Croc-Blanc, de Jack London (1906)

Croc-Blanc (couverture)Tout le monde connaît (ou croit connaître, comme c’était mon cas) cette histoire dans laquelle Croc-Blanc, un chien-loup né à l’état sauvage, se confronte à la nature et au monde des humains.

La première chose qui m’a enthousiasmée dans cette lecture, c’est la facilité avec laquelle elle m’a happée. Tout de suite dans l’action, tout de suite plongée dans les étendues glacées du Grand Nord. On ressent immédiatement le souffle puissant d’une lecture formidable – mais pourquoi ne l’ai-je pas lu plus tôt ? – et cela s’est confirmé au fil des pages : jusqu’à la fin, je n’ai pas pu le lâcher et je m’y replongeais avec délectation.
D’une chasse à l’homme haletante par une meute affamée à une louve fière et courtisée, nous voilà à la naissance de ce louveteau gris que l’on appellera Croc-Blanc. Dès le début, le ton est immersif, vivant, palpitant tandis que le frisson de l’aventure vibre d’une manière dévorante. Jack London nous offre une de ces expériences que seule la littérature permet : vivre dans la fourrure d’un loup, voir le monde par ses yeux.
Car c’est l’un des points forts de ce roman : à compter de sa naissance, tout est raconté du point de vue de Croc-Blanc. C’est par ses yeux que l’on découvre la nature sauvage et la civilisation humaine, par son corps que l’on expérimente la famine et l’exaltation de la chasse. Sans parler que l’empathie pour ce protagoniste hors du commun est immédiat et indéfectible, nonobstant le nombre de chiens (ou autres) égorgés qu’il laissera dans son sillage. Bref, un coup de génie pour passionner les lecteur·rices et faire entendre la voix de son héros.

Dès le début, le roman est placé sous le signe d’une vie âpre, d’une vie de combat pour manger et survivre. La vie sauvage est impitoyable et il faut lutter pour ne pas se retrouver en position de proie. La vision donnée de la vie dans la nature n’est pas idéalisée en dépit d’un esprit de liberté bien présent. Rapidement, Croc-Blanc rencontre les humains qui lui apportent la chaleur, la nourriture et une relative protection. Relative car, comme il en fera l’expérience, les humains ne sont pas avares en rudesse, voire en cruauté. C’est là que, tout en restant prenant, le roman est devenu vraiment terrible pour moi. Car Croc-Blanc devra attendre longtemps avant de connaître la douceur d’une main, d’une voix, d’un regard. Ses maîtres sont tout d’abord durs, sévères, violents, voire cruels. Certes, l’éducation bienveillante des chiens est une notion assez récente, mais cette violence conjuguée à la soumission de Croc-Blanc envers les « dieux » m’a révoltée. Car je me suis immédiatement attachée à cette créature exceptionnelle aux yeux de tous et terriblement émouvante pour nous qui partageons son cerveau et son cœur.

L’écriture est riche, visuelle et détaillée, que ce soit pour les descriptions de la nature ou la psychologie des protagonistes. Petite merveille, elle séduit mon goût des détails avec mon besoin actuel d’efficacité. J’ai été fascinée d’un bout à l’autre par Croc-Blanc, par ses comportements instinctifs, par ses expériences et les leçons qui en sont tirées, par ses relations avec les chiens depuis longtemps domestiques, par son regard sur les hommes, par la force de ses attachements ou de ses répulsions, par sa puissance et ses impuissances, par ses évolutions étonnantes et fascinantes. C’est le roman d’une évolution, de plusieurs évolutions, un roman darwiniste sur les influences du milieu, la mémoire d’une race et les apprentissages d’un individu. London nous donne à voir aussi bien la société des chercheurs d’or et des Indiens que le comportement – certes de manière romancée – d’un chien-loup.
Je m’attendais à une fin différente et, si une part de moi ne peut s’empêcher de ressentir une légère déception, j’ai été ravie de la douceur qu’elle annonce et qu’on espère pour Croc-Blanc.

Une lecture saisissante, d’une immense efficacité que ce soit dans l’effroi, dans la violence, dans l’injustice ou l’hostilité de la vie, mais aussi dans la douceur, l’espoir et la beauté. Une formidable découverte qui dormait à portée de main depuis des années.

Me voilà à présent boostée pour la relecture d’un livre de mon enfance dont j’ai tout oublié (mais dont je ne doute plus qu’il me plaira à nouveau), L’appel de la forêt du même auteur, qui raconte, cette fois, l’histoire inverse d’un chien domestique qui retourne à l’état sauvage.

