Théâtre engagé : L’île des esclaves de Marivaux et Rhinocéros de Ionesco

Après Le dernier jour d’un condamné, j’ai prolongé le rendez-vous autour des classiques fantastiques avec deux pièces de théâtre. Le propos est certes moins virulent que chez Hugo, mais toutes deux dénoncent des travers de leur époque.

Les classiques, c'est fantastique - Classiques révoltés

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L’île des esclaves, de Marivaux (1725)

L'île des esclavesIphicrate et Euphrosine, maître et maîtresse, et Arlequin et Cléanthis, esclaves, ont fait naufrage sur une île, surnommée l’île des esclaves, sur laquelle les rôles sont inversés.

Marivaux injecte dans cette pièce en un acte ses idées politiques et sociales et dénonce la servitude forcée. À ma grande surprise, l’idée principale des habitants de l’île des esclaves n’est pas la vengeance et il n’est pas question de rendre les anciens maîtres esclaves pour toujours ; même si les anciens esclaves peuvent profiter de la situation pendant quelques jours, c’est avant tout une question d’éducation dont le but est d’éveiller la conscience de la classe dominante aux souffrances des êtres qu’ils dominent. Leur volonté est de rendre les maîtres « sains, c’est-à-dire humains, raisonnables et généreux pour toute [leur] vie », non pas de faire à autrui ce qui était insupportable pour soi.
Il donne la parole aux esclaves, aux exploité·es et questionne les rapports de domination. Il évoque alors la difficulté à se comprendre, à se parler et à s’écouter, à s’entendre par-delà le gouffre abyssal des statuts sociaux. Cette pièce a eu le mérite de soulever quelques questions sur l’égalité entre les êtres humains à une époque où la France était une puissance esclavagiste.
De plus, elle critique ouvertement les maîtres et leurs travers : leur brutalité, leur ridicule, leurs mines, leur superficialité… Ce qui était quand même osé.

La pièce est qualifiée de comédie, mais je dois avouer que les ressorts comiques ne me sont pas apparus franchement drôles contrairement à d’autres pièces de Marivaux. Les idées sont importantes, il y a des répliques bien tournées, mais j’ai trouvé cette pièce un peu plate, fade et beaucoup trop rapide. Elle est finalement plus intéressante par une remise dans son contexte que par le texte lui-même.
La fin m’a laissé sur une note mitigée : rassurante pour le maître-spectateur, un peu frustrante aujourd’hui par ce retour à l’initial, mais surtout dérangeante par le sentiment d’un manque de sincérité des maîtres qui profitent des bons penchants de leur domestique. L’indignation et la colère de Cléanthis sont bien plus audibles que le pardon facile d’Arlequin.

La pièce seule ne m’a pas pleinement convaincue : si les premières scènes étaient enthousiasmantes par leurs idées, la partie « séduction et sentiments » m’a semblé moins aboutie que dans Le jeu de l’amour et du hasard tandis que la fin arrive abruptement. Cependant, c’est un texte qu’il est passionnant de remettre dans son contexte historique et d’appréhender de ce point de vue : cela ne fait que souligner l’impertinence de l’auteur.

« Iphicrate
Avançons, je t’en prie.
Arlequin

Je t’en prie, je t’en prie ; comme vous êtes civil et poli ; c’est l’air du pays qui fait cela. »

« Iphicrate
Méconnais-tu ton maître, et n’es-tu plus mon esclave ?
Arlequin, se reculant d’un air sérieux
Je l’ai été, je le confesse à ta honte ; mais va, je te le pardonne ; les hommes ne valent rien. Dans le pays d’Athènes, j’étais ton esclave ; tu me traitais comme un pauvre animal, et tu disais que cela était juste, parce que tu étais le plus fort. Eh bien ! Iphicrate, tu vas trouver ici plus fort que toi ; on va te faire esclave à ton tour ; on te dira aussi que cela est juste, et nous verrons ce que tu penseras de cette justice-là ; tu m’en diras ton sentiment, je t’attends là. Quand tu auras souffert, tu seras plus raisonnable ; tu sauras mieux ce qu’il est permis de faire souffrir aux autres. Tout en irait mieux dans le monde, si ceux qui te ressemblent recevaient la même leçon que toi. Adieu, mon ami ; je vais trouver mes camarades et tes maîtres. »

« Trivelin
(…) Nous ne nous vengeons plus de vous, nous vous corrigeons ; ce n’est plus votre vie que nous poursuivons, c’est la barbarie de vos cœurs que nous voulons détruire ; nous vous jetons dans l’esclavage pour vous rendre sensibles aux maux qu’on y éprouve ; nous vous humilions, afin que, nous trouvant superbes, vous vous reprochiez de l’avoir été. (…) »

« Cléanthis
Ah ! vraiment, nous y voilà avec vos beaux exemples. Voilà de nos gens qui nous méprisent dans le monde, qui font les fiers, qui nous maltraitent, et qui nous regardent comme des vers de terre ; et puis, qui sont trop heureux dans l’occasion de nous trouver cent fois plus honnêtes gens qu’eux. »

« Trivelin
(…) La différence des conditions n’est qu’une épreuve que les dieux font sur nous. (…) »

L’île des esclaves, Marivaux (1725 pour la première représentation). Dans : Théâtre complet de Marivaux, aux éditions Famot, 1975, pp 289-304.

