Mini-chroniques pour trois lectures graphiques : Ma révérence, Le Veilleur des Brumes et Yellow Cab

Trois lectures graphiques qui m’ont plus ou moins touchée, du coup de cœur au bof. Des histoires de vie, de rencontres… en France, aux États-Unis ou dans un monde imaginaire.

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Ma révérence, de Wilfrid Lupano (scénario) et Rodguen (dessin) (2013)

Ma révérence (couverture)Malgré le nom de Lupano, je reconnais que je me suis lancée dans cette BD légèrement dubitative, notamment face à une couverture qui ne m’emballait guère. Finalement, ce fut ma lecture la plus captivante.

Les auteurs partent d’une histoire exceptionnelle – deux anti-héros, plus losers déconfits que bandits magnifiques, planifient un kidnapping et le braquage d’un fourgon pour tirer leur révérence et enfin vivre une vie plus douce – pour finalement raconter la vie de plusieurs protagonistes avec ses drames, ses espoirs, ses joies envolées, ses secrets, ses ratés, ses remords et ses hontes. De là, des histoires qui s’entrecroisent, des personnages qui se rencontrent, des existences qui s’entrechoquent. Des confidences difficiles ou sombres qui n’empêchent pas d’avoir pas mal d’humour (noir), volontaire ou non de la part des personnages.
Ces derniers ont quelque chose de brut, de cru, de méchant parfois, mais ils parviennent néanmoins à être touchants quand la façade – qu’elle soit m’as-tu-vu, vulgaire, sérieuse – s’effrite.

La narration n’est pas linéaire, il faut rassembler les pièces du puzzle pour former ces différents portraits d’une belle finesse, c’est un procédé que j’apprécie beaucoup et je n’ai pas été déçue par l’écriture de Lupano.

Une BD intelligente et véritablement prenante que j’ai adorée !

Source des planches : BDfugue

Ma révérence, Wilfrid Lupano (scénario) et Rodguen (dessin). Delcourt, 2013. 128 pages.

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Le Veilleur des Brumes (3 tomes), de Robert Kondo (scénario) et Dice Tsutsumi (dessin)

C’est à la bibliothèque que j’ai été attirée par le graphisme de ces trois volumes et ses airs de film d’animation. À juste titre, puisque Le Veilleur des Brumes The Dam Keeper – est tiré d’un court-métrage d’animation. Et visuellement, c’est très beau, très doux et mignon. Les couleurs, les traits, c’est assez superbe.
L’atmosphère est une merveille, recelant énormément de poésie et de mélancolie, tout en vibrant de lumière et d’espoir. De même, les lieux et décors sont une réussite : j’ai immédiatement accroché au contraste entre ces îlots de vie préservés des brumes, colorés, et l’extérieur mystérieux et menaçant – une mise en place somme tout assez classique -, avec pour seul pont, le Veilleur solitaire et incompris.

C’est une histoire de transmission, de mystère familial, d’aventures et de rencontres. S’ouvrir aux autres, apprendre à les connaître, grandir et évoluer en sortant de ses routines. Et les familles, celles dans lesquelles on naît comme celles que l’on se trouve. Néanmoins, il m’a manqué quelque chose pour être véritablement passionnée par l’intrigue qui, en dépit d’une mise en place plus que convaincante, est devenue un peu brouillonne et rapide.

Une histoire initiatique sympathique et touchante, même si ça n’a pas été le coup de cœur auquel je m’attendais.

Source des planches : BDfugue

Le Veilleur des Brumes (3 tomes), Robert Kondo (scénario) et Daisuke « Dice » Tsutsumi (dessin). Éditions Milan, coll. Grafiteen, 2018-2020 (2017-2019 pour l’édition originale). Traduit par Aude Sécheret.
– Tome 1, Le Veilleur des Brumes, 159 pages ;
– Tome 2, Un monde sans ténèbres, 160 pages ;
– Tome 3, Retour à la lumière, 195 pages.