« Car le Grand Nord est hostile à toute forme de vie, le moindre mouvement lui fait injure : il lui faut donc l’éliminer. Il gèle les eaux pour les empêcher d’atteindre la mer. Il fige la sève des arbres jusqu’à ce qu’ils en crèvent. Mais c’est à l’homme qu’il s’en prend avec le plus d’acharnement et de férocité afin de le réduire à sa merci. Parce que l’homme est un être infatigable, en perpétuelle révolte à la seule idée que tout mouvement puisse être inexorablement condamné. »

« L’eau n’était pas vivante. Pourtant, elle bougeait. De plus, si elle avait l’air solide comme la terre, elle était dépourvue de consistance réelle. Il en conclut que les choses n’étaient pas toujours ce qu’elles paraissaient être. Sa crainte de l’inconnu découlait d’une expérience congénitale qui se trouvait maintenant renforcée par l’expérience acquise… Désormais, il aurait un doute permanent sur l’exacte nature des choses quelle que fût leur apparence. Il devrait en déterminer par lui-même la véritable réalité avant de pouvoir s’y fier. »

« Partout on entendait parler du « Loup de combat », comme on l’appelait, et sur le pont du bateau, la cage où on l’avait enfermé attira de nombreux curieux. Il grondait furieusement à l’adresse de ces visiteurs, ou restait couché  à les observer froidement, d’un regard chargé de haine. Car qu’eût-il pu éprouver d’autre à leur égard ? Il ne se posait jamais la question. Il ne connaissait plus que la haine et s’y livrait avec passion. La vie était devenue pour lui un enfer. Il n’était pas fait pour cette étroite réclusion que les hommes font subir aux bêtes fauves. Pourtant, c’était exactement de cette façon qu’on le traitait. Les passagers le regardaient, pointaient des bâtons entre les barreaux pour le faire grogner, et se moquaient de lui.
Ces hommes-là représentaient tout son environnement. Et à cause d’eux, sa férocité naturelle s’accrut encore davantage. Heureusement toutefois que la nature l’avait également doté d’une grande faculté d’adaptation. Là où beaucoup d’autres animaux auraient perdu la vie ou la raison, lui était capable de s’accommoder à de nouvelles conditions et de survivre sans que son équilibre mental eût à en souffrir. »

Croc-Blanc, Jack London. Le Livre de Poche, 1985 (1906 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Daniel Alibert-Kouraguine. 312 pages.

La parenthèse 9ème art – Bergères Guerrières et Canoë Bay

Un peu lassée de voir traîner ces chroniques esseulées dans mon ordinateur, je vous propose une petite parenthèse 9ème art avec des lectures qui remontent à quelques mois maintenant. Deux très belles découvertes, dont la première ne vous est peut-être pas inconnue !

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Bergères Guerrières (3 tomes, en cours), de Jonathan Garnier (scénario) et Amélie Fléchais (dessin) (2017-2019)

Voilà dix ans que les hommes ont disparu, avalés par une guerre aux confins du pays. Les femmes ont dû s’organiser et surtout, organiser la défense du village. Ainsi est né l’ordre des bergères guerrières. Ce sont ces combattantes d’élite que la jeune Molly s’apprête à rejoindre en prenant le titre d’apprentie.

Au scénario, j’appelle Jonathan Garnier qui a fait naître l’énergique et émouvante Momo ! Et qu’avons-nous là ? Une histoire d’aventures et une histoire de femmes et de filles braves et prêtes à tout pour défendre leur village.
Dans un univers qui n’est pas sans rappeler la pittoresque bourgade de Berk (Dragons), Molly et ses amies sont nommées apprenties. Sous l’égide des guerrières d’élite, elles apprennent à manier arcs, épées et autres marteaux de guerre. Toutes ont des traits de caractère très différents – énergique, blasée, colérique, peureuse… – mais toutes se surpassent, affrontent leurs peurs, leurs blocages et leurs doutes. Être une fille n’est nullement un handicap dans ce pays. Et ce n’est pas Liam, le meilleur copain de Molly, qui dirait le contraire : il est au contraire prêt à tout pour rejoindre l’ordre des bergères guerrières.
J’ai aussi été sous le charme de la magie qui opère en ce monde. Pas de pouvoir pour nos bergères guerrières, mais des sorciers et sorcières qui vivent isolés, en communion avec la nature. Une tribu, une famille, un peuple féerique attirant quoique parfois inquiétant. Et cette magie noire aussi, qui a donné vie à cette Malbête dont l’ombre pèse sur le village.

