Andromaque, vue par Racine et par Euripide

Pour le RDV de mai des fantastiques classiques, il nous fallait un titre composé d’un seul mot, sans le moindre petit déterminant indésirable : je voulais en profiter pour relire Candide  avant de me rappeler que, en dépit de ce qui est marqué sur la couverture, le titre complet est Candide, ou l’Optimisme. Heureusement, les pièces de théâtre répondant à ce critère sont légion, j’aurais pu lire Hamlet, Macbeth ou Othello chez Shakespeare, Médée, Polyeucte ou Andromède chez Corneille, Hernani ou Cromwell chez Hugo, mais j’avais envie de retrouver l’auteur de Phèdre et, parmi Britannicus, Bérénice, Iphigénie et bien d’autres, mon choix s’est arrêté sur Andromaque. (En vrai, je comptais lire plus de pièces, mais point trop n’en faut : ce n’est pas mon genre de prédilection et je les savoure mieux en espaçant mes lectures.) Que j’ai complété avec la version bien antérieure du Grec Euripide.

Mon avis en un seul mot ?
Pour Racine : Délicieux !
Pour Euripide : Complexe.

(Mais détaillons tout de même un peu…)

Classiques fantastique - un seul mot

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Andromaque, de Racine (1667)

Jusqu’alors, je n’avais donc lu qu’un seul texte de Racine : Phèdre, une pièce que j’adore depuis bien des années. Le challenge m’a donc donné l’idée de découvrir son appropriation d’un autre personnage de la mythologie grecque : Andromaque, veuve d’Hector, mère d’Astyanax et, depuis la chute de Troie, esclave de Pyrrhus, fils du meurtrier d’Hector, Achille. Cette pièce est souvent résumée ainsi : Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus qui aime Andromaque qui aime Hector qui est mort.

J’ai aimé l’opposition qui se joue entre les femmes et les hommes dans cette pièce où aucun amour n’est réciproque, car les femmes n’y sont montrées ni faibles ni niaises. C’est une pièce dans laquelle les femmes disent « non » pendant que les hommes implorent leur « oui ». Andromaque refuse d’accepter l’amour de Pyrrhus tandis qu’Hermione joue avec les sentiments d’Oreste. Andromaque s’oppose à Pyrrhus et à ses chantages odieux : l’épouser ou voir son fils condamné. En réalité, Andromaque, en dépit de son statut de captive, dispose de cartes pour manipuler Pyrrhus : elle refuse de l’épouser et, s’il tuait son fils, il détruirait le seul lien l’attachant encore à la vie et lui permettrait de mettre fin à ses jours. Son fils est sa faiblesse mais sa mort la libérerait. Andromaque et Hermione apparaissent presque comme des tacticiennes, tendant d’améliorer leur situation en bougeant leurs pions et en jouant avec les sentiments de leur prétendant.
Pendant ce temps, Pyrrhus et Oreste sont en proie à leurs émotions : ils supplient, ils louent, ils enragent, ils exposent leur amour et pleurent le rejet, et ils semblent souvent baladés par les mots de celles qu’ils aiment. Leur représentation est quelque peu éloignée de leur « biographie » habituelle : Pyrrhus n’apparaît guère comme le héros viril de la guerre de Troie, assassin du roi Priam, et il n’est fait nulle allusion au passé matricide d’Oreste.

Une vraie tragédie encore avec des personnages fort intéressants et un récit d’amours cruels – frôlant la haine lorsqu’ils ne sont pas payés de retour –, mais qui n’a cependant pas su me passionner autant que Phèdre. Parmi des éléments passionnants et des monologues magnifiques, j’y ai trouvé des longueurs et une impression parfois de tourner en rond au milieu des désirs contrariés des personnages.
Néanmoins, c’était tout de même très agréable à lire, ne serait-ce que pour cette superbe plume que j’apprécie lire à haute voix pour savourer la sonorité de ses vers. Rien que pour ça, ça vaut le coup !

