. Cependant, une discussion passionnée avec une collègue a fait naître l’envie d’accorder une deuxième chance, le prêt de son exemplaire a évité que ce projet ne tombe en dormance pour moult années, et l’expérience s’est révélée bien plus plaisante.
Là où le premier tome des Souvenirs d’enfance n’avait pour lui qu’une atmosphère, les deux tomes de L’eau des collines combinent une ambiance renforcée par le cadre de ce petit village, mais aussi des personnages bien campés et une intrigue prenante et absolument dramatique.

L’ambiance de cette duologie, c’est bien évidemment le Sud, avec le vent cruel, la sècheresse assassine, les cigales, les plantes sauvages et quelques mots de patois et autres expressions qui, sans alourdir, immergent dans ce parler si typique.

Mais c’est aussi ce village des Bastides Blanches, cette bourgade isolée dans la montagne où l’on ne s’occupe pas des affaires des autres, où l’on se tait, où l’on regarde et commente de loin, dans l’ombre dans sa demeure. C’est cet entre-soi des petits villages où même ceux du bourg voisin sont vus comme des étrangers, ce repli sur la communauté où prolifèrent l’envie, la méfiance, la crainte du jugement des « siens », de sortir du rang, de se retrouver seul contre tous, de s’opposer à la plus riche lignée du village (et au profit d’un étranger de Crespin, est-ce que ça vaut bien le coup ?).

De là, une histoire qui attrape et qui passionne. Dans Jean de Florette, même quand tout semble se dérouler pour le mieux pour le personnage éponyme, le poids de ce secret qui dort annonce la tragédie à venir : l’issue est inéluctable, même si Pagnol s’amuse à nous faire croire un temps qu’il pourrait en être autrement. La Gloire de mon père était bien gentillet (sauf envers les oiseaux massacrés) alors que ce premier tome est bien plus cruel, une cruauté qui trouve son apothéose dans sa terrible fin.
Dans Manon des sources, l’injustice se dévoile, la machination des Soubeyran commence à être connue, mais la difficulté à briser le mur du silence persiste : tout le monde sait mais personne ne dit rien. L’atmosphère s’alourdit de ce mutisme persistant – mutisme tantôt honteux, hypocrite ou accusateur – et la tension se fait pesante comme un orage qui n’éclate pas en dépit d’un ciel menaçant. L’on se demande, captivée, qui brisera ce tabou, qui parlera en premier.
Car il y a, en fil conducteur, ce Destin impitoyable, joueur et cynique qui, dans les révélations ultimes, fait sentir le goût amer de ce qui aurait pu être mais ne sera jamais, parce que personne n’a fait de pas vers l’autre, parce que les secrets le sont restés, parce que personne n’a parlé. Poids criminel de tout un village, crime en se taisant, condamnant aussi sûrement que les actions de certains : comme disait Einstein, « Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les regardent sans rien faire. »

Une légère préférence pour Jean de Florette qui fait se confronter – pour nous lecteurs et lectrices omniscientes – l’enthousiasme inébranlable de Jean et les manœuvres calculées des Soubeyran. J’ai eu une grande affection pour les rêves de Jean de Florette et ses « vastes projets » : même si, sans connaître l’histoire (comme c’était mon cas), on sait que ça va mal finir, ses espoirs et ses convictions sont si intenses qu’ils en sont communicatifs. J’ai été passionnée par l’ombre du Papet ainsi que par les incertitudes d’Ugolin piégé entre sa malhonnête, son plan, ses désirs de fortune et son amitié naissante pour Jean et sa famille, des bribes de compassion…
Quelques râleries dans Manon des sources face aux commentaires de vieux satyres en rut et ceux sur la « mentalité primitive » de Manon, comme si elle valait moins que ceux du village : je trouve la formulation peu heureuse, car elle lit, elle est sensible, elle n’est pas une brute, mais elle est libre, simple et plus à l’aise dans la solitude des collines qu’en société. Une fille dévouée à ceux qu’elle chérit – humains et animaux, fière, débrouillarde, ce qui lui vaut également – heureusement – le respect de certains.