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Rhinocéros, d’Eugène Ionesco (1959)

RhinocérosUn dimanche, sur la place d’une petite ville, les habitants et commerçants se croisent, s’installent au café, passent et repassent… et voient passer un rhinocéros. C’est le début d’une épidémie qui va transformer la population en ces animaux.

(Pour l’anecdote inutile, mon oral du bac de français portait sur un passage de ce texte : je n’avais pas été particulièrement inspirée et c’est aussi pour cela que je voulais le ressortir de ma bibliothèque.)

Si le premier acte n’est pas exempt d’humour par les gestuelles, les dialogues répétés les conversations parallèles et les raisonnements absurdes, il instille tout de même une première goutte d’inquiétude, notamment à travers les discours pédants de Jean (à base de travail, volonté et de « L’homme supérieur [qui] est celui qui remplit son devoir »). Il y a une sorte de jubilation et de pétulance langagières qui virent au désordre. Les personnages peinent à s’écouter, les conflits se font permanents (et parfois absurdes), le dialogue semble totalement rompu, et ce, pour une bonne raison.

En effet, à travers cette « rhinocérite », Ionesco dépeint la montée des totalitarismes qui ont traumatisés le XXe siècle et le dramaturge. Utilisant la métamorphose physique comme métaphore des transformations idéologiques, il montre comment le conformisme se répand dans la population, influençant chaque individu et effaçant toute pensée libre. Il raconte alors différents sentiments qui agitent les esprits : la frayeur initiale, puis le déni, la révolte, la paralysie, les tentatives d’explication avec un regard dépassionné et « logique », puis l’annihilation au sein du groupe pour des raisons diverses. Il y a ceux qui excusent, ceux qui rejoignent, ceux qui laissent faire, ceux qui justifient. Plus la rhinocérite progresse, plus le collectif apparaît comme rassurant, bien davantage que la solitude du résistant. Chaque protagoniste, à l’exception de Bérenger – protagoniste dès le départ décalé, à la marge –, va se laisser convaincre, se laisser entraîner.

Ne nous mentons pas, sans connaissance du contexte, la pièce perd de son intérêt : comme pour L’île des esclaves, le sous-texte et le contexte sont plus intéressants que le texte seul. J’ai quelque peu regretté la rapidité des transformations, certaines manquant peut-être un peu de profondeur. Je suppose que la forme théâtrale imposait une certaine promptitude… Ainsi, j’ai été captivée par certains passages aussi bien que légèrement ennuyée par d’autres : je suis cependant contente d’avoir relu ce classique théâtral.
Je serais assez curieuse d’en voir une représentation. D’un côté, Ionesco ouvre chaque tableau par une interminable didascalie initiale qui présente en détails les décors, les vêtements, l’âge et l’apparence de chaque protagoniste. De l’autre, il introduit des événements qui ne doivent pas être évidents à mettre en scène : des murs pulvérisés, des escaliers fracassés et surtout une métamorphose en direct.
De plus, à travers les didascalies, j’ai eu la sensation d’une pièce dont le « hors-scène » est tout aussi important que ce qui se joue sur scène, avec une omniprésence grandissante des bruits émis par les rhinocéros, souffles et bruits de pas qui doivent devenir « rythmés, musicalisés » (comme une marche au pas ?) et que j’imagine bien de plus en plus oppressants.

La pièce dénonce la déshumanisation progressive de la population par l’embrigadement ainsi que la passivité des gouvernements, des autorités, des médias mais aussi des gens ordinaires… Une pièce loufoque, mais sombre qui trouve encore des échos dans le monde d’aujourd’hui.

