Dites aux loups que je suis chez moi, de Carol Rifka Brunt (2012)

Dites aux loups que je suis chez moi (couverture)1984, banlieue new-yorkaise. June perd son oncle Finn, l’artiste, le peintre reconnu, celui qui lui faisait écouter Mozart, l’emmenait aux Cloisters, avait les plus belles idées. La faute au sida. La faute à son ami particulier comme dit sa mère, à Toby. Mais lorsqu’elle le rencontre, tous deux se lient d’amitié et l’adolescente découvre la cruelle vérité du monde des adultes.

Si j’ai été aussi facilement et rapidement happée par ce roman, c’est indubitablement grâce à ses personnages. Des personnages si réalistes, si vivants, si prégnants que j’aurais voulu passer plus de temps avec eux. Des protagonistes aux émotions, aux désirs, aux secrets pas toujours avouables, mais tellement humains. L’envie, la jalousie, la honte, l’hypocrisie, le mensonge… et surnageant au-dessus de tout cela, l’amour. Un amour souvent bouleversant tant il est puissant. L’amour de June pour Finn, de Finn et Toby, de June et de sa sœur Greta, de sa mère pour son petit frère indomptable… Mais un amour si fort qu’il en devient destructeur, qui est parfois si absolu qu’il réduit en cendres toute autre relation. 

June, au fil des jours, alors que grandira son amitié secrète envers Toby, découvrira les secrets de la vie de son oncle, les amours qu’il suscitait, les jalousies qu’il engendrait. Auxquelles elle-même était loin d’être insensible. Dès le début, j’ai été tout aussi désireuse d’en savoir plus sur Finn : sa mort annoncée m’était frustrante tant j’avais envie de passer un peu de temps avec cet homme que nous ne côtoierons finalement qu’à travers les mots fascinés de June qui nous communiquent le charme tranquille de cet oncle fantastique, qu’à ses souvenirs idéalisés, fantasmés et ressassés.

Chaque personnage se révèle attendrissant à sa manière. Même celles et ceux que l’on n’apprécie pas toujours – je pense particulièrement à la mère et à la sœur de June – deviennent touchantes car leurs errances sont provoquées par des sentiments parfaitement imaginables. Leurs erreurs deviennent humainement compréhensibles sans les excuser pour autant.
Je les ai tous aimés, ces héros et héroïnes d’une histoire. Avec leurs qualités, leurs défauts, leurs contradictions. June, sincère, brute, intelligente, encore enfantine parfois, marginale, exigeante. Toby, doux, tranquille, décalé, maladroit, si triste. Greta, emplie d’un mal-être tu, caché sous une assurance jouée.

Je me suis parfois tellement reconnue dans certaines émotions, peurs ou désirs qu’il m’était impossible de ne pas me sentir émotionnellement impliquée dans ce roman. Certains passages, parfois tous simples, m’ont bouleversée – comme Greta laissant enfin sortir ses angoisses. L’autrice met en mots des pensées, des émotions que l’on aura tous et toutes plus ou moins expérimentées. En dépit d’un cadre temporel bien précis, c’est un roman qui est en cela universel.

Quant à l’intrigue, si elle est essentiellement basée sur les relations mouvantes entre les protagonistes et les sentiments qui tournoient dans le cœur de chacun d’entre eux, est aussi une plongée émouvante et révoltante dans ces « années sida » où la maladie était à la fois méconnue et crainte, source de peurs, de rejet et de honte.

L’histoire en elle-même est simple, mais les mots de Carol Rifka Brunt prennent aux tripes. C’est un tourbillon de sentiments humains, de réalisme sensible, d’émotions qui ne tombent jamais dans le pathos, dans le niais ou dans le too much. Un roman qui, tristement, se dévore alors qu’il se révèle se difficile de quitter tant il est poignant et subjugue par ses personnages.

« Quand on a une montre, le temps est comme une piscine. Avec des bords et des lignes. Sans montre, le temps est comme l’océan. Vaste et désordonné. Je n’avais pas de montre. »