Ainsi, deux romans absolument prenants de bout en bout : par deux fois, sitôt commencés, sitôt achevés, tant il était impossible de les lâcher. La plume est simple, mais efficace et immersive, et ces récits m’ont prise aux tripes. Des personnages passionnants formant une fresque vivante et variée (par leurs classes sociales, leurs intentions, leurs caractères…), un portrait cruel d’une mentalité étriquée, les conséquences terribles de la rancœur et d’une tromperie cupide, une tragédie familiale, l’amertume d’une histoire alternative rendue impossible par le silence des protagonistes, une réflexion sur la culpabilité de chacun et le triomphe d’un destin inéluctable. Je ne m’attendais pas à un tel coup de cœur.

« Mais tout en parlant de tout et de rien, ils respectaient rigoureusement la première règle bastidienne. «  On ne s’occupe pas des affaires des autres. » »

« Jean Cadoret, dont les conceptions étaient chimériques, apportait à leur réalisation une indomptable énergie, et une application minutieuse. La force et l’endurance des rêveurs sont parfois comparables à celles des aliénés. »

« Le vent des collines, l’amitié des arbres, le silence des solitudes en avaient fait une petite bête sauvage, légère et vive comme un renard. »

(Jean de Florette)

« La vérité, c’est que plus on en a, plus on en veut, et finalement, au cimetière. Alors, à quoi ça sert ? »

« Ce n’était pas contre les forces aveugles de la nature, ou la cruauté du Destin qu’il s’était si longuement battu ; mais contre la ruse et l’hypocrisie de paysans stupides, soutenus par le silence d’une coalition de misérables, dont l’âme était aussi crasseuse que les pieds. Ce n’était plus un héros vaincu, mais la pitoyable victime d’une monstrueuse farce, un infirme qui avait usé ses forces pour l’amusement de tout un village… »

(Manon des sources)

L’eau des collines, T1, Jean de Florette, Marcel Pagnol. Le Livre de Poche, 1973 (1962 pour la première édition). 318 pages.
L’eau des collines, T2, Manon des sources, Marcel Pagnol. Éditions de Fallois, coll. Fortunio, 2009 (1963 pour la première édition). 285 pages.

***

Jean de Florette - Manon des sources (afficheJ’ai ensuite regardé les films – dont la même collègue m’avait également dit le plus grand bien – et, pour une fois, je n’ai pas été déçue par l’adaptation (même si je préfère les livres, évidemment). Le film Jean de Florette est excellent et très fidèle à l’esprit et à l’intrigue du roman, mais j’ai de petites réserves sur Manon des sources : on ressent moins la gravité du manque d’eau (suite à une source bouchée par Manon) qui, combinée à la sécheresse, menace le village et toutes ses cultures, la tension due au mutisme général se fait moins pesant car ce silence est plus rapidement brisé, la culpabilité mutuelle est moins prégnante notamment avec le prêche du curé qui a été abrégé (et je regrette que les talents de frondeuse de Manon aient été effacés). La nuance se joue peut-être dans le fait que Manon des sources est finalement plus psychologique, avec moins d’événements concrets successifs.
Acteurs et actrices sont parfaits dans leur rôle, avec une mention particulière pour Daniel Auteuil qui joue un Ugolin aussi méprisable que touchant et pour Yves Montand qui incarne un Papet absolument sublime : j’attendais chacune de ses apparitions avec impatience car il offre à ce personnage un regard perçant et une aura incroyable, donnant à voir cet homme que l’on déteste mais qui finit par émouvoir à son tour.
Et puis, la musique de Verdi, La force du destin, est particulièrement bien choisie pour ce diptyque.

Jean de Florette et Manon des sources, films de Claude Berri, sortis en 1986, avec Daniel Auteuil, Yves Montant, Gérard Depardieu, Emmanuelle Béart…

La Maison des Épines, de Rozenn Illiano (2023)

La maison des épines (couverture)La Maison des Épines, le dernier-né de Rozenn Illiano, nous propulse dans l’univers mystérieux des marcheurs de rêves, nous faisant retrouver un personnage fugitivement croisé dans Érèbe : le mime Sonho.

