Un don, de Toni Morrison (2008)

Un don (couverture)Seconde participation du mois au rendez-vous « Les classiques c’est fantastique » dont le thème mettait les autrices à l’honneur. Certes, ma lecture est plutôt récente, mais Toni Morrison a tout de même reçu le prix Nobel de littérature en 1993, donc je me permets de la glisser là.

Dans l’Amérique du XVIIe siècle, quatre femmes (et un homme) prennent la parole pour raconter un bout de leur histoire gravitant autour de celle de Jacob dont la mort à cause de la variole menace leurs existences. Florens, Lina, Sorrow, Rebekka. Blanches, Noire, Indienne, esclave, servante, libre, native ou immigrée.

Ce roman pas très long nous offre un coup d’œil sur la vie quotidienne à cette époque. En toile de fond se dessinent l’esclavage, l’élimination des Amérindiens, les divergences religieuses, la violence. La dépendance à un seul également, le chef de maison, l’homme, dont la disparition fait basculer leur vie et leur avenir. De manière générale, ce roman semble traiter de la servitude, celle que l’on subit ou que l’on s’impose, celle imposée par d’autres hommes, celles liées à un sexe ou une couleur de peau, celles tournées vers la quête de pouvoir et de richesse, celle née du désir…

Roman polyphonique qui nous dévoile les liens, les rencontres, les attachements entre les différents protagonistes. Êtres humains luttant pour leur vie, pour une once de liberté, de respect, d’amour et de joie, dans un monde dur, patriarcal et injuste en dépit des promesses de ces terres sauvages. Malmenés par la vie et par leurs pairs. Personnages vendus, envoyés loin de chez eux, maltraités, traumatisés, et pourtant riches d’une voix intérieure intense. Tous s’observent, se jugent, s’apprécient ou se méfient, mais notre opinion en tant que lectrice évolue lorsque l’on découvre leur récit, leur point de vue.

Le récit est un peu chaotique dans son discours, dans sa chronologie. Nous voguons au fil des pensées des personnages, ce qui confère parfois à la narration un côté erratique, divagant. Passé et présent s’entremêlent ; faits, espoirs et rêveries se succèdent.

J’avais lu ce roman il y a dix ans peut-être et je l’avais remis dans ma PAL après un déménagement car je n’en avais plus aucun souvenir. Après relecture, je pressens que mes souvenirs vont se désagréger à nouveau. Ce n’est pas désagréable à lire, la plume est même intéressante, mais je suis restée un peu à côté. En dépit d’une fin très touchante, je ne me suis pas sentie suffisamment investie pour être réellement touchée, pour être marquée durablement par cette histoire.

Un don est un récit complexe et intéressant par certains aspects. Malheureusement, il est aussi confus, trop riche peut-être en thématiques, avec une construction qui manque un peu de fluidité, d’où un sentiment très mitigé et un souvenir évanescent.

« Ils avaient jadis pensé qu’ils formaient une sorte de famille parce qu’ils avaient créé ensemble un compagnonnage à partir de l’isolement. Mais la famille qu’ils imaginaient être devenus était fausse. Quel que fût ce que chacun aimait, recherchait ou voulait fuir, leurs avenirs étaient séparés et imprévisibles. Une seule chose était certaine, le courage seul ne suffirait pas. Sans les liens du sang, il ne voyait rien à l’horizon pour les unir. »

« Entre la menace d’un massacre immédiat et la promesse du bonheur conjugal, elle ne croyait ni en l’un ni en l’autre. Pourtant, sans argent ni inclinaison à vendre des marchandises, à ouvrir une échoppe ou à se placer comme apprentie contre le gîte et le couvert, et avec les couvents exclusivement réservés aux classes les plus hautes, ses perspectives se limitaient à servante, prostituée ou épouse, et, bien qu’on racontât des histoires horribles sur chacune de ces trois carrières, la troisième semblait encore la plus sûre. C’était celle qui lui permettrait peut-être d’avoir des enfants et, donc, une garantie d’affection. Comme tout avenir qui pouvait se révéler possible pour elle, celui-là dépendait de la personnalité de l’homme qui aurait les choses en mains. D’où l’idée que le mariage avec un homme inconnu dans un pays lointain présentait des avantages indéniables : la séparation d’avec une mère qui avait échappé de justesse au supplice de la noyade ; d’avec des frères qui travaillaient nuit et jour avec son père et apprenaient auprès de lui leur attitude méprisante envers la sœur qui avait aidé à les élever ; mais c’était avant tout un moyen d’échapper aux regards en biais et aux mains grossières de tous les hommes, sobres ou ivres, qu’elle pouvait croiser. L’Amérique. Quel que fût le danger, comment cela pouvait-il vraiment être pire ? »

« C’est là que j’ai appris que je n’étais pas une personne de mon pays, ni de mes familles. J’étais une negrita. Tout. Langue, vêtements, dieux, danse, habitudes, décoration, chant – tout se fondait dans la couleur de ma peau. »

Un don, Toni Morrison. Éditions 10/18, coll. Domaine étranger, 2010 (2008 pour l’édition originale).  Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Wicke. 192 pages.

