Une chambre à soi, de Virginia Woolf (1929)

Ça ne pouvait pas se faire dans un cadre autre que celui des classiques fantastiques : j’ai enfin lu le célèbre essai de Virginia Woolf !

Les classiques, c'est fantastique : tout plaquer

« (…) il est indispensable qu’une femme possède quelque argent et une chambre à soi si elle veut écrire une œuvre de fiction. » Tel est ce qu’il faut démontrer.

Une chambre à soiCe texte est né de deux conférences données dans des collèges pour femmes de Cambridge autour du sujet « Les femmes et la fiction ». L’autrice anglaise y aborde les facteurs nécessaires à la création, des conditions qui étaient généralement refusées aux femmes et qui la poussent à s’interroger sur son époque et les moyens mis à disposition des hommes et des femmes. Elle précède les écrits de Samah Karaki en exposant que le talent naît de l’argent (avec l’importance d’un revenu fixe conférant une certaine indépendance financière), du temps, de la disponibilité mentale et l’espace physique, de l’éducation (source de références passées qui viennent nourrir les arts présents), des études, des voyages et des loisirs, qu’il s’inscrit dans un tout qui a toujours favorisé les hommes et ne relève pas simplement d’un génie typiquement masculin.
Elle convoque les autrices du passé, elle questionne la façon dont les femmes sont racontées dans les histoires et leur absence dans les récits qui sont faits de l’Histoire, leur place dans la fiction et leurs interactions avec les deux sexes (préfigurant le test de Bechdel). Elle traite de la distribution genrée des rôles et du sentiment d’infériorité intégré et reproduit par les femmes.
Elle dénonce la domination masculine et les conditions de vie des femmes au fil de siècles, les femmes miroirs ou marchepieds pour les hommes, les femmes idéalisées dans la fiction, étouffées dans la vie réelle, le besoin des hommes de se sentir supérieurs. Elle regarde les droits qui ont été acquis et tous ceux qu’il reste à obtenir.
Bref, nous constatons qu’elle était en avance sur son temps puisque bon nombre de sujets abordés sont encore très actuel. Le propos est très passionnant et juste, d’autant que j’ai savouré son humour, son ironie et ai particulièrement aimé l’évocation de la sœur fictive de Shakespeare.

 Néanmoins, je dois avouer que je n’ai pas vraiment adhéré à la forme pseudo-fictive. Woolf nous entraîne dans un « flux de conscience », une méditation lors d’une balade solitaire, une enquête de lieux en lieux – extérieur, repas en société, bibliothèque – à la recherche des femmes et des moyens qui leur sont alloués pour s’exprimer, une errance au fil de ses pensées. A posteriori, je trouve le biais, entre essai et roman, plutôt original et métaphoriquement intéressant ; cependant, dans le temps de la lecture, je me suis un peu ennuyée face à ces circonvolutions parfois un peu lourdes. Les idées sont limpides et pertinentes, mais, de mon point de vue, la forme, au fil des pensées de l’autrice, a tendance à les noyer.
Il y a longtemps, j’avais tenté de lire Mrs Dalloway mais avais abandonné ; je plaçai donc de grands espoirs dans cet essai pour me convaincre qu’il ne s’agissait que d’une tentative malheureuse. Peut-être n’est-ce qu’une question de traduction, je commence toutefois à penser que le style de Woolf ne me convient guère…

Dénonciation de la société patriarcale, male gaze, importance du matériel dans la création… Une chambre à soi/Un lieu à soi est un texte qui reste terriblement moderne. Le fond est passionnant, dommage que la forme ne m’ait pas convaincue.

« Pourquoi les hommes boivent-ils du vin et les femmes de l’eau ? Pourquoi un sexe est-il si prospère et l’autre si pauvre ? Quel est l’effet de la pauvreté sur le roman ? Quelles sont les conditions nécessaires à la création des œuvres d’art ? »

« Un être étrange, composite, fait ainsi son apparition. En imagination, elle est de la plus haute importance ; en pratique, elle est complètement insignifiante. Elle envahit la poésie d’un bout à l’autre ; elle est, à peu de chose près, absente de l’Histoire. Dans la fiction, elle domine la vie des rois et des conquérants ; en fait, elle était l’esclave de n’importe quel garçon dont les parents avaient exigé qu’elle portât l’anneau à son doigt. Quelques-unes des paroles les plus inspirées, quelques-unes des pensées les plus profondes de la littérature tombent de ses lèvres ; dans la vie pratique elle pouvait tout juste lire, à peine écrire, et était la propriété de son mari. »

