Mini-chroniques pour trois lectures graphiques : Ma révérence, Le Veilleur des Brumes et Yellow Cab

Trois lectures graphiques qui m’ont plus ou moins touchée, du coup de cœur au bof. Des histoires de vie, de rencontres… en France, aux États-Unis ou dans un monde imaginaire.

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Ma révérence, de Wilfrid Lupano (scénario) et Rodguen (dessin) (2013)

Ma révérence (couverture)Malgré le nom de Lupano, je reconnais que je me suis lancée dans cette BD légèrement dubitative, notamment face à une couverture qui ne m’emballait guère. Finalement, ce fut ma lecture la plus captivante.

Les auteurs partent d’une histoire exceptionnelle – deux anti-héros, plus losers déconfits que bandits magnifiques, planifient un kidnapping et le braquage d’un fourgon pour tirer leur révérence et enfin vivre une vie plus douce – pour finalement raconter la vie de plusieurs protagonistes avec ses drames, ses espoirs, ses joies envolées, ses secrets, ses ratés, ses remords et ses hontes. De là, des histoires qui s’entrecroisent, des personnages qui se rencontrent, des existences qui s’entrechoquent. Des confidences difficiles ou sombres qui n’empêchent pas d’avoir pas mal d’humour (noir), volontaire ou non de la part des personnages.
Ces derniers ont quelque chose de brut, de cru, de méchant parfois, mais ils parviennent néanmoins à être touchants quand la façade – qu’elle soit m’as-tu-vu, vulgaire, sérieuse – s’effrite.

La narration n’est pas linéaire, il faut rassembler les pièces du puzzle pour former ces différents portraits d’une belle finesse, c’est un procédé que j’apprécie beaucoup et je n’ai pas été déçue par l’écriture de Lupano.

Une BD intelligente et véritablement prenante que j’ai adorée !

Source des planches : BDfugue

Ma révérence, Wilfrid Lupano (scénario) et Rodguen (dessin). Delcourt, 2013. 128 pages.

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Le Veilleur des Brumes (3 tomes), de Robert Kondo (scénario) et Dice Tsutsumi (dessin)

C’est à la bibliothèque que j’ai été attirée par le graphisme de ces trois volumes et ses airs de film d’animation. À juste titre, puisque Le Veilleur des Brumes The Dam Keeper – est tiré d’un court-métrage d’animation. Et visuellement, c’est très beau, très doux et mignon. Les couleurs, les traits, c’est assez superbe.
L’atmosphère est une merveille, recelant énormément de poésie et de mélancolie, tout en vibrant de lumière et d’espoir. De même, les lieux et décors sont une réussite : j’ai immédiatement accroché au contraste entre ces îlots de vie préservés des brumes, colorés, et l’extérieur mystérieux et menaçant – une mise en place somme tout assez classique -, avec pour seul pont, le Veilleur solitaire et incompris.

C’est une histoire de transmission, de mystère familial, d’aventures et de rencontres. S’ouvrir aux autres, apprendre à les connaître, grandir et évoluer en sortant de ses routines. Et les familles, celles dans lesquelles on naît comme celles que l’on se trouve. Néanmoins, il m’a manqué quelque chose pour être véritablement passionnée par l’intrigue qui, en dépit d’une mise en place plus que convaincante, est devenue un peu brouillonne et rapide.

Une histoire initiatique sympathique et touchante, même si ça n’a pas été le coup de cœur auquel je m’attendais.

Source des planches : BDfugue

Le Veilleur des Brumes (3 tomes), Robert Kondo (scénario) et Daisuke « Dice » Tsutsumi (dessin). Éditions Milan, coll. Grafiteen, 2018-2020 (2017-2019 pour l’édition originale). Traduit par Aude Sécheret.
– Tome 1, Le Veilleur des Brumes, 159 pages ;
– Tome 2, Un monde sans ténèbres, 160 pages ;
– Tome 3, Retour à la lumière, 195 pages.