Classiques fantastiques - Sacrées femmes

Parenthèse 9ème art – Histoires de femmes

Si j’espère vous donner envie de découvrir ces différents romans graphiques intelligents, bouleversants, déchirants, je pense que cet article vous convaincra également que Déjeuner sous la pluie est un blog à suivre impérativement du fait des excellents conseils prodigués par Maned Wolf…

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Pucelle (2 tomes), de Florence Dupré La Tour (2020-2021)

Récit autobiographique, Pucelle raconte la non éducation sexuelle reçue par Florence dans sa famille, riche, blanche, chrétienne et conservatrice. Une simple règle : on ne parle pas de « la chose ». Mais l’imagination de la petite puis jeune fille tourne à plein régime et les images qui y naissent sont terrifiantes, pleine de souffrance, de honte et de sang.

C’est parfois d’une violence abominable dans l’éducation inculquée concernant le corps, la sexualité et la place des femmes. C’est l’histoire de l’intégration progressive et insidieuse de l’infériorité des femmes : une mère soumise, une Histoire au masculin marqué par une seule figure féminine, Jeanne d’Arc la Pucelle, l’impact des tabous et de la religion, un père distant et parfois humiliant, une vision de l’avortement totalement biaisée… Son corps et son esprit s’affrontent, l’un tiraillé par des désirs naissants, l’autre façonné par la honte inculquée par l’Église. C’est la naissance d’une haine de soi, des autres parfois, d’un mal-être dévorant et abyssal. C’est révoltant au possible et cheminer aux côtés de Florence se révèle parfois éprouvant.

C’était pourtant mal parti car le dessin n’est pas du tout pour me séduire avec un côté exagéré, caricatural. Je lui reconnais cependant une belle expressivité des émotions ressenties : en quelques traits simples, la dessinatrice fait naître la peur, l’indignation, l’excitation et le mal-être. Cependant, je suis passée outre sans difficulté tant l’histoire était intéressante et ahurissante parfois. La narration est vive et captivante et l’on s’attache sans mal à Florence.

Un récit glaçant, grinçant et d’une tristesse sans égale par moments, mais vraiment passionnant pour l’impact d’une éducation sur la construction de soi. C’est parfois cru, mais c’est aussi juste et franc. Malgré de la dérision, le sujet est très sérieux et véritablement percutant.
Je remercie donc Maned Wolf pour la découverte car, si j’avais simplement feuilleté ces romans graphiques, je m’en serais peut-être détournée et serait passée à côté d’une poignante découverte.

Pucelle (2 tomes), Florence Dupré La Tour. Dargaud, 2020-2021.
– Tome 1, Débutante, 2020, 179 pages ;
– Tome 2, Confirmée, 2021, 230 pages.

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Anaïs Nin, sur la mer des mensonges, de Léonie Bischoff (2020)

Anaïs Nin sur la mer des mensonges (couverture)Anaïs Nin, sa vie, ses amours, ses relations, ses écrits, son journal…

Alberte et moi nous étions lancées dans le journal d’Anaïs Nin l’année dernière, mais la rencontre n’avait pas été très concluante, notamment à cause de la mise en scène permanente d’Anaïs, June et compagnie. Et si j’ai beaucoup aimé ce roman graphique, je n’y ai pas retrouvé tout à fait la même Anaïs Nin que dans son journal, dans le sens où j’ai préféré celle de Léonie Bischoff, moins agaçante à mon sens et même assez envoûtante. Son histoire a tout pour me toucher dans cette version-là – une personnalité forte et audacieuse, une quête pour s’exprimer et se trouver, une recherche de liberté… –, mais je ne peux me défaire des sentiments nés de la lecture du journal et garde donc cette réserve vis-à-vis du personnage qu’était Anaïs Nin, impossible à cerner tant elle propose des réalités différentes.
En revanche, on retrouve ses relations complexes avec les hommes qui tentent de la posséder, de la manipuler pour qu’elle corresponde à leur désir, à leur idéal. On retrouve ce jeu d’illusions, de mensonges, de rêves dont semble tissé le quotidien d’Anaïs Nin. (Autre différence de taille, la BD fait intervenir le mari d’Anaïs qui avait été complètement occulté dans son journal…)

