Quatre BD « société » : Grand silence, Gisèle Halimi : une jeunesse tunisienne, Quelqu’un à qui parler et Stop Work

Après les BD « western » et « SFFF », voici le dernier quatuor de lectures graphiques autour de questions sociétales.

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Grand silence,
de Théa Rojzman (scénario) et Sandrine Revel (dessin) (2021)

Grand silence (couverture)Dans un monde semblable au nôtre, une étrange usine dressée à l’écart de la ville remplit une terrible mission : avaler les cris des enfants en souffrance.

Une bande-dessinée qui aborde un sujet pour le moins délicat, aussi triste qu’atroce, aussi révoltant que réel : celui des violences sexuelles commises sur les enfants. En adoptant judicieusement la forme d’un conte (pour adultes), les autrices ont trouvé la distance et le ton adéquats pour en parler. Le résultat, quelque peu onirique, n’est pas voyeuriste, mais n’atténue pas non plus la violence des faits et des conséquences. La pudeur du récit rend le tout extrêmement poignant tandis que, au vu de la brièveté de la BD, scénariste et dessinatrice parviennent à apporter au récit des nuances, ainsi qu’une palette de réactions et d’émotions.
J’ai apprécié les métaphores qui touchent autant qu’elles indignent : Onte et Aine devenus monstres sous le lit des enfants, ces bulles blanches dénonçant le mutisme, le traumatisme, le refus d’entendre…

Les choix de narration et de dessin judicieux donnent naissance à une BD qui aborde avec justesse un sujet des plus tabous. Une lecture mémorable, marquée par ce paradoxe d’un ouvrage doux et beau pour un sujet horrible.

Grand silence, Théa Rojzman (scénario) et Sandrine Revel (dessin). Glénat, 2021. 128 pages.

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Gisèle Halimi : une jeunesse tunisienne,
de Danièle Masse (scénario) et Sylvain Dorange (dessin) (2023)

Gisèle Halimi (couverture)

La jeunesse et l’adolescence de Gisèle Halimi, de sa naissance à son départ pour Paris (1927-1945).

(Je précise que je ne connais pas assez la vie de Gisèle Halimi pour juger de la justesse de ce récit de ses jeunes années.)

Une biographie intéressante, classique mais prenante. Il faut dire que la jeune Gisèle attire la sympathie et l’admiration par ses rebellions précoces et sa prise de conscience des inégalités femmes/hommes. Observant la servitude acceptée par sa mère, elle s’y oppose très jeune et comprend qu’elle n’y échappera que par l’éducation. Le quotidien de la famille, son intérêt pour des guerrières ou reines, ses études, les remous politique connus par le pays, font naître ses convictions politiques et son engagement féministe. Une fillette/adolescente/jeune femme déterminée à lutter contre les injustices du patriarcat qui dessine une figure inspirante.
J’ai été frappée par la manière dont Fritna, sa mère, avait intégré sa condition inférieure et accepté une place dévolue aux enfants, à son mari et à l’entretien de la maison, attachant aux traditions, adulant les fils et regrettant les filles. Quoique trouvant des alliés en son grand-père et son père (du moment que ça ne lui coûte rien), c’est surtout en rejetant le destin maternel et les propos résignés de Fritna que Gisèle s’est construite.

Le dessin offre des visages expressifs, des personnages grandissants/vieillissant au fil des années, des cases lumineuses, des couleurs chaleureuses, qui savent néanmoins assombrir tristement l’atmosphère autour de cette mère emprisonnée par les traditions.

Un bel hommage.

Gisèle Halimi : une jeunesse tunisienne, Danièle Masse (scénario) et Sylvain Dorange (dessin). Delcourt, coll. Encrages, 2023. 129 pages.

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Quelqu’un à qui parler,
de Grégory Panaccione, d’après le roman de Cyril Massarotto (2021)

Quelqu'un à qui parler (couverture)

Samuel fête ses 35 ans. Seul et déprimé. Son portable en panne, il compose sur son fixe le seul numéro qu’il connaisse par cœur : celui de la maison de son enfance. A sa grande surprise, quelqu’un décroche : le Samuel d’il y a vingt-cinq ans.