Au dessin, j’appelle Amélie Fléchais dont la beauté du trait n’est plus à prouver ! Déjà, il y a ces couvertures qui sont tout simplement à tomber ! Ensuite, elle offre à cette contrée des teintes écossaises avec ces rochers, ses étendues vertes, son brouillard, ses moutons : rien que cela avait de quoi me séduire. Ses personnages sont très expressifs et plutôt craquants, à commencer par ce petit feu follet prénommée Molly. Avec sa chevelure rousse, ses bonnes joues et son enthousiasme mâtiné d’un sale caractère, difficile de rester de marbre face à cette héroïne entraînante. Tout en rondeur et en douceur, son trait si distinctif apporte un véritable charme à cette histoire.
Par contre, pour être honnête, j’ai été déstabilisée par le tome 3. L’histoire est toujours aussi chouette, mais le dessin m’a semblé bien différent. Plus grossier, aux traits plus épais. Je ne sais pas si c’est parce que j’ai lu le troisième tome deux mois après les deux premiers ou si la disparité dans le coup de crayon est bien réelle, mais cela a fait naître un sentiment mitigé sur le troisième tome qui tranche avec l’enthousiasme des premiers. Cela, cependant, ne retire en rien les qualités de cette saga dont j’attends la suite avec curiosité et impatience.

Comment dire non à une si belle histoire d’amitié, d’égalité, de courage et de magie ? Tendre, humour, aventure et féminisme, le tout dans une ambiance celtique/viking, personnellement, j’en redemande !

Bergères Guerrières (2 tomes), Jonathan Garnier (scénario) et Amélie Fléchais (dessin). Glénat, coll. Tchô !.
– Tome 1, La Relève, 2017, 70 pages ;
– Tome 2, La Menace, 2018, 71 pages ;
– Tome 3, Le Périple, 2019, 64 pages.

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Canoë Bay, de Tiburce Oger (scénario) et Patrick Prugne (dessin) (2009)

Canoë Bay (couverture)Ce roman graphique raconte l’histoire de Jack, jeune Acadien orphelin, qui, alors qu’il n’est que mousse, se découvre détenteur d’un indice conduisant à un fabuleux trésor.
J’attendais pour en publier la chronique d’avoir lu les autres ouvrages du même auteur et de la même série – à savoir Frenchman, Iroquois, Pawnee et Vanikoro – que possédait la bibliothèque où je travaillais, sauf que j’ai si bien lu autre chose que me voilà partie, d’où cette simple chronique.)

Cette bande dessinée mêle deux histoires. Une histoire fictionnelle sur fond historique.
Pour l’histoire avec un grand H, c’est l’histoire du Canada en 1755, ce sont les conflits franco-britanniques pour le Nouveau Monde, c’est l’esclavage. C’est croiser les noms de Mary Read, Anne Bonny et Calico Jack Rackham.
Et dans cette grand Histoire, il y a le jeune Jack. Il y a la rencontre avec des Indiens et des pirates ! Un rêve de gosse, pas toujours idyllique avouons-le. Le chef de la bande de pirates, John Place, alias « Lucky Roberts », rappelle le John Silver du film Disney La Planète au trésor : avide de trouver son or mais pas si « sans foi ni loi » finalement. C’est un récit d’aventure, d’amitié, d’amour, mais aussi de combats et de mort. Un périple, la nature, les dangers, les haines des hommes. Pas de répit, pas d’ennui.

Et puis, il y a les dessins de Patrick Prugne, l’auteur de Poulbots, sublime ouvrage dont j’ai déjà parlé, à ne pas confondre avec son fils Thibault Prugne (dessinateur tout aussi talentueux par ailleurs). Dès qu’on ouvre la BD, c’est parti, on en prend plein les yeux. Les paysages, les forêts, les lacs… Les couleurs, la chaleur de ses illustrations, l’expressivité des personnages… Les aquarelles de l’artiste sont absolument sublimes.

En bonus (et je ne dis jamais non aux bonus) : plein de croquis et d’esquisses préparatoires qui enrichissent la fin de l’ouvrage et donnent à voir un soupçon du travail de documentation nécessaire à un tel ouvrage.

Une très belle bande-dessinée portée par des illustrations magnifiques, notamment de la nature nord-américaine.

Canoë Bay, Tiburce Oger (scénario) et Patrick Prugne (dessin). Editions Daniel Maghen, 2009. 102 pages.

Peter Pan sous diverses formes

Il est temps de publier cet article entamé il y a plusieurs mois sur les différents supports qui m’ont permis de croiser le personnage de Peter Pan au cours de l’année 2019 !

Au programme, deux livres et deux films (pas de jaloux) :

  • le film Neverland de Marc Forster ;
  • le roman Peter Pan de J.M. Barrie ;
  • le film Hook ou la revanche du Capitaine Crochet de Steven Spielberg ;
  • et le texte dans sa version illustrée par Quentin Gréban.