« Bérenger : Oh ! de la volonté, tout le monde n’a pas la vôtre. Moi je ne m’y fais pas. Non, je ne m’y fais pas, à la vie. »

« Jean : Je vous dis que ce n’est pas si mal que ça. Après tout, les rhinocéros sont des créatures comme nous, qui ont le droit à la vie au même titre que nous !
Bérenger : À condition qu’elles ne détruisent pas la nôtre. Vous rendez-vous compte de la différence de mentalité ?
Jean, allant et venant dans la pièce, entrant dans la salle de bains, et sortant : Pensez-vous que la nôtre soit préférable ?
Bérenger : Tout de même, nous avons notre morale à nous, que je juge incompatible avec celle de ces animaux. »

« Bérenger : Je me sens solidaire de tout ce qui arrive. Je prends part, je ne peux pas rester indifférent.
Dudard : Ne jugez pas les autres, si vous ne voulez pas être jugé. Et puis si on se faisait des soucis pour tout ce qui se passe, on ne pourrait plus vivre.
Bérenger : Si cela s’était passé ailleurs, dans un autre pays et qu’on eût appris cela par les journaux, on pourrait discuter paisiblement de la chose, étudier la question sur toutes ses faces, en tirer objectivement des conclusions. On organiserait des débats académiques, on ferait venir des savants, des écrivains, des hommes de loi, des femmes savantes, des artistes. Des hommes de la rue aussi, ce serait intéressant, passionnant, instructif. Mais quand vous êtes pris vous-même dans l’événement, quand vous êtes mis tout à coup devant la réalité brutale des faits, on ne peut pas ne pas se sentir concerné directement, on est trop violemment surpris pour garder tout son sang-froid. Moi, je suis surpris, je suis surpris, je suis surpris ! Je n’en reviens pas.
Dudard : Moi aussi, j’ai été surpris, comme vous. Ou plutôt je l’étais. Je commence déjà à m’habituer.
Bérenger : Vous avez un système nerveux mieux équilibré que le mien. Je vous en félicite. Mais vous ne trouvez pas que c’est malheureux…
Dudard, l’interrompant : Je ne dis certainement pas que c’est un bien. Et ne croyez pas que je prenne parti à fond pour les rhinocéros… »

« Bérenger : Parfois, on fait du mal  sans le vouloir. Ou bien, on le laisse se répandre. »

Rhinocéros, Eugène Ionesco. Éditions Folio coll. Plus classiques, 2006 (1959 pour la création de la pièce). 240 pages.

Mini-critiques des lectures de juin : Arthur, l’autre légende, Le Roi se meurt et Pisse-Mémé

Un nouveau melting-pot éclectique avec un roman jeunesse revisitant la légende arthurienne, du théâtre de l’absurde et une bande-dessinée cocooning !

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Arthur, l’autre légende, de Philip Reeve (2007)

Arthur l'autre légende (couverture)Un livre de mon adolescence dont je n’avais aucun souvenir et que je voulais relire avant de décider de son sort. Pour être franche, je n’en attendais absolument rien, mais ça a été néanmoins été une lecture sympathique.

Philip Reeve s’approprie la légende arthurienne et en ôte toute la magie. Ou plutôt place la magie dans les histoires tissées par le barde Myrddin. Point de dragons, point d’épée magique, point de Dame du Lac, cette dernière n’étant autre que Wynna, notre héroïne et narratrice, une fillette courageuse mais bien réelle. Point de preu chevalier non plus : l’auteur écorne ici la noblesse du roi Arthur en dépeignant un chef de guerre comme les autres, brutal et cupide. Sa grandeur n’existe que dans les mythes de Myrddin, des contes merveilleux qui survivront à la triviale réalité. Un parti pris un peu frustrant certes, mais qui se détache totalement des représentations habituelles.
Pour ne pas être reconnue comme étant la « Dame du Lac », Wynna – et un autre personnage dont je ne dirai rien – se voit contrainte de se travestir et se mêler aux garçons, un habit qu’elle adopte pleinement et sans contrainte. Tout au long du livre, ces deux personnages joueront avec leur expression de genre sans que cela ne pose de réel problème à celles et ceux qui les démasqueront (à une exception près), ce que j’ai évidemment trouvé appréciable, et trouveront la voie qui leur correspondra le mieux.
Ce sont là les deux qualités majeures de ce roman à mes yeux. À côté de ça, nous avons un récit rythmé, avec quelques personnages attachants, même s’ils sont nombreux à rester superficiels.  J’ignore si, cette fois, je garderai souvenir de cette lecture plus longtemps, mais elle ne fut nullement désagréable.

« Myrddin avait raison : les gens ne voient que ce qu’ils s’attendent à voir, et ne croient que ce qu’on leur dit de croire. »

« – Les dieux n’existent pas, Wynn. Pas plus que les esprits ni les fantômes. Il n’y a que nos propres pensées, agitées par nos peurs et nos espoirs. Les dieux sont des contes pour endormir les enfants. Ce sont des mensonges que nous nous racontons à nous-mêmes pour nous persuader que nos vies ont un sens. »

Arthur, l’autre légende, Philip Reeve. Gallimard, coll. Scripto, 2008 (2007 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Stéphane Carn. 366 pages.