« Les difficultés matérielles auxquelles les femmes se heurtaient étaient terribles ; mais bien pires étaient pour elles les difficultés immatérielles. L’indifférence du monde que Keats et Flaubert et d’autres hommes de génie ont trouvée dure à supporter était, lorsqu’il s’agissait de femmes, non pas de l’indifférence, mais de l’hostilité. Le monde ne leur disait pas ce qu’il disait aux hommes : écrivez si vous le voulez, je m’en moque… Le monde leur disait avec un éclat de rire : Écrire ? Pourquoi écririez-vous ? »

« Tous ces rapports entre femmes imaginaires sont par trop simples. Et je tentai de me souvenir de mes lectures, où deux femmes soient représentées comme amies. (…) Mais presque sans exception, les femmes nous sont données dans leurs rapports avec les hommes. Il est étrange de penser que, jusqu’aux jours de Jane Austen, toutes les femmes importantes de la fiction furent, non seulement vues uniquement par des hommes, mais encore uniquement dans leurs rapports avec les hommes. Et pourtant ces rapports ne constituent qu’une toute petite partie de leur vie ! »

« La liberté intellectuelle dépend des choses matérielles. La poésie dépend de la liberté intellectuelle. Et les femmes ont toujours été pauvres, et cela non seulement depuis deux cents ans, mais depuis le commencement des temps. Les femmes ont eu moins de liberté intellectuelle que les fils des esclaves athéniens. Les femmes n’ont donc pas eu la moindre chance d’écrire des poèmes. C’est pourquoi j’ai tant insisté sur l’argent et le fait d’avoir une chambre à soi. »

Une chambre à soi, Virginia Woolf. Éditions 10/18, 2012 (1929 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Clara Malraux. 171 pages.

Un don, de Toni Morrison (2008)

Un don (couverture)Seconde participation du mois au rendez-vous « Les classiques c’est fantastique » dont le thème mettait les autrices à l’honneur. Certes, ma lecture est plutôt récente, mais Toni Morrison a tout de même reçu le prix Nobel de littérature en 1993, donc je me permets de la glisser là.

Dans l’Amérique du XVIIe siècle, quatre femmes (et un homme) prennent la parole pour raconter un bout de leur histoire gravitant autour de celle de Jacob dont la mort à cause de la variole menace leurs existences. Florens, Lina, Sorrow, Rebekka. Blanches, Noire, Indienne, esclave, servante, libre, native ou immigrée.

Ce roman pas très long nous offre un coup d’œil sur la vie quotidienne à cette époque. En toile de fond se dessinent l’esclavage, l’élimination des Amérindiens, les divergences religieuses, la violence. La dépendance à un seul également, le chef de maison, l’homme, dont la disparition fait basculer leur vie et leur avenir. De manière générale, ce roman semble traiter de la servitude, celle que l’on subit ou que l’on s’impose, celle imposée par d’autres hommes, celles liées à un sexe ou une couleur de peau, celles tournées vers la quête de pouvoir et de richesse, celle née du désir…

Roman polyphonique qui nous dévoile les liens, les rencontres, les attachements entre les différents protagonistes. Êtres humains luttant pour leur vie, pour une once de liberté, de respect, d’amour et de joie, dans un monde dur, patriarcal et injuste en dépit des promesses de ces terres sauvages. Malmenés par la vie et par leurs pairs. Personnages vendus, envoyés loin de chez eux, maltraités, traumatisés, et pourtant riches d’une voix intérieure intense. Tous s’observent, se jugent, s’apprécient ou se méfient, mais notre opinion en tant que lectrice évolue lorsque l’on découvre leur récit, leur point de vue.

Le récit est un peu chaotique dans son discours, dans sa chronologie. Nous voguons au fil des pensées des personnages, ce qui confère parfois à la narration un côté erratique, divagant. Passé et présent s’entremêlent ; faits, espoirs et rêveries se succèdent.

J’avais lu ce roman il y a dix ans peut-être et je l’avais remis dans ma PAL après un déménagement car je n’en avais plus aucun souvenir. Après relecture, je pressens que mes souvenirs vont se désagréger à nouveau. Ce n’est pas désagréable à lire, la plume est même intéressante, mais je suis restée un peu à côté. En dépit d’une fin très touchante, je ne me suis pas sentie suffisamment investie pour être réellement touchée, pour être marquée durablement par cette histoire.

