Chavirer, de Lola Lafon (2020)

Chavirer (couverture)Voilà six ans que La petite communiste qui ne souriait jamais et Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce m’ont tant séduit grâce à la plume puissante et aérienne de Lola Lafon et à ses personnages magnétiques. Quel plaisir de la retrouver ici avec Chavirer.

En 1984, Cléo vit en banlieue parisienne, elle vit pour la danse et se rêve professionnelle. Un rêve qui semble pouvoir se concrétiser avec l’aide de la fondation Galatée qui vient à sa rencontre sous la forme de la très chic Cathy. Mais c’est un piège qui se referme sur Cléo et va bientôt transformer la victime en complice.

A partir de cette funeste année, une succession de tableaux va dérouler la chronologie de 1984 à 2019. Lola Lafon nous ouvre la porte de l’esprit de huit personnages, le temps d’une soirée, de quelques jours ou quelques mois. Ces femmes et ces hommes racontent une histoire de culpabilité, de regards détournés, de mensonges, de secrets, de honte et de violence.
Permettant non seulement de découvrir les protagonistes qui ont tourné autour de Cléo pendant toutes ses années – et de découvrir Cléo par d’autres regards que le sien –, cette multiplication des points de vue est également impressionnante tant elle est intelligente, maîtrisée et percutante. Efficace, la narration ainsi déroulée en dévoile bien assez, tout en nous laissant une part de liberté pour imaginer ce qui n’est pas raconté.

C’est là un roman construit de chapitres courts qui s’enchaînent et captivent. Puzzle qui s’assemble peu à peu. Texte rythmé comme des pas de danse enchaînés jusqu’à l’essoufflement.
Une fois encore envoûtante, la plume de Lola Lafon offre des flashs, des instants, des scènes comme une vision éphémère. Un acte empli de parfums, de textures, de mouvements et de voix. Un concentré d’émotions qui m’a fait tourner la tête.
Dans la première partie, par exemple, le cœur et l’esprit de Cléo commence par nous plonger dans une danse tourbillonnante d’exaltation, d’étourdissement et d’excitation face aux rêves qui deviennent palpables, à la nouveauté et au luxe. Et quand les choses se gâtent, c’est tout aussi violemment que la peur et la nausée s’emparent de nous face à un chantage émotionnel impitoyable qui joue sur des désirs et des hontes d’adolescentes, sur une envie d’être différente, unique.
Mais attention, le tout sans scènes voyeuses et longuement descriptives des abominations vécues par Cléo : Lola Lafon est maîtresse du sous-entendu, celui qui t’épouvante davantage que les mots.

Page après page, la Cléo collégienne, lycéenne, danseuse, amoureuse se dévoile. Avec ses failles, avec son secret, avec ce gouffre qui toujours semble la séparer de celles et ceux qui ne viennent pas du même milieu modeste qu’elle, celle qui a été utilisée et fracassée par la cruauté des uns et l’indifférence des autres se fait également justicière pour les siens en dénonçant l’élitisme et les jugements bien arrêtés des classes aisées sur les divertissements populaires dans des échanges qui m’ont beaucoup touchée.

Une écriture élégante, entêtante, rythmée, pudique et touchant au cœur pour raconter ce drame parfois glaçant, souvent poignant, jamais larmoyant, sur la manipulation, la pédophilie, la culpabilité et le pardon.

« La Cléo hagarde du printemps 1984 était une marionnette dont on aurait tranché les fils, démantibulée, petit tas dysfonctionnel que ses parents montraient, tel un paquet de linge mystérieusement malodorant, à des médecins : un gastroentérologue pour ses vomissements, une dermatologue pour une urticaire de plaques dures et violacées, un allergologue pour un asthme nocturne.
La nuit, accrochée à la couverture turquoise, ses haut-le-cœur la secouaient, des sanglots, sa mère lui tenait la main, son frère se blottissait contre elle, qu’est-ce que t’as Cléo ?
Ce qu’elle avait était une peine que multipliait une autre ; des mensonges multipliés par d’autres.
Une honte qui en dissimulait une autre. La honte de s’être laissé faire et la honte de ne pas avoir su se détendre pur se laisser faire.
On ne va pas en faire toute une histoire, avait dit Marc, après. »

« Ce monologue épuisant, connu d’elle seule, manège grinçant d’une ferraille de mots sans personne pour y mettre fin, personne pour reprendre le récit à zéro et examiner posément les faits, l’absoudre ou alors la condamner, qu’au moins un point final soit posé à l’histoire.
Cette histoire est une écharde sur laquelle sa chair s’est recomposée, à force d’années. Un petit coussin de vie rosé, solide et élastique. Ce corps étranger n’en est plus un, il lui appartient, solidement maintenu dans un faisceau de fibres musculaires, à peine effrité par le temps. »