« Pylade (ami d’Oreste)
(…)
Ainsi n’attendez pas que l’on puisse aujourd’hui
Vous répondre d’un cœur si peu maître de lui :
Il peut, seigneur, il peut, dans ce désordre extrême,
Épouser ce qu’il hait, et perdre ce qu’il aime.
 »

« Pyrrhus
Eh quoi ! votre courroux n’a-t-il pas eu son cours ?
Peut-on haïr sans cesse ? et punit-on toujours ?
J’ai fait des malheureux, sans doute, et la Phrygie
Cent fois de votre sang a vu ma main rougie ;
Mais que vos yeux sur moi se sont bien exercés !
Qu’ils m’ont vendu bien cher les pleurs qu’ils ont versés !
De combien de remords m’ont-ils rendu la proie !
Je souffre tous les maux que j’ai faits devant Troie.
Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé,
Brûlé de plus de feux que je n’en allumai,
Tant de soins, tant de pleurs, tant d’ardeurs inquiètes !
Hélas ! fus-je jamais si cruel que vous l’êtes ?
Mais enfin, tour à tour, c’est assez nous punir ;
Nos ennemis communs devraient nous réunir :
Madame, dites-moi seulement que j’espère,
Je vous rends votre fils, et je lui sers de père ;
Je l’instruirai moi-même à venger les Troyens ;
J’irai punir les Grecs de vos maux et des miens.
Animé d’un regard, je puis tout entreprendre :
Votre Ilion encor peut sortir de sa cendre ;
Je puis, en moins de temps que les Grecs ne l’ont pris,
Dans ses murs relevés couronner votre fils.
 »

« Pyrrhus
(…)
Songez-y bien : il faut désormais que mon cœur,
S’il n’aime avec transport, haïsse avec fureur.
Je n’épargnerai rien dans ma juste colère :
Le fils me répondra des mépris de la mère ;
La Grèce le demande ; et je ne prétends pas
Mettre toujours ma gloire à sauver des ingrats.
Andromaque
Hélas ! il mourra donc ! Il n’a pour sa défense
Que les pleurs de sa mère, et que son innocence…
Et peut-être après tout, en l’état où je suis,
Sa mort avancera la fin de mes ennuis.
Je prolongeais pour lui ma vie et ma misère ;
Mais enfin sur ses pas j’irai revoir son père.
 »

« Oreste
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? »

Andromaque, Jean Racine (1667 pour la première représentation). Dans : Œuvres complètes de Racine, aux éditions Famot, 1975, pp 131-156.

***

Andromaque, d’Euripide (426 avant J.-C.)

Euripide (buste)

Plus ou moins les mêmes personnages que chez Racine, mais pas tout à fait la même histoire : Andromaque est déjà la concubine de Pyrrhus (qui est plus souvent appelé Néoptolème) avec qui elle a un fils, Molosse car Astyanax, son fils né de son union avec Hector, a été assassiné lors de la prise de Troie. Hermione est l’épouse légitime de Néoptolème et, infertile et jalouse, menace la vie d’Andromaque et de Molosse.

C’est donc une pièce qui s’inscrit davantage dans les histoires traditionnelles de la mythologie grecque : Pâris et la dispute des trois déesses (Héra, Athéna et Aphrodite) à l’origine de la guerre de Troie, la mort d’Astyanax précipité du haut des remparts de la cité troyenne, le matricide d’Oreste, l’outrage de Néoptolème à Apollon, la présence de Pélée et de Thétis, les jeux cruels des dieux et les malédictions qui pèsent sur la tête des personnages… bref, une pièce qui s’apprécie mieux avec une certaine connaissance des personnages, de leurs liens et de leur histoire. Amoureuse de la mythologie depuis toujours ou presque, j’ai apprécié cet aspect du texte.