La Maison des Épines propose une tragédie sublime, une histoire captivante de mystères, de malédiction et de responsabilités familiales, une intrigue entre présent et passé parfaitement construite, pendant – in-dé-pen-dant ! – d’Érèbe.

Rien à redire sur la construction, la narration est menée d’une main de maître. Rozenn Illiano, au fil de son œuvre, virevolte entre les genres et les ambiances et nous propose ici un roman gothique, entre, comme il se doit, l’Angleterre de l’époque victorienne et un vieux manoir rempli de secrets pour le décor ; elle s’approprie les codes, les mixe avec ceux de son univers et lie le tout avec une écriture fluide et travaillée qui rappellera la poésie ciselée d’Érèbe ou de Midnight City.

C’est aussi un ballet de nombreux personnages et, même si leurs interactions et leurs liens sont parfaitement retranscrits, je reconnais que, à ce niveau-là, certains, certaines, ne me laisseront pas un souvenir aussi fort que d’autres (indice : je peine déjà à me rappeler certains prénoms), que ce soit la faute à leur caractérisation, à leur rôle dans l’histoire ou à une occultation par le charisme d’autres personnages. À l’inverse, d’autres ont été des rencontres foudroyantes, de ses personnages qui s’impriment sur la rétine à travers les mots, à l’instar de Sonho, Augusta ou Ariane, mais aussi de Reine, personnage mutique mais absolument magnétique.
D’ailleurs, la force visuelle du récit ne concerne pas uniquement les personnages : Rozenn Illiano pose des scènes, des lieux, des objets avec une plume qui stimule l’imagination. Quelques mots évocateurs et précis suffisent parfois à donner vie au récit et à faire naître la fascination, face à certains numéros du  cirque Beaumont, le manoir avec sa cave, son cimetière et ses prunelliers – motif récurrent dans son œuvre car manifestations physiques du rêve –, certains épisodes finaux…

Ainsi, plus que son intrigue et ses rebondissements, c’est un roman qui me marquera avant tout pour son atmosphère onirique, emplie de beauté et de tristesse entremêlées. Il y a l’émerveillement face aux superbes numéros des circassiens qui semblent aller au-delà de ce qu’il est possible d’accomplir en vrai, et il y a le deuil, la douleur de la perte, la nostalgie, les regrets qui imprègnent les mots et le cœur d’une marée insidieuse, puis s’y joignent la peur, la menace d’un danger impalpable…
Sans parler du mythe du Minotaure, avec son labyrinthe, Ariane et ses fils, ses jeunes gens sacrifiés, qui apparaît en filigrane tout au long du récit, j’y ai trouvé des échos à d’autres œuvres (dont certaines chères à l’autrice). Le Cirque des rêves, évidemment, avec ce cirque entre rêve et réalité, ses représentations exceptionnelles, cette plongée dans une ambiance unique au cirque sitôt le portail franchi… La série Dark dont j’ai retrouvé l’ambiance sombre, les boyaux souterrains et l’idée des voyages dans le temps avec les conséquences possibles sur le présent. Mais aussi Shining : la maison (ou ce qu’elle cache) influençant ses habitants, amplifiant leurs émotions, exacerbant leurs traits de caractère, les scènes du passé et l’inconnu derrière chaque porte, un homme braillant et arpentant les couloirs d’un pas furieux comme Torrance à travers l’Overlook…

Une excellente lecture portée par un univers puissant, aussi doux et poétique qu’empreint de désespoir ; une histoire envoûtante que ce soit quand elle prend le temps de poser son cadre, ses protagonistes, de laisser grandir ses mystères, ou quand elle se déploie dans une seconde partie beaucoup plus effrénée.

