Théâtre engagé : L’île des esclaves de Marivaux et Rhinocéros de Ionesco

Après Le dernier jour d’un condamné, j’ai prolongé le rendez-vous autour des classiques fantastiques avec deux pièces de théâtre. Le propos est certes moins virulent que chez Hugo, mais toutes deux dénoncent des travers de leur époque.

Les classiques, c'est fantastique - Classiques révoltés

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L’île des esclaves, de Marivaux (1725)

L'île des esclavesIphicrate et Euphrosine, maître et maîtresse, et Arlequin et Cléanthis, esclaves, ont fait naufrage sur une île, surnommée l’île des esclaves, sur laquelle les rôles sont inversés.

Marivaux injecte dans cette pièce en un acte ses idées politiques et sociales et dénonce la servitude forcée. À ma grande surprise, l’idée principale des habitants de l’île des esclaves n’est pas la vengeance et il n’est pas question de rendre les anciens maîtres esclaves pour toujours ; même si les anciens esclaves peuvent profiter de la situation pendant quelques jours, c’est avant tout une question d’éducation dont le but est d’éveiller la conscience de la classe dominante aux souffrances des êtres qu’ils dominent. Leur volonté est de rendre les maîtres « sains, c’est-à-dire humains, raisonnables et généreux pour toute [leur] vie », non pas de faire à autrui ce qui était insupportable pour soi.
Il donne la parole aux esclaves, aux exploité·es et questionne les rapports de domination. Il évoque alors la difficulté à se comprendre, à se parler et à s’écouter, à s’entendre par-delà le gouffre abyssal des statuts sociaux. Cette pièce a eu le mérite de soulever quelques questions sur l’égalité entre les êtres humains à une époque où la France était une puissance esclavagiste.
De plus, elle critique ouvertement les maîtres et leurs travers : leur brutalité, leur ridicule, leurs mines, leur superficialité… Ce qui était quand même osé.

La pièce est qualifiée de comédie, mais je dois avouer que les ressorts comiques ne me sont pas apparus franchement drôles contrairement à d’autres pièces de Marivaux. Les idées sont importantes, il y a des répliques bien tournées, mais j’ai trouvé cette pièce un peu plate, fade et beaucoup trop rapide. Elle est finalement plus intéressante par une remise dans son contexte que par le texte lui-même.
La fin m’a laissé sur une note mitigée : rassurante pour le maître-spectateur, un peu frustrante aujourd’hui par ce retour à l’initial, mais surtout dérangeante par le sentiment d’un manque de sincérité des maîtres qui profitent des bons penchants de leur domestique. L’indignation et la colère de Cléanthis sont bien plus audibles que le pardon facile d’Arlequin.

La pièce seule ne m’a pas pleinement convaincue : si les premières scènes étaient enthousiasmantes par leurs idées, la partie « séduction et sentiments » m’a semblé moins aboutie que dans Le jeu de l’amour et du hasard tandis que la fin arrive abruptement. Cependant, c’est un texte qu’il est passionnant de remettre dans son contexte historique et d’appréhender de ce point de vue : cela ne fait que souligner l’impertinence de l’auteur.

« Iphicrate
Avançons, je t’en prie.
Arlequin

Je t’en prie, je t’en prie ; comme vous êtes civil et poli ; c’est l’air du pays qui fait cela. »

« Iphicrate
Méconnais-tu ton maître, et n’es-tu plus mon esclave ?
Arlequin, se reculant d’un air sérieux
Je l’ai été, je le confesse à ta honte ; mais va, je te le pardonne ; les hommes ne valent rien. Dans le pays d’Athènes, j’étais ton esclave ; tu me traitais comme un pauvre animal, et tu disais que cela était juste, parce que tu étais le plus fort. Eh bien ! Iphicrate, tu vas trouver ici plus fort que toi ; on va te faire esclave à ton tour ; on te dira aussi que cela est juste, et nous verrons ce que tu penseras de cette justice-là ; tu m’en diras ton sentiment, je t’attends là. Quand tu auras souffert, tu seras plus raisonnable ; tu sauras mieux ce qu’il est permis de faire souffrir aux autres. Tout en irait mieux dans le monde, si ceux qui te ressemblent recevaient la même leçon que toi. Adieu, mon ami ; je vais trouver mes camarades et tes maîtres. »

« Trivelin
(…) Nous ne nous vengeons plus de vous, nous vous corrigeons ; ce n’est plus votre vie que nous poursuivons, c’est la barbarie de vos cœurs que nous voulons détruire ; nous vous jetons dans l’esclavage pour vous rendre sensibles aux maux qu’on y éprouve ; nous vous humilions, afin que, nous trouvant superbes, vous vous reprochiez de l’avoir été. (…) »

« Cléanthis
Ah ! vraiment, nous y voilà avec vos beaux exemples. Voilà de nos gens qui nous méprisent dans le monde, qui font les fiers, qui nous maltraitent, et qui nous regardent comme des vers de terre ; et puis, qui sont trop heureux dans l’occasion de nous trouver cent fois plus honnêtes gens qu’eux. »

« Trivelin
(…) La différence des conditions n’est qu’une épreuve que les dieux font sur nous. (…) »

L’île des esclaves, Marivaux (1725 pour la première représentation). Dans : Théâtre complet de Marivaux, aux éditions Famot, 1975, pp 289-304.