Un don est un récit complexe et intéressant par certains aspects. Malheureusement, il est aussi confus, trop riche peut-être en thématiques, avec une construction qui manque un peu de fluidité, d’où un sentiment très mitigé et un souvenir évanescent.

« Ils avaient jadis pensé qu’ils formaient une sorte de famille parce qu’ils avaient créé ensemble un compagnonnage à partir de l’isolement. Mais la famille qu’ils imaginaient être devenus était fausse. Quel que fût ce que chacun aimait, recherchait ou voulait fuir, leurs avenirs étaient séparés et imprévisibles. Une seule chose était certaine, le courage seul ne suffirait pas. Sans les liens du sang, il ne voyait rien à l’horizon pour les unir. »

« Entre la menace d’un massacre immédiat et la promesse du bonheur conjugal, elle ne croyait ni en l’un ni en l’autre. Pourtant, sans argent ni inclinaison à vendre des marchandises, à ouvrir une échoppe ou à se placer comme apprentie contre le gîte et le couvert, et avec les couvents exclusivement réservés aux classes les plus hautes, ses perspectives se limitaient à servante, prostituée ou épouse, et, bien qu’on racontât des histoires horribles sur chacune de ces trois carrières, la troisième semblait encore la plus sûre. C’était celle qui lui permettrait peut-être d’avoir des enfants et, donc, une garantie d’affection. Comme tout avenir qui pouvait se révéler possible pour elle, celui-là dépendait de la personnalité de l’homme qui aurait les choses en mains. D’où l’idée que le mariage avec un homme inconnu dans un pays lointain présentait des avantages indéniables : la séparation d’avec une mère qui avait échappé de justesse au supplice de la noyade ; d’avec des frères qui travaillaient nuit et jour avec son père et apprenaient auprès de lui leur attitude méprisante envers la sœur qui avait aidé à les élever ; mais c’était avant tout un moyen d’échapper aux regards en biais et aux mains grossières de tous les hommes, sobres ou ivres, qu’elle pouvait croiser. L’Amérique. Quel que fût le danger, comment cela pouvait-il vraiment être pire ? »

« C’est là que j’ai appris que je n’étais pas une personne de mon pays, ni de mes familles. J’étais une negrita. Tout. Langue, vêtements, dieux, danse, habitudes, décoration, chant – tout se fondait dans la couleur de ma peau. »

Un don, Toni Morrison. Éditions 10/18, coll. Domaine étranger, 2010 (2008 pour l’édition originale).  Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Wicke. 192 pages.

Classiques fantastiques - Sacrées femmes

L’Empreinte, L’ingratitude et Les cerfs-volants de Kaboul (challenge « Tour du monde »)

Dans l’optique de vider ma PAL de livres parfois ignorés depuis trop longtemps, j’ai rejoint le challenge « Tour du monde » du Petit pingouin vert.

Après L’équation africaine la semaine dernière, voici trois mini-chroniques sur des romans lus dans ce cadre : L’Empreinte, L’ingratitude et Les cerfs-volants de Kaboul.

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ÉTATS-UNIS – L’Empreinte, d’Alexandria Marzano-Lesnevich

L'empreinte (couverture)Alexandria Marzano-Lesnevich est étudiante en droit lorsque sa route croise celle de Ricky Langley, un pédophile emprisonné pour le meurtre d’un jeune garçon. Une rencontre qui va bouleverser ses convictions. Dans ce livre, à la fois témoignage et enquête, elle relate aussi bien l’histoire de Ricky que son propre passé et tente de dépasser ses propres traumatismes.

En début d’année, j’ai lu Dernier jour sur terre de David Vann qui, sur le même principe, mettait en parallèle la vie et les actes du tueur de masse Steve Kazmierczak et les jeunes années de l’auteur. J’ai ressenti le même type d’émotions lors de ces deux lectures. C’est un genre qui me laisse à la fois atterrée, perplexe, glacée, interrogative et, je l’avoue, un peu perplexe face à ce magma inhabituel d’incertitudes.