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Le Roi se meurt, d’Eugène Ionesco (1962)

Le roi se meurt (couverture)Rien ne va plus : entouré de ses deux Reines Marguerite et Marie, le Roi Bérenger Ier se meurt, c’est annoncé, c’est prévu, et tout va à vau-l’eau. En s’affaiblissant, le Roi perd son autorité et plus personne, plus rien ne peut lui obéir.

La cantatrice chauve m’avait laissée perplexe, beaucoup trop absurde pour moi, mais cette pièce a été plus intéressante à lire. Le saugrenu n’en est pas absent, mais c’est aussi une pièce qui parle de la mort et surtout de la peur de mourir. Cette mort qui remet tout le monde au même niveau, qui ramène un roi à sa seule condition de mortel. Cette mort qui suscite tour à tour le déni, l’indignation, la discussion pour tenter de gagner du temps, l’angoisse, la résignation ; cette mort qui est acceptée ou refusée par la personne concernée comme par ses proches qui raisonnent, désespèrent ou maudissent leur impuissance. Mais elle est inéluctable : « Tu vas mourir à la fin du spectacle. » prédit Marguerite.
L’occasion également de se pencher sur le temps qui passe, sur la trace infime que laisse un être sur le monde.

Évidemment, malgré son thème tragique, la pièce de Ionesco est avant tout comique. Comique de répétition, comique dû à l’opposition des caractères, aux signes décalés de l’effondrement de ce royaume, du déclin impossiblement rapide de Bérenger Ier.

Sans ressentir un enthousiasme délirant, j’ai apprécié cette pièce tragi-comique qui aborde le sujet de la mort de façon tout à fait unique et inédite !

« Marie
J’espérais toujours…
Marguerite
C’est du temps perdu. Espérer, espérer ! (Elle hausse les épaules.) Ils n’ont que ça à la bouche et la larme à l’œil. Quelles mœurs ! »

« Le Roi, quittant la fenêtre
Ce n’est pas possible. (Revenant à la fenêtre.) J’ai peur. Ce n’est pas possible.
Marguerite
Il s’imagine qu’il est le premier à mourir.
Marie
Tout le monde est le premier à mourir. »

« Le Roi
J’ai du mal aussi à bouger mes bras. Est-ce que cela commence ? Non. Pourquoi suis-je né si ce n’était pas pour toujours ? Maudits parents. Quelle drôle d’idée, quelle bonne blague ! Je suis venu au monde il y a cinq minutes, je me suis marié il y a trois minutes. »

« Juliette
Il n’est plus au-dessus des lois, pauvre vieux. Il est comme nous. On dirait mon grand-père. »

Le Roi se meurt, Eugène Ionesco. Folio, 2010 (pièce créée en 1962). 136 pages.

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Pisse-Mémé, de Cati Baur (2023)

Pisse-Mémé (couverture)Quatre copines et un projet un peu fou : monter un bar à tisanes et à bières (bio et locale) avec coin librairie et yoga. Et autour, la vie, avec ses joies et ses épreuves, son train-train et ses bouleversements.

Je serais bien restée plus longtemps avec Marthe, Camille, Nora et Marie : c’est facile de se sentir bien au milieu de ces quatre copines aux caractères divers mais toujours unies, c’est confortable de se glisser parmi elles avec un thé à la main. La BD cocooning par excellence.
Une histoire du quotidien, quoique un quotidien un peu chamboulé par un grand projet radicalement différent de leurs vies d’avant. La vie, la mort, le travail, la famille, les amours, une naissance, des chats, les années qui passent, les rires qui soudent, les regards qui soutiennent… des ingrédients nécessaires pour persévérer face aux petits obstacles de la reconversion. Une belle histoire d’amitié, de celles qui font un peu rêver. Une sororité qui fait du bien.
(Oui, la vie apparaît parfois comme un peu facile pour ces quatre femmes car l’autrice ne s’attarde pas sur les embêtements, mais ça ne m’a pas dérangée, j’avais juste envie de passer un bon moment et d’y croire.)

Le tout porté par le dessin simple et doux de Cati Baur, avec parfois plein de détails à observer dans les décors, bref, un très bon moment.

Pisse-Mémé, Cati Baur. Dargaud, 2023. 118 pages.

