L’eau des collines (2 tomes) : Jean de Florette et Manon des sources, de Marcel Pagnol (1962-1963), et deux mots sur les adaptations cinématographiques par Claude Berri (1986)

Ugolin Soubeyran a un projet : laisser tomber les pois chiches et faire pousser des œillets. Sauf que, pour cela, il faut de l’eau, beaucoup d’eau. Ça tombe bien, le vieux Pique-Bouffigue vient de casser sa pipe et une source – un peu oubliée – coule sur ses terres. Mais l’arrivée d’un héritier, Jean de Florette, et de sa famille vient compromettre toute idée de rachat du terrain. Heureusement pour Ugolin et son Papet, le nouvel arrivant est de Crespin et, au village, on hait ceux de Crespin, ce qui facilite les machinations à venir…

Ma première rencontre avec Pagnol, par le biais de La Gloire de mon père, avait été des plus décevantes. Cependant, une discussion passionnée avec une collègue a fait naître l’envie d’accorder une deuxième chance, le prêt de son exemplaire a évité que ce projet ne tombe en dormance pour moult années, et l’expérience s’est révélée bien plus plaisante.
Là où le premier tome des Souvenirs d’enfance n’avait pour lui qu’une atmosphère, les deux tomes de L’eau des collines combinent une ambiance renforcée par le cadre de ce petit village, mais aussi des personnages bien campés et une intrigue prenante et absolument dramatique.

L’ambiance de cette duologie, c’est bien évidemment le Sud, avec le vent cruel, la sècheresse assassine, les cigales, les plantes sauvages et quelques mots de patois et autres expressions qui, sans alourdir, immergent dans ce parler si typique.

Mais c’est aussi ce village des Bastides Blanches, cette bourgade isolée dans la montagne où l’on ne s’occupe pas des affaires des autres, où l’on se tait, où l’on regarde et commente de loin, dans l’ombre dans sa demeure. C’est cet entre-soi des petits villages où même ceux du bourg voisin sont vus comme des étrangers, ce repli sur la communauté où prolifèrent l’envie, la méfiance, la crainte du jugement des « siens », de sortir du rang, de se retrouver seul contre tous, de s’opposer à la plus riche lignée du village (et au profit d’un étranger de Crespin, est-ce que ça vaut bien le coup ?).

De là, une histoire qui attrape et qui passionne. Dans Jean de Florette, même quand tout semble se dérouler pour le mieux pour le personnage éponyme, le poids de ce secret qui dort annonce la tragédie à venir : l’issue est inéluctable, même si Pagnol s’amuse à nous faire croire un temps qu’il pourrait en être autrement. La Gloire de mon père était bien gentillet (sauf envers les oiseaux massacrés) alors que ce premier tome est bien plus cruel, une cruauté qui trouve son apothéose dans sa terrible fin.
Dans Manon des sources, l’injustice se dévoile, la machination des Soubeyran commence à être connue, mais la difficulté à briser le mur du silence persiste : tout le monde sait mais personne ne dit rien. L’atmosphère s’alourdit de ce mutisme persistant – mutisme tantôt honteux, hypocrite ou accusateur – et la tension se fait pesante comme un orage qui n’éclate pas en dépit d’un ciel menaçant. L’on se demande, captivée, qui brisera ce tabou, qui parlera en premier.
Car il y a, en fil conducteur, ce Destin impitoyable, joueur et cynique qui, dans les révélations ultimes, fait sentir le goût amer de ce qui aurait pu être mais ne sera jamais, parce que personne n’a fait de pas vers l’autre, parce que les secrets le sont restés, parce que personne n’a parlé. Poids criminel de tout un village, crime en se taisant, condamnant aussi sûrement que les actions de certains : comme disait Einstein, « Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les regardent sans rien faire. »