En revanche, le point sur lequel cette BD est un coup de cœur, c’est au niveau du graphisme. J’ai été totalement fascinée par le trait de Léonie Bischoff. Ses lignes, ses couleurs, sa maîtrise du crayon de couleur donnent naissance à des planches, à des cases absolument somptueuses. Je me suis très souvent attardée pour contempler la manière dont elle amenait de la lumière, dont elle donnait vie à une étoffe, à une position, à une chevelure. Son style est tout simplement époustouflant et vibrant, à la fois doux et onirique.

Si je n’ai pas vraiment d’affinité avec Anaïs Nin, je dois avouer que découvrir sa vie sous le trait de Léonie Bischoff fut plus plaisant que le biais de son journal. L’autrice a bien rendu la complexité d’Anaïs Nin et des rôles qu’elle (se) jouait tout en donnant vie à sa témérité et à sa force. Ce fut même un choc graphique tant je reste sous le charme de son coup de crayon.

Anaïs Nin, sur la mer des mensonges, Léonie Bischoff. Casterman, 2020. 190 pages.

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Le Chœur des femmes, d’Aude Mermilliod,
d’après le roman de Martin Winckler (2021)

Le choeur des femmes (couverture)Major de promo et interne à l’hôpital, Jean est bien décidée à se diriger vers la chirurgie, mais là voilà obligée de passer six mois dans le service gynécologique du docteur Karma. Écouter les femmes ne l’intéresse pas et la patience de ce médecin qui fait parler ses patientes de leurs petits tracas l’exaspèrent. Mais les témoignages se succèdent et le mur d’insensibilité de Jean se fissure.

Encore une fois, c’est Maned Wolf qui, dans le même article, m’a fait découvrir cette bande-dessinée (il y a comme des redites dans cet article…). Et encore une fois, c’était une excellente recommandation. C’est un titre touchant qui laisse la place aux femmes et à leur voix. Quelle que soit la gravité du problème, le docteur Karma, puis Jean laissent s’exprimer l’émotion, la pudeur, la gêne, les questions et désamorcent toutes les situations avec patience, bienveillance et explications claires. Dans ce service, point de condescendance, point de patientes qui ressortent en se sentant malmenées, stupides ou sans réponse.

C’est une lecture fascinante et intelligente qui aborde des sujets variés : intersexuation, examens ou interventions abusives, consentement, désir d’enfants, avortement, douleurs, pratiques gynécologiques alternatives… L’occasion de montrer une pratique médicale différente, plus empathique, de clarifier certains tabous, de casser la gueule à certaines idées reçues. Certains passages révoltent, d’autres émeuvent, le tout passionne : une belle réussite !

(Les photos correctes viennent de BD Gest’, les pourries de Bibi…)

Un roman graphique juste et sensible qui donne envie de trouver des soignant·es faisant preuve de la même compétence et du même respect que ces deux-là.

Le Chœur des femmes, Aude Mermilliod, d’après le roman de Martin Winckler. Le Lombard, 2021. 232 pages.

Parenthèse 9ème art – Les Ogres-Dieux, Le voleur de souhaits, Loup et Géante

Une nouvelle fois, un petit melting-pot de bandes-dessinées lues le mois dernier !

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Les Ogres-Dieux (4 tomes),
d’Hubert (scénario) et Bertrand Gatignol (dessin)
(2014-2016)

Dans un monde dirigé par des géants dévoreurs de chair humaine et abrutis par des siècles de consanguinité, voici l’histoire de Petit qui, né de géants, est juste un peu plus grand qu’un humain, de Yori, enfant illégitime qui se dressera sur la plus haute marche de la hiérarchie humaine, de Lours qui tentera de réveiller les humains et d’abolir la domination sanglante des géants et de Première-née qui tentera d’éduquer sa famille.