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Yellow Cab, de Chabouté, d’après le roman de Benoît Cohen (2021)

Yellow Cab (couverture)Cette BD est tirée d’un roman du réalisateur Benoît Cohen, lui-même relatant une expérience réellement vécue : devenir chauffeur de taxi à New-York pour trouver l’inspiration d’un film.

Ainsi, ce roman graphique en noir et blanc compile des rencontres, des faciès, mettant en scène une ville-personnage somme de toutes les âmes qui la peuplent. Le personnage principal, invisible aux yeux des autres de par son statut de chauffeur de taxi (« Personne ne pense jamais au taxi, en fait. On est comme invisible. On est juste une nuque. » Sherlock, saison 1, épisode 1), s’efface pour laisser la place à ceux qu’il conduit.
Cependant, je dois avouer que j’ai trouvé le tout un peu fade – hormis le dessin de Chabouté tout en ombres et lumières. Il n’y a pas réellement d’histoire – ce qui n’est pas forcément un défaut quand d’autres éléments sont bien menés –, le personnage principal est assez inexpressif finalement et ses réflexions m’ont parfois semblé artificielles, et j’ai peiné à ressentir l’inattendu, le surprenant, le touchant de ces clients qui défilent.

Une lecture malgré tout sympathique mais que j’oublierai vite.

Source des planches : BDfugue

Yellow Cab, Chabouté, d’après le roman du même nom de Benoît Cohen. Vents d’ouest, 2021. 168 pages.

Deux romans graphiques : L’homme gribouillé et La louve boréale

Aujourd’hui, je vous présente deux lectures graphiques, avec des femmes plongées dans des histoires sombres, agrémentées d’un soupçon de fantastique.

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L’homme gribouillé, de Serge Lehman (scénario) et Frederik Peeters (dessin) (2018)

L'homme gribouillé (couverture)Quand j’ai feuilleté ce roman graphique dont j’avais entendu le plus grand bien, j’ai été quelque peu dubitative notamment face à ce dessin très léché et ces grandes pages grisées. Mais une fois ma lecture entamée, quel plaisir, quelle cavalcade, quelle lecture captivante !

Entre meurtres et touche fantastique, nous plongeons surtout dans des secrets de famille. De Maud, la grand-mère excentrique, écrivaine à succès, à Clara, l’adolescente au talent de conteuse déjà affirmé en passant par sa mère, Betty et ses crises d’aphasie, quels non-dits entre ces trois générations ? Quels mystères ? Tout bascule le jour où Betty et Clara découvrent qu’un corbeau fait chanter Maud. Pourquoi ? Et qui est-il, cet affreux emplumé à l’aura surnaturelle ?

Mère et fille se lancent en quête de leur identité et de l’histoire de leurs ancêtres en allant de rencontres en rencontres, de la pluie parisienne aux brumes doubistes. Leur parcours sera jalonné par des personnages certainement atypiques et parfois un peu louches. Max Corbeau est d’abord simplement inquiétant (un peu comme le Sans-Visage du Voyage de Chihiro) sous son masque et son chapeau, mais devient peu à peu franchement terrifiant et chacune de ses apparitions suscite un petit frisson de plaisir et d’appréhension mêlés.
J’ai également adoré le duo formé par Betty et Clara. Les relations mère-fille (sur toutes les générations) sont très bien racontées et les personnages sont bien campés. J’ai tout de suite adhéré à la maussaderie muette de Betty, à son caractère bien trempé, à ses failles et à ses paniques, puis Clara m’a séduite par son enthousiasme, sa façon de soutenir sa mère et de la combattre à d’autres moments. Des caractères nuancés et parfaitement racontés tant par l’expressivité des illustrations que par les dialogues.

Détail qui ne pouvait que me séduire, les histoires et les contes sont omniprésents dans ce roman graphique : les histoires effrayantes de Maud, celles de Clara, des rituels, des sectes étranges… et ces créatures surprenantes mais épouvantablement réelles. Difficile de ne rien révéler des légendes soulevées, des histoires réveillées, donc cette chronique sera assez courte. La fin surprend et il est assez agréable d’avancer sur un chemin insoupçonné – je m’attendais vraiment à emprunter d’autres voies.