« Il neige, alors. Quelques rares flocons descendent du ciel, doux et légers, tombant sans bruit, et d’où il se trouve, à l’écart avec les spectateurs, il voit les paupières d’Ariane frémir, comme éveillée par ces monceaux de nuage qui virevoltent devant elle.
Elle redresse la tête – lentement, si lentement… –, ses mains quittent les plis de la jupe, ses doigts se détachent peu à peu du tissu, ses bras s’élèvent dans un long mouvement rouillé, le retour à la vie du marbre endormi, le rêve de pierre prenant forme dans la réalité.
Ariane lève les bras, les mains en coupe ; la neige tombe plus fort. La jeune femme recueille les flocons dans ses paumes, languissante, puis elle les porte à son cœur comme s’il s’agissait du plus beau trésor que ce monde ait à offrir, bougeant imperceptiblement, sans se hâter, le temps ralenti. Ensuite, elle incline la tête de nouveau et ferme les paupières, et se rendort, pour une heure ou pour un siècle. »

« Dehors, les ténèbres s’abattent sur le domaine, comme une lame de fond. La forêt disparaît, le ciel avec lui, et l’éclat de la lune, mangés par des créatures dont ils ne distinguent rien au début, jusqu’à ce qu’elles s’approchent de la maison, l’assaillent, l’entourent.
Des branches par milliers, gigantesques, au bois d’un noir profond. Des épines de la taille d’une lame, qui s’enfoncent dans les murs et menacent de briser les fenêtres, de s’engouffrer dans la bâtisse. Le toit gémit ; le sol gronde encore, puis le silence se fait. À l’extérieur, une armée de rêves les empêche de sortir.
Les prunelliers se sont réveillés. »

« Voilà le pouvoir du rêve, en réalité. Plus que montrer la douleur, il montre le remords, la brûlure que l’on chérit à se demander ce que le monde serait si.
Si tu avais emprunté cet autre chemin, Sonho, que serais-tu devenu ? »

La Maison des Épines, Rozenn Illiano. OniroProds (auto-édition), 2023. 428 pages.

L’oiseau bleu d’Erzeroum, d’Ian Manook (2021)

L'oiseau bleu d'Erzeroum (couverture)De 1915 à 1939, l’histoire d’Araxie et Haïganouch, deux sœurs, deux fillettes arméniennes, deux témoins et deux victimes des horreurs de l’Histoire.

Mes connaissances sur le génocide arménien étaient assez limitées, je dois bien l’avouer, aussi ai-je été captivée par ce cadre historique nouveau (même si je ne peux évidemment pas considérer que la lecture d’un roman m’aura appris tout ce qu’il y a à savoir sur je sujet). Aussi captivée qu’horrifiée d’ailleurs, car la cruauté et le sadisme des êtres humains ne cessera décidément de me sidérer. Des logiques perverses pour abuser, déstabiliser, exploiter, écraser les populations arméniennes aux massacres de masse, c’est une rapide montée dans l’horreur. Cependant, et je lui en sais gré, Ian Manook ne se complaît pas dans des descriptions minutieuses et dans une surenchère de détails scabreux, à l’image des viols évidemment et tristement légions dans une situation qui met autant de femmes sous la coupe des hommes. Captivée, horrifiée… mais également découragée et attristée évidemment face à cette Histoire qui se répète encore et encore, avec ces haines d’un peuple envers un autre, ces défaillances rejetées sur autrui, ces violences et exterminations.

Certes, la narration est assez classique et n’est guère marquante en elle-même, mais l’histoire accroche. Difficile de ne pas avoir envie de suivre le chemin de ces personnages et d’en connaître l’issue. Araxie est un personnage féminin pour lequel j’ai eu énormément d’affection. À ses côtés, on traverse le début de ce XXe siècle si sanglant jusqu’à l’aube de la Seconde guerre mondiale.
Cependant, j’ai moins accroché à la fin du récit pour plusieurs raisons. Premièrement, les histoires d’amour y prennent un peu trop de place sur l’Histoire (même si je peux le comprendre dans le sens où il s’agit aussi du récit de vie individuel… et qu’on peut souhaiter un peu de tendresse à ces protagonistes qui en ont vu de dures). Deuxièmement, certains rebondissements semblent quelque peu factices et la manière dont les personnages se croisent et se recroisent, prétendument par hasard, apparaît comme quelque peu artificielle. Et cela est souligné par un troisième point qui m’a souvent déconcentrée, effaçant l’émotion en me faisant faire moult retours en arrière et prendre pas mal de notes…