Ce livre m’a retourné les entrailles, ce qui était totalement prévu du fait des histoires pédophiles qu’il renferme. J’ai été écœurée à plusieurs reprises, au point de faire traîner cette lecture dans laquelle il n’était pas toujours agréable de baigner. Cela dit, de ces atrocités naissent des réflexions assez passionnantes sur les relations familiales, les tabous, les hontes et les secrets. A travers son livre, l’autrice porte un regard sur elle-même, sur sa famille, sur le passé, sur les exactions d’un grand-père, un questionnement intime jusqu’à la résilience.
A l’instar de Steve, Ricky se révèle être un personnage complexe. Un pédophile et un tueur, certes, mais son passé, l’histoire assez atroce de sa naissance, ses tentatives pour éviter le pire, tout cela amène à ressentir compassion pour un homme torturé et surtout indécision sur son cas (une indécision sur laquelle entre-déchireront les avocats lors de ses multiples procès). Le portrait psychologique que trace l’autrice est à la fois fouillé, complexe et fascinant.
Et en même temps, j’étais une nouvelle fois embarrassée de cette position de voyeuse dans laquelle l’autrice m’a plongée. Voyeuse de la vie de Ricky et de l’intimité de l’autrice. C’est décidément une expérience que je n’apprécie pas vraiment et que je ne pense pas renouveler de sitôt.

C’est une lecture qui m’a profondément remuée. Du début à la fin, j’ai ressenti le besoin d’en parler, de raconter ce que je lisais, de partager mes questionnements, mes doutes, mes dégoûts, comme pour me décharger d’un poids.
Un livre violent, puissant et dérangeant, mais aussi indubitablement passionnant.

« Dans les livres, je découvre la sourde vibration de tout ce qui est indicible. Les personnages pleurent comme je voudrais pleurer, aiment comme je voudrais aimer, ils crient, ils meurent, ils se battent la poitrine et ils braillent de vie. Mes journées sont poisseuses d’un sommeil cotonneux qui les étouffe et les emmêle. »

« Un individu peut être en colère et éprouver tout de même de la honte. Un individu peut brûler de haine contre sa mère et tout de même l’aimer suffisamment pour vouloir faire sa fierté. Un individu peut se sentir débordé par tout ce qu’il voudrait être et ne voir aucun moyen d’y parvenir. »

« Qui sait comment chacun trouve sa place dans une famille ? Les rôles sont-ils assignés ou choisis ? Et au demeurant, même entre frères et sœurs – même entre jumeaux –, on ne grandit pas dans la même famille. On n’a pas le même passé. »

L’Empreinte, Alexandria Marzano-Lesnevich. Sonatine, 2019 (2017 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Héloïse Esquié. 470 pages.

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CHINE – L’ingratitude, de Ying Chen (1995)

L'ingratitude (couverture)Une jeune Chinoise se suicide pour échapper à l’emprise étouffante de sa mère. Après sa mort, elle observe les vivants, relate ses derniers jours et se penche sur sa relation avec sa mère. Une histoire d’amour et de haine étroitement entremêlées, dans laquelle les deux femmes semblent incapables de vivre sans l’autre… comme de vivre avec l’autre. Des rapports mère-fille si toxiques que la mort finit par apparaître comme le seul moyen de s’en délivrer.

C’est un texte court qui me laissera un souvenir plutôt éthéré. Je l’ai trouvé très beau, avec une atmosphère profondément triste et amère, d’une cruauté poignante ; il est aussi très fort sur ce qu’il raconte, sur la place parfois si difficile à trouver dans la société, sur l’apparente impossibilité de satisfaire ses désirs, ceux des personnes chères et ceux attendus par le poids des traditions. Cependant, il n’a pas su conserver de constance dans les sentiments provoqués chez moi et je me suis parfois éloignée du récit. Je pense cependant que j’ai mal choisi ma lecture et qu’un récit lent et contemplatif à une période où mon esprit était en ébullition et assez stressé, n’était pas l’idée du siècle.

« On n’est jamais seul. On est toujours fille ou fils de quelqu’un. Femme ou mari de quelqu’un. Mère ou père de quelqu’un. Voisin ou compatriote de quelqu’un. On appartient toujours à quelque chose. On est des animaux sociaux. Autrui est notre oxygène. Pour survivre, tu ne peux pas te passer de ça. Même les minuscules fourmis le comprennent mieux que toi. »

L’ingratitude, Ying Chen. Editions Actes Sud, coll. Babel, 2007 (1995 pour la première édition). 154 pages.

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AFGHANISTAN – Les cerfs-volants de Kaboul, de Khaled Hosseini

Les cerfs volants de Kaboul (couverture)Amir est Patchoun sunnite, Hassan Hazara chiite. Malgré tout ce qui les oppose, ces frères de lait ont grandi ensemble et, depuis toujours, partagent leurs jeux et leur enfance jusqu’à un événement terrible qui va bouleverser leur vie. Vingt-cinq ans plus tard, Amir, qui vit alors aux États-Unis, reçoit un appel qui est, pour lui, comme une main tendue. Un appel qui lui promet une possibilité de corriger le passé.