Une BD-thriller fantastique et palpitante, à l’atmosphère pluvieuse, poisseuse, bref, définitivement sombre, et au dessin en noir et blanc merveilleusement approprié.

L’homme gribouillé, Serge Lehman (scénario) et Frederik Peeters (dessin). Delcourt, 2018. 327 pages.

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La louve boréale, de Núria Tamarit (2022)

La louve boréale (couverture)J’avais beaucoup aimé Géante illustré par Núria Tamarit, je n’ai donc pas hésité à saisir l’occasion de découvrir sa nouvelle création (qu’elle a écrite et dessinée) grâce à Babelio.

La louve boréale raconte l’histoire de Joana qui, fuyant son pays ravagé par la guerre, débarque dans ce Nouveau Monde qui promet or et succès. Seulement, c’est avant tout une terre cruelle que trouve Joana, une terre disputée par les hommes et les loups sur laquelle les femmes semblent ne pas avoir leur place.

Ce roman graphique est donc l’occasion de faire passer un double message. D’un côté, un message féministe, avec des femmes qui souffrent par la main des hommes mais qui se relèvent, qui se battent pour avoir leur part. De l’autre, un message écologique qui alerte sur la terre exploitée et épuisée, sur les animaux méprisés et maltraités. La louve boréale raconte donc la cupidité des humains, la méchanceté envers celles et ceux jugés plus faibles, la misogynie. En saupoudrant le tout d’une touche de fantastique avec les apparitions d’une louve gigantesque, bras vengeur de la nature armé de crocs redoutables.

Même si je suis évidemment en accord avec le propos, j’ai trouvé cette BD trop didactique. L’intrigue est très linéaire et un peu trop rapide. Je pourrais lui reprocher un manque de profondeur, avec une histoire qui enfonce un peu des portes ouvertes. Ce pourrait être un roman graphique très riche (en plus de ce que j’ai déjà évoqué, on trouve des questions liées à l’immigration, la guerre, les souvenirs du passé, les éléments déchaînés, la confiance parfois trahie, parfois justement placée…), mais le tout est un petit peu trop superficiel à mon goût malheureusement.

J’ai en revanche aimé le dessin (les décors plus que les personnages). Si les scènes d’un passé idyllique mais disparu – tel un paradis perdu – sont colorisées par des couleurs franches, les teintes se font bien plus sombres et profondes dans le Nouveau Monde, royaume de la nuit, de la neige et de la violence. Les cieux de Núria Tamarit sont particulièrement sublimes, morceaux de rêves qui donnent envie de s’isoler loin de la civilisation pour se planter sous les étoiles.

Dommage qu’un léger manque d’originalité vienne gâcher cette histoire d’aventures qui parle de liberté, de la beauté de la nature et de la sauvagerie de l’être humain.

La louve boréale, Núria Tamarit. Sarbacane, 2022. Traduit de l’espagnol par Ingrid Hein Leo. 212 pages.

Parenthèse 9ème art – Les Ogres-Dieux, Le voleur de souhaits, Loup et Géante

Une nouvelle fois, un petit melting-pot de bandes-dessinées lues le mois dernier !

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Les Ogres-Dieux (4 tomes),
d’Hubert (scénario) et Bertrand Gatignol (dessin)
(2014-2016)

Dans un monde dirigé par des géants dévoreurs de chair humaine et abrutis par des siècles de consanguinité, voici l’histoire de Petit qui, né de géants, est juste un peu plus grand qu’un humain, de Yori, enfant illégitime qui se dressera sur la plus haute marche de la hiérarchie humaine, de Lours qui tentera de réveiller les humains et d’abolir la domination sanglante des géants et de Première-née qui tentera d’éduquer sa famille.