Le roman graphique suit l’évolution positive de Samuel à partir de ce coup de téléphone. Lui qui s’ennuyait dans son travail, qui subissait son célibat, qui n’osait plus, se voit booster par le regard impitoyable et désappointé de son lui de dix ans. Celui qui se rêvait écrivain et footballeur, voyageur et amoureux… tout ce que Samuel n’est pas devenu. Les échanges entre les deux Samuel sont très touchants (mais aussi drôles ou propices à la réflexion, à l’introspection) et constituent à mon avis les meilleures parties de la BD.
Finalement, la confiance de quelqu’un – fut-ce de son enfant intérieur – impulse un regain de confiance en soi, véritable bouffée d’air frais pour un Samuel qui étouffait, en même temps que nous, entre les murs gris de son bureau et de son appartement. Une histoire qui rappelle d’oser parfois, de ne pas se laisser enfermer dans un train-train quotidien peu épanouissant.

L’idée était intéressante et la BD est agréable à lire, mais j’avoue n’avoir pas été toujours pleinement convaincue. Le trait n’est pas de ceux qui me plaisent et les couleurs sont trop ternes pour moi – mais j’ai fait abstraction –, mais surtout je n’ai pas assez cru à son histoire, à commencer par sa relation avec Li-Na, une nouvelle collègue. De plus, son comportement m’a parfois déçue, parfois exaspéré, d’où une difficulté à apprécier le personnage principal. Enfin, le côté un peu feel-good « et finalement tout s’arrange » ne me touche pas toujours, notamment quand tout est trop rapide et peu crédible comme à la fin de la BD.

Un roman graphique qui n’est pas dénué d’intérêt ponctué d’échanges réussis entre les deux Samuel, mais handicapé par un dessin peu attrayant, un personnage principal qui n’a pas su éveiller la sympathie en moi et une fin un peu trop précipitée et idéalisée.

Quelqu’un à qui parler, Grégory Panaccione, d’après le roman de Cyril Massarotto. Le Lombard, 2021. 256 pages.

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Stop Work : les joies de l’entreprise moderne,
de Jacky Schwartzmann (scénario) et Morgan Navarro (dessin) (2020)

Stop Work (couverture)Fabrice Couturier travaille au service achats d’une grosse boîte depuis longtemps, mais commence à se sentir anachronique dans ce monde dématérialisé et contrôlé par une nouvelle entité : l’E.H.S., ou le service Environnement Hygiène Sécurité.

Je dois reconnaître que cette BD n’est pas dénuée d’humour. Le portrait acéré de certaines pratiques visant la protection des employés de la productivité du capital humain tombe parfois juste (pour avoir expérimenté l’interdiction de monter sur une chaise pour attraper quelque chose dans un placard faute de l’autorisation « travail en hauteur »). Certaines situations sont donc cocasses tant elles paraissent exagérées (alors qu’elles ne le sont pas forcément).
De même, j’ai apprécié le regard amical porté sur le personnel d’entretien, hommes et des femmes invisibles même lorsqu’évoluant parmi les salariés. Les auteurs, en leur accordant la parole, font tomber les préjugés tandis que leur situation fournit un pas de côté, un regard décalé sur les incongruités de l’entreprise.

Néanmoins, je n’ai guère adhéré au personnage principal qui – en dépit d’un joli soutien apporté à sa fille dans une scène se déroulant dans le bureau de la proviseure – m’a semblé montré un fonds de misogynie réac’. Même si j’ai souri devant certaines résistances, même si j’ai apprécié certaines évolutions en lui, quelques facettes du personnage m’ont empêché d’apprécier réellement la bande-dessinée.
Le style graphique n’avait rien pour me plaire encore une fois, ce qui a pénalisé l’immersion dans une BD qui, par sa plongée dans un milieu qui ne m’intéresse guère, n’aurait jamais attiré mon attention hors de ce petit prix.

Une BD satirique dont certains épisodes croquent avec ironie toute l’absurdité du travail moderne, mais dont le personnage principal n’a pas su fédérer toute ma sympathie.

Stop Work : les joies de l’entreprise moderne, Jacky Schwartzmann (scénario) et Morgan Navarro (dessin). Dargaud, 220. 132 pages.

Quatre BD « western » : Hoka Hey !, Stern #1, L’odeur des garçons affamés et Ghost Kid

La bibliothèque que je fréquente organise un petit prix BD pour ses usagers auquel je participe dans l’idée de découvrir des titres et des genres vers lesquels je ne me tournerais peut-être pas spontanément. Ça donnera lieu à trois articles avec quatre ouvrages à chaque fois – si j’arrive à mettre la main sur tous les titres – puisque la sélection propose douze BD autour de trois thèmes : western, SFFF et faits de société.

Voici donc le premier pour une virée dans le Far West du XIXe siècle en commençant par mon coup de cœur.