Ici, pas ou peu de déclarations d’amour enflammées, pas de grands sentiments à exprimer (si ce n’est la haine) ou de consentement à obtenir de l’élu·e de son cœur (le consentement était alors une notion éloignée de leur préoccupation). C’est le danger qui prédomine, qui pèse sur Andromaque et son fils tout au long de la pièce, menace renforcée par l’absence de Néoptolème et par la présence guerrière de Ménélas, père d’Hermione.
L’empreinte de la guerre est forte et la Grèce n’a pas retrouvé sa paix, d’autant que bien des vices ont été révélés, bien des reproches se sont cristallisés à cause ou pendant le long conflit. L’amitié entre les cités ne dure plus et Sparte est violemment critiquée, à l’instar de son roi Ménélas (il faut dire que les guerres du Péloponnèse faisait rage à l’époque). Les dialogues sont donc énergiquement venimeux, ce qui se révèle parfois réjouissant.

Je ne me sens pas de faire une analyse pointue sur la pièce, premièrement, parce que je n’ai clairement pas les compétences et, deuxièmement, parce que je l’ai lu en numérique et que décidément j’imprime encore moins bien que quand j’ai du papier entre les mains. Cependant, je me dois de noter l’aspect très misogyne de la pièce d’Euripide, Andromaque n’étant pas la dernière pour dire que les femmes sont mauvaises et détestables. J’avoue que ces passages me restaient un peu en travers de la gorge, effaçant toute idée d’empathie avec le personnage éponyme.

Une pièce qui est loin d’être inintéressante, mais qui ne m’a pas totalement emportée, ce qui s’explique sans doute aussi par le fait que je ne suis pas armée pour la savourer pleinement. Néanmoins, je suis tout de même contente de cette découverte de cet auteur très classique.

« Andromaque
Ô opinion, opinion, à une foule de mortels, qui réellement ne sont rien, tu donnes une brillante apparence. Ceux dont la bonne renommée repose sur la vérité, je les estime heureux ; mais ceux dont la renommée repose sur le mensonge, je ne leur reconnais d’autre mérite que de devoir au hasard la réputation de sages. »

Andromaque, Euripide. Traduction de Nicolas Louis Marie Artaud, 1842 (jouée en 426 avant J.-C.). En ligne.

Les Douze d’Aritsar, tome 1, La vengeance de la Dame, de Jordan Ifueko (2020)

Les Douze d'Aritsar, tome 1 (couverture)L’Empereur d’Aritsar dirige le pays avec ses onze Conseillers, tous étant magiquement liés, et le temps est venu pour l’héritier du trône de constituer son propre Conseil. Loin de la capitale, la jeune Tarisaï a grandi isolée de toute affection, dans un palais peuplé uniquement de tuteurs distants. Ignorant avoir été élevée dans un seul but : répondre au vœu de sa mère en tuant le prince après avoir gagné sa confiance.

J’ai eu la chance de découvrir le premier tome des Douze d’Aritsar en avant-première grâce à Babelio et je les remercie – ainsi que les éditions Nathan – pour cette excellente lecture.