Dans ce monde sanguinaire aux classes sociales très marquées, ça parle de la famille, de l’hérédité, de la prédestination et de la possibilité d’échapper aux liens du sang, des tentatives de certaines femmes pour éduquer leur famille. Bref, plein de thématiques, mais surtout des intrigues prenantes et brutales. Coup de cœur pour ces histoires sombres, dans une ambiance gothique, sublimées par un noir et blanc maîtrisé. Le trait de Gatignol nous fait nous sentir tout petit dans ces décors titanesques tout en faisant affleurer les émotions dans les yeux si noirs et sur les visages si pâles de ses personnages.
Évoquons également les textes romancés sur des grands personnages de chaque famille qui entrecoupent les BD et permettent d’en savoir davantage et d’approfondir l’univers et l’héritage des protagonistes. Que du bonus !
Violents, magnifiques, dérangeants, dynamiques, fascinants, des contes à dévorer !

Les Ogres-Dieux, Hubert (scénario) et Bertrand Gatignol (dessin). Éditions Soleil, coll. Métamorphose.
– Tome 1, Petit, 2014, 174 pages ;
– Tome 2, Demi-sang, 2016, 152 pages ;
– Tome 3, Le grand homme, 2018, 188 pages ;
– Tome 4, Première née, 2020, 156 pages.

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Le voleur de souhaits,
de Loïc Clément (scénario) et Bertrand Gatignol (dessin)
(2017)

Le voleur de souhaits (couverture)Tout en retrouvant par hasard Bertrand Gatignol, je continue l’exploration des Contes des cœurs perdus de Loïc Clément (après Chaussette, Chaque jour Dracula et Jeannot). Et celui est celui qui m’aura le moins convaincue.

Félix, en détournant la formule « A tes souhaits », se fait voleur et collectionneur d’un genre particulier : ses trésors, ce sont les souhaits des gens qu’il croise. Jusqu’à sa rencontre avec Calliope où tout ne se passe pas comme prévu au moment de la capture de souhait…

Certes, c’est une histoire poétique et gentiment philosophique qui aurait pu être très réussie. Sauf que.
Premièrement, j’ai trouvé cette bande-dessinée beaucoup trop rapide : on en fait le tour très rapidement et j’ai trouvé qu’elle manquait réellement de consistance. Ce n’est pas une question de nombre de pages car les trois titres cités ci-dessus n’étaient pas plus longs, mais l’intrigue avait une profondeur autre.
Deuxièmement, j’ai été dérangée par le déroulement de l’histoire : celle-ci commence dans une cantine où le service est assuré par des « dames de cantine », ce qui met en scène un héros assez jeune (je ne sais pas pour vous, mais de mon côté, le service à table s’est arrêté à la fin de la primaire). Sauf qu’on voit Félix et Calliope faire leur vie comme des grands (pas d’adultes à l’horizon), la seconde s’installant même dans l’appartement du premier, et [spoiler] finalement décider de « passer ensemble le reste de leurs jours », une pensée assez mature, non ? Bref, drôle de contraste entre le début et la fin, la cantinière et leurs actions, la malice enfantine du Félix des premières pages et leurs préoccupations à deux. C’est peut-être un détail, mais qui m’a perturbée et n’a cessé de m’interroger au fil de ma lecture, ce qui m’a totalement empêchée de m’attendrir pour les personnages ou d’accrocher à l’histoire.

Peut-être que je ne suis vraiment pas le meilleur public pour cette bande-dessinée, mais je reste dubitative entre cette temporalité étrange et une certaine superficialité pour ce qui est du fond de l’histoire.

Le voleur de souhaits, Loïc Clément (scénario) et Bertrand Gatignol (dessin). Delcourt, 2017. 34 pages.

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Loup,
de Renaud Dillies
(2017)

Loup (couverture)Loup est amnésique. Trouvé nu dans les bois, il ne sait plus qui il est, ce qu’il aime, ce qu’il sait faire. Jusqu’à une révélation, une guitare entre les mains. Il ne connaît toujours pas son nom ou sa vie d’avant, mais ses mains, elles, savent la musique.
C’est pour le nom de Renaud Dillies que j’ai emprunté cette BD, lui qui m’avait émerveillée par ses dessins sur Abélard et Alvin, lui qui m’avait séduite par sa poésie sur Saveur Coco