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Yellow Cab, de Chabouté, d’après le roman de Benoît Cohen (2021)

Yellow Cab (couverture)Cette BD est tirée d’un roman du réalisateur Benoît Cohen, lui-même relatant une expérience réellement vécue : devenir chauffeur de taxi à New-York pour trouver l’inspiration d’un film.

Ainsi, ce roman graphique en noir et blanc compile des rencontres, des faciès, mettant en scène une ville-personnage somme de toutes les âmes qui la peuplent. Le personnage principal, invisible aux yeux des autres de par son statut de chauffeur de taxi (« Personne ne pense jamais au taxi, en fait. On est comme invisible. On est juste une nuque. » Sherlock, saison 1, épisode 1), s’efface pour laisser la place à ceux qu’il conduit.
Cependant, je dois avouer que j’ai trouvé le tout un peu fade – hormis le dessin de Chabouté tout en ombres et lumières. Il n’y a pas réellement d’histoire – ce qui n’est pas forcément un défaut quand d’autres éléments sont bien menés –, le personnage principal est assez inexpressif finalement et ses réflexions m’ont parfois semblé artificielles, et j’ai peiné à ressentir l’inattendu, le surprenant, le touchant de ces clients qui défilent.

Une lecture malgré tout sympathique mais que j’oublierai vite.

Source des planches : BDfugue

Yellow Cab, Chabouté, d’après le roman du même nom de Benoît Cohen. Vents d’ouest, 2021. 168 pages.

Les Lames du Cardinal (3 tomes), de Pierre Pevel (2007-2010)

Les Lames du cardinal (couverture)Paris, 1633. La France de Louis XIII est menacée par des dragons. Pour lutter contre la menace grandissante, le Cardinal de Richelieu fait appel à une poignée d’hommes et une femme aux talents hors du commun, les Lames du Cardinal.

J’admets être embêtée d’avance car j’ai pas mal de reproches à faire à cette lecture, des récriminations qui seront bien plus longues à exposer que les points positifs. Pourtant, que l’on soit bien d’accord, j’ai apprécié ma lecture – je n’aurais pas avalé ainsi l’intégrale si ce n’était pas le cas – et mon sentiment reste majoritairement positif en dépit de quelques défauts.

Intrigues, complots, trahisons, manœuvres politiques, enquêtes, passes d’armes… pas de doute, nous sommes bien dans un roman de cape et d’épée. Si le début de ma lecture fut un peu difficile du fait des changements de points de vue très rapides, laissant à peine le temps de se familiariser avec les protagonistes, je m’y suis accoutumée et le roman a alors gagné en efficacité. Le rythme se fait dynamique, la curiosité est attisée. On mène alors l’enquête avec les Lames, on cherche les traîtres et on se plaît à faire les liens avant eux grâce aux points de vue multiples portés à notre connaissance. J’aimerais dire que j’ai été souvent surprise par les rebondissements, mais il faut avouer que l’on voit venir les sauvetages de dernière minute ou les traîtres qui n’en sont pas vraiment. J’admets que j’aurais apprécié une intrigue plus approfondie, avec davantage d’inattendu et un développement plus présent des antagonistes.

La fantasy se fait plutôt légère : certes, la race draconique se décline en dragonnets, vyvernes, dracs et autres sangs-mêlés plus ou moins visibles dans ce Paris alternatif, mais elle s’entremêle avec subtilité dans la réalité, d’une manière que j’ai trouvée très réussie.
Pierre Pevel nous immerge dans le Paris du XVIIe d’une plume élégante et fort jolie. Il nous emmène tourner dans les rues, visiter les lieux incontournables, se faire bousculer dans la foule grouillante et diverse et humer le doux fumet de la boue parisienne.