Andromaque, vue par Racine et par Euripide

Pour le RDV de mai des fantastiques classiques, il nous fallait un titre composé d’un seul mot, sans le moindre petit déterminant indésirable : je voulais en profiter pour relire Candide  avant de me rappeler que, en dépit de ce qui est marqué sur la couverture, le titre complet est Candide, ou l’Optimisme. Heureusement, les pièces de théâtre répondant à ce critère sont légion, j’aurais pu lire Hamlet, Macbeth ou Othello chez Shakespeare, Médée, Polyeucte ou Andromède chez Corneille, Hernani ou Cromwell chez Hugo, mais j’avais envie de retrouver l’auteur de Phèdre et, parmi Britannicus, Bérénice, Iphigénie et bien d’autres, mon choix s’est arrêté sur Andromaque. (En vrai, je comptais lire plus de pièces, mais point trop n’en faut : ce n’est pas mon genre de prédilection et je les savoure mieux en espaçant mes lectures.) Que j’ai complété avec la version bien antérieure du Grec Euripide.

Mon avis en un seul mot ?
Pour Racine : Délicieux !
Pour Euripide : Complexe.

(Mais détaillons tout de même un peu…)

Classiques fantastique - un seul mot

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Andromaque, de Racine (1667)

Jusqu’alors, je n’avais donc lu qu’un seul texte de Racine : Phèdre, une pièce que j’adore depuis bien des années. Le challenge m’a donc donné l’idée de découvrir son appropriation d’un autre personnage de la mythologie grecque : Andromaque, veuve d’Hector, mère d’Astyanax et, depuis la chute de Troie, esclave de Pyrrhus, fils du meurtrier d’Hector, Achille. Cette pièce est souvent résumée ainsi : Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus qui aime Andromaque qui aime Hector qui est mort.

J’ai aimé l’opposition qui se joue entre les femmes et les hommes dans cette pièce où aucun amour n’est réciproque, car les femmes n’y sont montrées ni faibles ni niaises. C’est une pièce dans laquelle les femmes disent « non » pendant que les hommes implorent leur « oui ». Andromaque refuse d’accepter l’amour de Pyrrhus tandis qu’Hermione joue avec les sentiments d’Oreste. Andromaque s’oppose à Pyrrhus et à ses chantages odieux : l’épouser ou voir son fils condamné. En réalité, Andromaque, en dépit de son statut de captive, dispose de cartes pour manipuler Pyrrhus : elle refuse de l’épouser et, s’il tuait son fils, il détruirait le seul lien l’attachant encore à la vie et lui permettrait de mettre fin à ses jours. Son fils est sa faiblesse mais sa mort la libérerait. Andromaque et Hermione apparaissent presque comme des tacticiennes, tendant d’améliorer leur situation en bougeant leurs pions et en jouant avec les sentiments de leur prétendant.
Pendant ce temps, Pyrrhus et Oreste sont en proie à leurs émotions : ils supplient, ils louent, ils enragent, ils exposent leur amour et pleurent le rejet, et ils semblent souvent baladés par les mots de celles qu’ils aiment. Leur représentation est quelque peu éloignée de leur « biographie » habituelle : Pyrrhus n’apparaît guère comme le héros viril de la guerre de Troie, assassin du roi Priam, et il n’est fait nulle allusion au passé matricide d’Oreste.

Une vraie tragédie encore avec des personnages fort intéressants et un récit d’amours cruels – frôlant la haine lorsqu’ils ne sont pas payés de retour –, mais qui n’a cependant pas su me passionner autant que Phèdre. Parmi des éléments passionnants et des monologues magnifiques, j’y ai trouvé des longueurs et une impression parfois de tourner en rond au milieu des désirs contrariés des personnages.
Néanmoins, c’était tout de même très agréable à lire, ne serait-ce que pour cette superbe plume que j’apprécie lire à haute voix pour savourer la sonorité de ses vers. Rien que pour ça, ça vaut le coup !

« Pylade (ami d’Oreste)
(…)
Ainsi n’attendez pas que l’on puisse aujourd’hui
Vous répondre d’un cœur si peu maître de lui :
Il peut, seigneur, il peut, dans ce désordre extrême,
Épouser ce qu’il hait, et perdre ce qu’il aime.
 »

« Pyrrhus
Eh quoi ! votre courroux n’a-t-il pas eu son cours ?
Peut-on haïr sans cesse ? et punit-on toujours ?
J’ai fait des malheureux, sans doute, et la Phrygie
Cent fois de votre sang a vu ma main rougie ;
Mais que vos yeux sur moi se sont bien exercés !
Qu’ils m’ont vendu bien cher les pleurs qu’ils ont versés !
De combien de remords m’ont-ils rendu la proie !
Je souffre tous les maux que j’ai faits devant Troie.
Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé,
Brûlé de plus de feux que je n’en allumai,
Tant de soins, tant de pleurs, tant d’ardeurs inquiètes !
Hélas ! fus-je jamais si cruel que vous l’êtes ?
Mais enfin, tour à tour, c’est assez nous punir ;
Nos ennemis communs devraient nous réunir :
Madame, dites-moi seulement que j’espère,
Je vous rends votre fils, et je lui sers de père ;
Je l’instruirai moi-même à venger les Troyens ;
J’irai punir les Grecs de vos maux et des miens.
Animé d’un regard, je puis tout entreprendre :
Votre Ilion encor peut sortir de sa cendre ;
Je puis, en moins de temps que les Grecs ne l’ont pris,
Dans ses murs relevés couronner votre fils.
 »

