Witch World : le cycle de Simon Tregarth, d’Andre Norton (1963-1964)

Witch WorldAncien militaire ayant trempé dans des affaires louches, Simon Tregarth se sait poursuivi par des tueurs et ne se fait aucune illusion sur son avenir lorsqu’un professeur vient lui faire une proposition étonnante : l’accès, moyennant finance, à un portail magique ouvrant sur un autre monde qui le placerait ainsi hors de portée de ses poursuivants. C’est ainsi qu’il se retrouve à Estcarp, un monde de magie menacé par un ennemi à la technologie avancée.

Les éditions Mnémos (merci !) m’ont proposé de découvrir ce livre qui constitue apparemment un classique de la littérature de l’imaginaire, fraîchement réédité par leurs soins. Witch World est une saga qui comprend une trentaine de romans et le Cycle de Simon Tregrath regroupe les deux premiers tomes, Le Portail et L’Emprise (précédemment traduits sous les titres L’Arche du temps et La vallée dans l’ombre). Je dois avouer que je ne connaissais ni cette œuvre, ni son autrice (oui, c’est une femme qui se cache derrière ce pseudonyme masculin) pourtant prolifique.
Je vous en propose une critique qui risque d’être souvent sous forme de « oui, mais… », dans le sens où chaque élément positif appelle une nuance. Ainsi, je suis sortie de cette lecture quelque peu mitigée.

Tout d’abord, j’ai été frappée par ce mélange de fantasy – avec de la magie, des sorcières, un univers médiéval, des forteresses et ruelles tortueuses, des bateaux à voiles, etc. – et de science-fiction – voyages spatio-temporels, technologies futuristes liées à l’énergie, à des systèmes sophistiqués de chauffage, d’éclairage ou de communication, sous-marins des Kolderiens. Si Estcarp utilise certaines de ces technologies sans en connaître la provenance, elles sont bien souvent créées et utilisées par les Kolderiens, les ennemis déclarés de ces deux tomes, et sont donc vues comme quelque chose d’abject et de nocif, apportant la mort et non le progrès.
Néanmoins, en dépit de cet aspect plutôt original, j’ai eu du mal à être passionnée par ce récit qui m’a semblé somme toute assez classique et convenu (même s’il ne l’était sans doute pas lors de sa publication originale !). Cette duologie a des allures d’introduction : on voyage sur ces terres nouvelles pour Simon Tregarth comme pour nous, on rencontre les différents protagonistes, on assiste à la mise en place d’enjeux, de questions et de dangers, mais le tout reste superficiel et manque de profondeur, que ce soit dans la psychologie des personnages, dans la résolution des problèmes, dans les scènes d’action qui ne semblent jamais réellement mettre les héros en difficulté, etc.

Andre Norton met en place un matriarcat : des sorcières – seules des femmes pouvant être les détentrices du Pouvoir – dirigent Estcarp. Les sorcières sont respectées, indépendantes, puissantes (mais non parfaites, se montrant parfois fermées face à des possibilités nouvelles) et instaurent une politique relativement pacifiste : Estcarp se défend contre les royaumes adjacents qui rêveraient d’agrandir leurs territoires et de mettre à bas ce gouvernement féminin, mais ne partage pas ce rêve d’expansion au détriment de ses voisins. À ces sorcières s’ajoute Loyse de Verlaine, fille de noble promise à un mariage arrangée, qui se battra pour gagner sa liberté en utilisant uniquement son intelligence, sa ruse et son courage, un personnage qui m’a vraiment enthousiasmée dans le premier tome.
Cependant, les noms étant des sources de pouvoir (une idée que l’on retrouvera dans Terremer d’Ursula K. Le Guin notamment), les sorcières ne peuvent révéler le leur (et n’utilise pas de surnom). Ainsi, malgré toute leur force, elles ne sont définies que par des pronoms, ou « la sorcière », « la femme d’Estcarp », etc., ce qui nuit à l’identification par la lectrice ou le lecteur et empêche toute proximité. Pendant le premier tome, il y a Simon, Koris, Loyse et la sorcière, qui, même si elle a un rôle important, en est moins visible d’une certaine manière (sans parler du fait que l’on a jamais accès à ses pensées) ; j’avoue que j’aurais aimé que ce personnage féminin soit davantage mis en valeur, que la distance avec elle soit un peu abolie. De même, leur Pouvoir est prétendument lié à leur virginité, ce qui pose quelques questions tout de même. De plus, Simon et Koris restent au premier rang et Loyse, fiancée (de son plein gré) dans le second tome, perd alors toutes ses qualités d’aventurière, adoptant le rôle banal et passif de demoiselle en détresse, tombée entre les mains des méchants Kolderiens – ma plus grosse déception vient finalement de ce recul que j’ai trouvé absolument regrettable.
Certes, il ne faut toutefois pas oublier que ces deux tomes ont été écrits en 1963 et 1964 et qu’ils mettaient tout de même déjà bien en valeur leurs protagonistes féminins par rapport à d’autres romans de l’époque, mais ils pâtissent de la comparaison avec d’autres œuvres.