Il s’agit de la chronologie qui s’est mise à m’interroger, spécialement les chapitres qui suivent Hovannes. Il faut dire que le temps progresse de manière globalement linéaire jusqu’en 1932 avant de faire brusquement un bond en arrière vers 1927 pendant quatre chapitres pour ensuite repartir en 1934. Delà quelques bizarreries.
Par exemple, en 1932, à Munich, il approche le baron Von Blitsch spécialement du fait de ses accointances avec Hitler, mais ensuite, dans un chapitre situé en 1927, il devient informateur pour Moscou parce qu’il a « à Munich, des contacts dans l’environnement immédiat d’Hitler » : pourquoi se rapprocherait-il des années plus tard d’un autre proche d’Hitler s’il avait déjà des contacts ? De même, on lui demande ce qu’il fait en République socialiste soviétique d’Arménie en 1927 « après être passé par Paris, Lausanne, Berlin et Munich » alors qu’il est allé à Paris et en Suisse en 1929 et à Munich en 1932… et qu’un chapitre précédent plaçait son voyage en Arménie en 1932 : alors, certes, il a pu y aller dans d’autres circonstances que celles racontées, des voyages non évoqués, mais ça ne semble tout de même pas très logique. De même, d’autres détails m’ont questionnée, des éléments que j’ai trouvés incohérents, au sujet de l’homme au gilet jaune ou d’Haïgaz.
Et à mes yeux, cela a souligné les rencontres improbables et les faiblesses de construction du récit.

Un récit de vie trouvant sa source dans les atrocités du génocide arménien qui m’aura fait passer par de multiples émotions pendant une première partie aussi prenante et passionnante qu’horrible, mais dont la seconde moitié ne m’a pas semblé aussi convaincante.

« – Une morale ? Mais quelle morale ? La morale n’existe pas en politique, mon pauvre Saad. La morale, c’est pour les faibles. La politique, c’est justement la victoire de l’efficacité sur la morale. Comment croyez-vous que votre père a agrandi ses entrepôts, et à qui croyez-vous qu’il a racheté ses trois nouveaux navires ? À qui croyez-vous que le mien a racheté les commerces en gros de laine et de soie ? Comment croyez-vous que je vais assurer à votre fille, quand elle sera ma femme, le luxe et l’opulence qu’elle n’aura jamais connus dans sa propre maison ? Par cette industrie que les Arméniens avaient accaparée et que nous leur reprenons aujourd’hui. La mort de ces enfants arméniens, Saad effendi, c’est la survie des enfants turcs. C’est la survie de votre fille. »

« C’est ainsi que les cultures survivent. Par les gestes quotidiens. Par le partage des saveurs et des savoir-faire. Hovannes en a presque les larmes aux yeux. La force indestructible de la diaspora qui se construit, il la voit à travers cette survivante, heureuse dans un autre pays que le sien et qui répète les gestes ancestraux de ses traditions. »

L’oiseau bleu d’Erzeroum, Ian Manook. Albin Michel, 2021. 542 pages.

Le père Goriot, d’Honoré de Balzac (1842)

Le père Goriot (couverture)Eugène Rastignac, issue d’une famille de province, noble mais peu fortunée, monte à Paris pour y faire son droit. Il vit dans une pension modeste, mais rêve de s’intégrer dans la grande société. Il s’attache à son vieux voisin de palier, le père Goriot, mais aspire à côtoyer ses filles à qui il a distribué l’essentiel de sa fortune.

Pour être exacte, ce n’était pas une vraie découverte dans le sens où je l’avais déjà lu il y a une quinzaine d’années. Cependant, mes souvenirs ont eu largement le temps de se troubler depuis et, désireuse de renouer avec Balzac, j’ai souhaité rafraîchir ma mémoire. Que j’ai bien fait ! Car je me suis régalée avec ce classique.