« Pyrrhus
(…)
Songez-y bien : il faut désormais que mon cœur,
S’il n’aime avec transport, haïsse avec fureur.
Je n’épargnerai rien dans ma juste colère :
Le fils me répondra des mépris de la mère ;
La Grèce le demande ; et je ne prétends pas
Mettre toujours ma gloire à sauver des ingrats.
Andromaque
Hélas ! il mourra donc ! Il n’a pour sa défense
Que les pleurs de sa mère, et que son innocence…
Et peut-être après tout, en l’état où je suis,
Sa mort avancera la fin de mes ennuis.
Je prolongeais pour lui ma vie et ma misère ;
Mais enfin sur ses pas j’irai revoir son père.
 »

« Oreste
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? »

Andromaque, Jean Racine (1667 pour la première représentation). Dans : Œuvres complètes de Racine, aux éditions Famot, 1975, pp 131-156.

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Andromaque, d’Euripide (426 avant J.-C.)

Euripide (buste)

Plus ou moins les mêmes personnages que chez Racine, mais pas tout à fait la même histoire : Andromaque est déjà la concubine de Pyrrhus (qui est plus souvent appelé Néoptolème) avec qui elle a un fils, Molosse car Astyanax, son fils né de son union avec Hector, a été assassiné lors de la prise de Troie. Hermione est l’épouse légitime de Néoptolème et, infertile et jalouse, menace la vie d’Andromaque et de Molosse.

C’est donc une pièce qui s’inscrit davantage dans les histoires traditionnelles de la mythologie grecque : Pâris et la dispute des trois déesses (Héra, Athéna et Aphrodite) à l’origine de la guerre de Troie, la mort d’Astyanax précipité du haut des remparts de la cité troyenne, le matricide d’Oreste, l’outrage de Néoptolème à Apollon, la présence de Pélée et de Thétis, les jeux cruels des dieux et les malédictions qui pèsent sur la tête des personnages… bref, une pièce qui s’apprécie mieux avec une certaine connaissance des personnages, de leurs liens et de leur histoire. Amoureuse de la mythologie depuis toujours ou presque, j’ai apprécié cet aspect du texte.

Ici, pas ou peu de déclarations d’amour enflammées, pas de grands sentiments à exprimer (si ce n’est la haine) ou de consentement à obtenir de l’élu·e de son cœur (le consentement était alors une notion éloignée de leur préoccupation). C’est le danger qui prédomine, qui pèse sur Andromaque et son fils tout au long de la pièce, menace renforcée par l’absence de Néoptolème et par la présence guerrière de Ménélas, père d’Hermione.
L’empreinte de la guerre est forte et la Grèce n’a pas retrouvé sa paix, d’autant que bien des vices ont été révélés, bien des reproches se sont cristallisés à cause ou pendant le long conflit. L’amitié entre les cités ne dure plus et Sparte est violemment critiquée, à l’instar de son roi Ménélas (il faut dire que les guerres du Péloponnèse faisait rage à l’époque). Les dialogues sont donc énergiquement venimeux, ce qui se révèle parfois réjouissant.

Je ne me sens pas de faire une analyse pointue sur la pièce, premièrement, parce que je n’ai clairement pas les compétences et, deuxièmement, parce que je l’ai lu en numérique et que décidément j’imprime encore moins bien que quand j’ai du papier entre les mains. Cependant, je me dois de noter l’aspect très misogyne de la pièce d’Euripide, Andromaque n’étant pas la dernière pour dire que les femmes sont mauvaises et détestables. J’avoue que ces passages me restaient un peu en travers de la gorge, effaçant toute idée d’empathie avec le personnage éponyme.

Une pièce qui est loin d’être inintéressante, mais qui ne m’a pas totalement emportée, ce qui s’explique sans doute aussi par le fait que je ne suis pas armée pour la savourer pleinement. Néanmoins, je suis tout de même contente de cette découverte de cet auteur très classique.