En premier lieu, ce qui m’a pleinement séduite et immédiatement fascinée, c’est l’univers mis en place par Jordan Ifueko. Une fois un pied dedans, je n’avais qu’une envie : l’explorer davantage, en apprendre plus pour mieux le connaître. Aritsar est un monde passionnant. Composé d’îles qui furent réunies – je ne vous dis pas comment ni pourquoi –, il présente une multitude de paysages et de coutumes. C’est ainsi un patchwork d’influences africaines, asiatiques, européennes… qui se retrouve dans les patronymes, les faciès, les costumes, les arts, etc.
L’autrice nigériano-américaine introduit une mythologie totalement différente de celle à laquelle les romans de fantasy occidentaux nous ont habitués, mythologie nourrie de celle de l’Afrique de l’Ouest. La rencontre avec les créatures magiques de son univers est donc réellement captivante car inhabituelle et riche en surprises : alagbato, tutsu, erhu, esprits malicieux de la Brousse… Enfin, outre des Bienfaits – des pouvoirs individuels et diversifiés –, elle propose une magie originale, le Rayon, qui repose sur l’union psychique de plusieurs êtres et dont le fonctionnement est totalement inédit : s’il est la source du pouvoir impérial, il n’est pas fait pour écraser autrui et repose sur le consentement mutuel des Douze.
Cependant, quelques détails de cet univers (sur le fonctionnement du Rayon et ses failles potentielles) me posent questions. Je suis restée avec des interrogations en suspens, mais j’ignore si elles sont liées à une imprécision du roman – qui auquel cas me chagrine doucement – ou à un début de lecture un peu en pointillé pour des raisons personnelles – auquel cas c’est entièrement ma faute. Je ne veux pas détailler ici pour ne pas divulgâcher, mais j’en parlerais volontiers avec des personnes ayant lu le roman !

L’intrigue est très bien menée et nous plonge dans les intrigues du pouvoir impérial, entre secrets et pactes magiques influençant l’existence de nombreuses générations. Tarisaï est amenée à enquêter sur certains faits du passé pour éclairer le présent. Entre liens du sang et amitié intensément renforcée par un lien magique, justice et ordre, vérité et mensonge, le roman la place face à des dilemmes bouleversants. C’est un roman d’apprentissage qui, en plaçant son héroïne dans les arcanes du pouvoir, discute de la justice, de l’ordre, bref, de la politique et, parfois, de ses errances. De plus, ce roman fait également écho à des sujets actuels : l’invisibilisation des femmes, l’écrasement des cultures minoritaires par le pouvoir en place ou la colonisation, l’importance de la diversité…
Le roman est exempt de personnages purement et simplement méchants : celles et ceux dont on se méfie le plus sont nuancés, leur comportement et leurs objectifs se répondent, leur passé les modèle et, de leur point de vue, la fin justifie parfois les moyens.
De plus, point positif dans un roman young adult, il n’y a pas de romance envahissante (hourra !) : Tarisaï éprouve des sentiments d’amour et de désir, mais il ne dévore pas le récit pour le transformer en quelque chose d’un peu guimauve. De plus, ces sentiments ne sont pas envers la personne attendue (si le roman était tombé dans les clichés) et des orientations autres qu’hétérosexuelles sont présentées. L’amitié est bien plus importante et fonde le cœur du récit du fait de ce mystérieux Rayon. Or, j’ai apprécié cette place centrale de la famille que l’on se trouve, que l’on se construit… et que l’on peut potentiellement détruire.

L’écriture est très fluide et donne vie à ce monde et à celles et ceux qui le peuplent. Bien que s’étalant sur une dizaine d’années, la progression est agréable et dynamique, tout en laissant le temps de développer le cadre et les protagonistes. Certes, certains membres du Conseil du Prince sont plutôt invisibles, ce qui est dommage car j’aurais aimé les connaître mieux (et ressentir le lien qui les unit à Tarisaï), mais c’est un reproche courant lorsqu’il y a une multiplication des personnages secondaires, il est difficile d’accorder la même place à tous.

C’est donc le début plus que prometteur d’une duologie dont je lirai la suite avec enthousiasme et impatience tant j’ai été enthousiasmée par la richesse de son univers, les thématiques de son intrigue et la rencontre avec ses personnages.