Les personnages sont sympathiques, mais, pour une fois, j’aurais du mal à les qualifier d’attachants du fait qu’il y a une certaine distance qui ne s’abolit jamais vraiment, une superficialité qui persiste en dépit des détails. J’ai aimé découvrir leurs histoires, leur passé, leurs liens avec d’autres personnes, c’est ce qui les a rendus intéressants à mes yeux. Même intérêt pour toutes les fois où leurs liens, leurs interactions au sein du groupe étaient mises en avant, les dialogues de Pierre Pevel étant vraiment plaisants à lire. L’aspect humain, relationnel me séduit davantage que leurs exploits.
A côté de cela, puisqu’ils sont exceptionnellement doués au combat (et dans l’espionnage et le sauvetage et toutes ces choses) – c’est le principe de l’unité d’élite – il n’y a guère de suspense lorsqu’ils et elle croisent le fer. Même si l’auteur ne cesse de les confronter à des adversaires « à leur mesure », où ils sentent qu’ils sont à égalité, que leur habilité se vaut, ils sont toujours un peu plus forts, ou un peu plus doués, ou un peu plus malins. Du coup, tout semble un peu trop facile pour eux et il est difficile de réellement s’inquiéter pour eux : c’est l’inconvénient de convoquer les meilleur·es. Même si l’on se doute que certaines Lames périront – l’un a sa mort quasi annoncée dès le début du premier tome – ça ne m’a pas bouleversée ou même émue plus que ça. Peut-être parce que l’on sait que cela sera inéluctable (histoire de pimenter un peu le récit).

Détaillons tout de même deux points négatifs m’ayant fortement lassée.

Premièrement, les femmes sont toutes plus belles les unes que les autres. A l’exception des plus âgées – bizarre ! –, pas une n’échappe à la mise en avant de son physique et à l’inventaire de ses atouts de la tête aux pieds. Et en prime, l’auteur nous le rappelle presque à chaque apparition de ladite demoiselle. Arrivée à une énième description de chevelure soyeuse, de lèvres pleines, de « charmant minois », de lourdes boucles et de corps souples, j’étais écœurée de tant de magnificence féminine. Sont-elles obligées d’être toutes parfaites ? Ne pourraient-elles pas présenter quelques défauts – qui n’entameraient pas nécessairement leur charme ? Au moins une ? On est au XVIIe siècle, mais elles semblent toutes sortir d’un institut de beauté. Physiquement, c’est bien simple, j’ai l’impression qu’elles se ressemblaient toutes, si ce n’est pour leur couleur de cheveux. A vouloir trop de beauté, on tombe dans une uniformisation totalement dénuée de charme et de personnalité…
(En parcourant ma chronique du Paris des Merveilles, je m’aperçois que ces descriptions physiques rabâchées m’avaient déjà agacées, serait-ce une manie de l’auteur ?)
Concernant les hommes, l’effet n’est pas le même. Certes, ils n’échappent pas aux redites, mais c’est davantage leur allure qui est mise en avant – La Fargue et son côté « vieux chêne inébranlable », Marciac et sa nonchalance, Saint-Lucq et sa mortelle efficacité, etc. L’on peut se dire que Marciac, irréductible séducteur, ne doit pas être trop vilain, pourtant l’auteur se contente de dire qu’il était « bel homme » et semble oublier de nous détailler ses muscles saillants, ses fières pommettes, ses boucles lumineuses ou ses fesses bien fermes… étrange, non ?

Deuxièmement, faisant un peu écho au premier point, j’ai trouvé qu’il y avait énormément de répétitions de manière générale. Les choses sont répétées des dizaines de fois. Par exemple, combien de fois a-t-il été répété que le chevalier d’Ombreuse, Garde noir, avait disparu pendant une expédition en Alsace  depuis les faits racontés dans le prologue du second tome ? Et ne pensez pas que les répétitions se retrouvent seulement d’un tome à l’autre, histoire de rafraîchir la mémoire de qui n’enchaînerait pas les trois tomes. Elles sont aussi multiples au sein d’un même volume. Athos (quelques célèbres mousquetaires viennent faire un clin d’œil, oui) vient expliquer quelque chose à l’une des Lames : quelques pages plus loin, un récapitulatif sera fait de ce qui a été dit. Ça m’a vraiment exaspérée ; combien de fois ai-je eu envie d’hurler – aux personnages, à l’auteur, à quelqu’un – que je savais déjà telle ou telle chose parce que, surprise, j’avais lu les pages précédentes ?!
(Peut-être n’aurais-je pas dû enchaîner ainsi les trois tomes…)