Une quête identitaire, avec la musique pour fil conducteur. Une détresse, une question, « qui suis-je ? ». Des mains, presque des inconnues, si sûres d’elles quand elles font vibrer les cordes. Des rencontres, des surprises, des déceptions. Une vie atypique certes, pleine de brume, mais une vie quand même avec des succès et des peines.
Seule la fin m’a laissée perplexe. Un peu abrupte, rapide, comme balancée là pour terminer l’album, pour boucler la boucle.
Encore une fois charmée par le trait de Dillies et ses personnages anthropomorphes, bien que j’avais trouvé Saveur Coco plus créatif, plus foisonnant, plus éblouissant. Ici, c’est régulier, six cases par page, à l’exception de quelques pleines pages pour les moments forts, les moments de grâce ou les chutes.

Une balade dans une existence, quelques notes de musique, des interrogations, une angoisse qui parfois s’atténue, un personnage attendrissant, des dessins efficaces, de la poésie, une jolie découverte.

Loup, Renaud Dillies. Dargaud, 2017. 52 pages.

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Géante : histoire de celle qui parcourut le monde à la recherche de la liberté,
de Jean-Christophe Deveney (scénario) et N
úria Tamarit (dessin)
(2020)

Géante (couverture)Concluons ces mini-chroniques comme elles ont été ouvertes : avec une histoire de géants. De géante plus précisément. De Céleste en fait, gros bébé trouvé dans la montagne par un bûcheron qui, longtemps, cherchera sa place dans le monde.

Géante est un roman graphique qui parle avant tout de féminité, de liberté des femmes, de l’égalité, du droit à l’éducation, du droit au choix. Quoique le message féministe puisse parfois sembler un chouïa trop marqué avec ce petit côté « catalogue des injustices subies par les femmes », cela ne m’a pas empêchée d’être vraiment touchée par cette histoire intelligente et sensible.
En outre, ça parle également de la famille, des liens entre ses membres (Céleste étant la petite dernière d’une fratrie de six garçons) et du désir de maternité. Sont critiquées la guerre et la religion dans ses formes les plus extrêmes. A travers ses voyages et ses découvertes, Céleste effectue un parcours véritablement initiatique qui sera une ouverture sur le monde et sur elle-même.
Et puis, il y a Céleste, si touchante et lumineuse. Cette géante-là est une héroïne généreuse dont la bonté et la curiosité ne seront pas entamées par la cruauté du monde, par la jalousie, la rancune ou la haine des autres. D’ailleurs, plus que sa taille, c’est son sexe qui semble, à moult reprises, poser problème.
L’aspect conte est très marqué avec une onomastique pleine de sens et l’introduction de personnages-types (la famille pauvre, le prince, la sorcière…). Cependant, ces derniers sont réinventés et dépassent les stéréotypes. De plus, cette BD est issue de tout un héritage littéraire que l’on se plaira à reconnaître : Homère, Rabelais, Chrétien de Troyes…

Côté graphismes, si les grands yeux vides des protagonistes déstabilisent au début, je m’y suis rapidement habituée en me glissant dans cette histoire. Je retiendrai surtout les magnifiques couleurs ainsi que les décors traversés au fil du voyage de Céleste, si diversifiés et envoûtants.

Géante est un magnifique conte féministe et poétique, au propos riche, aux thématiques diversifiées et intelligemment traitées. Humour et gravité se répondent pendant que Céleste trace son chemin.

Géante : histoire de celle qui parcourut le monde à la recherche de la liberté, Jean-Christophe Deveney (scénario) et Núria Tamarit (dessin). Delcourt, 2020. 195 pages.

Parenthèse 9e art : cinq mini-chroniques de mes lectures graphiques du mois de mars

Un melting-pot avec un peu de tout : de l’humour, du très sérieux, des biographies, du fantastique, de l’onirique, des lectures excellentes, d’autres un peu moins…

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 Le Baron,
de Jean-Luc Masbou
(2020)

Le Baron (couverture)C’est un Baron de Münschhausen vieillissant qui découvre le livre qui a été écrit sur ses aventures. S’il en est évidemment fier, cet ouvrage le confronte également à la mort, le transformant en personnage légendaire, en héros de papier.