« – Pourquoi est-ce que tout le monde déteste autant que les choses changent ?
– Parce qu’elles risquent de changer pour le pire.
– Oui, peut-être. Mais tu sais ce que je crois ? (Ma poitrine palpitait.) Je crois qu’au fond, on a peur qu’elles changent pour le meilleur. Peur de découvrir que tout ce qu’il y a de mauvais- toutes les souffrances qu’on refuse de voir – aurait pu être évité si on avait fait l’effort d’essayer. »

« Il détestait tout cela autant que moi. Je le lisais sur son visage, figé par la peine. Mais nous étions des griots dans une pantomime, contraints de chanter chaque vers de ce récit sordide, en dansant au rythme des tambours que frappait ma mère. »

Les Douze d’Aritsar, tome 1, La vengeance de la Dame, Jordan Ifueko. Nathan, 2023 (2020 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Delcourt. 454 pages.

L’héritage de l’esprit-roi, de Claire Krust (2022)

L'héritage de l'esprit-roiAprès quelques semaines de silence dues à quelques événements dans ma vie (on en reparlera lors du bilan mensuel) et une longue coupure internet, me revoilà avec un livre lu il y a plusieurs semaines.

En effet, grâce à un chouette concours chez Snow du blog Bulle de Livre que je remercie sincèrement (et que je prie d’excuser le délai pour la parution de cette chronique), j’ai pu lire L’héritage de l’esprit-roi, un roman de fantasy qui nous plonge dans le Japon des XIIIe et XIVe siècles. Un Japon empreint de magie cependant dans lequel des onmyoji sont garants de l’équilibre entre les vivants et les créatures surnaturelles, à savoir esprits, fantômes, démons et autres dieux.
Parmi eux, Shynia, l’onmyoji impérial, un homme mystérieux à l’apparence mouvante et au passé inconnu. Or une enquête suite à une malédiction ayant frappé la fiancée de l’empereur va le replonger directement dans ce passé qu’il tentait d’occulter.

C’est un roman original qui change de la fantasy à laquelle je suis habituée. Certes, le cadre est médiéval avec des seigneurs, des combats entre clans, des histoires de classe, etc., mais ici, point d’elfes, d’ogres ou de nains. Kami, yokai (kitsune, oni, tengu…), fantômes… impossible de nier l’impression de plonger dans des estampes et dans les films d’Hayao Myazaki, Le voyage de Chihiro et Princesse Mononoke en tête, à travers la prolifération d’esprits et de physionomies ainsi qu’une étrange maladie qui transforme ces derniers en véritables monstres. Ainsi, en dépit d’un univers jamais rencontré en fantasy pour ma part, je n’ai eu aucune difficulté à visualiser les scènes, à faire naître des images des mots de Claire Krust.
L’univers est globalement bien développé, notamment la ville de l’esprit-roi – où se passe la majeure partie de l’histoire – avec les rêves qui lui ont donné naissance, son architecture et ses boutiques, mais aussi ses défaillances et ses abus. Le système de magie, utilisant des gestes, des mots et des écritures (tatouages, sceaux…), est intéressant, mais je regrette qu’il n’ait pas été davantage approfondi. On se représente comment ça marche, mais le tout reste flou, comme réservé à celles et ceux qui maîtrise la magie.

De la même manière que l’on voyage entre le monde matériel et spirituel, la construction oscille entre temps présent et flashbacks tandis qu’un esprit lié à Shinya – un shikigami – épluche les souvenirs de son maître. Une construction classique mais efficace qui permet de découvrir progressivement les secrets du puissant magicien. Le puzzle se met en place avec une grande fluidité et on ne regrette jamais de quitter une époque pour une autre, signe que Claire Krust a su me passionner avec toutes ses histoires parallèles.
J’ai apprécié la plume, belle et poétique, imagée et tranquille. L’autrice prend son temps pour poser les relations entre les protagonistes, les développer, les laisser mener leurs enquêtes et découvrir leur voie. Au-delà de l’intrigue autour de la malédiction, ce sont surtout les sentiments qui animent les personnages qui sont au cœur du récit. Portées par le devoir, la haine, l’amitié, la culpabilité, la rancune, les souvenirs et les histoires passées, leurs interactions sont riches et jamais figées.
Cependant, tous et toutes semblent à la fois réunis et séparés par la solitude qui les anime pour différentes raisons et leur parcours en viendra à interroger la notion d’équilibre, tant prônée par les onmyojis (sa pertinence, sa justesse en dépit de la partialité de tout un chacun, son coût, ses justifications…). Il y a donc un soupçon de mélancolie qui n’était pas pour me déplaire, soutenue par certains épisodes tragiques du récit.