Une légère préférence pour Jean de Florette qui fait se confronter – pour nous lecteurs et lectrices omniscientes – l’enthousiasme inébranlable de Jean et les manœuvres calculées des Soubeyran. J’ai eu une grande affection pour les rêves de Jean de Florette et ses « vastes projets » : même si, sans connaître l’histoire (comme c’était mon cas), on sait que ça va mal finir, ses espoirs et ses convictions sont si intenses qu’ils en sont communicatifs. J’ai été passionnée par l’ombre du Papet ainsi que par les incertitudes d’Ugolin piégé entre sa malhonnête, son plan, ses désirs de fortune et son amitié naissante pour Jean et sa famille, des bribes de compassion…
Quelques râleries dans Manon des sources face aux commentaires de vieux satyres en rut et ceux sur la « mentalité primitive » de Manon, comme si elle valait moins que ceux du village : je trouve la formulation peu heureuse, car elle lit, elle est sensible, elle n’est pas une brute, mais elle est libre, simple et plus à l’aise dans la solitude des collines qu’en société. Une fille dévouée à ceux qu’elle chérit – humains et animaux, fière, débrouillarde, ce qui lui vaut également – heureusement – le respect de certains.

Ainsi, deux romans absolument prenants de bout en bout : par deux fois, sitôt commencés, sitôt achevés, tant il était impossible de les lâcher. La plume est simple, mais efficace et immersive, et ces récits m’ont prise aux tripes. Des personnages passionnants formant une fresque vivante et variée (par leurs classes sociales, leurs intentions, leurs caractères…), un portrait cruel d’une mentalité étriquée, les conséquences terribles de la rancœur et d’une tromperie cupide, une tragédie familiale, l’amertume d’une histoire alternative rendue impossible par le silence des protagonistes, une réflexion sur la culpabilité de chacun et le triomphe d’un destin inéluctable. Je ne m’attendais pas à un tel coup de cœur.

« Mais tout en parlant de tout et de rien, ils respectaient rigoureusement la première règle bastidienne. «  On ne s’occupe pas des affaires des autres. » »

« Jean Cadoret, dont les conceptions étaient chimériques, apportait à leur réalisation une indomptable énergie, et une application minutieuse. La force et l’endurance des rêveurs sont parfois comparables à celles des aliénés. »

« Le vent des collines, l’amitié des arbres, le silence des solitudes en avaient fait une petite bête sauvage, légère et vive comme un renard. »

(Jean de Florette)

« La vérité, c’est que plus on en a, plus on en veut, et finalement, au cimetière. Alors, à quoi ça sert ? »

« Ce n’était pas contre les forces aveugles de la nature, ou la cruauté du Destin qu’il s’était si longuement battu ; mais contre la ruse et l’hypocrisie de paysans stupides, soutenus par le silence d’une coalition de misérables, dont l’âme était aussi crasseuse que les pieds. Ce n’était plus un héros vaincu, mais la pitoyable victime d’une monstrueuse farce, un infirme qui avait usé ses forces pour l’amusement de tout un village… »

(Manon des sources)

L’eau des collines, T1, Jean de Florette, Marcel Pagnol. Le Livre de Poche, 1973 (1962 pour la première édition). 318 pages.
L’eau des collines, T2, Manon des sources, Marcel Pagnol. Éditions de Fallois, coll. Fortunio, 2009 (1963 pour la première édition). 285 pages.

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Jean de Florette - Manon des sources (afficheJ’ai ensuite regardé les films – dont la même collègue m’avait également dit le plus grand bien – et, pour une fois, je n’ai pas été déçue par l’adaptation (même si je préfère les livres, évidemment). Le film Jean de Florette est excellent et très fidèle à l’esprit et à l’intrigue du roman, mais j’ai de petites réserves sur Manon des sources : on ressent moins la gravité du manque d’eau (suite à une source bouchée par Manon) qui, combinée à la sécheresse, menace le village et toutes ses cultures, la tension due au mutisme général se fait moins pesant car ce silence est plus rapidement brisé, la culpabilité mutuelle est moins prégnante notamment avec le prêche du curé qui a été abrégé (et je regrette que les talents de frondeuse de Manon aient été effacés). La nuance se joue peut-être dans le fait que Manon des sources est finalement plus psychologique, avec moins d’événements concrets successifs.
Acteurs et actrices sont parfaits dans leur rôle, avec une mention particulière pour Daniel Auteuil qui joue un Ugolin aussi méprisable que touchant et pour Yves Montand qui incarne un Papet absolument sublime : j’attendais chacune de ses apparitions avec impatience car il offre à ce personnage un regard perçant et une aura incroyable, donnant à voir cet homme que l’on déteste mais qui finit par émouvoir à son tour.
Et puis, la musique de Verdi, La force du destin, est particulièrement bien choisie pour ce diptyque.