« Andromaque
Ô opinion, opinion, à une foule de mortels, qui réellement ne sont rien, tu donnes une brillante apparence. Ceux dont la bonne renommée repose sur la vérité, je les estime heureux ; mais ceux dont la renommée repose sur le mensonge, je ne leur reconnais d’autre mérite que de devoir au hasard la réputation de sages. »

Andromaque, Euripide. Traduction de Nicolas Louis Marie Artaud, 1842 (jouée en 426 avant J.-C.). En ligne.

Le Cid, de Pierre Corneille (1636)

En ce mois de février, Moka et Fanny nous invitaient à plonger dans les œuvres des couples littéraires. L’idée première était plutôt tournée vers les couples d’écrivains et d’écrivaines – leurs histoires, leurs correspondances, leurs œuvres… –, mais ceci n’étant pas compatible avec ma PAL actuelle (ni forcément mes envies) mais ayant tout de même le désir de lire un classique un peu dans la thématique, j’ai un peu triché en plongeant dans l’histoire d’un couple de papier, à savoir Rodrigue et Chimène dans la pièce de Corneille.

Les Classiques c'est fantastiques - Couples

Rappelons-en rapidement et grossièrement l’intrigue. Rodrigue et Chimène s’aiment et leur union semble se profiler avec l’approbation de tous. Cependant, une faveur royale vient troubler l’amitié de leurs pères et le jeu de l’honneur vient assombrir celui de l’amour. Le père de Chimène, envieux, soufflette celui de Rodrigue qui, trop âgé se défendre demande à son fils de rétablir l’honneur familial, le condamnant à perdre Chimène en tuant son père.

Le CidJ’avais déjà lu ce texte il y a bien des années – peut-être l’avions-nous étudié en cours de français – mais je n’en avais plus qu’une idée très générale… ainsi que quelques citations des plus connues (« Ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie ! / N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ? », « Rodrigue, as-tu du cœur ? », « À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. », « Va, je ne te hais point. »…).

L’histoire m’était donc connue et je m’y suis replongée avec plaisir. Le drame se noue rapidement et j’ai été entraînée par les dilemmes dans lesquels se trouvent pris les amants. Le sens de l’honneur et de la famille et l’amour sincère et réciproque se livrent des batailles impitoyables, les deux étant également intimement liés. Il ne s’agit pas seulement pour Rodrigue de vivre sans honneur en ne défendant pas son père ou de perdre Chimène en éliminant l’offenseur : s’il ne défend pas son honneur, il la perd également, il ne la mérite plus. C’est donc, a priori, un dilemme sans avenir heureux, le choix cornélien par excellence. Ce sens de l’honneur poussé à l’extrême (pour tous les personnages, y compris Chimène qui n’est pas la moins têtue de l’histoire) et cette virilité qui conduit à la mort (et à envisager la mort) rapidement pourraient dater cette histoire, mais le talent de Corneille la rend toujours aussi fascinante.

Cependant, je reconnais que, plus que tout, ce sont la langue et la musicalité de ces alexandrins qui m’ont complètement enchantée. Au-delà de cet amoncellement de citations devenues célèbres, la beauté de l’écriture en vers se déploie au fil des cinq actes. À plusieurs reprises, j’ai lu le texte à haute voix pour en apprécier le rythme et la tournure parfois grandiloquente certes, mais si belle et délicate. La plume est soignée, précise, et reste néanmoins parfaitement fluide et agréable quatre cents ans plus tard.

Un petit bijou à la langue sublime et une redécouverte réjouissante de ce classique indémodable.

« Don Diègue
Du crime glorieux qui cause nos débats,
Sire, j’en suis la tête, il n’en est que le bras.
Si Chimène se plaint qu’il a tué son père,
Il ne l’eût jamais fait si je l’eusse pu faire.
Immolez donc ce chef que les ans vont ravir,
Et conservez pour vous le bras qui peut servir.
Aux dépens de mon sang satisfaites Chimène :
Je n’y résiste point, je consens à ma peine ;
Et, loin de murmurer d’un rigoureux décret,
Mourant sans déshonneur, je mourrai sans regret. »

« Elvire, gouvernante de Chimène
Où prends-tu cette audace et ce nouvel orgueil
De paraître en des lieux que tu remplis de deuil ?
Quoi ! viens-tu jusqu’ici braver l’ombre du comte ?
Ne l’as-tu pas tué ?
Don Rodrigue
Sa vie était ma honte ;
Mon honneur de ma main a voulu cet effort.
Elvire
Mais chercher ton asile en la maison du mort !
Jamais un meurtrier en fit-il son refuge ?
Don Rodrigue
Et je n’y viens aussi que m’offrir à mon juge.
Ne me regarde plus d’un visage étonné ;
Je cherche le trépas après l’avoir donné.
Mon juge est mon amour, mon juge est ma Chimène ;
Je mérite la mort de mériter sa haine,
Et j’en viens recevoir, comme un bien souverain,
Et l’arrêt de sa bouche, et le coup de sa main. »

« Chimène
Pleurez, pleurez, mes yeux, et fondez-vous en eau !
La moitié de ma vie a mis l’autre au tombeau,
Et m’oblige à venger, après ce coup funeste,
Celle que je n’ai plus sur celle qui me reste. »

« Chimène
Tu t’es, en m’offensant, montré digne de moi ;
Je me dois, par ta mort, montrer digne de toi. »

Le Cid, Pierre Corneille (1636). Dans : Œuvres complètes de Corneille, aux éditions Famot, 1975, pp 263-291.