Ce n’est pas tout à fait un coup de cœur, peut-être m’a-t-il manqué un petit peu de force émotionnelle, mais c’était une très bonne lecture avec un univers intéressant qui a vécu dans mon esprit tout au long de ma lecture et une ambiance très réussie.

 Encore merci Snow !

« Aujourd’hui, elle savait de quoi étaient faits les dieux et avait bien conscience de leur vanité. Combien d’entre eux écoutaient seulement la voix des humains et s’employaient réellement à protéger leurs récoltes, leurs villages et leur progéniture ? Combien de mortels suppliaient sans savoir que leurs kami avaient été chassés par un autre, qui se goinfrait de leurs offrandes en se moquant d’eux, sans jamais exaucer le moindre de leur vœu ? Pourtant les fidèles croyaient encore. Il fallait bien croire pour affronter le quotidien et les pertes. »

L’héritage de l’esprit-roi, de Claire Krust. ActuSF, 2022. 425 pages.

Anansi Boys, de Neil Gaiman (2005)

Anansi Boys (couverture)

Anansi Boys se déroule dans le même univers rempli de dieux qu’American Gods. Nous rencontrons ici Gros Charlie qui, à la mort de son père – Anansi donc – apprend que ce dernier était un dieu et qu’il a un frère appelé Mygal qui a hérité des pouvoirs paternels. Il découvre également à ses dépens que le frangin peut se révéler très très envahissant.

Je dois avouer – même si ça me fait un peu mal car j’adore habituellement le travail de Neil Gaiman – que je n’ai pas été tout à fait convaincue par cette histoire. Le ton de ce roman est plus humoristique que celui d’American Gods avec un Gros Charlie qui en voit de toutes les couleurs tandis que son frère tout en nonchalance s’incruste dans sa vie. Certaines touches d’humour, certaines répliques et réflexions parfois pince-sans-rire, ont su m’amuser, me faire rigoler en dedans : cependant, je n’ai pas accroché à cette succession de déboires. L’intrigue n’a pas su me passionner, m’embarquer dans ce périple mouvementé.
Du côté de la mythologie, je suis également restée sur ma faim. J’ai adoré les passages mettant en scène les mythes africains, les divinités qui parcourent encore la Terre du XXIe siècle, mais j’aurais bien aimé qu’il y en ait un peu plus.
Ce roman-ci n’a pas la richesse et la profondeur de son grand frère et c’est ce qui m’a frustrée car j’en attendais définitivement davantage.

Anansi Boys ce sont toutefois des personnages bien campés et intéressants quoique pas toujours sympathiques. Une belle-mère diabolique, un patron véreux, une flic surprenante et décidée, des sorcières floridiennes aux rituels un peu moins bien rodés qu’autrefois, une famille unique… et Gros Charlie bien sûr.
Car Anansi Boys c’est aussi une quête identitaire, celle d’un homme – un adulte pour une fois – qui va explorer son passé et, au fil d’épreuves dont il se serait peut-être bien passé, découvrir qui il est et prendre confiance en ses capacités. Gaiman explore la thématique du double avec Mygal, ce frère, cet alter ego, ce lui-même plus assuré, plus charmeur, plus admiré qui va finalement le faire trouver sa voie/voix. C’est d’ailleurs un aspect du récit qui m’a davantage convaincue.