Les cerfs-volants de Kaboul, un autre livre qui dormait dans ma PAL depuis des années pour des raisons inexpliquées. C’est un roman d’une grande fluidité, dont la narration efficace pousse à tourner les pages sans pouvoir sans détacher. Les rebondissements sont parfois prévisibles (par exemple, une fois arrivé le moment du coup de téléphone, on se doute bien de la manière dont Amir va pouvoir corriger ses erreurs), mais le récit n’en pâtit pas grâce à cette écriture qui reste prenante.

L’histoire est parfois terrible, avec des scènes insupportables d’inhumanité. J’ai d’ailleurs beaucoup apprécié la manière dont l’auteur traite les maltraitances (je reste vague pour ne pas spoiler un fait que j’ignorais en commençant ma lecture) : il ne se complaît pas dans des descriptions interminables quand quelques mots suffisent à nous faire comprendre ce qu’il en est, quand l’atrocité de la chose n’a pas besoin de détails pour être violemment ressentie. La seconde partie du récit, quant à elle, laisse apercevoir ce monde si éloigné du nôtre, celui d’un pays en guerre, avec son cortège d’injustices, de misère et d’actes barbares.
Autant la première partie était allégée par les petites joies d’une enfance privilégiée – ode nostalgique à cette période insouciante d’avant les conflits, aux courses dans les rues de la vie, aux combats de cerfs-volants… –, autant la partie « adulte » est beaucoup plus sombre et triste, portrait de l’Afghanistan ensanglantée par les talibans, un pays dont toutes les couleurs semblent avoir disparues.
J’ai apprécié qu’elle conduise à cette fin un peu douce-amère, en suspens. Le livre se ferme sur une braise d’espoir et à nous de souffler sur cette étincelle pour la faire grandir ou de l’étouffer sous la cendre, selon la façon dont notre cœur imagine la suite de cette histoire.

Le personnage d’Amir, qui est aussi le narrateur, m’a inspiré des sentiments mitigés. Enfant, il m’a souvent révoltée. Pas tellement par sa « pire des lâchetés » évoquée par le résumé de la quatrième de couverture : certes, il a été lâche, mais il n’était qu’un enfant, un enfant pas très courageux. Disons qu’il aurait pu en parler plutôt que laisser un secret s’installer et ronger l’entièreté de sa vie – et celle de bien d’autres personnages – mais son cœur tourmenté et ses relations compliqués avec son père ne rendaient pas la confession aisée. Mais j’ai davantage été outrée par les petites humiliations, les moqueries secrètes, les tours mesquins joués à Hassan. Plusieurs fois, j’ai songé qu’il ne méritait pas l’affection de quelqu’un comme Hassan, personnage bouleversant que j’ai regretté de ne pas côtoyer plus longtemps tant sa bonne humeur et sa gentillesse illuminaient le récit.
Certes, il est difficile pour moi d’imaginer un monde aussi hiérarchisé que le sien, un monde qui lui répète sans arrêt que sa naissance le place bien au-dessus d’un Hazara, un monde dans lequel son meilleur ami est aussi son serviteur, mais son comportement reste assez méprisable.
Malgré tout, il est le narrateur dont on partage les doutes et les regrets, donc il est compliqué de le détester purement et simplement en dépit de ses défauts. Et l’auteur propose ici un personnage complexe, torturé depuis l’enfance, qui est loin d’être un héros, mais fouillé sur le plan psychologique.

Un roman intense, captivant, qui donne à voir deux visages de l’Afghanistan, et une touchante histoire d’amitié et de pardon.

« Les enfants ne sont pas des livres de coloriage. Tu ne peux pas les peindre avec tes couleurs préférées. »

« Si les enfants sont nombreux en Afghanistan, l’enfance, elle, y est quasi inexistante. »

Les cerfs-volants de Kaboul, Khaled Hosseini. Editions 10/18, coll. Domaine étranger, 2006 (2003 pour l’édition originale. Belfond, 2005, pour la traduction française). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Valérie Bourgeois. 405 pages.