La Baron ici mis en scène est éminemment sympathique : fantasque, bon vivant, affabulateur, conteur vibrant, sa bonne humeur et son plaisir des histoires sont communicatifs. Avec ses aventures loufoques, oniriques et exotiques, il fait briller les regards et rêver les cœurs. Il donne à voir la vie avec émerveillement et imagination, et peu importe si tout n’est pas tout à fait vrai après tout. Enchâssées dans le récit principal, ces historiettes se détachent grâce à des styles graphiques divers qui apportent une variété très plaisante.

Une bande dessinée colorée et pétillante qui, si elle est une ode aux histoires et aux rêveries, parle également de postérité et d’héritage.

Le Baron, Jean-Luc Masbou. Delcourt, 2020. 72 pages.

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Enferme-moi si tu peux,
d’Anne-Caroline Pandolfo (scénario) et Terkel Risbjerg (dessin)
(2019)

Enferme-moi si tu peux (couverture)Augustin Lesage, Madge Gill, le Facteur Cheval, Aloïse, Marjan Gruzewski et Judith Scott : six histoires de vie d’artistes hors du commun, ces femmes et ces hommes que rien ne prédestinait à l’art et que l’on regroupe sous cette appellation d’« Art brut ».

Un roman graphique plein de découvertes (j’avoue que je ne connaissais que le facteur Cheval…) et de récits bouleversants. On découvre avant tout leur vie et la naissance de leur art : leurs œuvres sont esquissées par l’illustrateur, mais si vous voulez en voir davantage, ce sera l’occasion d’une petite recherche internet. J’ai été particulièrement émue par leur imagination, leur art leur offrant une porte de sortie d’un réel trop dur ou traumatisant.

J’ai trouvé cette lecture très instructive et touchante, mais je regrette de n’avoir pas accroché plus que ça au style graphique de Terkel Risbjerg en dépit de quelques pages marquantes et originales.

Enferme-moi si tu peux, Anne-Caroline Pandolfo (scénario) et Terkel Risbjerg (dessin). Casterman, 2019. 168 pages.

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 Pénis de table : sept mecs racontent tout sur leur vie sexuelle,
de Cookie Kalkair
(2018)

Pénis de table (couverture)

En dépit d’un titre que je trouve plutôt moyen, il se trouve que j’avais entendu du bien de cet ouvrage et j’ai donc décidé de passer outre mon blocage « couverture et titre » pour lui laisser une chance.

Ça se lit bien, c’est décomplexé, les sujets abordés sont variés, mais je dois m’avouer un peu déçue : je m’attendais à quelque chose d’un peu plus profond. Or, le ton léger de cette BD fait que l’on retombe dans les idées que je pensais voir balayées. De plus, le côté « on se retrouve tous, on se charrie, on déconne entre potes » fait que je suis quelque peu dubitative sur la véracité de certains témoignages. De même, les profils m’ont paru trop similaires, ce qui est un peu dommage : ils ont tous plus ou moins le même âge et, en dépit de sexualités différentes, ont tous vécu peu ou prou les mêmes expériences.

Les dessins ne m’ont pas transportée, mais ça n’aurait pas été grave si le fond avait été plus consistant. Clairement, je m’attendais donc à quelque chose d’un peu plus creusé.

Pénis de table : sept mecs racontent tout sur leur vie sexuelle, Cookie Kalkair. Éditions Steinkis, 2018. 180 pages.

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La Bête, tome 1,
de Zidrou (scénario) et Frank Pé (dessin)
(2020)

La Bête (couverture)

Voici une revisite plus mature et plus sombre du Marsupilami. Le trait de Frank Pé m’a séduite par ses visages expressifs tandis que ses couleurs donnent vie tantôt à une Belgique pluvieuse et morose, tantôt à un cocon familial plein de vie.