« La célébration actuelle du courage, de la force, met mal à l’aise. Ce ne sont que « femmes puissantes » qui se sont « débrouillées seules » pour « s’en sortir ». On les érige en icônes, ces femmes qui « ne se laissent pas faire », notre boulimie d’héroïsme est le propre d’une société de spectateurs rivés à leur siège, écrasés d’impuissance. Etre fragile est devenu une insulte. Qu’adviendra-t-il des incertaines ? De celles et de ceux qui ne s’en sortent pas, ou laborieusement, sans gloire ? On finit par célébrer les mêmes valeurs que ce gouvernement que l’on conspue : la force, le pouvoir, vaincre, gagner.
Le système Galatée ne disait pas autre chose : que la meilleure gagne ! L’affaire Galatée nous tend le miroir de nos malaises : ce n’est pas ce à quoi on nous oblige qui nous détruit, mais ce à quoi nous consentons qui nous ébrèche ; ces hontes minuscules, de consentir journellement à renforcer ce qu’on dénonce : j’achète des objets dont je n’ignore pas qu’ils sont fabriqués par des esclaves, je me rends en vacances dans une dictature aux belles plages ensoleillées. Je vais à l’anniversaire d’un harceleur qui me produit. Nous sommes traversés de ces hontes, un tourbillon qui, peu à peu, nous creuse et nous vide. N’avoir rien dit. Rien fait. Avoir dit oui parce qu’on ne savait pas dire non. »

Chavirer, Lola Lafon. Actes Sud, 2020. 344 pages.

Mysterious Skin, de Gregg Araki, avec Joseph Gordon-Levitt, Brady Corbet… (Etats-Unis, 2004)

Mysterious Skin 1 Nous suivons en parallèle la vie de deux garçons qui vivent dans la même ville, font du base-ball ensemble et ont vécu ensemble des choses traumatisantes. Ils finissent par se rejoindre et s’expliquer à la fin du film.

D’un côté, Neil McCormick. Sexuellement abusé par leur entraineur de base-ball, Heider, à l’âge de 8 ans, il se prostitue tout au long de son adolescence avec des hommes plus âgés, qui à prendre des risques au mépris de sa santé (maladies, violences physiques…). Il se moque des inquiétudes de sa meilleure amie, Wendy, liée à lui par leurs secrets, et d’Eric, éperdument amoureux de lui.

De l’autre, Brian Lackey. Il est à la recherche de son passé, plus précisément de cinq heures qui ont disparues de sa mémoire. Il se souvient seulement avoir été retrouvé seul dans la cave, le nez en sang. Plus tard, à Halloween, cinq heures ont à nouveau été effacées de sa mémoire. Il est convaincu avoir été enlevé par des extraterrestres.

C’est cette recherche de ses souvenirs, qui remontent peu à peu, qui le conduiront à Neil qui l’aidera à se souvenir de tout.

Ce film est adapté du livre homonyme écrit par Scott Heim et publié en 1995, livre que je n’ai pas encore lu, livre que j’ai très envie de lire après avoir découvert le film. J’ai également très envie de découvrir d’autres films de ce réalisateur.

Car Mysterious Skin est juste incroyablement fort.

Un choc.

Mysterious Skin 2La manière dont Gregg Araki traite des abus sexuels sur les enfants – un thème déjà très dur – n’est pas voyeuriste. Il y a plus de suggestions, ce qui peut être tout aussi violent que des images directes. Des scènes sont terribles, mais le talent du réalisateur empêche la chute dans le glauque.

Il montre deux conséquences différentes, deux caractères, deux réactions pour se protéger. L’un culpabilise – ce qui permet à Gregg Araki d’aborder sans tabou la prostitution et l’homosexualité – ; l’autre occulte totalement cet épisode traumatisant de sa mémoire. Il y a quelque chose de très touchant – faute d’un meilleur mot pour exprimer ce que j’ai ressenti – dans la recherche de Brian, dans ses spéculations sur un enlèvement par les extraterrestres car nous, spectateurs, nous doutons bien de ce qui lui est réellement arrivé – nous nous doutons qu’il y a un lien avec ce qui est arrivé à Neil – et nous anticipons le moment où il va le découvrir à son tour.

Le seul pont noir est ce lien qui semble être fait entre les attouchements subis par Neil et son homosexualité. En réalité, je ne l’ai pas vu de moi-même car le jeune Neil semble désirer les hommes avant sa rencontre avec son entraîneur, mais il est vrai qu’il est possible que des gens sensibles à certains clichés disent : « Il a été abusé par un homme, c’est pour cela qu’il est homo. »

Joseph Gordon-Lewitt est parfait dans son rôle tout comme Brady Corbet et les autres acteurs. Cette interprétation parfaite ne fait qu’accroître la puissance et le réalisme du film.

Un coup de poing, un choc dont on ne ressort pas vraiment indemne, un film que je n’oublierai pas de sitôt.