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Hoka Hey !, de Neyef (2022)

Hoka Hey ! (couverture)Georges est Lakota, mais ce jeune orphelin est surtout le domestique (et un peu l’élève) du pasteur de la réserve, ce qui fait que la culture de son peuple lui est totalement inconnue : « Pour l’instant, t’es plus proche d’une pomme… rouge à l’extérieur et blanc à l’intérieur. » comme dira Little Knife, l’Indien qui, accompagné de No Moon et de l’Irlandais Sully, vient de bouleverser sa vie.

Excellente surprise que ce roman graphique !

L’histoire m’a captivée : j’ai été emportée avec la bande de Little Knife, j’ai aimé voir Georges découvrir un univers qui lui était inconnu avec ses émerveillements mais aussi ses peurs et ses doutes. J’ai été touchée par ces personnages pour lesquels j’ai ressenti autant d’affection que d’admiration. On est bien dans un western avec ses chevauchées, ses tirs et ses meurtres, ses Indiens et ses chasseurs de prime, sa ligne de fer qui déchire la nature, mais la psychologie et les relations inter-personnages sont véritablement au cœur du récit.
Même si le cheminement des protagonistes reste celui d’une histoire initiatique assez classique, l’intrigue est très bien rythmée. Il y a de l’action, des rebondissements (et quelques moments sur la fin qui feraient trépigner de frustration et de tristesse), mais l’auteur aménage aussi des temps calmes, plus sereins, qui sont les bienvenus puisqu’ils permettent de mieux connaître les personnages.

Mais, au-delà de ça, j’ai été émue par les thématiques qui sous-tendent la BD.
L’affrontement de deux cultures, le mépris de l’un pour l’autre, l’annihilation des traditions, l’acculturation, la révolte ou la soumission des opprimés. L’échelle sociale du Nouveau Monde qui écrase sans pitié. La violence d’une identité arrachée.
L’appartenance à la nature plutôt que la domination de celle-ci, le respect pour ce qui vit, des plantes aux animaux… Une cohabitation harmonieuse et équilibrée, ou une vision du monde dont l’être humain ferait bien de se souvenir un peu plus souvent. J’ai compris le sentiment d’impuissance de Little Knife, sa frustration, sa colère, sa détresse, parce que ce sont les émotions que m’inspirent nos sociétés, l’état du monde actuel, les agissements de certain·es, le système auquel je contribue aussi parfois.
Et puis, la difficulté d’être une femme dans un monde où les hommes ont tous les droits.

Pour ne rien gâcher, les dessins sont de toute beauté, j’ai admiré chaque case. Si les paysages sont sublimes, ce sont les visages qui m’auront véritablement marquée. J’ai été fascinée par les expressions si subtilement rendues (un froncement de sourcil chez No Moon, un sourire à peine esquissé chez Little Knife…). Les couleurs sont également magnifiques, avec une lumière qui transparaît dans chaque planche. Je découvre là un coup de crayon qui me plaît énormément.

Une belle harmonie entre le trait, l’intrigue et les valeurs véhiculées. Un sans-faute. On ne tombe ni dans la BD qui surfe sur l’actualité avec un scénario un peu faible, ni dans celle qui place deux-trois trucs écolos histoire de. Décidément un magnifique équilibre pour un road-trip cruel, poignant et finalement actuel dont je ressors enchantée.

 « Mieux vaut brûler que s’éteindre à petit feu, non ? »

Hoka Hey !, Neyef. Rue de Sèvres, label 619 (2022). 224 pages.

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Stern, T1, Le croque-mort, le clochard et l’assassin,
de Frédéric (scénario) et Julien (dessin) Maffre (2015)

Stern T1 (couverture)Kansas, 1882. Elijah Stern est croque-mort et, quand une riche veuve lui demande de disséquer son alcoolique de mari, il ne se doute pas qu’il vient de mettre le doigt dans un engrenage de meurtres et de secrets.

L’histoire est prenante et se lit avec intérêt, bien qu’elle soit un peu trop brève et rapide pour susciter davantage qu’un plaisir passager. L’enquête se déroule avec fluidité avec quelques rebondissements intrigants, il y a un bon équilibre entre les différentes ambiances et, s’il s’agit finalement d’une histoire assez ordinaire de vengeance, elle joue parfois avec les classiques du genre : il y a bel et bien une grosse bagarre au saloon, mais elle se déroule en arrière-plan tandis que les protagonistes principaux dissertent sur Shakespeare. La BD est rythmée tout en laissant une belle place aux personnages.
Parlant de ça, ce sont les personnages qui m’ont le plus séduite. Outre « le clochard » qui est plus que l’ivrogne que tout le monde voit en lui, j’ai particulièrement apprécié Stern : derrière sa silhouette dégingandée, c’est un homme solitaire, intelligent, lecteur, discret, perspicace… Un personnage attachant qui ne s’inscrit pas dans les clichés virils des westerns.