Difficile de le lâcher une fois prise dans le récit. Dans un récit cruel, il faut bien le dire. J’ai été émue – malgré l’irrésistible envie de le secouer pour lui faire ouvrir les yeux parfois – par cette figure de père qu’est le père Goriot : un homme aimant inconditionnellement ses filles et prêt à tout pour satisfaire leurs moindres désirs. Pourtant, il est par là même faillible car cet amour absolu qui l’aveugle ne lui sera nullement rendu et causera sa perte (« J’avais trop d’amour pour elles pour qu’elles en eussent pour moi. »). En effet, ses filles, Anastasie de Restaud et Delphine de Nucingen, toujours gâtées mais jamais comblées, sont devenues des monstres d’égoïsme. Elles sont révoltantes de cupidité et d’indifférence, parties prenantes d’une société cynique et impitoyable.
Cependant, la critique ne touche pas uniquement (et pas toutes) les femmes : en réalité, la plupart des personnages sont arrivistes, à la recherche de toujours plus de pouvoir conféré par l’argent et la position sociale, mais aussi menteurs, joueurs, infidèles… Dans cette société, on quête des faveurs auprès des personnalités en vue mais l’on n’hésitera pas une seconde à se délecter de leurs malheurs si elles chutent. Rastignac n’est pas (encore) détestable car il n’est pas totalement débarrassé de ses idées provinciales, car son cœur a parfois des mouvements généreux, car il se prend d’une réelle amitié pour Goriot, mais il n’en a pas moins des rêves de gloire qui le font parfois pencher vers un comportement moralement discutable et son action finale sera celle d’un ambitieux prêt à tout pour servir ses intérêts.

J’ai été fascinée par les personnages racontés par Balzac. Or, il y a de nombreux protagonistes à rencontrer dans ce roman, que ce soit du côté de la riche société ou de la pension Vauquer, au fil de l’intrigue et de descriptions passionnantes. Je me suis délectée de cette pluralité de portraits, tant physiques que psychologiques.
D’autant que ces portraits s’assemblent pour dessiner une vaste peinture sociale. Dans sa Comédie humaine, Balzac raconte la société sous la Restauration à travers un réseau de personnages qui rejoignent et se retrouvent de romans en romans. Un procédé vis-à-vis duquel je suis toujours enthousiaste, désireuses de creuser l’histoire des personnages que j’ai aimé. Notamment, je me réjouis de retrouver le forçat captivant Vautrin – j’ai d’ailleurs été agréablement étonnée de trouver un personnage homosexuel chez Balzac, je l’avoue – dans Illusions perdues et Splendeurs et misères des courtisanes ou la vicomtesse de Beauséant – rare figure aimable et touchante – dans La femme abandonnée.

Un roman réaliste et ardent, riche en sentiments, peinture d’une société sans pitié.

 Et vous, quels sont vos romans préférés de Balzac ?

« Madame, j’ai, sans le savoir, plongé un poignard dans le cœur de madame de Restaud. Sans le savoir, voilà ma faute, dit l’étudiant que son génie avait assez bien servi et qui avait découvert les mordantes épigrammes cachées sous les phrases affectueuses de ces deux femmes. Vous continuez à voir, et vous craignez peut-être les gens qui sont dans le secret du mal qu’ils vous font, tandis que celui qui blesse en ignorant la profondeur de sa blessure est regardé comme un sot, un maladroit qui ne sait profiter de rien, et chacun le méprise. »

« Ce qui arrive à ce père peut arriver à la plus jolie femme avec l’homme qu’elle aimera le mieux : si elle l’ennuie de son amour, il s’en va, il fait des lâchetés pour la fuir. Tous les sentiments en sont là. Notre cœur est un trésor, videz-le d’un coup, vous êtes ruinés. Nous ne pardonnons pas plus à un sentiment de s’être montré tout entier qu’à un homme de ne pas avoir un sou à lui. Ce père avait tout donné. Il avait donné, pendant vingt ans, ses entrailles, son amour ; il avait donné sa fortune en un jour. Le citron bien pressé, ses filles ont laissé le zeste au coin des rues. »

« Eh  bien ! monsieur de Rastignac, traitez ce monde comme il mérite de l’être. Vous voulez parvenir, je vous aiderai. Vous sonderez combien est profonde la corruption féminine, vous toiserez la largeur de la misérable vanité des hommes. Quoique j’aie bien lu dans ce livre du monde, il y avait des pages qui cependant m’étaient inconnues. Maintenant je sais tout. Plus froidement vous calculerez, plus avant vous irez. Frappez sans pitié, vous serez craint. »

Le père Goriot, Honoré de Balzac. Gallimard, coll. Folio classique, 2001 (1842 pour la première édition). 436 pages.