« Je me demandais vraiment pourquoi les gens faisaient toujours des choses qui ne leur plaisaient pas. J’avais l’impression que la vie était comme un tunnel de plus en plus étroit. A la naissance, le tunnel était immense. Toutes les possibilités vous étaient offertes. Puis, la seconde d’après, la taille du tunnel était réduite de moitié. On voyait que vous étiez un garçon et il était alors certain que vous ne seriez pas mère, et probable que vous ne deviendrez pas manucure ni institutrice de maternelle. Puis vous commenciez à grandir et chacune de vos actions rétrécissait le tunnel. Vous vous cassiez le bras en grimpant aux arbres et vous pouviez renoncer à être joueur de base-ball. Vous ratiez tous vos contrôles de mathématiques et vous abandonniez tout espoir d’être un jour un scientifique de renom. Ainsi de suite année après année jusqu’à ce que vous soyez coincé. Vous deviendriez boulanger, bibliothécaire ou barman. Ou comptable. Et voilà. Je me disais que le jour de votre mort, le tunnel était si étroit, après avoir été rétréci par tant de choix, que vous finissiez écrasé. »

« Parfois les mots de Greta étaient si tranchants que je les sentais me couper les entrailles, réduisant mes organes, mon cœur, en petits morceaux. Je savais qu’elle me regardait, essayant de lire mon visage, alors j’ai tenté de le fermer aussi vite que possible. Mais c’était trop tard, elle avait eu le temps de voir ma réaction. »

Dites aux loups que je suis chez moi, Carol Rifka Brunt. Éditions 10/18, 20 (2012 pour l’édition originale. Buchet-Chastel, 2015, pour la traduction française). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie-Axelle de La Rochefoucauld. 499 pages.

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21 réflexions au sujet de « Dites aux loups que je suis chez moi, de Carol Rifka Brunt (2012) »

    • Merci beaucoup !
      Ah, pour ça, il faut lire le livre !
      (Si tu souhaites vraiment le savoir, c’est le titre que l’oncle Finn donne au tableau qu’il a peint des deux sœurs juste avant de mourir. En revanche, l’allusion aux loups fait référence à plusieurs choses que je te laisserai découvrir si tu as l’occasion de le lire !)

  1. Ce livre est dans ma PAL depuis un moment, tu me donnes envie de le ressortir ! Je pressentais qu’il serait fort, je n’imaginais pas à ce point ! Je suis très curieuse de voir si les personnages me toucheront autant que toi, ainsi que l’écriture. Et le passage que tu cites sur le tunnel est déjà très déchirant…qui ne n’est jamais senti dans ce tunnel ?

      • Malheureusement l’image de ce tunnel est vraiment terrible. C’est sans doute pourquoi je n’ai jamais aimé faire des choix et donc renoncer à des possibilités potentielles. C’est une réflexion très humaine mais en même temps déchirante. Plus le temps passe et moins a l’impression d’avoir ce champ des possibles.

  2. J’étais un peu sceptique au départ à cause de l’axe romance, mais dès qu’est apparu le « Mais un amour si fort qu’il en devient destructeur, qui est parfois si absolu qu’il réduit en cendres toute autre relation. », là tu as sorti la carte pour m’attirer. Peut-être à tort, ça me rappelle mon passage préféré d’Aurélien d’Aragon, sur le goût de l’absolu. Entre l’incapacité à choisir justement pour éviter que le tunnel ne rétrécisse (ce passage est très violent de vérité, je crois que prise dans la lecture, selon ce qui l’amène, il est bien probable qu’il me fasse chialer) (d’ailleurs, ça me rappelle aussi autre chose, un film dont je n’ai vu que le teaser pour l’instant, Mr Nobody, où j’ai dû mettre sur pause tant ça m’a foutu un coup d’entendre ce qui guide toute ma vie « quand on ne fait pas de choix, tout reste possible ») et l’aspect destructeur par l’extrême des sentiments.
    En prime, tu mises sur l’aspect engagement émotionnel, et ça m’intéresse toujours comme ça fait vraiment de la lecture une expérience personnelle. Je vais suivre beaucoup de tes recommandations je sens !
    Sur la thématique du sida, j’avais Angels in America de Tony Kushner qui me fait très envie, que Arnaud Desplechin a mis en scène d’ailleurs et ça avait l’air splendide. Tu connais ?

    • Ce n’est pas axé comme une romance vu que c’est une relation un peu particulière, c’est l’admiration folle et, oui, un peu amoureuse, d’une nièce pour un oncle merveilleux. Donc on n’est pas du tout sur une histoire d’amour niaiseuse et le qualificatif « romance » ne me serait même pas venu à l’esprit.
      (Je veux lire Aurélien un jour !)
      Et oui, ce passage est terrible. Si tu savais comme il me parle…
      En tout cas, si tu le lis un jour, j’espère que tu connaîtra le même investissement personnel, la même résonance avec ces personnages.
      Quant à Angels in America, je ne connais pas du tout : ni le livre, ni la pièce !