Deux autrices de mon confinement : La vraie vie et Persuasion

Je vous propose deux petites chroniques de romans lus pendant le confinement. Deux autrices n’ayant rien à voir ; deux textes séparés de deux siècles tout pile ; une ambiance oppressante contre un retour à une œuvre doudou…

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La vraie vie, d’Adeline Dieudonné (2018)

La vraie vie (couverture)

Un pavillon, une famille, un frère et une sœur, que du très classique. Mais il y a aussi une chambre remplie de cadavres d’animaux, une mère aussi caractérisée qu’une amibe, un père qui se défoule soit sur des proies, soit sur sa femme. Malgré tout, les deux enfants trouvent des petits plaisirs jusqu’à l’accident. Et là, Gilles ne rit plus. L’héroïne aimerait pouvoir tout recommencer, retourner dans la vraie vie, celle où son petit frère était encore heureux. C’est son nouvel objectif : retourner en arrière, effacer ce brouillon d’existence où rien ne va plus.

Ce qui saute aux yeux dès le début de la lecture, c’est l’écriture d’Adeline Dieudonné à la fois forte et plaisante à lire, par sa fluidité d’une part, mais également par son utilisation d’images puissantes et originales. Le résultat est un roman qu’il est difficile de lâcher, qui se laisse dévorer sans opposer de résistance. Que l’on lit avide d’en connaître le dénouement, mais les tripes nouées à l’idée de ce que la noirceur de l’homme nous réserve…
Evidemment, c’est aussi le devenir de la narratrice qui nous attache à ces pages qui interroge et qui inquiète. Car, au fil des années, son chemin devient de plus en plus sombre et les prédateurs se font de plus en plus audacieux et cruels. Les quelques lueurs de joie qui égaient la vie de la jeune fille se font de plus en plus rares et l’on craint de les voir vaciller et disparaître. Car l’autre élément marquant de ce roman est son atmosphère, viciée et oppressante, et cette famille pourrie, dévastée qui cohabite entre les murs gris de leur maison de lotissement.

Le seul reproche que je pourrais faire à l’autrice concerne son héroïne, âgée de dix ans au début de l’histoire, de quatorze ou quinze lorsqu’elle finit. Je l’ai parfois trouvée un peu trop intelligente et mature. Elle est terriblement douée en physique pour des raisons que je vous laisse découvrir, bien, c’est sa passion, elle s’y consacre à fond, ça marche. Mais parfois, ses propos, ses réflexions, ses remarques sur d’autres sujets apportent un décalage avec son âge. J’ai parfois été tentée d’oublier qu’il s’agissait d’une fille si jeune. Cependant, peut-être peut-on l’expliquer par une vie difficile et l’envie de se dissocier d’une mère apathique, d’un père sanguinaire, de parents incultes, qui stimuleraient l’esprit et l’intelligence. Néanmoins, et c’est bien l’essentiel, cela ne m’a pas empêchée de vibrer avec cette héroïne décidée et révoltée, décidée à sauver son petit frère, poussée par un amour et une rage viscérale.

J’ignore si ce roman me marquera durablement, mais ce fut indubitablement une lecture prenante, sombre, terriblement réaliste, violente et crispante, portée par une très belle plume.

« Sa physionomie continuait de se modifier. Il n’avait plus rien d’un petit garçon. Il avait huit ans et sa chimie interne avait muté. J’étais certaine que c’était la vermine qui poursuivait son travail de pollution. Même son odeur n’était plus la même. Comme si son parfum avait tourné. Il dégageait quelque chose d’inquiétant, c’était subtil, mais je le sentais. Ça sentait de son sourire. Ce que j’appelais son nouveau sourire. Une grimace qui disait : « Fais encore un pas vers moi et je te bouffe la gueule. » Le sourire de mon frère puait. Mais je gardais son secret. »

« En réalité, depuis le début des vacances, il n’y avait plus que moi qui sortais de la maison. L’atmosphère y était devenue si oppressante qu’elle nous mastiquait tous les quatre, broyant ce qui restait de santé mentale à mon père, ma mère et mon frère. Dès que j’entrais dans le hall, je pouvais sentir ses mâchoires se refermer sur moi. »

La vraie vie, Adeline Dieudonné. L’Iconoclaste, 2018. 265 pages.

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Persuasion, de Jane Austen (1818)

Persuasion (couverture)Anne Elliot, 27 ans, cadette d’un baronnet ruiné, voit se profiler devant elle un avenir de vieille fille, s’occupant de ses neveux et éventuellement de son père et de son aînée les rares fois où sa présence parmi eux est requise, lorsque réapparaît Frederick Wentworth, un officier de marine auquel elle a été fiancé avant que son amie, Lady Russell, ne la pousse à se retirer devant cette union incertaine en terme d’avenir et de finances. Sauf que le voilà capitaine, avec une belle situation et l’envie de se marier… mais la jeune femme au caractère faible et trop aisément influençable ne l’intéresse plus guère.