Bon voyage au Pays imaginaire !

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Neverland, film de Marc Forster (2004)

Londres, début du XXe siècle. L’écrivain James M. Barrie est en quête d’un nouvel élan dans sa vie comme dans son œuvre : son mariage avec la comédienne Mary Ansell est dans l’impasse et le public londonien boude sa dernière pièce. Au cours d’une promenade, il fait la connaissance de Mrs Llewelyn Davies et ses quatre fils. De la complicité grandissante entre l’écrivain et les enfants naît une précieuse source d’inspiration. Ensemble, ils commencent à tisser la trame fantastique et visionnaire de Peter Pan. (Résumé présent sur le DVD)

Neverland (affiche)J’avais vu ce film il y a plusieurs années et je n’en avais gardé qu’un souvenir flou. J’ai eu envie de le revoir et, à mon plus grand plaisir, j’ai été enchantée par cette histoire, entre drame et humour. Ce James Barrie me rappelle le Edward Bloom de Big Fish, un homme débordant d’imagination qui transforme le quotidien en aventures extraordinaires. Sa vision du monde et ses jeux avec les enfants injectent une pincée de magie et de fabuleux dans une vie autrement banale. Mondes réel et imaginaire s’entremêlent au fil des histoires initiées par Barrie et ses jeunes compagnons de jeu. C’est fantasque, onirique et parfaitement réjouissant.

Tout n’est pas exact dans ce film qui prend, comme souvent, quelques libertés avec la réalité : Mrs Lleweyn Davies n’était pas veuve par exemple et il n’y avait alors que trois enfants. Mais peu importe – à mes yeux en tout cas – car il reste un très joli film qui montre que responsabilités et complications de l’âge adulte ne sont pas incompatibles avec l’émerveillement et le plaisir d’inventer des histoires même s’il devient de plus en plus dur de croire aux fées lorsqu’on grandit.
De plus, il est amusant de repérer au fil du film les premiers éléments que l’on retrouvera dans Peter Pan. J’ai également été très intéressé par les pistes qu’il offre pour comprendre l’œuvre originale, c’est-à-dire tout ce qui touche à l’enfance de Barrie. Une enfance trop vite perdue suite à la mort d’un frère – qui, par conséquent, ne grandira jamais – avec une mère qui ne s’en est jamais remise.

Il est parfois difficile de lutter contre le désenchantement et contre les cruautés de la vie, mais il ne fait pas de mal d’égayer tout ça, quand on le peut, d’une touche d’imagination et de magie.

Neverland (VO : Finding Neverland), réalisé par Marc Forster, avec Johnny Depp, Kate Winslet, Freddie Highmore… Film britannique, 2004. 1h40.

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Peter Pan, de J.M. Barrie (1911)

Peter Pan (couverture)Je me suis ensuite penchée sur le roman de l’écrivain écossais. Je l’avais acheté en Ecosse (cohérence oblige) en me disant que, s’agissant d’un livre destiné aux enfants, la lecture ne devrait pas en être trop ardue. Oups, erreur. J’ai été étonnée du niveau de langage du roman. Je mets cela sur le compte de l’âge du récit, mais il m’a posé beaucoup plus de difficultés qu’un roman contemporain. Du coup, je l’ai lu bien plus lentement que prévu, mais j’en suis finalement venue à bout ! (Et je suis assez fière d’avoir pris le temps d’ouvrir à nouveau un roman en anglais.)

A présent, partons pour Neverland. Et comment dire… si vous avez en tête une mignonne histoire enfantine, je vais peut-être briser quelques illusions.

Avant de passer au cœur de l’histoire, quand les enfants s’envolent par la fenêtre, je me permets de faire un aparté sur un personnage qui m’a sidérée par son comportement. Mr Darling. Le père. Une scène m’a fait tomber des nues – à tel point que je craignais d’avoir mal compris le texte anglais – car il agit alors comme un enfant pourri gâté qui fait une crise. Voilà un adulte qui n’a pas conservé le meilleur côté de son âme d’enfant ! C’est une scène tout à fait puérile – qui permettra d’ailleurs la rencontre et la fuite des enfants avec Peter Pan – dont le ridicule m’a laissée absolument bouche bée. Voilà, fin de l’aparté, mais je voulais signaler ce personnage d’adulte d’une immaturité rarement rencontrée.