      • Ok, merci pour la précision, j’ai dû m’embrouiller les pinceaux lors de la lecture de ta chronique du coup ! (vu ma concentration de poulpe, pas étonnant que j’ai fais des raccourcis chelous)
        (ouiiii, lis le, c’est une beauté. ♥ J’ai bien envie de le relire en plus à force d’en parler !)
        J’entrevois, en tout cas, la manière dont il peut te parler. Franchement il m’a foutu un coup, hors contexte du livre pourtant, jusqu’à faire un « ah, ça fait mal » après l’avoir lu. Je te jure, c’est extrême (je ne sais combien de fois j’applique cet adjectif à moi en ce moment bazar) mais ta chronique aurait juste pu être ce passage que ça m’aurait poussé à le lire je pense. Il m’en faut peu, ok, mais voilà, quand ça te parle, ça te parle.
        J’aimerais tellement dézinguer ma PAL en deux secondes pour acheter tout ce que tu recommandes !

        • Mince, si j’avais su, je n’aurai pas écrit de chroniques, j’aurais balancé l’extrait et c’est tout ! Non, je plaisante, mais oui, je te comprends totalement. Des fois, il suffit d’un passage pour être subjuguée, pour avoir l’impression qu’un livre va nous parler.
          J’aimerais beaucoup aussi, surtout que je lis à une vitesse de limace en ce moment, je ne sais pas pourquoi, c’est un peu frustrant !

          • Tu sais comment faire tes prochaines « chroniques » à l’avenir haha !
            Ca me l’avait fait avec Il pleuvait des oiseaux, de Jocelyne Saucier (un doute sur le nom de famille). A la base j’étais sur tumblr, je lisais des citations, et il y en avait quelques une de ce livre, je les ai noté, puis je l’ai cherché en biblio et ça a été un coup de coeur. Comme quoi !
            Bienvenue au club ! Bon de mon côté ça fait un moment que mon rythme à ralenti, donc je suis plus sympatoche avec moi sur ce niveau mais je comprends clairement que ça te frustre. Lire des petits livres peut peut-être t’encourager ?

            • Jamais entendu parler de ce livre ! Ça parle de quoi ? En fait, peut-être qu’il faudrait mieux que je continue de l’ignorer, ça me ferait un livre de moins à vouloir lire ! ^^
              Oui, je ne sais pas. Ce n’est pas très grave non plus, c’est comme ça. Cela dit, oui, tu m’as donné une idée pour ma prochaine lecture : j’ai les premiers tomes d’une saga que j’avais lu ado et que je voudrais relire, ça pourrait être pas mal. Merci !

              • Je suis plutôt nulle pour résumer les livres, mais grossos modo, le plot de base se centre sur une photographe qui se rend à la recherche d’un homme ayant été témoin et brûlé des Grands Feux qui ont touché l’Ontario, mais il vient de mourir. Elle va finalement découvrir son histoire grâce à dautres personnages, des vieilles personnes qui se sont retirés dans leurs cabanes dans la forêt pour s’extirper de la société. Bon, je le résume mal mais j’en avais fais une chronique ici si tu le souhaites ( https://larecolteuse.wordpress.com/2019/01/13/un-homme-qui-passe-les-vingt-dernieres-annees-de-sa-vie-a-sarracher-la-tete-pour-donner-un-sens-a-des-taches-de-couleur-a-enormement-a-dire/)
                Si ça se trouve ça ne t’interpèleras pas et tu ne voudras pas le lire, mais je crois que si tu plongeais seulement dans les citations, tu serais comme happée.
                Je ne sais pas si ça correspond à la dernière chronique publiée, mais en tout cas je suis bien contente de t’avoir aidée involontairement.

                • Ah, j’irai lire ta chronique, oui ! Merci !
                  Non, je n’ai pas écrit de chronique sur ces livres, mais c’était une bonne suggestion. Et puis, vu que j’ai trouvé ça un peu trop léger parfois, j’ai envie d’un truc un peu plus costaud maintenant, quitte à y passer du temps (oui, je change tout le temps d’avis, et alors !)

                • Avec plaisir ! Ca en rajoute une à tes favoris, oupsi.
                  Haha je comprends, je change non stop d’avis jusqu’à parfois ne rien faire parce que je ne sais plus pour quoi opter. ^^’ L’indécision nous aura !

                • Du coup, me voilà dans une trilogie qui devrait m’occuper un moment ; j’aurai sans doute à nouveau envie de trucs plus courts après ça, j’alterne !

  3. Ping : Pérégrinations #17 – La Récolteuse

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