Jean de Florette et Manon des sources, films de Claude Berri, sortis en 1986, avec Daniel Auteuil, Yves Montant, Gérard Depardieu, Emmanuelle Béart…

La Maison des Épines, de Rozenn Illiano (2023)

La maison des épines (couverture)La Maison des Épines, le dernier-né de Rozenn Illiano, nous propulse dans l’univers mystérieux des marcheurs de rêves, nous faisant retrouver un personnage fugitivement croisé dans Érèbe : le mime Sonho.

La Maison des Épines propose une tragédie sublime, une histoire captivante de mystères, de malédiction et de responsabilités familiales, une intrigue entre présent et passé parfaitement construite, pendant – in-dé-pen-dant ! – d’Érèbe.

Rien à redire sur la construction, la narration est menée d’une main de maître. Rozenn Illiano, au fil de son œuvre, virevolte entre les genres et les ambiances et nous propose ici un roman gothique, entre, comme il se doit, l’Angleterre de l’époque victorienne et un vieux manoir rempli de secrets pour le décor ; elle s’approprie les codes, les mixe avec ceux de son univers et lie le tout avec une écriture fluide et travaillée qui rappellera la poésie ciselée d’Érèbe ou de Midnight City.

C’est aussi un ballet de nombreux personnages et, même si leurs interactions et leurs liens sont parfaitement retranscrits, je reconnais que, à ce niveau-là, certains, certaines, ne me laisseront pas un souvenir aussi fort que d’autres (indice : je peine déjà à me rappeler certains prénoms), que ce soit la faute à leur caractérisation, à leur rôle dans l’histoire ou à une occultation par le charisme d’autres personnages. À l’inverse, d’autres ont été des rencontres foudroyantes, de ses personnages qui s’impriment sur la rétine à travers les mots, à l’instar de Sonho, Augusta ou Ariane, mais aussi de Reine, personnage mutique mais absolument magnétique.
D’ailleurs, la force visuelle du récit ne concerne pas uniquement les personnages : Rozenn Illiano pose des scènes, des lieux, des objets avec une plume qui stimule l’imagination. Quelques mots évocateurs et précis suffisent parfois à donner vie au récit et à faire naître la fascination, face à certains numéros du  cirque Beaumont, le manoir avec sa cave, son cimetière et ses prunelliers – motif récurrent dans son œuvre car manifestations physiques du rêve –, certains épisodes finaux…

Ainsi, plus que son intrigue et ses rebondissements, c’est un roman qui me marquera avant tout pour son atmosphère onirique, emplie de beauté et de tristesse entremêlées. Il y a l’émerveillement face aux superbes numéros des circassiens qui semblent aller au-delà de ce qu’il est possible d’accomplir en vrai, et il y a le deuil, la douleur de la perte, la nostalgie, les regrets qui imprègnent les mots et le cœur d’une marée insidieuse, puis s’y joignent la peur, la menace d’un danger impalpable…
Sans parler du mythe du Minotaure, avec son labyrinthe, Ariane et ses fils, ses jeunes gens sacrifiés, qui apparaît en filigrane tout au long du récit, j’y ai trouvé des échos à d’autres œuvres (dont certaines chères à l’autrice). Le Cirque des rêves, évidemment, avec ce cirque entre rêve et réalité, ses représentations exceptionnelles, cette plongée dans une ambiance unique au cirque sitôt le portail franchi… La série Dark dont j’ai retrouvé l’ambiance sombre, les boyaux souterrains et l’idée des voyages dans le temps avec les conséquences possibles sur le présent. Mais aussi Shining : la maison (ou ce qu’elle cache) influençant ses habitants, amplifiant leurs émotions, exacerbant leurs traits de caractère, les scènes du passé et l’inconnu derrière chaque porte, un homme braillant et arpentant les couloirs d’un pas furieux comme Torrance à travers l’Overlook…

Une excellente lecture portée par un univers puissant, aussi doux et poétique qu’empreint de désespoir ; une histoire envoûtante que ce soit quand elle prend le temps de poser son cadre, ses protagonistes, de laisser grandir ses mystères, ou quand elle se déploie dans une seconde partie beaucoup plus effrénée.