Une lecture très plaisante que cette enquête au Far-West, portée par des dessins fins et expressifs (même si j’en retiendrai davantage les couleurs que le trait lui-même). Je vais emprunter la suite à la médiathèque pour côtoyer Stern un peu plus longtemps.

Stern, T1, Le croque-mort, le clochard et l’assassin, Frédéric Maffre (scénario) et Julien Maffre (dessin). Dargaud, 2015. 64 pages.

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L’odeur des garçons affamés,
de Loo Hui Phang (scénario) et Frederik Peeters (dessin) (2016)

L'odeur des garçons affamés (couverture)Texas, 1872. Oscar Forrest photographie les territoires de l’Ouest et ses tribus indiennes pour le géographe Stingley. Milton, jeune homme discret, « garçon à tout faire », les accompagne tandis que rôdent autour d’eux un personnage inquiétant et un Comanche silencieux.

Je me trouve dans un entre-deux dubitatif après cette lecture et, si la BD ne m’a pas totalement déplu, je pressens qu’elle va rapidement glisser sur ma mémoire.
Le duo porte pourtant un regard original sur le western. Si l’on y retrouve des thématiques classiques – la cupidité des Blancs, les conquêtes, les jugements racistes sur les peuples autochtones… –, c’est aussi une revisite en y injectant sensualité et magie. Le désir est sujet central, qu’il soit désir d’autrui, de réaliser un rêve, de conquête. L’étrangeté survient peu à peu et le concret se mâtine peu à peu de surnaturel, sans que l’on ne sache réellement où se situer entre rêve et magie « réelle ». De même, l’introduction de personnages queer n’est évidemment pas pour me déplaire.

Cependant, en dépit de leurs secrets et de leur passé, de l’invitation à se déjouer des apparences et de la crédulité, les personnages n’ont pas su réellement me toucher et je n’ai pas été emportée par les enjeux de leurs histoires. Là où l’on devrait être saisie par la tension face aux dangers qui les menacent, je n’ai ressentie qu’une vague curiosité vis-à-vis de leur sort. Même le délire misogyne de l’un d’entre eux n’a pas su me faire réagir – ne serait-ce que par l’impossibilité de son projet comme le souligne un autre personnage.
De plus, il faut accepter que des questions restent sans réponses, que des choix scénaristiques et artistiques restent mystérieux, que l’inexplicable gagne sur le rationnel. Jusqu’à cette fin totalement étrange, onirique, voire mystique… que chacun·e interprètera à sa guise.

Le dessin est à l’avenant : agréable, mais sans m’émouvoir particulièrement. En revanche, j’ai beaucoup aimé les paysages aux couleurs chaudes de Frederik Peeters qui laisse bien deviner l’immensité et la magnificence de ces panoramas désertiques.

Une bande-dessinée surprenante, entre western et fantastique. Des idées intéressantes, mais qui partent parfois trop loin dans le chimérique à mon goût.

L’odeur des garçons affamés, Loo Hui Phang (scénario) et Frederik Peeters (dessin). Casterman, 2016. 108 pages.

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Ghost Kid, de Tiburce Oger (2020)

Ghost Kid (couverture)Ambrosius Morgan, cow-boy de son état, établi dans le Dakota du Nord, reçoit une lettre d’une femme aimée bien des années plus tôt, une lettre qui lui apprend qu’il a une fille et que celle-ci a disparue en Arizona. Le début d’un long voyage à travers le pays pour la retrouver.

Voilà une BD qui m’aura bien laissée de marbre ! Autant L’odeur des garçons affamés m’aura parfois questionnée, autant celle-ci n’a tout simplement pas su m’intéresser. J’ai eu l’impression d’une suite sans fin de péripéties et d’échanges de coups de feu pour une intrigue aussi classique que redondante. Le tout m’a paru décousu – quand ce n’était pas cousu de fil blanc – avec ce catalogue de personnages-types : les cow-boys, la veuve, le riche propriétaire qui veut tout racheter à bas prix, des prostituées et leurs proxénètes, des Indiens, des Mexicains, des rebelles…
Je n’ai pas pu m’attacher au personnage en dépit des soliloques incessants et un peu lassants d’Ambrosius sans parler du jeune Indien, quasi muet, qui l’accompagne une partie du chemin.