Dans ce monde sanguinaire aux classes sociales très marquées, ça parle de la famille, de l’hérédité, de la prédestination et de la possibilité d’échapper aux liens du sang, des tentatives de certaines femmes pour éduquer leur famille. Bref, plein de thématiques, mais surtout des intrigues prenantes et brutales. Coup de cœur pour ces histoires sombres, dans une ambiance gothique, sublimées par un noir et blanc maîtrisé. Le trait de Gatignol nous fait nous sentir tout petit dans ces décors titanesques tout en faisant affleurer les émotions dans les yeux si noirs et sur les visages si pâles de ses personnages.
Évoquons également les textes romancés sur des grands personnages de chaque famille qui entrecoupent les BD et permettent d’en savoir davantage et d’approfondir l’univers et l’héritage des protagonistes. Que du bonus !
Violents, magnifiques, dérangeants, dynamiques, fascinants, des contes à dévorer !

Les Ogres-Dieux, Hubert (scénario) et Bertrand Gatignol (dessin). Éditions Soleil, coll. Métamorphose.
– Tome 1, Petit, 2014, 174 pages ;
– Tome 2, Demi-sang, 2016, 152 pages ;
– Tome 3, Le grand homme, 2018, 188 pages ;
– Tome 4, Première née, 2020, 156 pages.

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Le voleur de souhaits,
de Loïc Clément (scénario) et Bertrand Gatignol (dessin)
(2017)

Le voleur de souhaits (couverture)Tout en retrouvant par hasard Bertrand Gatignol, je continue l’exploration des Contes des cœurs perdus de Loïc Clément (après Chaussette, Chaque jour Dracula et Jeannot). Et celui est celui qui m’aura le moins convaincue.

Félix, en détournant la formule « A tes souhaits », se fait voleur et collectionneur d’un genre particulier : ses trésors, ce sont les souhaits des gens qu’il croise. Jusqu’à sa rencontre avec Calliope où tout ne se passe pas comme prévu au moment de la capture de souhait…

Certes, c’est une histoire poétique et gentiment philosophique qui aurait pu être très réussie. Sauf que.
Premièrement, j’ai trouvé cette bande-dessinée beaucoup trop rapide : on en fait le tour très rapidement et j’ai trouvé qu’elle manquait réellement de consistance. Ce n’est pas une question de nombre de pages car les trois titres cités ci-dessus n’étaient pas plus longs, mais l’intrigue avait une profondeur autre.
Deuxièmement, j’ai été dérangée par le déroulement de l’histoire : celle-ci commence dans une cantine où le service est assuré par des « dames de cantine », ce qui met en scène un héros assez jeune (je ne sais pas pour vous, mais de mon côté, le service à table s’est arrêté à la fin de la primaire). Sauf qu’on voit Félix et Calliope faire leur vie comme des grands (pas d’adultes à l’horizon), la seconde s’installant même dans l’appartement du premier, et [spoiler] finalement décider de « passer ensemble le reste de leurs jours », une pensée assez mature, non ? Bref, drôle de contraste entre le début et la fin, la cantinière et leurs actions, la malice enfantine du Félix des premières pages et leurs préoccupations à deux. C’est peut-être un détail, mais qui m’a perturbée et n’a cessé de m’interroger au fil de ma lecture, ce qui m’a totalement empêchée de m’attendrir pour les personnages ou d’accrocher à l’histoire.

Peut-être que je ne suis vraiment pas le meilleur public pour cette bande-dessinée, mais je reste dubitative entre cette temporalité étrange et une certaine superficialité pour ce qui est du fond de l’histoire.

Le voleur de souhaits, Loïc Clément (scénario) et Bertrand Gatignol (dessin). Delcourt, 2017. 34 pages.

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Loup,
de Renaud Dillies
(2017)

Loup (couverture)Loup est amnésique. Trouvé nu dans les bois, il ne sait plus qui il est, ce qu’il aime, ce qu’il sait faire. Jusqu’à une révélation, une guitare entre les mains. Il ne connaît toujours pas son nom ou sa vie d’avant, mais ses mains, elles, savent la musique.
C’est pour le nom de Renaud Dillies que j’ai emprunté cette BD, lui qui m’avait émerveillée par ses dessins sur Abélard et Alvin, lui qui m’avait séduite par sa poésie sur Saveur Coco

Une quête identitaire, avec la musique pour fil conducteur. Une détresse, une question, « qui suis-je ? ». Des mains, presque des inconnues, si sûres d’elles quand elles font vibrer les cordes. Des rencontres, des surprises, des déceptions. Une vie atypique certes, pleine de brume, mais une vie quand même avec des succès et des peines.
Seule la fin m’a laissée perplexe. Un peu abrupte, rapide, comme balancée là pour terminer l’album, pour boucler la boucle.
Encore une fois charmée par le trait de Dillies et ses personnages anthropomorphes, bien que j’avais trouvé Saveur Coco plus créatif, plus foisonnant, plus éblouissant. Ici, c’est régulier, six cases par page, à l’exception de quelques pleines pages pour les moments forts, les moments de grâce ou les chutes.