[Petit spoiler, même si la quatrième de couverture indique déjà que Jaelithe est, pour Simon, « l’amour de sa vie » et qu’il n’y a pas de réelle surprise quand à la suite de leur histoire.]
Dans le second tome du cycle, j’ai apprécié le discours autour de la liberté dans le mariage. Jaelithe, après des années à vivre sans attaches comme sorcière, n’entend pas se laisser brider par leur union et continue de parcourir le territoire en solitaire comme elle le faisait, sans ménager la sensibilité de son époux. Pour Simon, c’est un apprentissage… qui commencera par des pensées exaspérantes, mais permettra de repenser sa relation avec sa femme et aboutira à un réel respect entre eux, avec une collaboration qui renforcera leurs pouvoirs respectifs. J’apprécie énormément retrouver des considérations de ce genre, psychologiques, humains, plutôt que de l’action à outrance.
(J’en profite pour signaler que Andre Norton propose un héros qui, même s’il m’a laissé totalement de marbre, n’est ni un séducteur invétéré, ni un gros bourrin, et que c’est quand même bien appréciable.)

Cette lecture n’était pas inintéressante, mais je ne suis pas franchement convaincue pour autant. Ces récits ont des qualités et des points de vue attrayants, mais il m’a manqué tout simplement d’éprouver un intérêt réel et fort pour les personnages comme pour l’intrigue : les premiers ne m’ont fait ressentir aucune empathie, aucun atome crochu, et la seconde n’a pas su me captiver. J’ai bien conscience que certains points sont à replacer dans le contexte des années 1960, mais cela ne change pas mon manque d’enthousiasme pour cette histoire.

À l’heure actuelle, j’ignore totalement si je poursuivrai la découverte de Witch World au fil des rééditions de Mnémos. La longueur de la saga me refroidit ainsi que le manque d’investissement émotionnel lors de cette lecture, mais peut-être la saga se bonifie-t-elle au fil des tomes (à l’instar de Terremer dont le premier tome n’était pas le meilleur). Affaire à suivre.

De plus, je vous invite à lire la chronique de Fourbis & Têtologie, un avis similaire au mien, mais bien mieux formulé !

 « – (…) Les choses se passent comme je vous l’ai expliqué : lorsqu’un individu s’assied sur le Siège Périlleux, devant lui s’ouvre un monde où son esprit, son cœur – son âme, si vous préférez – se sent chez lui. Alors il franchit l’arche, et il part à la recherche de sa destinée.
– Pourquoi ne pas avoir testé cette méthode par vous-même ?
C’était le point faible de l’histoire du professeur. S’il possédait la clé d’un tel portail, pourquoi se privait-il de l’utiliser ?
– Pourquoi, colonel ? (Le docteur fixa ses deux mains grassouillettes qui reposaient sur ses genoux.) Parce qu’il n’y a pas moyen de revenir ! Un futur irrévocable ne peut intéresser qu’un homme désespéré. Dans ce monde, nous aimons croire que nous contrôlons nos vies et nos décisions. Quand on traverse ce passage, c’est un choix qui ne peut s’annuler. Je parle beaucoup, trop même, mais en cet instant précis, les mots me manquent pour vous expliquer clairement ce que je ressens. Il y a eu beaucoup de Gardiens du Siège Périlleux, mais très peu l’ont utilisé eux-mêmes. Peut-être qu’un jour… Mais pour l’instant, je n’ai pas le courage. »