La nouvelle inédite, La Louve de Cendre, est sympathique dans le sens où elle permet de retrouver Agnès (la seule femme faisant partie des Lames du Cardinal) un petit coup, mais elle semble plutôt constituer un début d’aventure plutôt qu’un récit complet. L’antagoniste – l’adversaire « le plus terrible qu’il [leur] sera sans doute donné d’affronter depuis longtemps » (alors que trois moins plus tôt, Agnès affrontait un dragon qui menaçait d’incendier la capitale… du coup, n’aurait-il pas fallu écrire un roman autour de la Louve de Cendre ?) – s’enfuit et laisse présager d’autres péripéties et dangers pour le royaume de France. Pour être honnête, je suis restée un peu perplexe face au pourquoi de cette intrigue ébauchée, si ce n’est qu’elle permet de voir de l’intérieur la vie menée par Agnès après les événements de la trilogie.

Je ne peux pas nier que ce ne fut pas du tout le coup de cœur espéré après cette énumération de défauts (oups, j’allais oublier les portes ouvertes sans être fermées et les questions non résolues). Néanmoins, ce fut une bonne lecture, un bel hommage aux romans de cape et d’épée, avec un côté quelque peu flamboyant, des personnages que j’ai eu plaisir à rencontrer et une plume fine et précise. Ça ne vaut pas Le Paris des Merveilles, ce n’est pas un indispensable à mon goût, mais cela reste un bon divertissement, globalement prenant qui m’a fait passer un bon moment.

« Il savait que le monde était un théâtre trompeur où la mort, affublée des oripeaux du quotidien, pouvait frapper à tout instant. Et il le savait d’autant mieux que, parfois, c’était lui qui la donnait. »

« – Sais-tu ce qui ne lasse jamais de m’étonner ?… C’est de voir à quel point nous avons la vie chevillée au corps.
Inerte mais conscient, le supplicié resta muet. (…)

– Toi, par exemple, reprit Savelda… En ce moment, tu ne désires que la mort. Tu la désires de tous tes vœux, de toute ton âme. Si tu le pouvais, tu consacrerais tes dernières forces à mourir. Et pourtant, cela n’arrive pas. La vie est là, en toi, comme un clou profondément fiché dans le plus solide des bois. Elle se moque bien de ce que tu veux, la vie. Elle se moque bien de ce que tu subis et du service qu’elle te rendrait en t’abandonnant. Elle s’entête, elle s’acharne, elle trouve en toi des refuges secrets. Elle s’épuise, certes. Mais il faudra du temps avant de la déloger de tes entrailles.
Savelda tira sur ses gants pour les ajuster au plus près et fit crisser le cuir en serrant et desserrant les poings.
– Et vois-tu, c’est sur elle que je compte. Ta vie, cette vie insufflée en toi par le Créateur, elle est mon alliée. Contre elle, ta loyauté et ton courage ne sont rien. Pour ton malheur, tu es jeune et vigoureux. Ta volonté cédera bien avant que la vie ne te quitte, bien avant que la mort ne t’emporte. C’est ainsi. »

Les Lames du Cardinal, intégrale, Pierre Pevel. Bragelonne, 2017 (2007-2010 pour les premières éditions). 836 pages.

