En ce mois de février, Moka et Fanny nous invitaient à plonger dans les œuvres des couples littéraires. L’idée première était plutôt tournée vers les couples d’écrivains et d’écrivaines – leurs histoires, leurs correspondances, leurs œuvres… –, mais ceci n’étant pas compatible avec ma PAL actuelle (ni forcément mes envies) mais ayant tout de même le désir de lire un classique un peu dans la thématique, j’ai un peu triché en plongeant dans l’histoire d’un couple de papier, à savoir Rodrigue et Chimène dans la pièce de Corneille.
Rappelons-en rapidement et grossièrement l’intrigue. Rodrigue et Chimène s’aiment et leur union semble se profiler avec l’approbation de tous. Cependant, une faveur royale vient troubler l’amitié de leurs pères et le jeu de l’honneur vient assombrir celui de l’amour. Le père de Chimène, envieux, soufflette celui de Rodrigue qui, trop âgé se défendre demande à son fils de rétablir l’honneur familial, le condamnant à perdre Chimène en tuant son père.
J’avais déjà lu ce texte il y a bien des années – peut-être l’avions-nous étudié en cours de français – mais je n’en avais plus qu’une idée très générale… ainsi que quelques citations des plus connues (« Ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie ! / N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ? », « Rodrigue, as-tu du cœur ? », « À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. », « Va, je ne te hais point. »…).
L’histoire m’était donc connue et je m’y suis replongée avec plaisir. Le drame se noue rapidement et j’ai été entraînée par les dilemmes dans lesquels se trouvent pris les amants. Le sens de l’honneur et de la famille et l’amour sincère et réciproque se livrent des batailles impitoyables, les deux étant également intimement liés. Il ne s’agit pas seulement pour Rodrigue de vivre sans honneur en ne défendant pas son père ou de perdre Chimène en éliminant l’offenseur : s’il ne défend pas son honneur, il la perd également, il ne la mérite plus. C’est donc, a priori, un dilemme sans avenir heureux, le choix cornélien par excellence. Ce sens de l’honneur poussé à l’extrême (pour tous les personnages, y compris Chimène qui n’est pas la moins têtue de l’histoire) et cette virilité qui conduit à la mort (et à envisager la mort) rapidement pourraient dater cette histoire, mais le talent de Corneille la rend toujours aussi fascinante.
Cependant, je reconnais que, plus que tout, ce sont la langue et la musicalité de ces alexandrins qui m’ont complètement enchantée. Au-delà de cet amoncellement de citations devenues célèbres, la beauté de l’écriture en vers se déploie au fil des cinq actes. À plusieurs reprises, j’ai lu le texte à haute voix pour en apprécier le rythme et la tournure parfois grandiloquente certes, mais si belle et délicate. La plume est soignée, précise, et reste néanmoins parfaitement fluide et agréable quatre cents ans plus tard.
Un petit bijou à la langue sublime et une redécouverte réjouissante de ce classique indémodable.
« Don Diègue
Du crime glorieux qui cause nos débats,
Sire, j’en suis la tête, il n’en est que le bras.
Si Chimène se plaint qu’il a tué son père,
Il ne l’eût jamais fait si je l’eusse pu faire.
Immolez donc ce chef que les ans vont ravir,
Et conservez pour vous le bras qui peut servir.
Aux dépens de mon sang satisfaites Chimène :
Je n’y résiste point, je consens à ma peine ;
Et, loin de murmurer d’un rigoureux décret,
Mourant sans déshonneur, je mourrai sans regret. »
« Elvire, gouvernante de Chimène
Où prends-tu cette audace et ce nouvel orgueil
De paraître en des lieux que tu remplis de deuil ?
Quoi ! viens-tu jusqu’ici braver l’ombre du comte ?
Ne l’as-tu pas tué ?
Don Rodrigue
Sa vie était ma honte ;
Mon honneur de ma main a voulu cet effort.
Elvire
Mais chercher ton asile en la maison du mort !
Jamais un meurtrier en fit-il son refuge ?
Don Rodrigue
Et je n’y viens aussi que m’offrir à mon juge.
Ne me regarde plus d’un visage étonné ;
Je cherche le trépas après l’avoir donné.