« Son étonnement était une force qui le motivait, car son esprit se refusait à associer cet endroit avec le reste du même monde sur lequel on pouvait trouver Estcarp, le Repaire ou Kars, la ville aux ruelles tortueuses. Tout cela représentait le passé ; ici, il était face au futur. »

Witch World : le cycle de Simon Tregarth, Livre 1, Le Portail, Livre 2, L’Emprise, Andre Norton. Mnémos, 2023 (1963 et 1964 pour les éditions originales). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Patrick Mallet. 459 pages.

Mini-chroniques pour trois lectures graphiques : Ma révérence, Le Veilleur des Brumes et Yellow Cab

Trois lectures graphiques qui m’ont plus ou moins touchée, du coup de cœur au bof. Des histoires de vie, de rencontres… en France, aux États-Unis ou dans un monde imaginaire.

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Ma révérence, de Wilfrid Lupano (scénario) et Rodguen (dessin) (2013)

Ma révérence (couverture)Malgré le nom de Lupano, je reconnais que je me suis lancée dans cette BD légèrement dubitative, notamment face à une couverture qui ne m’emballait guère. Finalement, ce fut ma lecture la plus captivante.

Les auteurs partent d’une histoire exceptionnelle – deux anti-héros, plus losers déconfits que bandits magnifiques, planifient un kidnapping et le braquage d’un fourgon pour tirer leur révérence et enfin vivre une vie plus douce – pour finalement raconter la vie de plusieurs protagonistes avec ses drames, ses espoirs, ses joies envolées, ses secrets, ses ratés, ses remords et ses hontes. De là, des histoires qui s’entrecroisent, des personnages qui se rencontrent, des existences qui s’entrechoquent. Des confidences difficiles ou sombres qui n’empêchent pas d’avoir pas mal d’humour (noir), volontaire ou non de la part des personnages.
Ces derniers ont quelque chose de brut, de cru, de méchant parfois, mais ils parviennent néanmoins à être touchants quand la façade – qu’elle soit m’as-tu-vu, vulgaire, sérieuse – s’effrite.

La narration n’est pas linéaire, il faut rassembler les pièces du puzzle pour former ces différents portraits d’une belle finesse, c’est un procédé que j’apprécie beaucoup et je n’ai pas été déçue par l’écriture de Lupano.

Une BD intelligente et véritablement prenante que j’ai adorée !

Source des planches : BDfugue

Ma révérence, Wilfrid Lupano (scénario) et Rodguen (dessin). Delcourt, 2013. 128 pages.

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Le Veilleur des Brumes (3 tomes), de Robert Kondo (scénario) et Dice Tsutsumi (dessin)

C’est à la bibliothèque que j’ai été attirée par le graphisme de ces trois volumes et ses airs de film d’animation. À juste titre, puisque Le Veilleur des Brumes The Dam Keeper – est tiré d’un court-métrage d’animation. Et visuellement, c’est très beau, très doux et mignon. Les couleurs, les traits, c’est assez superbe.
L’atmosphère est une merveille, recelant énormément de poésie et de mélancolie, tout en vibrant de lumière et d’espoir. De même, les lieux et décors sont une réussite : j’ai immédiatement accroché au contraste entre ces îlots de vie préservés des brumes, colorés, et l’extérieur mystérieux et menaçant – une mise en place somme tout assez classique -, avec pour seul pont, le Veilleur solitaire et incompris.

C’est une histoire de transmission, de mystère familial, d’aventures et de rencontres. S’ouvrir aux autres, apprendre à les connaître, grandir et évoluer en sortant de ses routines. Et les familles, celles dans lesquelles on naît comme celles que l’on se trouve. Néanmoins, il m’a manqué quelque chose pour être véritablement passionnée par l’intrigue qui, en dépit d’une mise en place plus que convaincante, est devenue un peu brouillonne et rapide.