« Il neige, alors. Quelques rares flocons descendent du ciel, doux et légers, tombant sans bruit, et d’où il se trouve, à l’écart avec les spectateurs, il voit les paupières d’Ariane frémir, comme éveillée par ces monceaux de nuage qui virevoltent devant elle.
Elle redresse la tête – lentement, si lentement… –, ses mains quittent les plis de la jupe, ses doigts se détachent peu à peu du tissu, ses bras s’élèvent dans un long mouvement rouillé, le retour à la vie du marbre endormi, le rêve de pierre prenant forme dans la réalité.
Ariane lève les bras, les mains en coupe ; la neige tombe plus fort. La jeune femme recueille les flocons dans ses paumes, languissante, puis elle les porte à son cœur comme s’il s’agissait du plus beau trésor que ce monde ait à offrir, bougeant imperceptiblement, sans se hâter, le temps ralenti. Ensuite, elle incline la tête de nouveau et ferme les paupières, et se rendort, pour une heure ou pour un siècle. »

« Dehors, les ténèbres s’abattent sur le domaine, comme une lame de fond. La forêt disparaît, le ciel avec lui, et l’éclat de la lune, mangés par des créatures dont ils ne distinguent rien au début, jusqu’à ce qu’elles s’approchent de la maison, l’assaillent, l’entourent.
Des branches par milliers, gigantesques, au bois d’un noir profond. Des épines de la taille d’une lame, qui s’enfoncent dans les murs et menacent de briser les fenêtres, de s’engouffrer dans la bâtisse. Le toit gémit ; le sol gronde encore, puis le silence se fait. À l’extérieur, une armée de rêves les empêche de sortir.
Les prunelliers se sont réveillés. »

« Voilà le pouvoir du rêve, en réalité. Plus que montrer la douleur, il montre le remords, la brûlure que l’on chérit à se demander ce que le monde serait si.
Si tu avais emprunté cet autre chemin, Sonho, que serais-tu devenu ? »

La Maison des Épines, Rozenn Illiano. OniroProds (auto-édition), 2023. 428 pages.

Midi Pile, de Rébecca Dautremer (2019)

Cette année, parmi mes cadeaux de Noël se trouvaient deux pépites : Les Riches Heures de Jacominus Gainsborough – oh, la relecture tout en émotions ! – et Midi Pile.

Midi Pile raconte une matinée cruciale dans la vie de ce petit lapin silencieux et philosophe. Si Les Riches Heures se faisait fresque d’une existence, Midi Pile est un zoom sur un grand événement pour deux êtres au milieu d’une journée ordinaire pour tous les autres (ou, du moins, leur extraordinaire à eux est une autre histoire…).

Œuvre en papier découpé absolument magique, nouvelle preuve – s’il en fallait – de la beauté du trait et des couleurs de Rébecca Dautremer. Invitation à une traversée surprenante, à un voyage au cœur d’un livre.

Une chambre, un jardin, un bois, un marché, un port… une balade pour retrouver les vieux amis, guettant d’un œil curieux et amusé les clins d’œil à d’autres œuvres. Tantôt j’ai flâné pour admirer un arbre ou la délicatesse des rubans d’un dresseur de vents, tantôt j’ai résisté à l’envie de me dépêcher pour ne pas manquer le rendez-vous ; dilemme à chaque page, avancer dans les décors et dans l’histoire ou admirer encore et encore le moindre détail.
Pour tout accompagnement, la voix de Jacominus, une voix qui se fait impatiente, attendrie, doucement jalouse, inquiète, joyeuse, une voix qui dit mille choses pour n’en dire qu’une.

 Livre-objet sublime et délicat, source d’une fascination hypnotisée dès lors que l’on commence à se perdre dans les méandres de ce labyrinthe de papier. Écho merveilleux de la poésie contemplative, tendre et douce des Riches Heures. Une œuvre d’art tout en finesse et sensibilité. Un moment de vie.

« Ah, le rendez-vous, quelle idée formidable ! Il y a eu une heure, un endroit, et cette fois-ci, c’était toi et c’était moi. »

Midi Pile, Rébecca Dautremer. Éditions Sarbacane, 2019. 212 pages.