Je suis une nouvelle fois ravie d’avoir découvert un livre de Gaiman avec les illustrations de Daniel Égnéus que je trouve fascinantes et inquiétantes, évocatrices et mystérieuses. Elles soulignent un autre aspect du roman, un peu caché à la lecture du fait de sa facette comique, à savoir qu’il s’agit quand même d’un monde dangereux avec vengeance, meurtre, intrigue, sorcellerie et sang à la clé. Je regrette simplement qu’elles ne soient pas plus nombreuses : encore une fois, un goût de trop peu…

Une lecture sympathique sans être le « signé Gaiman » le plus marquant qu’il soit. Un roman un peu trop rocambolesque à mon goût, un mélange indéfini de roman policier, de conte et de fantastique, le tout intriqué de burlesque.

« Les histoires sont comme les araignées, avec leurs longues pattes, et les histoires sont aussi comme les toiles d’araignées dans lesquelles l’homme s’englue mais qui ont l’air si jolies quand on les voit sous une feuille, dans la rosée du matin, élégamment reliées les unes aux autres, chacune à sa voisine. »

« Bien entendu, tous les parents font honte à leurs enfants. C’est inhérent à la fonction. La nature des parents est de faire honte à leurs enfants par le simple fait d’exister, tout comme la nature des enfants d’un certain âge est de frémir de honte, de gêne et de mortification si leurs parents leur adressent seulement la parole dans la rue. »

Anansi Boys, Neil Gaiman, illustré par Daniel Égnéus. Au Diable Vauvert, 2019 (2005 pour l’édition originale. 2006 pour la traduction française). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Michel Pagel. 412 pages.

Les deux romans mythologiques de Madeline Miller : Le chant d’Achille et Circé

Madeline Miller propose ici l’histoire de deux personnages de la mythologie grecque : Patrocle et Circé. Deux protagonistes méconnus car ils sont invisibilisés par d’autres héros, plus grandioses : Patrocle par Achille dans L’Iliade, Circé par Ulysse dans L’Odyssée. Eux qui sont habituellement de simples épisodes dans une aventure plus longue, plus importante qu’eux, sont ici magnifiés et honorés.
Réécrivant les histoires, l’autrice offre ainsi un nouveau point de vue, tant sur la légende que sur les héros. Par exemple, le grand Ulysse est, dans ces romans, un personnage ambigu, toujours fascinant et diaboliquement rusé, mais également moins pleinement sympathique. Ses romans dévoilent les sombres facettes des divinités comme des héros.

« (…) mais il est vrai que nos histoires comportaient de nombreux personnages : le grand Persée, ou le modeste Pélée ; Héraclès, ou Hylas, presque oublié. Certains s’y voyaient consacrer toute une épopée, d’autres un simple vers. » (Le chant d’Achille)

Le chant d’Achille trace le portrait d’un homme bon, d’un héros d’un genre différent, plus simple, plus humain. Il s’intéresse aux autres et connaît les hommes qui l’entourent. Il refuse d’utiliser une fille comme un simple pion négligeable. C’est aussi une très belle histoire d’amour, d’une grande tendresse et d’une force surmontant tout, même la haine d’une divinité. J’ai été prise aux tripes par cette histoire intense. J’ai adoré suivre ces deux garçons, au fil de leur enfance et de leur apprentissage qui les menaient inéluctablement à la guerre. C’est une plongée dans la société grecque, dans les us et coutumes, dans les occupations et les connaissances de cette civilisation, dans les codes d’honneur et trahisons qui marquent le conflit.