Une histoire initiatique sympathique et touchante, même si ça n’a pas été le coup de cœur auquel je m’attendais.

Source des planches : BDfugue

Le Veilleur des Brumes (3 tomes), Robert Kondo (scénario) et Daisuke « Dice » Tsutsumi (dessin). Éditions Milan, coll. Grafiteen, 2018-2020 (2017-2019 pour l’édition originale). Traduit par Aude Sécheret.
– Tome 1, Le Veilleur des Brumes, 159 pages ;
– Tome 2, Un monde sans ténèbres, 160 pages ;
– Tome 3, Retour à la lumière, 195 pages.

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Yellow Cab, de Chabouté, d’après le roman de Benoît Cohen (2021)

Yellow Cab (couverture)Cette BD est tirée d’un roman du réalisateur Benoît Cohen, lui-même relatant une expérience réellement vécue : devenir chauffeur de taxi à New-York pour trouver l’inspiration d’un film.

Ainsi, ce roman graphique en noir et blanc compile des rencontres, des faciès, mettant en scène une ville-personnage somme de toutes les âmes qui la peuplent. Le personnage principal, invisible aux yeux des autres de par son statut de chauffeur de taxi (« Personne ne pense jamais au taxi, en fait. On est comme invisible. On est juste une nuque. » Sherlock, saison 1, épisode 1), s’efface pour laisser la place à ceux qu’il conduit.
Cependant, je dois avouer que j’ai trouvé le tout un peu fade – hormis le dessin de Chabouté tout en ombres et lumières. Il n’y a pas réellement d’histoire – ce qui n’est pas forcément un défaut quand d’autres éléments sont bien menés –, le personnage principal est assez inexpressif finalement et ses réflexions m’ont parfois semblé artificielles, et j’ai peiné à ressentir l’inattendu, le surprenant, le touchant de ces clients qui défilent.

Une lecture malgré tout sympathique mais que j’oublierai vite.

Source des planches : BDfugue

Yellow Cab, Chabouté, d’après le roman du même nom de Benoît Cohen. Vents d’ouest, 2021. 168 pages.

Les Douze d’Aritsar, tome 1, La vengeance de la Dame, de Jordan Ifueko (2020)

Les Douze d'Aritsar, tome 1 (couverture)L’Empereur d’Aritsar dirige le pays avec ses onze Conseillers, tous étant magiquement liés, et le temps est venu pour l’héritier du trône de constituer son propre Conseil. Loin de la capitale, la jeune Tarisaï a grandi isolée de toute affection, dans un palais peuplé uniquement de tuteurs distants. Ignorant avoir été élevée dans un seul but : répondre au vœu de sa mère en tuant le prince après avoir gagné sa confiance.

J’ai eu la chance de découvrir le premier tome des Douze d’Aritsar en avant-première grâce à Babelio et je les remercie – ainsi que les éditions Nathan – pour cette excellente lecture.

En premier lieu, ce qui m’a pleinement séduite et immédiatement fascinée, c’est l’univers mis en place par Jordan Ifueko. Une fois un pied dedans, je n’avais qu’une envie : l’explorer davantage, en apprendre plus pour mieux le connaître. Aritsar est un monde passionnant. Composé d’îles qui furent réunies – je ne vous dis pas comment ni pourquoi –, il présente une multitude de paysages et de coutumes. C’est ainsi un patchwork d’influences africaines, asiatiques, européennes… qui se retrouve dans les patronymes, les faciès, les costumes, les arts, etc.
L’autrice nigériano-américaine introduit une mythologie totalement différente de celle à laquelle les romans de fantasy occidentaux nous ont habitués, mythologie nourrie de celle de l’Afrique de l’Ouest. La rencontre avec les créatures magiques de son univers est donc réellement captivante car inhabituelle et riche en surprises : alagbato, tutsu, erhu, esprits malicieux de la Brousse… Enfin, outre des Bienfaits – des pouvoirs individuels et diversifiés –, elle propose une magie originale, le Rayon, qui repose sur l’union psychique de plusieurs êtres et dont le fonctionnement est totalement inédit : s’il est la source du pouvoir impérial, il n’est pas fait pour écraser autrui et repose sur le consentement mutuel des Douze.
Cependant, quelques détails de cet univers (sur le fonctionnement du Rayon et ses failles potentielles) me posent questions. Je suis restée avec des interrogations en suspens, mais j’ignore si elles sont liées à une imprécision du roman – qui auquel cas me chagrine doucement – ou à un début de lecture un peu en pointillé pour des raisons personnelles – auquel cas c’est entièrement ma faute. Je ne veux pas détailler ici pour ne pas divulgâcher, mais j’en parlerais volontiers avec des personnes ayant lu le roman !