Après une entrée en matière bien lugubre, j’ai tout de suite aimé le fait de situer cette histoire dans un contexte historique précis – la Belgique de 1955 – avec toutes les tensions et histoires personnelles compliquées nées de la Seconde Guerre mondiale. L’occasion de développer les personnages et d’aborder des thématiques diversement cruelles. De même, avoir offert au Marsupilami un peu plus de sauvagerie constitue l’un des attraits de ce roman graphique : ce n’est plus une petite créature comique, mais un animal puissant et potentiellement dangereux.

Cette histoire recèle des moments bien tristes tout en gardant une certaine fraîcheur grâce à François et son amour des animaux ou au professeur Boniface et son apparemment inépuisable enthousiasme. Les personnages sont attachants, l’histoire forte, certains passages poignants : c’est une très jolie réussite.

La Bête, tome 1, Zidrou (scénario) et Frank Pé (dessin). Dupuis, coll. Grand public, 2020. 155 pages.

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L’épouvantable peur d’Épiphanie Frayeur, tome 2, Le temps perdu, de Séverine Gauthier (scénario) et Clément Lefèvre (dessins) (2020)

L'épouvantable peur d'Epiphanie Frayeur, T2 (couverture)

J’avais adoré le premier tome dans lequel une fillette apprenait à vivre avec sa peur et la parution d’une suite m’avait laissée dubitative tant le premier opus se suffisait à lui-même. Or, j’ai été séduite par ce second tome dans lequel Épiphanie tente de rattraper le temps perdu et de vivre l’enfance qu’elle n’a pas vécue à cause de sa peur.

C’est donc un nouveau voyage initiatique qu’elle entame, toujours à l’aide de son étrange guide flottant dans les airs par manque de sérieux. D’un parc d’attraction désaffecté à un cinéma rempli de visages familiers en passant par un coffre à jouet et une cabane dans les arbres, Épiphanie continue son périple pour trouver en elle-même les solutions à ses problèmes.

Une fois encore, c’est finalement très réussi. J’ai été très touchée par ce regard en arrière, ce sentiment de regret des choses ratées, ce cheminement vers l’apaisement. Encore une fois, ce tome regorge de métaphores malignes, de clins d’œil et de références, pour une lecture des plus réjouissantes.

Onirique, profond, riche, ce second tome tient toutes ses promesses tandis que Clément Lefèvre m’a une fois de plus charmée par la douceur de ses illustrations.

L’épouvantable peur d’Épiphanie Frayeur, tome 2, Le temps perdu, Séverine Gauthier (scénario) et Clément Lefèvre (dessins). Éditions Soleil, coll. Métamorphose, 2020. 80 pages.

Parenthèse 9e art : Traquemage, Dans la tête de Sherlock Holmes et Éclat(s) d’âme

Aucune thématique dans ce fourre-tout : de la BD française et du manga japonais, de l’aventure et du drame, du comique et du sérieux…

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Traquemage (3 tomes)
de Wilfrid Lupano (scénario) et Relom (dessin) (2015-2019)

Cette série bouclée en trois tomes m’a fait passer un délicieux moment de lecture ! Voici l’histoire de Pistolin, éleveur de cornebiques et petit producteur de pécadous, un fromage authentique (comprendre « particulièrement odorant »), qui, exaspéré de voir son troupeau boulotté par les armées des mages, décide d’aller les exterminer.

De la fantasy rurale et irrévérente – ici, les fées virent alcooliques et les sirènes se font à moitié bouffer (la moitié poisson, je précise) – et un humour assez décapant. Entre les mésaventures loufoques de Pistolin et la tête blasée de Myrtille la cornebique, ce fut un divertissement efficace et amusant.

Si je regrette cette conclusion un peu rapide qui précipite la fin de cette excellente lecture (dont j’aurais bien voulu un quatrième tome), j’apprécie le fait qu’il s’agisse d’une série achevée et bouclée qui ne perd pas de sa saveur en cours de route !

Traquemage (3 tomes), Wilfrid Lupano (scénario) et Relom (dessin). Delcourt, 2015-2019. 56 pages par tome.