Une balade dans une existence, quelques notes de musique, des interrogations, une angoisse qui parfois s’atténue, un personnage attendrissant, des dessins efficaces, de la poésie, une jolie découverte.

Loup, Renaud Dillies. Dargaud, 2017. 52 pages.

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Géante : histoire de celle qui parcourut le monde à la recherche de la liberté,
de Jean-Christophe Deveney (scénario) et N
úria Tamarit (dessin)
(2020)

Géante (couverture)Concluons ces mini-chroniques comme elles ont été ouvertes : avec une histoire de géants. De géante plus précisément. De Céleste en fait, gros bébé trouvé dans la montagne par un bûcheron qui, longtemps, cherchera sa place dans le monde.

Géante est un roman graphique qui parle avant tout de féminité, de liberté des femmes, de l’égalité, du droit à l’éducation, du droit au choix. Quoique le message féministe puisse parfois sembler un chouïa trop marqué avec ce petit côté « catalogue des injustices subies par les femmes », cela ne m’a pas empêchée d’être vraiment touchée par cette histoire intelligente et sensible.
En outre, ça parle également de la famille, des liens entre ses membres (Céleste étant la petite dernière d’une fratrie de six garçons) et du désir de maternité. Sont critiquées la guerre et la religion dans ses formes les plus extrêmes. A travers ses voyages et ses découvertes, Céleste effectue un parcours véritablement initiatique qui sera une ouverture sur le monde et sur elle-même.
Et puis, il y a Céleste, si touchante et lumineuse. Cette géante-là est une héroïne généreuse dont la bonté et la curiosité ne seront pas entamées par la cruauté du monde, par la jalousie, la rancune ou la haine des autres. D’ailleurs, plus que sa taille, c’est son sexe qui semble, à moult reprises, poser problème.
L’aspect conte est très marqué avec une onomastique pleine de sens et l’introduction de personnages-types (la famille pauvre, le prince, la sorcière…). Cependant, ces derniers sont réinventés et dépassent les stéréotypes. De plus, cette BD est issue de tout un héritage littéraire que l’on se plaira à reconnaître : Homère, Rabelais, Chrétien de Troyes…

Côté graphismes, si les grands yeux vides des protagonistes déstabilisent au début, je m’y suis rapidement habituée en me glissant dans cette histoire. Je retiendrai surtout les magnifiques couleurs ainsi que les décors traversés au fil du voyage de Céleste, si diversifiés et envoûtants.

Géante est un magnifique conte féministe et poétique, au propos riche, aux thématiques diversifiées et intelligemment traitées. Humour et gravité se répondent pendant que Céleste trace son chemin.

Géante : histoire de celle qui parcourut le monde à la recherche de la liberté, Jean-Christophe Deveney (scénario) et Núria Tamarit (dessin). Delcourt, 2020. 195 pages.

L’équation africaine, de Yasmina Khadra (2011)

L'équation africaine (couverture)Veuf depuis peu de temps, le docteur Kurt Krausmann accepte de suivre un ami pour un périple en voilier jusqu’aux Comores. Sauf que ledit voilier est attaqué par des pirates au large de la Somalie. Pris en otage, maltraités, traînés à travers un paysage désespérément désertique, les deux Allemands voient leur voyage devenir un cauchemar au quotidien.

Ayant peu lu en juillet, ayant l’esprit bien occupé début août par mon emménagement, sans compter les températures invivables, j’ai voulu opter pour un livre que je pressentais captivant, avec quelques péripéties, bref, l’inverse de ma lecture précédente, L’ingratitude de Ying Chen. Et une histoire de prise d’otage me semblait pas mal.

J’ai été globalement entraînée par ce récit, mais il reste avant tout très contemplatif. Ce n’est pas un tort à mes yeux et ça ne m’a heureusement pas empêché de lire avec fluidité. Je remercie la première partie qui, même si elle est finalement plutôt introductive, est d’un dynamisme qui facilite la progression dans le récit.
Cependant, ne nous mentons pas : c’est la partie africaine du roman qui me restera en tête. A travers les yeux de Kurt, nous expérimentons la captivité. Une sensation d’accablement pesant m’est tombée dessus. Ce poids naît de plusieurs facteurs. De la canicule assommante et du soleil aveuglant qui brûle le pays (pour le coup, le moment de ma lecture – début août – était bien choisi). De l’enfermement et de la répétition laborieuse des jours et des nuits. De la misère qui tranche si violemment avec le quotidien jusque-là aisé du narrateur (et du mien). De la bêtise aveugle, de la violence.