L’intrigue est très bien menée et nous plonge dans les intrigues du pouvoir impérial, entre secrets et pactes magiques influençant l’existence de nombreuses générations. Tarisaï est amenée à enquêter sur certains faits du passé pour éclairer le présent. Entre liens du sang et amitié intensément renforcée par un lien magique, justice et ordre, vérité et mensonge, le roman la place face à des dilemmes bouleversants. C’est un roman d’apprentissage qui, en plaçant son héroïne dans les arcanes du pouvoir, discute de la justice, de l’ordre, bref, de la politique et, parfois, de ses errances. De plus, ce roman fait également écho à des sujets actuels : l’invisibilisation des femmes, l’écrasement des cultures minoritaires par le pouvoir en place ou la colonisation, l’importance de la diversité…
Le roman est exempt de personnages purement et simplement méchants : celles et ceux dont on se méfie le plus sont nuancés, leur comportement et leurs objectifs se répondent, leur passé les modèle et, de leur point de vue, la fin justifie parfois les moyens.
De plus, point positif dans un roman young adult, il n’y a pas de romance envahissante (hourra !) : Tarisaï éprouve des sentiments d’amour et de désir, mais il ne dévore pas le récit pour le transformer en quelque chose d’un peu guimauve. De plus, ces sentiments ne sont pas envers la personne attendue (si le roman était tombé dans les clichés) et des orientations autres qu’hétérosexuelles sont présentées. L’amitié est bien plus importante et fonde le cœur du récit du fait de ce mystérieux Rayon. Or, j’ai apprécié cette place centrale de la famille que l’on se trouve, que l’on se construit… et que l’on peut potentiellement détruire.

L’écriture est très fluide et donne vie à ce monde et à celles et ceux qui le peuplent. Bien que s’étalant sur une dizaine d’années, la progression est agréable et dynamique, tout en laissant le temps de développer le cadre et les protagonistes. Certes, certains membres du Conseil du Prince sont plutôt invisibles, ce qui est dommage car j’aurais aimé les connaître mieux (et ressentir le lien qui les unit à Tarisaï), mais c’est un reproche courant lorsqu’il y a une multiplication des personnages secondaires, il est difficile d’accorder la même place à tous.

C’est donc le début plus que prometteur d’une duologie dont je lirai la suite avec enthousiasme et impatience tant j’ai été enthousiasmée par la richesse de son univers, les thématiques de son intrigue et la rencontre avec ses personnages.

« – Pourquoi est-ce que tout le monde déteste autant que les choses changent ?
– Parce qu’elles risquent de changer pour le pire.
– Oui, peut-être. Mais tu sais ce que je crois ? (Ma poitrine palpitait.) Je crois qu’au fond, on a peur qu’elles changent pour le meilleur. Peur de découvrir que tout ce qu’il y a de mauvais- toutes les souffrances qu’on refuse de voir – aurait pu être évité si on avait fait l’effort d’essayer. »

« Il détestait tout cela autant que moi. Je le lisais sur son visage, figé par la peine. Mais nous étions des griots dans une pantomime, contraints de chanter chaque vers de ce récit sordide, en dansant au rythme des tambours que frappait ma mère. »

Les Douze d’Aritsar, tome 1, La vengeance de la Dame, Jordan Ifueko. Nathan, 2023 (2020 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Delcourt. 454 pages.

L’héritage de l’esprit-roi, de Claire Krust (2022)

L'héritage de l'esprit-roiAprès quelques semaines de silence dues à quelques événements dans ma vie (on en reparlera lors du bilan mensuel) et une longue coupure internet, me revoilà avec un livre lu il y a plusieurs semaines.