Même les dessins me laissent perplexe. Si certains paysages et autres plans larges sont vraiment réussis, si j’ai apprécié certaines planches au cadrage original, je me suis noyée dans l’excès de détails, de traits, et je n’ai pas du tout accroché aux faciès (qui semblaient vieillir et rajeunir erratiquement au fil du voyage d’ailleurs).

Une quête de paternité à travers les États-Unis qui n’a pas su m’emporter.

Ghost Kid, Tiburce Oger. Bamboo, coll. Grand Angle, 2020. 80 pages.

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N’hésitez pas à me dire si vous en avez lu certaines !

Mini-critiques de lectures de mai : Le cas Malaussène I, L’Art du jeu et Métal Hurlant #5

Un mot sur trois lectures du mois dernier : un roman français, un roman américain et un magazine BD & SF.

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Le cas Malaussène, I, Ils m’ont menti, de Daniel Pennac (2017)

Le cas Malaussène, I, Ils m'ont menti (couverture)Je n’ai pas écrit de critique pour chaque tome (sauf pour Au bonheur des ogres) car elles auraient sans doute été répétitives ; je ne prévois pas de chronique sur l’ensemble de la saga (même si j’en avais touché un mot après Aux fruits de la passion) car mes souvenirs ne sont plus assez aiguisés depuis 2017, date à laquelle j’ai lu le premier tome ; mais toujours un plaisir renouvelé de replonger dans les mésaventures malaussèniennes (même s’il ne me reste plus qu’un ultime volume à présent).

Une nouvelle fois, une histoire qui attrape, des personnages hauts en couleurs et surtout, surtout, une plume délicieuse, un sens de la formule réjouissant, des images malignes et originales, bref, toujours un régal que de lire Pennac !

Le cas Malaussène, I, Ils m’ont menti, Daniel Pennac. Gallimard, 2017. 306 pages.

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L’Art du jeu, de Chad Harbach (2011)

L'Art du jeu (couverture)

Au bout de cent pages, je savais déjà quel serait mon avis final : se lit facilement, mais sera totalement oubliable et ne s’arrêtera pas dans ma bibliothèque. J’ai lu les 550 suivantes, atteint la dernière et c’est toujours exactement mon opinion sur ce roman. La question est donc « pourquoi avoir persévéré ? » et là, j’avoue que je n’ai pas de réponse claire : des pages qui défilaient toutes seules, la curiosité de suivre les personnages et l’espoir d’être surprise sans doute. Pour la surprise, c’était raté, la fin était prévisible au possible.

Les personnages ne m’ont pas toujours laissé indifférente. Au-delà qu’on se prend au jeu, que l’on se tend parfois lors d’un match (même si je ne comprends absolument rien au baseball et que ça ne m’intéresse pas), qu’on se surprend à espérer que les choses aillent mieux pour eux (enfin, pour certains), il y a les obstacles psychologiques qu’ils rencontrent. Leur côté paumé, doutant de leurs capacités, de leur avenir, d’eux-mêmes, la chute abyssale de leur confiance en eux. L’angoisse à l’idée d’échouer, de ne pas répondre aux attentes d’autrui, à leurs propres attentes, de décevoir et se décevoir. Des concepts avec lesquels je suis familière, ce qui a permis une forte empathie par moments.

À côté de ça, j’ai regretté le manque choquant de protagonistes féminins (c’est simple, il y a Pella qui fait partie des personnages centraux et Genevieve la mère d’Owen qui fait un passage), j’ai détesté que l’auteur rende ladite Genevieve aussi insupportable, j’ai été attristé que le charisme d’Owen reste au second plan (alors qu’il est censé faire partie du cercle de personnages principaux) et le trope « bury your gays » me sort par les yeux.

Voilà. Globalement, ce n’était pas désagréable à lire, mais c’était totalement dispensable et je ne compte pas y retourner un jour, donc zou, en boîte à livres !

L’Art du jeu, Chad Harbach. JC Lattès, 2012 (2011 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Dominique Defert. 664 pages.