Pourtant, parmi les pirates, des personnalités se dessinent, plus complexes, comme des fulgurances, des espoirs fragiles à accorder en faveur de l’humanité. Des fragilités, des sensibilités, des rêves et des convictions dissimulées derrière les armes et les injures. Le mal n’est plus si absolu, on se prend à rêver d’un changement, d’une évolution, même si le sang, la sueur et la crasse de la souffrance et de la mort restent omniprésents.
Le récit terrible de deux cultures qui s’entrechoquent, se brisent, tentent parfois de communiquer. Parfois un émerveillement réciproque, une esquisse de compréhension, un élan d’admiration ; parfois l’incompréhension méprisante, la rancœur des années passées, la haine dévorante.

C’est aussi une longue introspection pour Kurt. Ce voyage devait être thérapeutique, il sera aussi traumatique que ce qui l’avait poussé à partir. Le besoin de comprendre, de se comprendre, de comprendre l’autre. L’autre, ce n’est pas seulement les Africains, mais aussi sa femme et son suicide incompréhensible. Un lent cheminement, des rencontres marquantes – Blackmoon le lunatique, Joma l’enragé, Bruno l’excentrique marcheur de la brousse… – qui lui apprendront qu’on peut toujours remonter la pente, même après les plus atroces épreuves, et qui lui permettront de recommencer à vivre. J’ai toutefois eu la sensation que tout allait trop vite sur la fin, que la résilience de Kurt se fait de manière très brutale, comme s’il était temps de boucler cette histoire qui menaçait de tourner en rond.
Je dois avouer que les personnages qui gravitent autour de Kurt m’ont bien davantage fascinée que le narrateur. Impossible de nier la tendresse envers Bruno qui semble parfois être resté trop longtemps sous le soleil ! Les personnages évitent tout manichéisme et sont source de fascination comme d’émotion.
Dommage peut-être que les femmes – à l’exception de sa femme, l’absente, celle qui par sa mort fait naître l’histoire – soient uniquement celles qui soignent, qui consolent, qui réconfortent, qui nourrissent, mais c’est une remarque post-lecture, cela ne m’a pas tant heurtée au cours de ma lecture. En revanche, la romance finale m’a parfois fait bailler d’ennui au bout de la dixième évocation de la beauté d’Elena (qui, accessoirement, est médecin, qui vit dans les camps d’Afrique depuis des années, et dont on peut supposer l’intelligence qui aurait peut-être pu aussi lui valoir les éloges du narrateur).

Et puis, il y a l’écriture de Yasmina Khadra. Me voilà assez partagée. D’un côté, je l’ai trouvée évocatrice, joliment imagée et puissante de justesse. Mais elle est aussi très lyrique, un lyrisme avec lequel elle chante les beautés de l’Afrique et de ses peuples (sans forcément tenter d’en atténuer les pires aspects et les plus macabres facettes). Et si c’était parfois très beau, c’était parfois un peu long tout en donnant épisodiquement l’impression que l’auteur se délectait lui-même du choix de ses épithètes.
Autre petit reproche, les grands discours placés dans la bouche de Bruno sur l’Africain. De la même manière que « LA femme » me dérange un tantinet, je ne comprends pas « L’Africain ». Alors que l’auteur s’évertue avec succès à tracer des portraits fouillés des principaux pirates, voilà qu’il donne l’impression que les Africain·es sortent du même moule sans jamais varier leurs réactions ou approches de la vie. J’avoue, je ne connais rien à l’Afrique et à ses habitants, mais je me dis que, de la même manière que je connais des Européen·es déterminé·es et d’autres défaitistes, il doit quand même avoir des petites nuances de l’autre côté de la Méditerranée.

Voilà bien des reproches finalement au sujet de ce roman. Pourtant, je vous l’assure, je l’ai lu avec plaisir, intérêt et fluidité. Disons que c’était une lecture pas si désagréable dont les défauts, même s’ils m’ont parfois fait tiquer, n’ont pas freiné mon voyage africain.