En effet, grâce à un chouette concours chez Snow du blog Bulle de Livre que je remercie sincèrement (et que je prie d’excuser le délai pour la parution de cette chronique), j’ai pu lire L’héritage de l’esprit-roi, un roman de fantasy qui nous plonge dans le Japon des XIIIe et XIVe siècles. Un Japon empreint de magie cependant dans lequel des onmyoji sont garants de l’équilibre entre les vivants et les créatures surnaturelles, à savoir esprits, fantômes, démons et autres dieux.
Parmi eux, Shynia, l’onmyoji impérial, un homme mystérieux à l’apparence mouvante et au passé inconnu. Or une enquête suite à une malédiction ayant frappé la fiancée de l’empereur va le replonger directement dans ce passé qu’il tentait d’occulter.

C’est un roman original qui change de la fantasy à laquelle je suis habituée. Certes, le cadre est médiéval avec des seigneurs, des combats entre clans, des histoires de classe, etc., mais ici, point d’elfes, d’ogres ou de nains. Kami, yokai (kitsune, oni, tengu…), fantômes… impossible de nier l’impression de plonger dans des estampes et dans les films d’Hayao Myazaki, Le voyage de Chihiro et Princesse Mononoke en tête, à travers la prolifération d’esprits et de physionomies ainsi qu’une étrange maladie qui transforme ces derniers en véritables monstres. Ainsi, en dépit d’un univers jamais rencontré en fantasy pour ma part, je n’ai eu aucune difficulté à visualiser les scènes, à faire naître des images des mots de Claire Krust.
L’univers est globalement bien développé, notamment la ville de l’esprit-roi – où se passe la majeure partie de l’histoire – avec les rêves qui lui ont donné naissance, son architecture et ses boutiques, mais aussi ses défaillances et ses abus. Le système de magie, utilisant des gestes, des mots et des écritures (tatouages, sceaux…), est intéressant, mais je regrette qu’il n’ait pas été davantage approfondi. On se représente comment ça marche, mais le tout reste flou, comme réservé à celles et ceux qui maîtrise la magie.

De la même manière que l’on voyage entre le monde matériel et spirituel, la construction oscille entre temps présent et flashbacks tandis qu’un esprit lié à Shinya – un shikigami – épluche les souvenirs de son maître. Une construction classique mais efficace qui permet de découvrir progressivement les secrets du puissant magicien. Le puzzle se met en place avec une grande fluidité et on ne regrette jamais de quitter une époque pour une autre, signe que Claire Krust a su me passionner avec toutes ses histoires parallèles.
J’ai apprécié la plume, belle et poétique, imagée et tranquille. L’autrice prend son temps pour poser les relations entre les protagonistes, les développer, les laisser mener leurs enquêtes et découvrir leur voie. Au-delà de l’intrigue autour de la malédiction, ce sont surtout les sentiments qui animent les personnages qui sont au cœur du récit. Portées par le devoir, la haine, l’amitié, la culpabilité, la rancune, les souvenirs et les histoires passées, leurs interactions sont riches et jamais figées.
Cependant, tous et toutes semblent à la fois réunis et séparés par la solitude qui les anime pour différentes raisons et leur parcours en viendra à interroger la notion d’équilibre, tant prônée par les onmyojis (sa pertinence, sa justesse en dépit de la partialité de tout un chacun, son coût, ses justifications…). Il y a donc un soupçon de mélancolie qui n’était pas pour me déplaire, soutenue par certains épisodes tragiques du récit.

Ce n’est pas tout à fait un coup de cœur, peut-être m’a-t-il manqué un petit peu de force émotionnelle, mais c’était une très bonne lecture avec un univers intéressant qui a vécu dans mon esprit tout au long de ma lecture et une ambiance très réussie.

 Encore merci Snow !