Gris comme le cœur des indifférents, de Pascaline Nolot (2023)

Gris comme le coeur des indifférentsPascaline Nolot m’avait totalement subjuguée avec Rouge – un roman à la fois prenant, intelligent, poignant et magnifiquement écrit –, aussi n’ai-je pas hésité quand Babelio m’a proposé de recevoir son petit dernier (merci à eux et à ScriNeo !).

Petit, c’est le mot, car l’ouvrage fait à peine cent pages. Si je m’attendais à en être frustrée, ce ne fut pas le cas.
L’autrice parvient parfaitement à dérouler son histoire en dépit de la brièveté de celle-ci. Au fil des chapitres aux titres chromatiques, elle raconte une violence malheureusement ordinaire, celle subie par les femmes, infligée par leurs maris, leurs compagnons, leurs ex. Par la voix de Lyra – adolescente-témoin déjà fissurée par la vie, grande sœur bouclier contre celui qui devrait être protecteur, fille en colère –, elle exprime la souffrance, la peur, l’esprit fragilisé, l’emprise, la crainte des autres et de leur possible visage caché (« Si l’un est perverti, pourri, pourquoi les autres ne seraient-ils pas tout aussi moisis ? »), mais aussi le silence des voisins, l’inaction des gendarmes, la culpabilisation des victimes ou – heureusement – quelques mains tendues. Elle se fait voix de toutes ces anonymes assassinées, de leurs orphelins oubliés, de ces vies brisées tristement noyées dans la masse.
La narration n’est pas linéaire. Il s’agit de la lutte d’un esprit fracassé par l’inconcevable pour se protéger plutôt qu’affronter l’insoutenable réalité. Le puzzle se dévoile au fil des souvenirs – heureux de temps en temps ou dramatiques souvent – qui s’imposent en dépit de la fiction rassurante, du rêve éveillé.
Et si ça paraît presque inutile de le dire au vu du sujet, c’est un livre aussi horrible et cruel que révoltant et poignant.

Comme dans Rouge, la plume est très belle. Pleine de douceur, elle rime et roule comme de la poésie en prose, tout en racontant la cruauté, la violence, la douleur et la peine. Cependant, si je devais exprimer une réserve, ce serait à ce niveau-là. En tant que lectrice, je me suis délectée de la qualité littéraire de ce texte, mais, étrangement parfois, elle a parfois induit une certaine distance avec la narratrice quand sa langue imagée et soignée m’éloignait de son enfance et adolescence dévastées.

Un récit douloureux et bouleversant traité avec justesse et un texte qui met en rogne autant qu’il est déchirant.

« Grâce à ça, les jumeaux et moi, nous savons que les monstres existent. Ils vivent à nos côtés, avec nous. Parfois, ils se font même appeler « Papa ». Les contes de fées n’ont rien inventé. »

« Car mon père, ce Géant, ce Malfaisant, est tout à la fois prince monstrueux et monstre charmant. Le jour doré m’a prouvé que la société se laissait berner, bercer par sa troublante gémellité et qu’elle était même capable de le médailler, lui offrant alibi de bonne conscience et entière impunité sur un plateau rutilant. »

« Mon esprit déraille. Mon corps dérape. Je glisse sur une flaque écarlate. Après les ors, le sang… Ma mémoire impitoyable m’arrache au faste pour attirer vers un nouveau souvenir glaçant.
Ma volonté se cabre, résiste, s’accroche à la réalité du présent… se brise. Malgré moi, je me retrouve projetée sur le carrelage souillé et froid. »

Gris comme le cœur des indifférents, Pascaline Nolot. ScriNeo, 2023. 99 pages.