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Dans la tête de Sherlock Holmes, tome 1, L’affaire du ticket scandaleux
de Cyril Lieron (scénario) et Benoît Dahan (dessin) (2019)

Dans la tête de Sherlock Holmes, tome 1 (couverture)Un médecin amnésique trouvé errant en chemise de nuit, une poudre mystérieuse, un ticket de spectacle, voilà Sherlock Holmes et le docteur Watson sur les traces d’un complot des plus étranges…

Je me suis régalée avec cette enquête de Sherlock Holmes qui nous plonge, plus que jamais, dans l’intellect du célèbre détective. Page après page, d’une case à l’autre, il nous fait visiter sa « petite mansarde » tout en suivant le fil de ses pensées, de ses raisonnements et déductions. On le voit arpenter ses bibliothèques mentales pour piocher dans les connaissances engrangées, visualiser les témoignages sous forme de pièces de théâtre, peindre dans son esprit un portrait-robot, suivre un fil rouge ici bien visible. C’est dans ce cerveau optimisé, cet intérieur bien rangé de faits, d’indices et de savoir, que nous plongent les auteurs.

La mise en page et l’agencement des cases diffèrent au fil de l’ouvrage pour un résultat soigné, passionnant et particulièrement original. Le trait de de Benoît Dahan est atypique, avec des faciès très marqués, et j’ai tout de suite adoré ces pages couleur sépia.

Bref, me voilà absolument enchantée de cette mise en image de l’un des plus fameux cerveaux de la littérature.

 Petit bémol : ce n’est pas une histoire complète ! (encore une fois…) Je ne m’y attendais pas (ou plutôt, j’ai commencé à m’y attendre en voyant fondre le nombre de pages restantes pendant que le mystère n’allait que s’épaississant) et la césure a été déroutante, brutale et frustrante. Dommage car cela casse le rythme, sans parler du fil de l’enquête !

Dans la tête de Sherlock Holmes, tome 1, L’affaire du ticket scandaleux, Cyril Lieron (scénario) et Benoît Dahan (dessin). Ankama, 2019. 48 pages.

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Éclat(s) d’âme (4 tomes)
de Yuhki Kamatani (2015-2018, série terminée)

Lorsqu’un de ses camarades de classe découvre un porno gay sur son smartphone, Tasuku ne pense plus qu’à mourir. Or, à l’instant T, il voit une femme s’élancer dans le vide à l’endroit où il pensait faire de même. Sauf que celle-ci est toujours parfaitement vivante… et est l’hôte d’un salon de discussion où se réunissent des personnes LGBT+. Dans ce monde safe, Tasuku va pouvoir découvrir qui il est tout en retrouvant une confiance insoupçonnée.

En dépit de quelques difficultés parfois à distinguer certains personnages masculins, Éclat(s) d’âme est une série poétique et sensible abordant le sujet de l’identité, du genre, de la sexualité et de la différence.
Sa galerie de personnages éclectiques présente différentes personnalités et différentes sensibilités. Diverses façons de vivre sa vie, au grand jour ou en secret, seul·e ou accompagné·e. J’ai également aimé la façon de souligner que la souffrance pouvait naître d’un excès de bienveillance, douloureuse dans son innocence, aussi bien que par des gestes ou des mots ouvertement blessants.

 Les sujets sont bien traités, avec pertinence et réalisme. Yuki Kamatani dénonce la violence du monde, les stéréotypes, les combats intérieurs et extérieurs, sans lourdeur et sans pathos, mais avec une empathie puissante. Les moments que vit Tasuki au cœur du salon de discussion apportent une douceur et une parenthèse bienvenues, tant pour lui que les lecteur·rices.

Si le premier tome m’avait plu, mais sans enthousiasme particulier, les trois tomes se sont révélés très bons. J’ai fini par me sentir impliquée et par m’attacher aux personnages. C’est très fin, très juste et assez poignant par moment.

Éclat(s) d’âme (4 tomes), Yuhki Kamatani. Éditions Akata, 2018 (015-2018 pour les sorties originales). Traduit par Aurélien Estager. 178 pages (T1), 162 pages (T2), 178 pages (T3), 242 pages (T4).