Je doute que ce soit le meilleur de Khadra et n’exclus pas la possibilité de me tourner vers un autre de ses romans un jour. Avez-vous des suggestions à me faire ?

« Le monde qui m’entoure m’enserre telle une camisole. C’est un monde de soif et d’insolation où, en dehors du cantonnement, il ne se passe jamais rien. Hormis les tourbillons de poussière que le vent déclenche et abandonne aussitôt, et les rapaces croassant dans un ciel aride, c’est le règne implacable du silence et de immobilité. Même le temps semble crucifié sur les rochers sinistres qui se dressent contre l’horizon pareils à de mauvais présages. »

L’équation africaine, Yasmina Khadra. Juillard, 2011. 327 pages.

Challenge Les Irréguliers de Baker Street – La Crinière du Lion :
lire un livre se passant en Afrique

Lu dans le cadre du challenge Tour du Monde

Deux autrices de mon confinement : La vraie vie et Persuasion

Je vous propose deux petites chroniques de romans lus pendant le confinement. Deux autrices n’ayant rien à voir ; deux textes séparés de deux siècles tout pile ; une ambiance oppressante contre un retour à une œuvre doudou…

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La vraie vie, d’Adeline Dieudonné (2018)

La vraie vie (couverture)

Un pavillon, une famille, un frère et une sœur, que du très classique. Mais il y a aussi une chambre remplie de cadavres d’animaux, une mère aussi caractérisée qu’une amibe, un père qui se défoule soit sur des proies, soit sur sa femme. Malgré tout, les deux enfants trouvent des petits plaisirs jusqu’à l’accident. Et là, Gilles ne rit plus. L’héroïne aimerait pouvoir tout recommencer, retourner dans la vraie vie, celle où son petit frère était encore heureux. C’est son nouvel objectif : retourner en arrière, effacer ce brouillon d’existence où rien ne va plus.

Ce qui saute aux yeux dès le début de la lecture, c’est l’écriture d’Adeline Dieudonné à la fois forte et plaisante à lire, par sa fluidité d’une part, mais également par son utilisation d’images puissantes et originales. Le résultat est un roman qu’il est difficile de lâcher, qui se laisse dévorer sans opposer de résistance. Que l’on lit avide d’en connaître le dénouement, mais les tripes nouées à l’idée de ce que la noirceur de l’homme nous réserve…
Evidemment, c’est aussi le devenir de la narratrice qui nous attache à ces pages qui interroge et qui inquiète. Car, au fil des années, son chemin devient de plus en plus sombre et les prédateurs se font de plus en plus audacieux et cruels. Les quelques lueurs de joie qui égaient la vie de la jeune fille se font de plus en plus rares et l’on craint de les voir vaciller et disparaître. Car l’autre élément marquant de ce roman est son atmosphère, viciée et oppressante, et cette famille pourrie, dévastée qui cohabite entre les murs gris de leur maison de lotissement.

Le seul reproche que je pourrais faire à l’autrice concerne son héroïne, âgée de dix ans au début de l’histoire, de quatorze ou quinze lorsqu’elle finit. Je l’ai parfois trouvée un peu trop intelligente et mature. Elle est terriblement douée en physique pour des raisons que je vous laisse découvrir, bien, c’est sa passion, elle s’y consacre à fond, ça marche. Mais parfois, ses propos, ses réflexions, ses remarques sur d’autres sujets apportent un décalage avec son âge. J’ai parfois été tentée d’oublier qu’il s’agissait d’une fille si jeune. Cependant, peut-être peut-on l’expliquer par une vie difficile et l’envie de se dissocier d’une mère apathique, d’un père sanguinaire, de parents incultes, qui stimuleraient l’esprit et l’intelligence. Néanmoins, et c’est bien l’essentiel, cela ne m’a pas empêchée de vibrer avec cette héroïne décidée et révoltée, décidée à sauver son petit frère, poussée par un amour et une rage viscérale.

J’ignore si ce roman me marquera durablement, mais ce fut indubitablement une lecture prenante, sombre, terriblement réaliste, violente et crispante, portée par une très belle plume.