Parlons maintenant de Peter Pan. Vous imaginez un enfant malicieux qui incarne l’innocence et la beauté de l’enfance ? Erreur. Peter est un véritable tyran qui  se révèle franchement inquiétant au fil du roman. Parlerons-nous de ses pertes de mémoire quasiment instantanées qui lui font oublier Wendy et ses frères maintes et maintes fois juste le temps du vol jusqu’au Pays Imaginaire ? De la façon dont il impose sa loi aux autres enfants perdus, de leur interdire de savoir quelque chose qu’il ignore (par exemple, être capable de distinguer les jumeaux alors lui n’y parvient pas), de proscrire tout bavardage sur les parents ? De son imitation angoissante d’un Captain Hook fraîchement dévoré ? De son arrogance ? Quel monstre de vanité ! Imbu de lui-même jusqu’à l’exaspération (la mienne, je veux dire), il ne cesse de se jeter des fleurs – combien de fois il nous apprendra qu’il est le garçon le plus génial du monde ? – et de s’attribuer les mérites des autres. Tout ce qu’il fait n’a qu’un but : le mettre en valeur et tant pis s’il doit mettre d’autres enfants en danger. Dépourvu de la moindre empathie, Peter n’a qu’un seul centre d’intérêt : lui-même. Une conversation avec Wendy, des années après leurs aventures communes, le montre particulièrement bien : il a purement et simplement oublié celles et ceux qui en étaient les autres protagonistes, à savoir Captain Hook et Tinker Bell.
Mais surtout, Peter Pan a des pulsions qui sont loin d’être celles que l’on aimerait trouver chez un enfant. Un extrait (qui se situe lors du voyage aller vers Neverland) vous éclairera peut-être :
« His courage was almost appalling. ‘Do you want an adventure now’, he said casually to John, ‘or would you like to have your tea first?’
Wendy said ‘tea first’ quickly, and Michael pressed her hand in gratitude, but the braver John hesitated.
‘What kind of adventure?’ he asked cautiously.
‘There’s a pirate asleep in the pampas just beneath us’, Peter told him. ‘If you like, we’ll go down and kill him.’ »
Tranquillou. Le garçon assassine des pirates. Des vrais, pas des Playmobils. En effet, malgré quelques scènes au comique détonnant digne d’un dessin animé (par exemple, quand l’auteur explique que les enfants perdus, les pirates, les Indiens, les bêtes sauvages et le crocodile, se poursuivent sans fin car ils tournent dans le même sens, faisant inlassablement le tour de l’île), c’est un lieu de tous les dangers où la mort rôde. Tandis que les indiens scalpent tout ce qui bouge – jusqu’au sauvetage de Tiger Lily –, des enfants tuent et se font parfois tuer et les pirates se feront correctement massacrer à la fin de l’histoire.
Concernant les enfants, il y a aussi un passage un peu flou : « The boys on the island vary, of course, in numbers, according as they get killed and so on ; and when the seem to be growing up, which is against the rules, Peter thins them out; but at this time there were six of them, counting the Twins as two. » Qu’est-ce que cela signifie? Est-ce qu’il les tue, purement et simplement ? Est-ce qu’il les pousse à quitter la bande des enfants perdus (pour rejoindre les pirates ou autres) ou à abandonner l’île pour vivre leur vie d’adulte parmi leurs semblables ? Certaines traductions françaises semblent avoir adopté le choix de l’assassinat, mais pour avoir cherché un peu, il semble que la formulation anglaise prête davantage au débat et à l’indécision.
Voilà, un petit aperçu de qui est Peter Pan. Un garçon insupportable et cruel, coincé dans son corps d’enfants et dans sa haine des adultes. Haine née d’avoir été abandonné et remplacé par un autre enfant dans le cœur de sa propre mère. Cette mère qu’il cherchera sans cesse en Tinker Bell, en Wendy, en la fille de Wendy, etc., sans jamais voir, sans jamais comprendre, sans jamais imaginer que l’amour qu’elles tentent de lui offrir n’est pas celui d’une mère. C’est donc un antihéros très sombre et torturé.

Wendy, quant à elle, m’a posé problème à cause de son rôle. Elle n’est pas fillette, elle est une maman. C’est d’ailleurs pour cela que Peter Pan l’a invitée à rejoindre Neverland : pour être la maman des enfants perdus. En quoi ça consiste ? Raconter des histoires certes, mais surtout repasser, recoudre, faire le ménage (elle détestera le navire des pirates – il était apparemment inimaginable qu’une fille soit attirée par l’aventure pirate – car il est décidément bien trop sale), faire à manger (faire semblant de faire à manger plutôt) et surveiller l’heure du coucher. Ah, et appeler Peter « father ». Jouer au papa et à la maman, c’est une chose que tout le monde ou presque aura fait, mais là, c’était trop. C’était presque dérangeant. Cela sonnait vraiment « conditionnement à ton futur rôle de femme au foyer et de mère » (ce que Wendy deviendra quelques années après son retour dans le monde réel). Certes, l’œuvre a plus d’un siècle, il faut recontextualiser, tout ça tout ça, mais ça fait quand même grincer des dents. (Petite anecdote : le titre du roman était à l’origine Peter and Wendy, mais celle-ci a fini par disparaître des couvertures bien que l’histoire suive bien davantage son parcours que celui de Peter Pan.)