Mon juge est mon amour, mon juge est ma Chimène ;
Je mérite la mort de mériter sa haine,
Et j’en viens recevoir, comme un bien souverain,
Et l’arrêt de sa bouche, et le coup de sa main. »
« Chimène
Pleurez, pleurez, mes yeux, et fondez-vous en eau !
La moitié de ma vie a mis l’autre au tombeau,
Et m’oblige à venger, après ce coup funeste,
Celle que je n’ai plus sur celle qui me reste. »
« Chimène
Tu t’es, en m’offensant, montré digne de moi ;
Je me dois, par ta mort, montrer digne de toi. »
Le Cid, Pierre Corneille (1636). Dans : Œuvres complètes de Corneille, aux éditions Famot, 1975, pp 263-291.
Le livre et ses illustrations ont l’air très beaux! J’aime beaucoup le théâtre classique aussi. Il faudrait que je prenne plus le temps d’en (re)lire. Je me note l’édition de ton livre ^^
Ce sont des intégrales (j’ai ainsi plusieurs auteurs classiques) et j’avoue qu’elles sont très chouettes. Chacune pèse son poids, ce sont des livres à lire chez soi uniquement, mais elles offrent néanmoins une lecture très agréable à mon goût !
Je pioche une pièce de temps à autre, mais pas assez souvent pour le plaisir que cela me procure quand je le fais.
Choix audacieux et très bien trouvé, qui me rappelle par ailleurs ma totale ignorance du théâtre classique. Très belle chronique !
Merci beaucoup ! Je ne pense pas assez souvent à aller y piocher alors que je prend toujours beaucoup de plaisir à lire ces pièces.
Lu il y a longtemps! Merci pour ce doux souvenir!
Ravie de te l’avoir rappelé à ton souvenir !
Ping : Insomnies et autres poèmes – Marina Tsvétaïéva – Moka – Au milieu des livres
Mais oui, les couples célèbres comme Roméo et Juliette ou comme ici sont aussi des couples littéraires, tu as raison, bien joué 🙂
J’avais justement lu Roméo et Juliette pour un autre mois des classiques, il y a un ou deux ans, sur la thématique de l’amour (probablement en février du coup), il a fallu que je trouve un autre couple !
Ping : C’est le 1er, je balance tout ! # 74 – Février 2023 | L'ourse bibliophile
J’ai aussi bien aimé cette tragédie 🙂 Mais j’ai une nette préférence pour la plume de Racine : je trouve que Corneille et lui n’ont pas la même manière d’écrire (peut-être n’est-ce qu’une vague impression), et celle de Racine me touche plus.
Je n’ai pas lu grand-chose de Racine, mais j’adore Phèdre ! Je trouve ce texte sublime. (D’ailleurs, il faut que je relise Racine, tu as raison !)
Phèdre est justement la piece que je préfère 🥰 Bonne lecture de Racine alors haha ^^
Cette pièce est d’une beauté…
Ping : Correspondance 1923-1941 – Vita Sackville-West & Virginia Woolf – Mes Pages Versicolores
Le Cid a été ma porte d’entrée dans le théâtre classique, j’avais beaucoup aimé cette pièce, ce serait intéressant de le relire aujourd’hui comme tu l’as fait.
Le plaisir de relire, avec la part de risque que cela comporte (vais-je autant aimer ?)…
Tout à fait, je relis très rarement pour cette raison
Pour ma part, j’adore ça (même si ma PAL freinait mes velléités de relecture) et, heureusement, le plaisir d’origine est rarement gâché.
Ping : Les couples littéraires – Mes Pages Versicolores
Détournement original du thème 😉
Je n’ai jamais lu Le Cid… Et je pense rater quelque chose…
Disons que je n’étais pas très inspirée par les couples réels. Je n’avais rien sous la main et pas forcément l’envie de me forcer à des lectures dont je n’avais pas un grand désir vu que je lis déjà assez lentement en ce moment. Mais certaines de vos chroniques m’ont donné envie, notamment la tienne !
Ce n’est pas ma pièce préférée, mais c’était une excellente lecture malgré tout. Et puis, elle a fourni tellement de citations cultes !
Je ne sais pas si je serais faite pour lire Le Cid mais ta chronique donne envie de tenter !
Pourquoi ne serais-tu pas faite pour cette lecture ? En tout cas, je suis ravie de te donner envie !