Fahrenheit 451, de Ray Bradbury (1953)

FahrenheitComme Le meilleur des mondes – relu – et 1984 – à relire –, Fahrenheit 451 fait partie de ces classiques de la SF lus adolescente que je souhaitais redécouvrir pour raviver mes souvenirs.

Ce qui m’a surprise, c’est que Fahrenheit 451 est plus poétique que scientifique. La technologie n’est pas absente évidemment, elle monte le décor de la société futuriste et joue parfois un rôle important dans l’histoire, à l’image des écrans qui envahissent les salons ou du Limier, terrifiant chien-robot apparemment infaillible. Mais Bradbury prend le temps de poser des atmosphères, donne corps aux sensations et aux réflexions intérieures qui tiraillent le personnage principal, se laisse aller au lyrisme ; il use de multiples métaphores et comparaisons, la plus fréquente associant les livres à des oiseaux blessés, leurs pages déchirées à des ailes qui ne voleront plus. De même, l’image délicate de ces hommes-livres qui portent en eux, dans le secret de leur boîte crânienne, les textes devenus interdits.

Ce que j’ai apprécié, c’est que Bradbury ne pointe pas du doigt un régime dictatorial comme seul responsable des autodafés. Certes, le système s’en est emparé, les a institutionnalisés en réinventant le corps des pompiers devenus incendiaires, s’appuie dessus pour éviter la réflexion chez les gens. Cependant, ce serait trop facile de faire porter tout le blâme au régime en place, car c’est avant tout le nivellement vers le bas et un goût pour la culture de masse qui a rendu les livres indésirables, ainsi que le silence des intellectuels, la retenue des uns puis la peur des autres. Ainsi, à l’origine, ce sont les gens ordinaires et non pas ceux de pouvoir qui se sont détournés des livres, jugés trop complexes, trop fatigants, trop contradictoires, au profit de versions abrégées, de résumés, d’émissions télévisées, etc., ce qui nous mène à…

Ce qui m’a effarée, c’est évidemment cette dictature des écrans. Écrans omniprésents, toujours plus grands, toujours plus chers, toujours plus immersifs. Personnages abrutissants, publicités oppressantes, bavardages ineptes. Des cris, de la musique assommante, des couleurs éblouissantes. Le murmure permanent des Coquillages radio enfoncés dans les oreilles. Le sensationnalisme au détriment de la réflexion, accrocher l’attention qui se fait de plus en plus brève. L’esprit saturé, plus la place pour penser. Plonger dans une autre réalité, se créer une famille pixelisée. Loisirs kleenex, surconsommation sans effort, immédiateté souhaitée.
Les relations humaines s’effacent, les gens ne se regardent plus, se parlent encore moins. Il n’y a plus d’histoires communes. Le couple devient simple cohabitation, les enfants sont ignorés, laissés à d’autres, abrutis par les écrans comme leurs parents (« On les fourre dans le salon et on appuie sur le bouton. C’est comme la lessive : on enfourne le linge dans la machine et on claque le couvercle. »). La nature est oubliée, toute contemplation paisible est morte. Chacun se répète qu’il est heureux et tente d’oublier la vacuité de sa vie ; chacun sa recette, des émissions consternantes de bêtises aux excès de vitesse qui, une nuit, seront peut-être mortels, et sinon, il y a toujours le suicide, devenu banal. Paradoxalement, en dépit de la grande solitude de chacun et de leur surdité aux autres, la délation va bon train : on s’observe et on redoute l’autre, toute conversation menant au questionnement et tout comportement différent sont jugés suspects. Et, pendant ce temps, la guerre gronde et les bombes menacent entre les grandes puissances.
Face à ce néant, face à ce constat pessimiste, des rencontres peuvent heureusement tout changer et raviver la flamme de l’imagination, du rêve et de l’espoir.

Ce que je regrette, un seul détail : parmi tous les auteurs, poètes, penseurs et autres philosophes cités, pas une seule femme…

Fahrenheit 451 est un de ces romans d’anticipation indémodables. Même s’il n’est pas strictement devenu réalité, il reste glaçant et attristant de constater qu’il sait encore résonner avec notre époque, soixante-dix ans après avoir été écrit.
J’arrive à la fin de ma chronique et je m’aperçois que je n’ai rien dit sur le déroulement de l’intrigue, les personnages… à vous de les découvrir.