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Rhinocéros, d’Eugène Ionesco (1959)

RhinocérosUn dimanche, sur la place d’une petite ville, les habitants et commerçants se croisent, s’installent au café, passent et repassent… et voient passer un rhinocéros. C’est le début d’une épidémie qui va transformer la population en ces animaux.

(Pour l’anecdote inutile, mon oral du bac de français portait sur un passage de ce texte : je n’avais pas été particulièrement inspirée et c’est aussi pour cela que je voulais le ressortir de ma bibliothèque.)

Si le premier acte n’est pas exempt d’humour par les gestuelles, les dialogues répétés les conversations parallèles et les raisonnements absurdes, il instille tout de même une première goutte d’inquiétude, notamment à travers les discours pédants de Jean (à base de travail, volonté et de « L’homme supérieur [qui] est celui qui remplit son devoir »). Il y a une sorte de jubilation et de pétulance langagières qui virent au désordre. Les personnages peinent à s’écouter, les conflits se font permanents (et parfois absurdes), le dialogue semble totalement rompu, et ce, pour une bonne raison.

En effet, à travers cette « rhinocérite », Ionesco dépeint la montée des totalitarismes qui ont traumatisés le XXe siècle et le dramaturge. Utilisant la métamorphose physique comme métaphore des transformations idéologiques, il montre comment le conformisme se répand dans la population, influençant chaque individu et effaçant toute pensée libre. Il raconte alors différents sentiments qui agitent les esprits : la frayeur initiale, puis le déni, la révolte, la paralysie, les tentatives d’explication avec un regard dépassionné et « logique », puis l’annihilation au sein du groupe pour des raisons diverses. Il y a ceux qui excusent, ceux qui rejoignent, ceux qui laissent faire, ceux qui justifient. Plus la rhinocérite progresse, plus le collectif apparaît comme rassurant, bien davantage que la solitude du résistant. Chaque protagoniste, à l’exception de Bérenger – protagoniste dès le départ décalé, à la marge –, va se laisser convaincre, se laisser entraîner.

Ne nous mentons pas, sans connaissance du contexte, la pièce perd de son intérêt : comme pour L’île des esclaves, le sous-texte et le contexte sont plus intéressants que le texte seul. J’ai quelque peu regretté la rapidité des transformations, certaines manquant peut-être un peu de profondeur. Je suppose que la forme théâtrale imposait une certaine promptitude… Ainsi, j’ai été captivée par certains passages aussi bien que légèrement ennuyée par d’autres : je suis cependant contente d’avoir relu ce classique théâtral.
Je serais assez curieuse d’en voir une représentation. D’un côté, Ionesco ouvre chaque tableau par une interminable didascalie initiale qui présente en détails les décors, les vêtements, l’âge et l’apparence de chaque protagoniste. De l’autre, il introduit des événements qui ne doivent pas être évidents à mettre en scène : des murs pulvérisés, des escaliers fracassés et surtout une métamorphose en direct.
De plus, à travers les didascalies, j’ai eu la sensation d’une pièce dont le « hors-scène » est tout aussi important que ce qui se joue sur scène, avec une omniprésence grandissante des bruits émis par les rhinocéros, souffles et bruits de pas qui doivent devenir « rythmés, musicalisés » (comme une marche au pas ?) et que j’imagine bien de plus en plus oppressants.

La pièce dénonce la déshumanisation progressive de la population par l’embrigadement ainsi que la passivité des gouvernements, des autorités, des médias mais aussi des gens ordinaires… Une pièce loufoque, mais sombre qui trouve encore des échos dans le monde d’aujourd’hui.

« Bérenger : Oh ! de la volonté, tout le monde n’a pas la vôtre. Moi je ne m’y fais pas. Non, je ne m’y fais pas, à la vie. »

« Jean : Je vous dis que ce n’est pas si mal que ça. Après tout, les rhinocéros sont des créatures comme nous, qui ont le droit à la vie au même titre que nous !
Bérenger : À condition qu’elles ne détruisent pas la nôtre. Vous rendez-vous compte de la différence de mentalité ?
Jean, allant et venant dans la pièce, entrant dans la salle de bains, et sortant : Pensez-vous que la nôtre soit préférable ?
Bérenger : Tout de même, nous avons notre morale à nous, que je juge incompatible avec celle de ces animaux. »