Relecture bien utile d’un roman totalement oublié, il s’avère que Persuasion n’est pas mon titre favori de l’autrice anglaise, ce qui n’empêche que ce fut un moment particulièrement agréable. Si c’est toujours un plaisir de retrouver la plume de Jane Austen, sa verve et ses portraits piquants, j’ai trouvé les personnages de ce volume-ci moins marquants, moins percutants. Cela s’explique peut-être par un couple trop superbement positif : d’une part, la douce et si bonne Anne, qui a certes la tête sur les épaules (ce qui est agréable au vu des natures égoïstes qui constituent sa famille), mais qui est parfois d’une humeur trop égale et, d’autre part, le capitaine Wentworth si parfaitement aimable. Si je préfère la fougue d’autres héroïnes austeniennes, la progression intérieure d’Anne a toutefois su me toucher et me captiver tout au long de ces trois cents pages.
En dépit de la réserve évoquée ci-dessus, de terribles contrastes se dessinent tout de même entre les différents protagonistes. Jane Austen semble s’être lâchée dans la description de caractères snobs et mesquins, futiles et fats, qu’elle-même avait sans doute l’habitude de rencontrer à Bath. Quel plaisir, lorsque l’on est amené à côtoyer de telles natures, de retrouver le franc-parler simple et sincères des Croft (j’ai eu un coup de cœur pour ce couple atypique et si joliment soudé).

C’est toujours un plaisir pour moi de redécouvrir ce microcosme si bien décrit dans les romans de Jane Austen : cette société composé de marins ou d’officiers, de pasteurs, de bourgeois et de petite aristocratie, de mariages heureux, d’unions pathétiques… Certes, le fond ne change guère, mais l’autrice maîtrise si bien son sujet que c’est à chaque fois un régal. Ces romans ont un charme délicat absolument inégalé et chaque récit est l’occasion de scènes magnifiques, poétiques, intelligentes, amusantes ou émouvantes. Bref, même quand le roman est moins bon, c’est toujours excellent !

Persuasion est un titre qui détache des autres romans que j’ai lus jusqu’à présent. C’est une jolie histoire portée, non pas par un premier amour, mais par une seconde chance ainsi que par une héroïne moins enflammée que d’ordinaire. Cela étant, la plume acérée de Jane Austen est toujours là, distillant ses critiques avec beaucoup de subtilité et d’humour, et c’est toujours un plaisir que de se promener dans l’un de ces romans.

« On l’avait contrainte à la prudence dans sa jeunesse elle apprenait le romanesque avec l’âge – suite naturelle d’un début artificiel. »

« Elle se fiait plus à la sincérité de ceux qui disent parfois une parole irréfléchie qu’à ceux dont la présence d’esprit ne fait jamais défaut, et dont la langue ne se trompe jamais. »

Persuasion, Jane Austen. Éditions 10/18, 1996 (1818 pour l’édition originale. Christian Bourgois Éditeurs, 1980, pour la traduction française). Traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par André Belamich. 316 pages.

Challenge Les Irréguliers de Baker Street – Un Aristocrate Célibataire :
lire un livre se passant dans l’aristocratie

Dites aux loups que je suis chez moi, de Carol Rifka Brunt (2012)

Dites aux loups que je suis chez moi (couverture)1984, banlieue new-yorkaise. June perd son oncle Finn, l’artiste, le peintre reconnu, celui qui lui faisait écouter Mozart, l’emmenait aux Cloisters, avait les plus belles idées. La faute au sida. La faute à son ami particulier comme dit sa mère, à Toby. Mais lorsqu’elle le rencontre, tous deux se lient d’amitié et l’adolescente découvre la cruelle vérité du monde des adultes.

Si j’ai été aussi facilement et rapidement happée par ce roman, c’est indubitablement grâce à ses personnages. Des personnages si réalistes, si vivants, si prégnants que j’aurais voulu passer plus de temps avec eux. Des protagonistes aux émotions, aux désirs, aux secrets pas toujours avouables, mais tellement humains. L’envie, la jalousie, la honte, l’hypocrisie, le mensonge… et surnageant au-dessus de tout cela, l’amour. Un amour souvent bouleversant tant il est puissant. L’amour de June pour Finn, de Finn et Toby, de June et de sa sœur Greta, de sa mère pour son petit frère indomptable… Mais un amour si fort qu’il en devient destructeur, qui est parfois si absolu qu’il réduit en cendres toute autre relation. 