« Seigneur ! s’exclama Montag. Tous ces engins qui n’arrêtent pas de tournoyer dans le ciel ! Qu’est-ce que ces bombardiers fichent là-haut à chaque seconde de notre existence ? Pourquoi tout le monde refuse d’en parler ? On a déclenché et gagné deux guerres nucléaires depuis 1960. Est-ce parce qu’on s’amuse tellement chez nous qu’on a oublié le reste du monde ? Est-ce parce que nous sommes si riches et tous les autres si pauvres que nous nous en fichons éperdument ? Des bruits courent ; le monde meurt de faim, mais nous, nous mangeons à satiété. Est-ce vrai que le monde trime tandis que nous prenons du bon temps ? Est-ce pour cette raison qu’on nous hait tellement ? J’ai entendu les bruits qui courent là-dessus aussi, de temps en temps, depuis des années et des années. Sais-tu pourquoi ? Moi pas, ça, c’est sûr. Peut-être que les livres peuvent nous sortir un peu de cette caverne. Peut-être y a-t-il une chance qu’ils nous empêchent de commettre les mêmes erreurs insensées ! Ces pauvres crétins dans ton salon, je ne les entends jamais en parler. Bon sang, Millie, tu ne te rends pas compte ? Une heure par jour, deux heures, avec ces bouquins, et peut-être… »

« Qu’est-ce qui vous a tourneboulé ? Qu’est-ce qui a fait tomber la torche de vos mains ?
– Je ne sais pas. On a tout ce qu’il faut pour être heureux, mais on ne l’est pas. Il manque quelque chose. J’ai regardé autour de moi. La seule chose dont je tenais la disparition pour certaine, c’étaient les livres que j’avais brûlés en dix ou douze ans. J’ai donc pensé que les livres pouvaient être de quelque secours.
– Quel incorrigible romantique vous faites ! Ce serait drôle si ce n’était pas si grave. Ce n’est pas de livres dont vous avez besoin, mais de ce qu’il avait autrefois dans les livres. »

« Beaucoup de choses seront perdues, naturellement. Mais on ne peut pas forcer les gens à écouter. Il faut qu’ils changent d’avis à leur heure, quand ils se demanderont ce qui s’est passé et pourquoi le monde a explosé sous leurs pieds. Ça ne peut pas durer éternellement. »

Fahrenheit 451, Ray Bradbury. Gallimard, coll. Folio SF, 2009 (1953 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Henri Robillot et Jacques Chambon. 213 pages.

Le talent est une fiction : déconstruire les mythes de la réussite et du mérite, de Samah Karaki (2023)

Le talent est une fictionJuste après avoir découvert cet essai grâce à Guillaume Meurice, j’ai eu le plaisir de le voir dans la dernière Masse critique Babelio spéciale non-fiction, et le plaisir plus grand encore d’être choisie pour le lire.

Cet essai déboulonne les croyances liées au talent et aux réalisations apparemment sorties de nulle part des grands artistes, sportifs ou scientifiques : parmi les mythes les plus courants, ceux selon lesquels le talent et le succès se cacheraient dans un gène particulier, ou dans un travail individuel acharné, ou dans la maxime « quand on veut, on peut ». Mais ce que montre Samah Karaki au travers de multiples études interdisciplinaires et des évolutions des connaissances (notamment en générique ou en neurosciences) est le rôle crucial, l’impact capital, des déterminismes sociaux, économiques, culturels ou même géographiques.
Elle expose comment ces postulats ont permis – et permettent encore – de justifier la domination des riches, des hommes et des Blancs, comment la biologie a été instrumentalisée pour justifier des thèses racistes, sexistes, essentialistes. Au fil des décennies, les tests de QI ont été utilisé pour « prouver » des tests racistes, la méritocratie a facilité la culpabilisation des classes modestes en les mettant face à une supposé responsabilité dans leur place sociale, les biographies des « génies » ont été écrites de manière à atténuer l’importance d’avantages indéniables en terme d’accompagnement, d’exposition précoce, d’éducation, de ressources, d’opportunités. Et malgré des preuves scientifiques, certaines idées reçues ont la vie dure et continuent de nourrir le sexisme, le racisme ou les inégalités sociales et, par-là, des stéréotypes qui pèsent lourd dans la réalisation de soi et l’accès à la reconnaissance.