« Aujourd’hui, elle savait de quoi étaient faits les dieux et avait bien conscience de leur vanité. Combien d’entre eux écoutaient seulement la voix des humains et s’employaient réellement à protéger leurs récoltes, leurs villages et leur progéniture ? Combien de mortels suppliaient sans savoir que leurs kami avaient été chassés par un autre, qui se goinfrait de leurs offrandes en se moquant d’eux, sans jamais exaucer le moindre de leur vœu ? Pourtant les fidèles croyaient encore. Il fallait bien croire pour affronter le quotidien et les pertes. »

L’héritage de l’esprit-roi, de Claire Krust. ActuSF, 2022. 425 pages.

Le Royaume de Pierre d’Angle (4 tomes), de Pascale Quiviger (2019-2021)

Pierre d’Angle est une petite île neutre dans un monde en guerre. Son peuple vit de la pêche, de l’agriculture, de l’artisanat et de la vente de pierres fines, sous le règne paisible d’Albéric. Son seul tabou : la Catastrophe. Une forêt impénétrable au sud de l’île et un secret dont personne ne parle. Quand Albéric meurt dans des circonstances étranges, c’est son aîné, Thibault, un prince qui préférerait être juste un homme qui prend le relais, au grand dépit de son frère Jacquard qui convoite le trône, le pouvoir et les richesses de l’île. Le visage accueillant de cette terre tranquille se transforme en un faciès beaucoup plus menaçant et mortel.

Un point particulièrement positif pour cette quadrilogie : l’écriture. La plume de Pascale Quiviger est vraiment très belle. Emplie de poésie et d’humour, c’est un délice, que l’on savoure les images nées de ses mots ou un simple dialogue riche en émotions ou en ironie.
La narration est vive et prenante, difficile de lâcher un tome une fois entamé. L’autrice revisite une intrigue à la base assez classique – pouvoir, complot, trahison, secrets – avec une galaxie de personnages étoffés, des légendes et la présence inquiétante et mystérieuse de la Catastrophe. Entre les changements de point de vue, quelques annonces et les petits indices semés ici ou là, le récit est mené de manière efficace et accrocheuse.
De plus, j’ai vraiment apprécié les différentes ambiances et les différents rythmes impulsés par l’autrice. Du voyage en bateau du premier volume à la vie de château, le passage des saisons, la présence de la nature et des éléments, des moments plus paisibles et d’autres haletants… je ne me suis jamais ennuyée même quand l’intrigue prenait son temps. Le troisième tome est vraiment réussi avec l’ombre de Jacquard de plus en plus proche, la toile mortelle qui se tisse autour de Thibault, les incertitudes sur la suite des événements où tout semble aller de mal en pis… : un tome oppressant, pendant sombre du dernier qui, aussi mal engagée que soit Pierre d’Angle, fait rejaillir l’espoir dans les ténèbres.

Premier point plus mitigé : les personnages. Certes, les personnages qui peuplent Pierre d’Angle sont particulièrement attachants. Dès le premier tome, ils sont parfaitement introduits, on apprend à les connaître tout de suite et ils s’attirent notre sympathie pour le reste de la saga. Thibault en tête est un prince charismatique, à la physionomie et au rire plein de bonhomie que l’on ne peut que soutenir. Et puis, il y a Ema, Lysandre, Lucas, Esmée, Manfred, Guillaume Lebel… tant d’autres personnages qui gravitent autour de Thibault, mais vivent aussi leurs propres péripéties, leur propre trajectoire, qui contribuent à nous les rendre plus vivants encore.
Pourquoi mitigé alors ? Car aussi sympathiques soient-ils, aussi variés soient leurs traits de caractère, ils sont trop gentils à mon goût. Les gentils sont pleinement et indescriptiblement gentils, ce qui limite un peu l’impact des complots et retournements de veste possibles. Ils ne sont pas dénués de failles, mais ainsi, quand ils empruntent le mauvais chemin, c’est finalement par erreur, par faiblesse ou par peur. Ça n’empêche pas de s’y attacher, mais ça simplifie les choses et ça manque un peu de « gris » dans ces beaux personnages blancs. (Et je ne parle pas de Mercenaire dans le dernier tome : je l’ai beaucoup aimé pour son esprit « Sherlock Holmes » qui sait tout, voit tout, comprend tout, mais qu’est-ce qu’il facilite les choses !)
De la même manière, la plupart des personnages « du côté des méchants » sont surtout méprisables, sans attachement possible. Purs produits de la cupidité ou de la vanité, sans épaisseur réelle.
C’est pour cela que, dans le dernier tome, le personnage que j’ai préféré suivre entre tous a été Jacquard. Avec sa mère Sidra, il est, à mes yeux, le seul qui déroge à cette règle du « tout blanc tout noir ». Un personnage sombre et détestable, mais bien moins lisse que les autres, faillible et touchant dans et malgré ses aspérités (parfois plus que tranchantes). De plus, il permet également d’éclaircir le cas de Sidra justement, personnage trouble dont les motivations interrogent pendant les trois précédents volumes.