Ce fut donc un étrange moment de lecture. Déstabilisant car je ne m’attendais pas à ressentir si peu d’attachement vis-à-vis des personnages, mais j’ai adoré découvrir ce conte bien plus glauque et malsain et déprimant que l’image que j’en avais auparavant.

Peter Pan, James Matthew Barrie. Puffin Books, coll. Puffin Chalk, 2013 (1911 pour l’édition originale). 206 pages. En anglais.

Pour prolonger la découverte de Peter Pan, je vous invite à vous rendre sur le blog Histoire naturelle de bibliophiles pour son très bon article joyeusement intitulé « Maman ou putain, les femmes dans Peter Pan ». Le ton est donné…

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Hook ou la revanche du Capitaine Crochet, film de Steven Spielberg (1991)

« Peter Banning alias Peter Pan est devenu un brillant avocat d’affaires qui a tout oublié de ses merveilleuses aventures. Mais le terrible capitaine Crochet, lui, n’a pas oublié. Pour enfin, régler leur compte, il enlève une nuit Jack et Maggie, les enfants de Peter. C’est en compagnie de Tinkerbell que Peter s’envole à nouveau pour le pays de Nulle Part. » (Allociné)

Hook (affiche)Je n’avais jamais vu ce film, mais la présence de Robin Williams et Maggie Smith ont suffi à me convaincre à lui laisser sa chance. Ce fut pour moi un bon divertissement pour un jour pluvieux. J’ai passé un bon moment et je me suis laissée porter par les aventures de Peter Banning bien que l’intrigue soit cousue de fil blanc. Pas de réelle surprise ni sur les péripéties, ni sur l’humour, ni sur les petits messages sur la famille.
Les deux acteurs principaux sont excellents dans leur rôle respectif : si je ne doutais pas de Robin Williams, j’ai été bluffée par Dustin Hoffman que je n’ai absolument pas reconnu (bien que sachant que c’était lui) et qui joue un Capitaine Crochet absolument parfait. Le reste du casting est à l’avenant, c’est-à-dire excellents dans leurs rôles respectifs. (Et puis, il y a Maggie Smith. Oui, je l’ai déjà dit, mais ça me fait toujours plaisir.)

Cependant, je n’ai absolument pas retrouvé l’ambiance du roman. Le film est bon enfant tout comme l’ambiance à Neverland. Comme je me l’imaginais avant de lire le livre. Peter Banning retrouve son âme d’enfant et l’avocat trop sérieux redécouvre le plaisir du jeu et du rire. On se bat sans se tuer (adieu, le massacre final du roman) et chacun retrouve une part d’innocence. Pourtant, à mon goût, Peter Banning n’a jamais été si proche du caractère du Peter Pan de papier lorsqu’il était cet adulte égoïste et aveugle à la peine de sa famille.
Ce n’est pas nécessairement un mal car Spielberg s’est approprié l’histoire pour créer son Peter Pan, sa suite, mais j’avoue que je serais curieuse de voir un film avec un Peter aussi sombre et dangereux que dans le livre. Savez-vous si de telles adaptations existent ?

Conclusion ? Un film très agréable, pas du genre à révolutionner le septième art, mais à nous faire passer un très bon moment.

Hook ou la revanche du Capitaine Crochet (VO : Hook), réalisé par Steven Spielberg, avec Robin Williams, Dustin Hoffman, Maggie Smith, Julia Roberts… Film américain, 1991, 2h15.

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(C’est bientôt la fin.)

Je pensais vous parler d’autres versions de Peter Pan, notamment en films – Netflix proposant notamment dans son catalogue Pan de Joe Wright (2015) et le Peter Pan de P.J. Hogan (2004) – mais je me suis aperçue que ces versions ne m’intéressaient pas vraiment (et que je n’avais pas vraiment envie de regarder le Disney), donc je vais m’arrêter là côté septième art. Je vous invite simplement à découvrir la petite vidéo de Math se fait des films sur le dessin animé Disney : je me dis que mes souvenirs sont peut-être erronés car les mauvais sentiments n’ont pas l’air loin à voir ces extraits.