L’idée n’est pas de nier les succès, de dénigrer les performances impressionnantes, mais simplement de reconnaître ce qui a permis à leurs auteurs et autrices de les créer, de les accomplir, et de ne plus évaluer la valeur individuelle de chacun à l’aune de ses succès.
De même, l’autrice invite à repenser le système scolaire et universitaire pour valoriser les intelligences diverses et non seulement les parcours millimétrés au sein des grandes écoles, récompensés par certains diplômes plutôt que d’autres, qui reproduisent indéfiniment le même schéma. Elle prône ainsi des projets collectifs pour repenser notre rapport au succès et à la compétition perpétuelle au profit de l’apprentissage pour soi (et non pour battre et dominer) et du plaisir, autorisant ainsi la liberté de ne pas exceller. Elle souligne l’importance de reconnaître enfin la diversité des intelligences, des parcours, des chances et des ambitions personnelles.

Un essai passionnant, d’une fluidité qui le rend agréable à lire (étant donné que je lis peu d’essais, je reconnais que ça reste important pour moi). À titre personnel, j’y ai trouvé des pistes de réflexion qui ont amené des prises de conscience, ainsi qu’une forme de soulagement à lire ces propos intelligents et étonnamment libérateurs.

Pour celles et ceux qui voudront creuser le sujet, le livre s’appuie sur une riche bibliographie d’ouvrages et publications scientifiques.

« La mesure de l’intelligence devient dès lors une façon de convaincre une personne de sa propre valeur sociale, d’amener les gens à accepter la position particulière qu’ils occupent dans la société, de les convaincre que celle-ci est le reflet de leur mérite individuel. « Il n’y a pas de stabilisateur de classe sociale plus fort, au sein d’un système de classe sociale hiérarchiquement ordonné, que la croyance, de la part de la classe inférieure, que sa place dans la vie n’est vraiment pas arbitrairement déterminée par le privilège, le statut, la richesse et le pouvoir, mais est une conséquence du mérite, distribué de manière équitable », déclare [l’historien Clarence] Karier. »

« L’idée ici est que derrière ce qui peut nous apparaître comme un accomplissement mystique, il existe des déclencheurs, des inspirations, de petites avancées qui améliorent la réalisation d’une œuvre. Et que ces innovations sont tout aussi passionnantes que l’idée du génie des grands maîtres. »

« Ce phénomène, consistant à blâmer l’individu plutôt que les structures, se détourne des problèmes politiques, économiques et sociaux plus larges et encourage les individus à se replier sur eux-mêmes et à travailler sur leurs mindsets comme moyen d’atteindre la meilleure version d’eux-mêmes. Cela renforce l’idée selon laquelle « le travail acharné est synonyme de succès », tout en ignorant tous les obstacles qui dictent où vous vous situez sur la ligne de départ vers le succès. L’état d’esprit, le mindset, le développement personnel renforcent ainsi de puissantes idéologies et mythes culturels sur le caractère individuel en supposant que le caractère et les comportements individuels sont principalement ou uniquement la source du succès et de l’échec. »

« Clairement, croire à notre talent et à notre mérite ne semble pas nous rendre plus ouverts à la réalité des autres. Plus nous nous considérons comme autodidactes et autosuffisants, moins nous devenons susceptibles de nous soucier du sort de ceux qui ont moins de chance et de privilèges que nous. Cela finit par nous rendre largement aveugles aux barrières structurelles, scolaires, culturelles et sociales auxquelles se heurtent les personnes qui échouent. La hiérarchie de la réussite devient une hiérarchie du respect social n’accordant la dignité qu’à ceux qui sont au sommet en venant valider la toute-puissance de la volonté et du libre arbitre de ceux qui réussissent malgré les obstacles. La société méritocratique laisse peu de place à la distinction entre réussite et estime sociale. »

« La course au succès paraît plus une course de relais dans laquelle nous héritons des positions de départ de nos parents. »

Le talent est une fiction : déconstruire les mythes de la réussite et du mérite, Samah Karaki. Éditions JC Lattès, coll. Nouveaux jours, 2023. 305 pages.