La sauvageonne, d’Anne Schmauch (2018)

La sauvageonne (couverture)Fleur et son frère Kilian vivent dans une station essence et rêvent d’ailleurs. Avec leur copain Rodrigue, ils tombent par hasard sur un sacré pactole. Ils décident alors d’utiliser l’argent pour monter à Paris et commencer une nouvelle vie. Le Conservatoire pour Kilian le violoniste et moins de violences pour Fleur. Malheureusement, les ennuis semblent bien décidés à les suivre de près.

Ce nouvel Exprim’ a encore tapé fort ! Entre les vapeurs d’essence et les vieux pneus, entre une mère qui préfère s’évader dans des romans à l’eau de rose et un père macho, le quotidien de Fleur et Kilian est plutôt morose. Et quand ils découvrent Paris, le programme s’avère être appartement miteux avec son et lumière sur le périph’. Anne Schmauch nous plonge dans un monde parallèle, un monde d’invisibles, peuplés de graffeurs, de sans-papiers, de magouilleurs et de petits voleurs. Au cœur de l’échangeur de la Porte de Montreuil se cache une micro société prête à tout pour survivre. De la ruse à la violence, voire aux trahisons.
Certains verront des oppresseurs et des opprimés, d’autres des forts qui protègent des faibles : rien n’est simple pour ceux qui vivent à la marge. Une communauté avec sa hiérarchie bien établie, silencieusement perçue et acceptée de tous, des légendes et des craintes. Si le décor m’a évoqué des souvenirs (puisque j’ai vécu un certain temps non loin de la Porte de Montreuil), j’ai aussi eu l’impression de découvrir un autre plan que l’on ne fait qu’apercevoir ici et là lorsque nous ne sommes pas concernés.

On s’attache rapidement aux personnages, notamment à la narratrice. Fleur la mal-nommée est une boule de nerfs, une guerrière aux poings vifs comme l’éclair. Terriblement touchante quand elle se préoccupe de son frère, le génie violoniste si étranger à la violence. Pleine de doutes quant à ses capacités, à sa personnalité et à son avenir. Révoltée contre le monde, contre les injustices et les classes sociales. Fleur tente de s’extirper de ce qu’elle a connu depuis sa naissance, mais les outils que la vie lui a donnés ne sont pas de ceux qui améliorent forcément les choses.
C’est, entre autres, pour cela que le roman fait rapidement naître un mauvais pressentiment dont il est impossible de se défaire. Malgré leur bonne volonté, leurs coups de chance et leur habilité à saisir les bonnes occasions, on se doute que les fréquentations du trio et les liasses de billets qu’ils trimballent avec eux seront synonyme de dangers et d’embûches. Et effectivement, de ce point de vue-là, l’autrice ne chôme pas non plus. Pas le temps de s’ennuyer dans ce roman aux mille rebondissements. La vie monotone de la station essence devient vite un lointain souvenir pour nos héros pris dans la frénésie citadine et la nécessité de survivre chaque jour. Mille rebondissements… et mille rencontres.

Heureusement, s’ils feront bon nombre de mauvaises rencontres, des gens seront là pour croire en eux et les aider. Des personnes que l’on s’attendrait parfois à voir méprisants ou hautains. Une bourgeoise ou un artiste à la renommée mondiale par exemple. Anne Schmauch crée toute une galerie de personnages de différentes classes sociales, avec leurs préoccupations, leurs soucis et leurs passions, leurs défauts et leurs qualités. La richesse des personnages et des caractères est le gros bonus de ce roman. Mélancolique, violent, passionné, timide, égoïste, effrayant, mystérieux, généreux… Tous ont plusieurs facettes et la plupart évoluent ou se dévoilent au fil du récit. Ici, il n’est nullement question d’opposer méchants et gentils, riches contre pauvres. Ce livre est un voyage à travers Paris et sa banlieue, à travers celles et ceux qui composent la société française, de ceux qui sont chouchoutés à ceux que d’autres aimeraient parfois voir disparaître d’un coup de baguette magique.