« Sa physionomie continuait de se modifier. Il n’avait plus rien d’un petit garçon. Il avait huit ans et sa chimie interne avait muté. J’étais certaine que c’était la vermine qui poursuivait son travail de pollution. Même son odeur n’était plus la même. Comme si son parfum avait tourné. Il dégageait quelque chose d’inquiétant, c’était subtil, mais je le sentais. Ça sentait de son sourire. Ce que j’appelais son nouveau sourire. Une grimace qui disait : « Fais encore un pas vers moi et je te bouffe la gueule. » Le sourire de mon frère puait. Mais je gardais son secret. »

« En réalité, depuis le début des vacances, il n’y avait plus que moi qui sortais de la maison. L’atmosphère y était devenue si oppressante qu’elle nous mastiquait tous les quatre, broyant ce qui restait de santé mentale à mon père, ma mère et mon frère. Dès que j’entrais dans le hall, je pouvais sentir ses mâchoires se refermer sur moi. »

La vraie vie, Adeline Dieudonné. L’Iconoclaste, 2018. 265 pages.

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Persuasion, de Jane Austen (1818)

Persuasion (couverture)Anne Elliot, 27 ans, cadette d’un baronnet ruiné, voit se profiler devant elle un avenir de vieille fille, s’occupant de ses neveux et éventuellement de son père et de son aînée les rares fois où sa présence parmi eux est requise, lorsque réapparaît Frederick Wentworth, un officier de marine auquel elle a été fiancé avant que son amie, Lady Russell, ne la pousse à se retirer devant cette union incertaine en terme d’avenir et de finances. Sauf que le voilà capitaine, avec une belle situation et l’envie de se marier… mais la jeune femme au caractère faible et trop aisément influençable ne l’intéresse plus guère.

Relecture bien utile d’un roman totalement oublié, il s’avère que Persuasion n’est pas mon titre favori de l’autrice anglaise, ce qui n’empêche que ce fut un moment particulièrement agréable. Si c’est toujours un plaisir de retrouver la plume de Jane Austen, sa verve et ses portraits piquants, j’ai trouvé les personnages de ce volume-ci moins marquants, moins percutants. Cela s’explique peut-être par un couple trop superbement positif : d’une part, la douce et si bonne Anne, qui a certes la tête sur les épaules (ce qui est agréable au vu des natures égoïstes qui constituent sa famille), mais qui est parfois d’une humeur trop égale et, d’autre part, le capitaine Wentworth si parfaitement aimable. Si je préfère la fougue d’autres héroïnes austeniennes, la progression intérieure d’Anne a toutefois su me toucher et me captiver tout au long de ces trois cents pages.
En dépit de la réserve évoquée ci-dessus, de terribles contrastes se dessinent tout de même entre les différents protagonistes. Jane Austen semble s’être lâchée dans la description de caractères snobs et mesquins, futiles et fats, qu’elle-même avait sans doute l’habitude de rencontrer à Bath. Quel plaisir, lorsque l’on est amené à côtoyer de telles natures, de retrouver le franc-parler simple et sincères des Croft (j’ai eu un coup de cœur pour ce couple atypique et si joliment soudé).

C’est toujours un plaisir pour moi de redécouvrir ce microcosme si bien décrit dans les romans de Jane Austen : cette société composé de marins ou d’officiers, de pasteurs, de bourgeois et de petite aristocratie, de mariages heureux, d’unions pathétiques… Certes, le fond ne change guère, mais l’autrice maîtrise si bien son sujet que c’est à chaque fois un régal. Ces romans ont un charme délicat absolument inégalé et chaque récit est l’occasion de scènes magnifiques, poétiques, intelligentes, amusantes ou émouvantes. Bref, même quand le roman est moins bon, c’est toujours excellent !

Persuasion est un titre qui détache des autres romans que j’ai lus jusqu’à présent. C’est une jolie histoire portée, non pas par un premier amour, mais par une seconde chance ainsi que par une héroïne moins enflammée que d’ordinaire. Cela étant, la plume acérée de Jane Austen est toujours là, distillant ses critiques avec beaucoup de subtilité et d’humour, et c’est toujours un plaisir que de se promener dans l’un de ces romans.

« On l’avait contrainte à la prudence dans sa jeunesse elle apprenait le romanesque avec l’âge – suite naturelle d’un début artificiel. »

« Elle se fiait plus à la sincérité de ceux qui disent parfois une parole irréfléchie qu’à ceux dont la présence d’esprit ne fait jamais défaut, et dont la langue ne se trompe jamais. »

Persuasion, Jane Austen. Éditions 10/18, 1996 (1818 pour l’édition originale. Christian Bourgois Éditeurs, 1980, pour la traduction française). Traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par André Belamich. 316 pages.

Challenge Les Irréguliers de Baker Street – Un Aristocrate Célibataire :
lire un livre se passant dans l’aristocratie