Second point au bilan plus mitigé : les révélations. Certaines surprises ne m’ont pas tellement surprise, comme le grand et terrible secret de Pierre d’Angle. J’imaginais parfaitement quelque chose de cet ordre-là (mais en pire encore), donc la révélation est tombée un peu à plat. Ou bien elles n’ont pas l’impact attendu, comme dans ce cas – et on revient un peu aux protagonistes – où il apparaît qu’un traître sape le travail de Thibault de l’intérieur du château, un traître apparemment très proche de lui. Personnellement, je me suis forcément amusée à essayer de trouver le félon m’imaginant que son identité serait un déchirement (« nooon, pourquoi as-tu fait ça ? pourquoi ? je t’aimais tellement ! », vous voyez le genre…) et finalement, pas du tout. Il s’agissait d’un personnage au mieux négligeable, au pire méprisable auquel il est impossible de s’attacher. J’ai trouvé cela un peu dommage et un peu facile (oui, j’aurais préféré souffrir).
Cependant et heureusement, l’autrice a su emprunter quelques voies inattendues (pour les personnes les ayant lus, je parle par exemple de la fin du troisième tome), ce que j’ai trouvé vraiment appréciable.

Des péripéties maritimes de L’Art du naufrage aux accents révolutionnaires de Courage, Le Royaume de Pierre d’Angle propose des atmosphères diverses, une très belle écriture et une narration efficace et captivante. Certes, cette quadrilogie n’est pas exempte de défauts – son manichéisme étant le plus regrettable – et n’a pas répondu à toutes mes attentes, mais, n’ayant pas boudé mon plaisir au fil des quatre tomes, je trouve néanmoins dommage qu’elle n’est pas été plus visible aux yeux du grand public.

« C’est d’ailleurs pourquoi elle préférait la nuit. Tout était bleu, les hommes, leur bateau et leurs pieds nus, la mer, le ciel. Le quart de veille bougeait au ralenti et parlait à voix basse, les gabiers dormaient dans les voiles. La lune inventait des vallons dans les nuages et son reflet métallique dansait sur l’eau en se mêlant aux lumières des trois cabines. »

« – Examine le mal. Apprends à le connaître. Cherche sa racine. Comprends ce qu’il veut, d’où il vient. D’un désir frustré ? D’une blessure inguérissable ? D’un adieu mal formé ? Souvent la racine n’est pas mauvaise en soi. Elle n’est pas le mal, non, non. Elle a mal, plutôt. »

« Partout, les documents s’empilaient au hasard. Des cierges étaient fichés sur la couverture des livres, un broc à moitié vide tenait en équilibre sur la base du télescope, une fourchette était plantée parmi les plumes à côté de l’encrier. En revanche, les vitres du dôme étaient d’une propreté éclatante et la lumière du jour inondait la pièce ronde. Clément de Frenelles vivait de moins en moins sur terre et de plus en plus au ciel. »

« – Écoute-moi Lucas : on fait ce qu’on peut, avec nos enfants. On veut leur bien, mais des fois on se trompe de bonheur. »

Le Royaume de Pierre d’Angle, Pascale Quiviger. Éditions du Rouerge, coll. Epik, 2019-2021.
– Tome 1, L’Art du naufrage, 2019, 483 pages ;
– Tome 2, Les filles de mai, 2019, 460 pages ;
– Tome 3, Les adieux, 2020, 499 pages ;
– Tome 4, Courage, 2021, 640 pages.