De sa plume vive et aiguisée, Anne Schmauch nous propose un diamant brut qui parvient, en dépit d’une action dynamique et sans temps mort, à dépeindre des personnages absolument fascinants de réalisme à la psychologie fouillée et variée. (Et en ce qui me concerne, j’adore lorsque les protagonistes – principaux ou secondaires – ont une véritable épaisseur.) Une vraie opportunité de réfléchir un peu sur la société française.

« Bref. Cette station, c’est un iceberg à la dérive, qui fond un peu plus chaque année. Et mon père a décidé de jouer les ours polaires.
Pas nous. Mon frère et moi, on a prévu de se tirer à la fin de l’été. »

« A présent qu’on se trouve à la lisière, une grande trouille me tord les boyaux. Je sais qu’il existe un monde au-delà de ce grillage, j’en ai vu les reflets sur Internet. Mais à force de m’en tenir éloigné, j’en ai fait une sorte de rêve inatteignable. »

« Les mots de Mercedes me reviennent à la figure comme un boomerang. Vide intersidéral. Est-ce qu’on peut ne rien trouver, quand on se met à chercher qui on est ? »

La sauvageonne, Anne Schmauch. Sarbacane, coll. Exprim’, 2018. 267 pages.

Challenge Les Irréguliers de Baker Street – L’Employé de l’Agent de Change :
lire un livre dans lequel de grosses sommes d’argent sont brassées

 Challenge Voix d’autrices : un roman publié dans l’année

Dans le désordre, de Marion Brunet (2016)

Dans le désordre (couverture)Jeanne, Basile, Alison, Lucie, Jules, Tonio, Marc. Ils sont sept. Ils ne se connaissaient pas jusqu’à cette manif qui a dégénéré. Ils décident de  rester ensemble et s’installent dans un squat pour lutter, pour refuser, pour changer le monde. Dès le premier regard, entre Jeanne et Basile, c’est comme une évidence. A deux, ils découvrent l’amour.

C’est assez difficile pour moi de chroniquer ce roman. Cette lecture fut tellement forte. D’une part, j’étais scotchée à cette histoire ; de l’autre, j’étais obligée de faire des pauses tant elle me remuait.

Ces sept jeunes (et moins jeunes) sont tellement vrais. Ils disent non. Non au système, non à l’Etat, non à une triste vie passée à se laisser marcher dessus. Ils ont des rêves grands, beaux, certains diraient utopiques, des rêves d’égalité, de paix, de partage. Ils veulent d’une vie différente, une vie qu’ils auraient choisie. Une vie où ils seraient libres.
Ensemble, ils guérissent des anciennes blessures laissées par leur passé, par leurs parents parfois. Ils construisent leur révolution, leur petite société. Ils laissent le passé derrière pour, tous ensemble, regarder devant eux. Ils sont beaux avec leurs espoirs, leurs certitudes, leurs défauts. Marion Brunet nous propose de rencontrer sept caractères, sept personnages incroyablement réalistes qui trouveront tous une place dans nos cœurs car ils sont tous touchants à leur manière.

J’adore leur famille atypique, leur quotidien dans le squat. Toutefois, si cela fait rêver sur le papier, si je trouve que les habitats partagés sont une idée intéressante, je ne pense pas que je pourrais vivre ainsi. Je suis trop renfermée, j’ai mes habitudes, mes tocs, j’ai trop besoin de calme et de solitude pour pouvoir vivre ainsi à plusieurs. Je rêve aussi d’une autre vie, mais pas en commun (je serais plutôt comme le père de Jeanne, solitaire en forêt). Cependant, c’était bien de rêver autre chose le temps d’une lecture. Marion Brunet nous fait voir qu’une autre existence est possible. Marginale peut-être, mais belle tout de même.

L’écriture est vivante. Elle sort des tripes. Elle est poétique, brutale, sensuelle, flamboyante. C’est magnifique. Il y a de l’espoir, de l’amitié, de l’amour, mais aussi de la rage, de la tristesse, de la frustration. C’est réaliste, c’est chaud, c’est franc et, au final, c’est incroyablement percutant.