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Métal Hurlant n°5, Métavers : les émotions synthétiques
(novembre 2022)

Métal Hurlant #5 (couverture)Et pour finir, un magazine !
La couverture d’Enki Bilal avait attiré mon attention, la Barmaid aux lettres en avait remis une couche, aussi n’ai-je pas hésité quand Babelio m’a offert l’opportunité, au détour d’une Masse critique, de découvrir ce magazine BD & SF (merci à eux !).

La préface m’a immédiatement accrochée tant elle faisait écho à mes pensées face au métavers de Zuckerberg (sachant que je ne suis que vaguement au courant, étant déjà très éloignée des réseaux sociaux) : « Comme il semble déjà – trop – évident que le métavers ressemblera à une réalité bis, il est peut-être encore temps de faire demi-tour et de le laisser entièrement aux mains des artistes. Le plus déplorable d’entre eux ne s’abaissera jamais aux abjections qui nous attendent, comme nous faire porter des Nike digitales ou nous faire ressembler à un emoji écureuil.
L’idée d’un métavers, un nouveau monde qui ne serait rien d’autre que le nôtre dont la réalité aurait été augmentée, un endroit absurde, une caricature pseudo-capitaliste où il faudrait payer pour acheter sa place de néant, est terriblement déprimante. Pourquoi nous imposer cette abomination quand des créateurs de toutes sortes inventent d’autres mondes depuis des millénaires ? »

Et offrir une voix à des artistes (auteurs et autrices, dessinateurs et dessinatrices), c’est bien ce que fait ce numéro à travers plus de deux dizaines de brèves bandes-dessinées. Celles-ci proposent des univers et des tonalités diverses : certaines histoires sont drôles, d’autres mélancoliques, effrayantes, oniriques, tristes… et quelques-unes un peu obscures pour moi, je l’avoue. En tout cas, en dépit d’une légère frustration due au format court, j’ai pris un grand plaisir à découvrir ce foisonnement graphique, cette multiplicité de styles dans la narration comme dans le dessin.
S’y ajoutent quelques articles et textes de fiction qui apportent des informations historiques ou techniques, des analyses, qui posent des problèmes potentiels…

Même si je n’ai pas été totalement enthousiasmée – tant à cause de ces BD absconses ou de certains articles peut-être trop spécifiques à une néophyte comme moi –, c’est un numéro riche en réflexion, posant des questionnements intelligents et intéressants, sans réponses toutes faites. 200 pages pour interroger ce que pourrait être la réalité virtuelle, mais aussi notre monde actuel. 200 pages pour raconter les émotions humaines, nos erreurs, nos travers… qui seront sans aucun doute projetés dans des corps synthétiques ou virtuels !

Tiens, goûte !, de Chloé Charles et Tiphaine de Cointet (2022)

Tiens, goûte 1Chloé Charles est cheffe, Thiphaine de Cointet dessinatrice et Raphaelle Orliange seconde Chloé, prend les photos et apporte des petites infos complémentaires ; la première explique et dévoile quelques secrets culinaires à la seconde qui n’y connaît pas grand-chose et qui les partage à son tour par le biais du dessin.

J’avais repéré ce livre de cuisine atypique chez Owi Owi – dont le livre Le gâteau dont tu es le héros est en train de devenir ma bible des gâteaux tant tout me fait envie –, ce qui fait que j’ai sauté sur l’opportunité de la découvrir grâce à une Masse critique Babelio.

Graphiquement, je n’ai pas accroché, ce n’est pas un style de dessin que j’apprécie. Néanmoins, si je ne me suis donc pas attardée longuement à détailler les illustrations, cela n’a pas nui à ma lecture.
C’est une bande dessinée instructive qui, au fil des recettes de Chloé et des questions de Tiphaine, apporte des explications sur la raison d’ajouter tel type d’ingrédients, de cuire de telle manière… pour savoir un peu mieux jouer avec la cuisine et en comprendre les réactions chimiques, les harmonies gustatives, etc. L’idée est donc de comprendre ce que l’on fait pour pouvoir s’affranchir des recettes et se laisser aller à plus d’imagination et de spontanéité. De plus, Chloé Charles est dans une démarche gourmande et anti-gaspi qui me plaît bien.
L’enthousiasme et la complémentarité des caractères des participantes rend la BD rythmée et sympathique à lire : il semblait régner une bonne ambiance dans cette cuisine ! Le sens du partage et l’humour viennent agrémenter les connaissances de manière très équilibrée et agréable.