« Bérenger : Je me sens solidaire de tout ce qui arrive. Je prends part, je ne peux pas rester indifférent.
Dudard : Ne jugez pas les autres, si vous ne voulez pas être jugé. Et puis si on se faisait des soucis pour tout ce qui se passe, on ne pourrait plus vivre.
Bérenger : Si cela s’était passé ailleurs, dans un autre pays et qu’on eût appris cela par les journaux, on pourrait discuter paisiblement de la chose, étudier la question sur toutes ses faces, en tirer objectivement des conclusions. On organiserait des débats académiques, on ferait venir des savants, des écrivains, des hommes de loi, des femmes savantes, des artistes. Des hommes de la rue aussi, ce serait intéressant, passionnant, instructif. Mais quand vous êtes pris vous-même dans l’événement, quand vous êtes mis tout à coup devant la réalité brutale des faits, on ne peut pas ne pas se sentir concerné directement, on est trop violemment surpris pour garder tout son sang-froid. Moi, je suis surpris, je suis surpris, je suis surpris ! Je n’en reviens pas.
Dudard : Moi aussi, j’ai été surpris, comme vous. Ou plutôt je l’étais. Je commence déjà à m’habituer.
Bérenger : Vous avez un système nerveux mieux équilibré que le mien. Je vous en félicite. Mais vous ne trouvez pas que c’est malheureux…
Dudard, l’interrompant : Je ne dis certainement pas que c’est un bien. Et ne croyez pas que je prenne parti à fond pour les rhinocéros… »

« Bérenger : Parfois, on fait du mal  sans le vouloir. Ou bien, on le laisse se répandre. »

Rhinocéros, Eugène Ionesco. Éditions Folio coll. Plus classiques, 2006 (1959 pour la création de la pièce). 240 pages.

13 réflexions au sujet de « Théâtre engagé : L’île des esclaves de Marivaux et Rhinocéros de Ionesco »

  1. Ping : Herland – Charlotte Perkins Gilman – Moka – Au milieu des livres

  2. Deux pièces que j’ai étudié à l’école. Je me souviens seulement ne pas avoir accroché à « Rhinocéros » malgré le contexte présenté par le ou la prof. Mais je les relirai bien, par curiosité.

    • Je n’avais pas trouvé ça détestable, mais j’étais tombée à l’oral sur un passage qui ne m’inspirait vraiment pas ! Ça n’avait pas été catastrophique, mais pas glorieux non plus… ^^
      Ce n’est pas la pièce que je préfère… même si elle est intéressante.

  3. Coucou ! J’ai lu Rhinocéros quand j’étais au lycée, mais j’aimerais bien la relire avec mes yeux d’adultes ! Tu sais que le dernier format d’Usul sur Mediapart s’appelle Rhinocéros en rapport avec cette pièce, justement ? =)

  4. Deux pièces pour le prix d’une 🙂

    J’ai lu le Marivaux au lycée, il m’en reste qu’un très très vague souvenir… il faudrait que je le relise.

    Quant à Rhinocéros, personnellement, je l’adore et je le relis régulièrement.

  5. Voilà un sacré duo que tu nous présentes ici. J’ai relu Marivaux il y a peu et le Ionesco pour un défi classique précédent. Ravie de les trouver ici pour clore la saison 4 !

    • C’est le souvenir de ta chronique de Marivaux qui m’avait donné envie de le découvrir à cette occasion ! Je ne me souvenais pas que tu avais chroniqué Rhinocéros en revanche, mais ta critique est très intéressante.

  6. Ping : C’est le 5, je balance tout ! # 88 – Avril 2024 | L'ourse bibliophile

  7. J’ai beaucoup lu Ionesco quand j’étais lycéenne, j’étais émerveillée par son originalité.. je ne sais pas si j’apprécierais autant de le lire aujourd’hui, mais je suis ravie de le voir chroniqué ici…

  8. Eh bien tu me donnes envie de relire cette pièce… Je ne suis pas sure qu’avec mes convictions politiques d’aujourd’hui ce texte me plairait autant. Je ne me souvenais plus de la fin mais en te lisant je m’en souviens du coup et c’est vrai que ce bete echange des roles pour au final revenir à un statut quo ou finalement, chacun a sa place et c’est bien comme ca c’est pas folichon folichon… Enfin, si je me souviens bien c’etait ca la fin du coup !
    Bon, à relire ! Et puis elle est très brève en prime !

    Bon pour le coup Rhinocéros c’est une pièce que j’adore et que j’adore toujours. Je me souviens effectivement avoir ressenti beaucoup d’angoisse en la lisant ! Je te confirme que le voir sur scène, c’est bien différent. Enfin j’imagine que ca dépend de la mise en scène mais l’adaptation que j’en avais vu procédait exactement comme tu le décris. Le chaos prend peu à peu le dessus sur tout le reste ! Une pièce de théâtre bien choisie à l’heure où les fafs défilent dans Paris bras levé, ma foi ! ^^ »

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