June, au fil des jours, alors que grandira son amitié secrète envers Toby, découvrira les secrets de la vie de son oncle, les amours qu’il suscitait, les jalousies qu’il engendrait. Auxquelles elle-même était loin d’être insensible. Dès le début, j’ai été tout aussi désireuse d’en savoir plus sur Finn : sa mort annoncée m’était frustrante tant j’avais envie de passer un peu de temps avec cet homme que nous ne côtoierons finalement qu’à travers les mots fascinés de June qui nous communiquent le charme tranquille de cet oncle fantastique, qu’à ses souvenirs idéalisés, fantasmés et ressassés.

Chaque personnage se révèle attendrissant à sa manière. Même celles et ceux que l’on n’apprécie pas toujours – je pense particulièrement à la mère et à la sœur de June – deviennent touchantes car leurs errances sont provoquées par des sentiments parfaitement imaginables. Leurs erreurs deviennent humainement compréhensibles sans les excuser pour autant.
Je les ai tous aimés, ces héros et héroïnes d’une histoire. Avec leurs qualités, leurs défauts, leurs contradictions. June, sincère, brute, intelligente, encore enfantine parfois, marginale, exigeante. Toby, doux, tranquille, décalé, maladroit, si triste. Greta, emplie d’un mal-être tu, caché sous une assurance jouée.

Je me suis parfois tellement reconnue dans certaines émotions, peurs ou désirs qu’il m’était impossible de ne pas me sentir émotionnellement impliquée dans ce roman. Certains passages, parfois tous simples, m’ont bouleversée – comme Greta laissant enfin sortir ses angoisses. L’autrice met en mots des pensées, des émotions que l’on aura tous et toutes plus ou moins expérimentées. En dépit d’un cadre temporel bien précis, c’est un roman qui est en cela universel.

Quant à l’intrigue, si elle est essentiellement basée sur les relations mouvantes entre les protagonistes et les sentiments qui tournoient dans le cœur de chacun d’entre eux, est aussi une plongée émouvante et révoltante dans ces « années sida » où la maladie était à la fois méconnue et crainte, source de peurs, de rejet et de honte.

L’histoire en elle-même est simple, mais les mots de Carol Rifka Brunt prennent aux tripes. C’est un tourbillon de sentiments humains, de réalisme sensible, d’émotions qui ne tombent jamais dans le pathos, dans le niais ou dans le too much. Un roman qui, tristement, se dévore alors qu’il se révèle se difficile de quitter tant il est poignant et subjugue par ses personnages.

« Quand on a une montre, le temps est comme une piscine. Avec des bords et des lignes. Sans montre, le temps est comme l’océan. Vaste et désordonné. Je n’avais pas de montre. »

« Je me demandais vraiment pourquoi les gens faisaient toujours des choses qui ne leur plaisaient pas. J’avais l’impression que la vie était comme un tunnel de plus en plus étroit. A la naissance, le tunnel était immense. Toutes les possibilités vous étaient offertes. Puis, la seconde d’après, la taille du tunnel était réduite de moitié. On voyait que vous étiez un garçon et il était alors certain que vous ne seriez pas mère, et probable que vous ne deviendrez pas manucure ni institutrice de maternelle. Puis vous commenciez à grandir et chacune de vos actions rétrécissait le tunnel. Vous vous cassiez le bras en grimpant aux arbres et vous pouviez renoncer à être joueur de base-ball. Vous ratiez tous vos contrôles de mathématiques et vous abandonniez tout espoir d’être un jour un scientifique de renom. Ainsi de suite année après année jusqu’à ce que vous soyez coincé. Vous deviendriez boulanger, bibliothécaire ou barman. Ou comptable. Et voilà. Je me disais que le jour de votre mort, le tunnel était si étroit, après avoir été rétréci par tant de choix, que vous finissiez écrasé. »

« Parfois les mots de Greta étaient si tranchants que je les sentais me couper les entrailles, réduisant mes organes, mon cœur, en petits morceaux. Je savais qu’elle me regardait, essayant de lire mon visage, alors j’ai tenté de le fermer aussi vite que possible. Mais c’était trop tard, elle avait eu le temps de voir ma réaction. »

Dites aux loups que je suis chez moi, Carol Rifka Brunt. Éditions 10/18, 20 (2012 pour l’édition originale. Buchet-Chastel, 2015, pour la traduction française). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie-Axelle de La Rochefoucauld. 499 pages.