Cendrillon, de Joël Pommerat (2012)

Cendrillon (couverture)Joël Pommerat propose une réécriture moderne du célèbre conte de Cendrillon, alias Sandra, alias « la très jeune fille ». Si l’on retrouve les étapes incontournables – le travail de la jeune fille et la méchanceté de la marâtre, la fête, la rencontre avec le prince, les histoires de chaussures… –, j’en ai apprécié certaines différences. À commencer par le fait que le mariage n’est ni le but ni la finalité de cette histoire.
À la place, c’est la mort de la mère qui acquiert une importance prépondérante. Cette Cendrillon-là nous parle avant tout du deuil, de la culpabilité, de la peur d’oublier les morts : à cause de quelques mots mal compris, la très jeune fille s’empêche de vivre pour ne pas faire mourir sa mère. S’ensuit un comportement quelque peu masochiste qui mettra parfois mal à l’aise, Sandra recherchant ainsi l’inconfort de sa chambre-cave, les tâches ingrates et répugnantes, les insultes et la mise à l’écart, percevant ces abus comme une punition bien méritée.

Cette pièce parle également des enfants, de leur place, de la façon dont les adultes les traitent : on leur ment, on leur dissimule la vérité (parfois pour les protéger), on leur demande de se taire, on ignore ou on minimise leurs peines… Et puis, il y a la jalousie de la belle-mère, envers l’absente trop présente à travers sa fille, envers ses propres descendantes, potentielles rivales à sa beauté. Elle devient insupportable, détestable – comme toute marâtre de conte qui se respecte – mais en même temps, on devine aussi ses fêlures, nées d’un rêve d’une autre vie – un rêve qu’elle refuse d’appeler ainsi pour le faire réalité –, d’une ambition inassouvie, d’une peur de vieillir.
Tous les personnages, au-delà des archétypes, sont en même temps très humains. Très imparfaits. Ce qui permet, peut-être, de comprendre la passivité du père face aux maltraitances subies par sa fille. On dépasse la simple dualité entre les méchantes et la douce et bonne jeune fille.

Certaines scènes sont dérangeantes, d’autres absurdes et cocasses, apportant une touche de légèreté, à travers le ridicule fréquent des personnages ou cette fée qui, par ses talents discutables et sa passion pour la fausse magie qui « peut rater », ne ferait pas tache entre le Merlin et la Dame du lac de Kaamelott.

J’ai pu voir une captation et, outre l’excellence des comédiennes et comédien, le rendu était d’autant plus intéressant avec le jeu entre ce que l’on entend et ce que l’on voit (la voix de la narratrice couplée avec la gestuelle d’un homme, la tristesse du texte avec le grotesque de certaines scènes…).
Je dois avouer que je regrette certaines expressions vulgaires qui, certes, modernise le texte, mais ne sont pas forcément celle que j’aime trouver dans une histoire.

Intelligente, décalée, parfois pesante parfois drôle, cette pièce résolument moderne donne un bon coup de plumeau à ce conte. La morale n’est point « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants », mais parle de la nécessité – tout en en reconnaissant la difficulté – de faire son deuil pour avoir des souvenirs plus apaisés de la personne disparue et continuer sa propre vie.
Je pensais avoir aimé sans plus, mais je m’aperçois en écrivant cette chronique que j’ai en réalité passé un bon moment – plus encore en regardant la pièce – et qu’elle a suscité quelques réflexions.

« La voix de la narratrice :
Les mots sont très utiles, mais ils peuvent être aussi très dangereux. Surtout si on les comprend de travers. Certains mots ont plusieurs sens. D’autres mots se ressemblent tellement qu’on peut les confondre.
C’est pas si simple de parler et pas si simple d’écouter.
 »

« La très jeune fille :
Je crois que des fois dans la vie, on se raconte des histoires dans sa tête, on sait très bien que ce sont des histoires, mais on se les raconte quand même. »

Cendrillon, Joël Pommerat. Actes Sud, coll. Babel, sous-coll. Théâtre (2013). 162 pages.