Ce n’est donc pas un livre de recettes, même si celles concoctées au fil de l’initiation de Tiphaine sont reprises à la fin de l’ouvrage avec une photo. Je doute de réellement y revenir pour les tester à l’avenir car l’une d’entre elle m’a laissée perplexe au niveau des proportions et beaucoup sont à base de viande ou produits de la mer, ce que je ne cuisine plus du tout. Cependant, je prendrai peut-être le temps de me pencher sur les recettes végé, de sauces ou de desserts.

Un ouvrage pédagogique et accessible qui explique plusieurs notions de cuisine dans une ambiance joyeuse en mode « viens avec moi, je vais te montrer tout ça ! ».

« N’empêche… Si on réfléchissait comme on cuisine, le monde aurait une bien meilleure saveur. »

Tiens, goûte ! : une bande cuisinée, Chloé Charles et Tiphaine de Cointet. First éditions, coll. La vie en bulles, 2022. 175 pages.

Mini-critiques : un recueil de nouvelles, un album et une BD

Je vous propose trois petites chroniques sur mes dernières lectures un peu miton-mitaine de 2022 : certaines m’ont davantage plu que d’autres, mais aucune n’est exempt de points négatifs alors qu’il y a une autrice et un scénariste que j’affectionne tout particulièrement (personne n’est infaillible !). C’est parti pour le tour des qualités et des défauts de 600 jours d’Apocalypse, Tout un monde d’animaux et Mauvais sang.

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600 jours d’Apocalypse,
de Rozenn Illiano
(Oniro Prods, auto-édition, 2019)

600 jours d'Apocalypse (couverture)Une nouvelle lecture du Grand Projet dans ma besace avec ce recueil de nouvelles qui complètent la série Town et le roman Onirophrénie également lus en 2022. Un livre compagnon qui nous fait retrouver Élias, Oxyde, Francesca, Saraï (personnage d’Elisabeta), Ana, Chester et Lili et Lucifer.

C’est un livre sympathique car il est toujours agréable de côtoyer un peu plus longtemps des personnages que l’on affectionne ; ce petit tour des différents protagonistes permet de mieux ressentir leur vécu de cette catastrophe, de les fréquenter le temps d’un instant, un épisode de vie pendant ces six cents jours dévastés. Cependant, je pourrais le qualifier de dispensable malgré tout, Town se suffisant à elle-même. Ce n’est à mon avis pas un livre pour découvrir l’univers de Rozenn Illiano à mon goût et plaira plutôt aux lecteurs et lectrices de Town (au minimum).
Je ne suis pas friande de nouvelles : pour réellement me plaire, elles doivent être particulièrement impactantes et rares sont les auteurs et autrices à parvenir à me convaincre inconditionnellement (même si j’aime leurs œuvres à côté de ça). Ici, les premières ne me marqueront guère, et j’ai noté une certaine redondance dans les descriptions des paysages apocalyptiques qui a légèrement gâché mon plaisir.

Je retiendrai néanmoins deux textes que j’ai vraiment appréciés.
Tout d’abord, la nouvelle « Au bout de la route » avec Lili et Chester. Un moment d’apaisement et de relâchement, de plaisanterie et de confiance, sans nier la terreur alors que la fin du monde approche à grands pas. Une connivence inattendue, un lien qui se tisse même s’il semble dérisoire face au néant qui se profile à l’horizon.
Ensuite, la novella « Mille chutes » qui donne la parole à un personnage aussi mystérieux que fascinant, Lucifer. Un personnage qui reste lointain dans Town, avec des motivations aussi insaisissables que sa personne, un discours dont on ne sait le vrai du faux. Alors, certes, cette novella brise un peu ce mystère, le rendant plus accessible, plus faillible, plus humain, mais elle permet également de mieux le connaître, de mieux comprendre l’histoire millénaire qui a conduit à cette fin du monde, les intrications des personnages, les plans célestes et les luttes terrestres pour les contrer, ainsi que l’histoire de Chester.

Un ouvrage plaisant, bien que facultatif : un bonus pour prolonger un peu la route.