Et la fin… Cette fin ! Magnifique, déchirante. Evénement incroyable : j’ai pleuré sur mon bouquin (c’est tellement extrêmement rare que j’aurais du mal à citer les autres livres qui ont eu cet effet-là sur moi), mais elle était tellement belle, tellement parfaite. On reste assommé un moment, mais finalement, l’espoir renaît.

Un gigantesque coup de cœur et un coup de poing inattendu. Les personnages sont sublimes, l’histoire m’a emportée, les idées m’ont fait rêver, l’écriture est incroyable et d’une grande qualité. Une lecture qui ne me quittera pas de ci-tôt. S’il vous plaît, ne réservez pas ce livre aux adolescents, il parlera à tout le monde.

« La rumeur est immense et fait vibrer Jeanne, comme un début de fièvre. Les frissons lui remontent le long du dos, griffent sa nuque. Quelque chose va se passer bientôt, quelque chose qui gronde et qui menace. Elle le sait, sûr et certain. Ça sent la rage et la sueur des énervés. Des filles frappent sur des rideaux de fer, en rythme, avec des morceaux de bois arrachés à une palissade : un tambour oppressant, le blam-blam-blam qui accélère lentement – une annonce. Le ciel s’est assombri, la nuit est proche, comme l’hiver. »

« Jeanne savoure l’instant, au milieu de la petite meute pensante, discordante sans doute mais qui rêve d’amorcer un siège, une lutte. Elle ne cherche pas d’échappatoire. Il y a longtemps qu’elle refuse la bouillie fade d’une vie calibrée et d’un système dégueulasses, déjà mort – Marc a tellement raison. Le cynisme ne suffit plus, et elle a envie d’écraser du talon sa lucidité triste. Elle veut faire partie de l’agitation, du grand Tout qui bourdonne : entrer dans la danse. Mais pas toute seule, non. La solitaire en elle se laisse amadouer par l’élan, par les autres. »

Dans le désordre, Marion Brunet. Sarbacane, coll. Exprim’, 2016. 251 pages.

Alors je suis devenue une Indien d’Amérique, de Marie Docher (2014)

Alors je suis devenue une Indien d'Amérique (couverture)Préfacé par Elisabeth Lebovici.

A 50 ans, Marie Docher est en couple avec une femme et vit avec Mehdi, l’enfant que cette dernière a eu grâce à la PMA lors d’une précédente relation. Sa famille est montrée du doigt, marginalisée, insultée comme tant d’autres lorsque s’ouvrent les débats pour le mariage pour tous en 2012. D’un coup, on lui criait à la figure que ce n’était pas un bon environnement pour que Mehdi grandisse, qu’il aura des problèmes, que ci, que ça… tant de personnes qui ont un avis bien tranché sans connaître une seule famille homoparentale.

Alors elle écrit pour exorciser. Sans être chronologique, ce journal se souvient des stéréotypes sur les homos qu’on lui a jeté à la figure, des insultes, de l’homophobie ordinaire. Elle revient sur son enfance, quand elle portait uniquement des pantalons pour suivre et jouer avec ses cousins et ses copains, pour être intégrée parmi eux. Elle réfléchit sur l’homosexualité, sur la peur, sur l’attention constante portée à ce que l’on dit, à ce que l’on dévoile. Elle se souvient, elle raconte son expérience, son vécu de femme, de lesbienne.
En une centaine de pages, on revit la violence née des débats liés au mariage pour tous. Les propos infamants, les discours homophobes diffusés dans les médias, les cris des foules vêtues de bleu et de rose… Cette violence est d’ailleurs amplifiée par les quelques déclarations d’hommes politiques ou d’Eglise contre le mariage pour tous qui ponctuent les textes de Marie Docher. Ce déchaînement de haine fait écho à l’homophobie constante ressentie tout au long de sa vie qui, goutte après goutte, l’a amenée à une prise de conscience. Mais le choc de la Manif pour tous n’en a pas été moins fort.