Juste un dernier mot sur la version illustrée par Quentin Gréban.

Peter Pan (Gréban) (couverture)Quentin Gréban est un illustrateur dont j’aime beaucoup les grandes aquarelles, j’ai encore cette année été conquise par Maman aux textes signés par Hélène Delforge et cet article était l’occasion rêvée de ressortir son Peter Pan de ma bibliothèque.

Je ne m’attarderai pas sur le texte : c’est une version abrégée et adaptée, ce qui n’est guère ma tasse de thé. Je préfère avoir le texte complet et avoir toutes les clefs en main. Ici, on rencontre tout de même le Peter dur du roman, mais des passages manquants ou ayant été raccourcis, sa violence et son égocentrisme ne se font pas autant ressentir.
Les illustrations sont en revanche sublimes. Si elles ne soulignent pas forcément la noirceur de cette  histoire – avec un Peter Pan plus malicieux et attendrissant que dans le roman –, elles présentent des personnages lumineux et expressifs. Le Pays Imaginaire sera laissé à l’imagination de celles et ceux qui liront ce livre, car ce sont bien ses habitants qui sont au cœur des aquarelles et crayonnés de Quentin Gréban. Chacun a droit à son ou ses portraits. La taille de l’ouvrage est l’occasion de pleines pages fascinantes.
Bref, un très bel ouvrage !

Peter Pan, James Matthew Barrie, illustré par Quentin Gréban, édition adaptée et abrégée par Xavier Deutsch, à partir de la traduction d’Yvette Métral (Flammarion, 1982). Editions Mijade, 2014. 92 pages.

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C’est la fin de cet article consacré à Peter Pan !
Connaissez-vous le roman (ou la pièce de théâtre) de J.M. Barrie ?
Avez-vous un film (ou autre) à me conseiller ?

Le premier qui pleure a perdu, de Sherman Alexie (2007)

Le premier qui pleure a perdu (couverture)Junior est un Indien Spokane. Intelligent, handicapé, il est le souffre-douleur d’une partie de la tribu. Il vit dans une réserve, mais rêve d’en sortir et de voir le monde. Pour cela, il prend une décision inédite, que personne n’avait prise avant lui : ne pas aller au lycée de la réserve et intégrer celui de Reardan où tous les élèves sont blancs.

Ce roman nous plonge dans le quotidien pas franchement rose d’une réserve indienne. L’alcoolisme, la pauvreté, le chômage, les violences familiales, la brutalité au sein-même de la réserve, la faim, le racisme, les inégalités… il y a clairement un monde entre la vie de Junior (qui cumule en plus hydrocéphalie, bégaiement et zozotement !) et celle de ses camarades blancs (même si tous n’ont pas pour autant une famille de rêve). Un sujet que je n’avais encore jamais rencontré en littérature jeunesse. Le gros plus du roman : il est autobiographique, en partie du moins ; l’auteur, Amérindien lui-même donc, maîtrise son sujet.

Junior est le narrateur – et le dessinateur ! – de son histoire et il insuffle à celle-ci une atmosphère joyeuse et positive qui permet d’aborder les sujets les plus durs sans pour autant se sentir au trente-sixième dessous. A chaque instant, l’humour – parfois cynique ou ironique – se mêle à l’émotion. Et la réflexion et le questionnement sont présents à chaque instant (y compris dans les dessins, souvent très pertinents).

Malgré la violence de certains événements qui viennent ponctuer cette année scolaire, Junior garde cette envie de vivre autre chose, de sortir de cette réserve qui le condamne à une vie triste et étriquée. Le roman ne présente jamais les gentils Indiens d’un côté et les méchants Blancs racistes de l’autre. C’est beaucoup plus compliqué que ça (et pas uniquement parce qu’on rencontre des Indiens qui sont loin d’être des anges) et Junior aura bien du mal à se trouver une place. Trop Indien pour les Blancs et traître « amoureux des Blancs » pour les Indiens. L’intégration du « nouveau » Junior doit donc se faire aussi bien au lycée qu’à la réserve.
Autour de lui gravitent de nombreux personnages, galaxie hétéroclite de caractères et de sensibilités qui, tous, se laisseront peu à peu toucher par Junior, sa différence, son intelligence, ses excentricités. Si l’on retrouve quelques clichés – la reine du lycée, le grand sportif, le bagarreur… –, ils sont néanmoins décrits avec suffisamment de profondeur pour être crédibles et intéressants (la grand-mère est clairement mon coup de cœur du roman, aussi peu présente soit-elle).