« Maintenant, je pense que l’amitié est une chimère. L’amour aussi, sans doute. Étrangement, ce sont les amitiés perdues qui m’ont été plus douloureuses. J’aurais voulu avoir un ami d’enfance, comme dans les histoires ou dans les films. L’ami que tu connais depuis toujours, celui avec qui tu grandis et que tu considères comme ton frère… puis au fil des années, tu ne sais plus ce que tu éprouves pour lui, tu mélanges tout, l’amitié, l’amour, le désir, mais ce n’est pas grave parce que tu sais que quoi qu’il arrive, il sera là pour t’aider à déplacer un cadavre en pleine nuit, pour te faire passer un barrage de police à la frontière ou pour t’empêcher de sauter par la fenêtre. Je regrette de ne pas avoir eu cette chance. »
(Au bout de la route)

« J’avais là une unique occasion de retrouver l’un des miens. Car j’étais seul, te souviens-tu ? Durant des siècles, j’étais seul. Je ne pouvais partager avec personne les sentiments ambivalents qui étaient les miens, la joie d’arpenter ce monde et la peine de ne pas en faire partie, l’émerveillement devant tout ce que l’humanité avait à offrir face à la douleur perpétuelle de me savoir loin du Ciel. La Matière était à la fois une bénédiction et une malédiction propres à faire perdre la tête à n’importe qui ; comment s’habituer à ces émotions qui ne cessaient jamais, alors que l’on est né sans ? Comment supporter le battement constant du cœur dans notre poitrine, et le souffle qui va et vient sans fin ? »
(Mille chutes)

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Tout un monde d’animaux : un livre-jeu Deyrolle
(Gründ, coll. Green Gründ, 2022)

Tout un monde d'animaux (couverture)Deyrolle est un cabinet de curiosité parisien (dont j’ignorais l’existence en dépit du fait que je suis passée moult fois dans la rue du Bac qui l’abrite…) et les illustrations de ce livre sont tirées de ses collections pédagogiques. Cet album présente ainsi douze planches colorées célébrant la beauté et la diversité animalières à travers différents milieux : la ferme, l’océan, le jardin, l’Afrique, etc.

Les compositions jouent sur la répétition et la symétrie et ces pages foisonnantes proposent ainsi des jeux de cherche et trouve, d’éléments à compter, d’intrus à repérer, etc., sans compter le temps simplement passé à tout regarder pour ne pas en oublier.
Certaines pages sont extrêmement harmonieuses et agréables à détailler – on les exposerait bien ! – tandis que d’autres sont, à mon goût, un peu moins heureuses en terme de présentation (celles sur les poils, plumes et écailles par exemple, alors que le principe de reconnaissance « à qui cela appartient-il ? » est particulièrement ludique et plaisant.
Sur la page de gauche, un texte rapide introduit la planche tandis que quelques approfondissements – diverses informations sur les animaux représentés – sont offerts en fin d’ouvrages avec les solutions.

Une jolie découverte, ne serait-ce que pour quelques pages particulièrement esthétiques.

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Mauvais sang,
de Loïc Clément (scénario) et Lionel Richerand (dessin)
(Delcourt jeunesse, 2022)

Mauvais sang (couverture)

Issue de la collection des Contes des cœurs perdus, cette bande-dessinée raconte l’histoire de Tristan Tenebrae, vampire coincé depuis mille ans dans un corps d’enfant en proie à d’incommensurables angoisses. Du moins jusqu’à sa rencontre avec la famille Lux… Seconde histoire de vampire de la collection après Chaque jour Dracula, je dois avouer que ni l’histoire ni les illustrations n’ont su me convaincre.

L’intrigue et la narration tout d’abord. Certes, les doutes, inquiétudes et autres terreurs de Tristan sont touchantes et bien rendues dans ce qu’elles ont d’oppressantes et d’abrutissantes. Certes, l’histoire est intelligente, racontant le stress, le confort des habitudes, la solitude, prônant la différence, les familles de cœur quand celles de sang sont défaillantes et la confiance en soi. Néanmoins, le déroulé de l’histoire est beaucoup trop facile, rapide et sans surprise, me faisant nettement ressentir que je ne suis pas forcément le premier public de cet ouvrage (j’avais eu le même sentiment avec Chaque jour Dracula d’ailleurs). De même, la morale finale m’a parue lourde, assénée d’un bon coup de marteau au cas-où elle nous aurait échappé. (De plus, j’étais lassée presque avant de la rencontre de cette énième famille fantasque.)
Quant aux illustrations, je leur reconnais des qualités également : elles sont riches en détails et en clins d’œil, incitant à prendre son temps pour les détailler. Cependant, le trait de Lionel Richerand que je découvre ici n’est tout simplement pas à mon goût, notamment au niveau des couleurs trop ternes et des visages, ce qui m’a plus d’une fois interpellée et sortie de ma lecture (la couverture ne mentait pas à ce niveau-là…).

Ce n’est donc pas le meilleur opus de la série : si je lui reconnais diverses qualités, les défauts ont davantage imprégné mon ressenti vis-à-vis de cette lecture.