Publié aux éditions iXe, c’est un texte vraiment poignant et je me suis très vite identifiée aux propos de Marie Docher. Ce qu’elle raconte dans ce livre, c’est ce que vivent les homos, mais aussi tous ceux qui sont différents, qui ont un mode de vie qui sorte de la norme, qui sont stigmatisés par les bien-pensants.

L’auteure est photographe et certains de ses clichés sont insérés dans ce journal ainsi que des photos de famille : son enfance, ses déguisements, le fils de sa compagne…

Un récit lucide sur la violence du conservatisme et de l’ignorance, sur une prise de conscience, sur les mots blessants qui s’accumulent… Un livre qui m’a fait revivre comme un coup de poing la véhémence de certains à refuser l’égalité à ceux qui ne rentrent pas dans leur moule hétéronormé et l’horreur des mots qui ont été criés si fort.

 « Il existerait donc un matrice idéale qui devrait contenir tous les enfants dans un même moule ? Pour des gens qui accusent les homos d’aimer le « même », leur reprocher de construire du « différent » ne manque pas de piquant. Si ces enfants sont différents, et il y a de grandes chances qu’ils aient effectivement d’autres conceptions du monde, n’est-ce pas plutôt une bonne nouvelle ? Notre société est-elle si parfaitement structurée qu’elle ne puisse s’ouvrir à de nouvelles perspectives ? »

« Mais au fond, c’est ce qui se passe en moi qui me surprend. C’est que je me sens intégrer une « communauté », non par choix mais par discrimination, par déclassement, par colère. »

« Je n’ai jamais eu envie de faire des enfants.
Je n’ai pas peur de vivre seule.
Le sexe des personnes qui peuvent me séduire n’est pas un critère de choix.
Ça dégage pas mal le terrain, je trouve.
Mais c’est socialement peu accepté.
Alors progressivement, par petites touches, par petits choix forcés, j’ai glissé de la sensation d’être au cœur de tous les possibles à la certitude d’être à la marge d’un monde étroit. »

 « Je n’ai jamais voulu de l’étiquette « subversive » ou « marginale » parce que je ne le suis pas, tout simplement.
Et puis soudain, plus rien n’a été pareil.
Je me suis rendue compte que ma vie était à peine tolérée par une partie de mon entourage. J’ai commencé à lire, à m’informer, à participer aux débats. J’ai eu la sensation de me réveiller d’une longue nuit. J’ai beaucoup pleuré aussi, des larmes de colère et de dépit. Je pleure encore.
J’ai aussi beaucoup discuté avec des homos et compris que ce qui nous unissait n’était pas notre sexualité mais la peine que nous partagions, la colère, ces insultes et mensonges qu’il nous fallait encore entendre, ad nauseam.
Plus rien n’a été pareil. Je n’étais plus seule. Il y avait un enfant dans ma vie et il était maltraité par des bien-pensants.
Mon privé est devenu politique. »

« L’homosexualité n’est pas un  problème en soi, c’est d’avoir à le dire qui en devient un, c’est d’avoir à se définir. Et rien que pour cet immense effort, cette peur qui nous tient éveillé•es à chercher des mots pour le dire, ce travail de conscience qui nous est demandé, souvent jeune, nous devrions recevoir autre chose que de la consternation, des jugements et aussi souvent de la haine.
Si les hétéros se demandaient avec autant de curiosité, de nécessité et d’énergie quand et pourquoi ils sont devenus hétéros, j’ai la sensation qu’il y aurait beaucoup moins de violence. »

« Il y a tellement d’autres raisons et déraisons que son sexe pour aimer quelqu’un ! »

Alors je suis devenue une Indien d’Amérique, Marie Docher. Editions iXe, collection Fonctions dérivées, 2014. 107 pages.