« Il n’y avait pas de mots pour lui décrire ce que je ressentais. Notre monde était dominé par le sang, et par l’honneur gagné en le répandant. Seuls les lâches ne combattaient pas. Un prince n’avait le choix. Il pouvait soit aller à la guerre et gagner, soit aller à la guerre et perdre. Voilà pourquoi même Chiron avait envoyé une lance à Achille. » (Le chant d’Achille)

Circé est une histoire profondément féministe. Madeline Miller raconte ce qui n’est jamais raconté : l’enfance de Circé, rabaissée, ignorée, moquée pour sa voix et son physique, punie pour les autres. Mais découvertes, erreurs, hésitations, résolutions constitueront une sorte de quête de son identité et on la voit avec plaisir avancer au fil du récit, jusqu’à se trouver, s’affirmer, se connaître.
La légende est approfondie, développée. Dans les textes traditionnels, la transformation des marins en cochons par Circé semble gratuite, sans réelle justification ; il s’agit simplement de la démonstration de son pouvoir. Ce n’est pas le cas ici et Circé a bel et bien ses raisons d’agir ainsi…

« Jadis, je pensais que les dieux étaient le contraire de la mort, mais je vois maintenant qu’ils sont plus morts que tout le reste, car ils sont immuables et ne peuvent rien tenir dans leurs mains. » (Circé)

Ce sont deux romans d’une superbe sensibilité, qui mettent en scène des personnages touchants qui ne répondent pas aux attentes de leur entourage. Patrocle n’est pas le fier guerrier que son père aurait voulu qu’il soit – contrairement à ceux qui l’entourent, il a le combat en horreur – et Circé ne cesse de déplaire. Elle se débarrasse de son carcan de faible nymphe, s’oppose à son père Hélios, à Hermès et à Athéna, elle refuse de se soumettre éternellement ; son pouvoir effraie et l’isole des autres, son intelligence est reniée, bref, elle est trop « difficile » pour le monde simplement parce qu’elle est elle. La place des femmes, les attentes de la société, la différence et l’affirmation de son identité sont donc des thèmes centraux de ces récits atypiques.

« Je ne fus pas étonnée du portrait qu’on y faisait de moi : la fière sorcière s’avouant vaincue devant l’épée du héros, s’agenouillant et demandant grâce. Il semble que punir les femmes soit le passe-temps favori des poètes. Comme s’il ne pouvait pas y avoir d’histoire à moins que nous ne rampions en pleurant. » (Circé)

De plus, pour ne rien gâcher, ces récits sont terriblement prenants. L’écriture est riche, poétique et fluide à la fois et les pages tournent toutes seules. L’atmosphère est magique, tantôt contemplative, tantôt tumultueuse.
Plusieurs légendes sont abordées, notamment dans Circé car son immortalité lui a permis de côtoyer de nombreux personnages : les aventures d’Ulysse ou de Scylla évidemment, mais aussi celles de Prométhée, de Médée et Jason, du Minotaure, de Dédale et Icare… Cela ouvre l’horizon du roman, le rendant plus passionnant encore.
J’ai aimé que l’autrice prenne des libertés avec les histoires habituelles, qu’elle ne s’enferme pas elle-même dans le carcan de la simple réécriture. Chez Madeline Miller, il n’est jamais fait mention du fameux talon d’Achille et Circé s’invite dans des épisodes nouveaux comme celui du Minotaure (quoique cela ne soit pas aberrant puisque Pasiphaé, mère du monstre, n’est autre que la sœur de Circé).

J’ai adoré renouer avec la mythologie par le biais de ces points de vue alternatifs qui offrent enfin une voix aux à-côté des histoires et humanisent les légendes. Ce sont des histoires intelligentes, palpitantes, enchanteresses et magnifiques. A présent, j’attends le prochain avec impatience ! (En attendant, je vais peut-être relire L’Iliade et L’Odyssée…)

Le chant d’Achille, Madeline Miller. Pocket, 2020 (2012 pour l’édition originale. Edition Rue Fromentin, 2014, pour la traduction française). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Christine Auché. 470 pages.

Circé, Madeline Miller. Pocket, 2019 (2018 pour l’édition originale. Edition Rue Fromentin, 2018, pour la traduction française). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Christine Auché. 571 pages.

Challenge Les Irréguliers de Baker Street – L’Interprète Grec :
lire une histoire se déroulant en Grèce