Ce livre parfois banni aux Etats-Unis concentre plusieurs sujets violents, mais véhicule néanmoins un message d’espoir, de ténacité et d’accomplissement de ses rêves. Un roman intelligent plein d’optimisme et d’enthousiasme. (Pourtant, il m’a manqué un petit quelque chose pour dépasser ce stade du bon roman. Je ne sais pas encore quoi, je cherche, mais je ne trouve pas.)

« Donc je dessine parce que je me dis que c’est sans doute la seule chance réelle d’échapper à la réserve.
Je vois le monde comme une série de barrages rompus et d’inondations, et mes dessins comme de tous petits petits canots de sauvetage. »

« Avant, je croyais que le monde se divisait en tribus. En noir et blanc, en indien et blanc. Mais je sais à présent que ce n’est pas vrai. Le monde n’est divisé qu’en deux tribus : ceux qui sont des enfoirés et ceux qui n’en sont pas. »

« Bon dieu, je suis allé à tellement d’enterrements dans ma courte vie.
J’ai quatorze ans et je suis allé à quarante-deux enterrements.
Ça, c’est vraiment la plus grande différence entre les Indiens et les Blancs. »

Le premier qui pleure a perdu, Sherman Alexie. Albin Michel, coll. Wiz, 2008 (2007 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Valérie Le Plouhinec. 280 pages.

Les Indiens sont à l’ouest !, de Juliette (composition et narration), Christian Eymery (textes), Etienne Friess (illustrations) et le CREA d’Aulnay-sous-Bois (chant) (2015)

« Silence plateau ! Son ? Ça tourne ! Moteur ? Ça tourne ! Les Indiens 23/7! Action ! »

Les Indiens sont à l'ouest (couverture)François décide de concrétiser son rêve de devenir réalisateur en participant à un concours de jeunes cinéastes. De l’écriture du scénario à la réalisation en passant par le casting et les caprices des acteurs et actrices, il va s’apercevoir que ce n’est pas un métier facile. Mais peu importe, il réussira coûte que coûte à terminer son film qui raconte les résistances des Indiens face à l’invasion des colons blancs au XIXe siècle.

Les quinze chansons (regroupées à la fin du livre) ont un véritable rôle dans la narration, elles font réellement avancer l’histoire. Le CD n’est pas une simple lecture de ce qu’il y a dans le livre. Interprétées par 60 chanteurs et chanteuses (de 11 à 30 ans) du CRÉA d’Aulnay-sous-Bois – une structure qui encourage à la création et à la pratique artistique –, elles sont variées et agréables à écouter. Elles alternent des textes graves (le massacre des bisons, la mort du Général Custer…) avec des textes plus légers et rigolos (les caprices d’une starlette, les revendications des acteurs et actrices qui veulent des scènes de bataille, etc.).

J’adore les dessins d’Etienne Friess – je l’ai déjà dit en parlant de Ici reposent tous les oiseaux et Félicien et son orchestre – et c’est d’ailleurs ce qui m’a attirée vers ce livre-CD en premier lieu. Toutes en rondeur, elles sont parfois drôles, parfois touchantes, toujours expressives. Le grand format du livre permet d’en admirer toute la beauté. J’ai d’ailleurs eu un fou rire face au dalmatien à l’air perdu sous son déguisement de bison (oui, il m’en faut peu, je suis de bonne humeur en ce moment !).

Un livre-CD sympathique et coloré sur le thème passionnant des Amérindiens, opprimés, déportés, massacrés par les colons ainsi que sur les déboires d’un jeune metteur en scène.

Les Indiens sont à l'ouest 2

« Le nom des tribus indiennes

Me donne envie je l’avoue

D’imaginer une histoire

Un scénario palpitant

Et d’évoquer leur mémoire

Sous un angle différent

Les Mohawks, les Navajos

Chipehuas, Arapahos

Les Iroquois, les Pawnees

Les Micmacs, les Cherokees »

« Ludo n’avait pas apprécié que le rôle qui lui était promis soit finalement confié à un autre, et il le fit savoir à François :

« Et moi qui te considérais comme un ami. C’est vraiment pourri, le milieu du cinéma ! » »

« Le cheval de fer a stoppé

Les hommes ont sorti leurs fusils

Et sans raison ils ont tiré

Sur les bisons de la prairie

Juste par jeu, pour le plaisir

De les regarder s’effondrer

Juste par jeu, pour le plaisir

De contempler le sang couler

Juste par jeu, pour le plaisir »

Les Indiens sont à l’ouest !, Juliette (composition et narration), Christian Eymery (textes), Etienne Friess (illustrations) et le CREA d’Aulnay-sous-Bois (chant). Harmonia mundi, coll. Little Village, 2015. 38 pages, 60 minutes d’écoute.