Cendrillon, de Joël Pommerat (2012)

Cendrillon (couverture)Joël Pommerat propose une réécriture moderne du célèbre conte de Cendrillon, alias Sandra, alias « la très jeune fille ». Si l’on retrouve les étapes incontournables – le travail de la jeune fille et la méchanceté de la marâtre, la fête, la rencontre avec le prince, les histoires de chaussures… –, j’en ai apprécié certaines différences. À commencer par le fait que le mariage n’est ni le but ni la finalité de cette histoire.
À la place, c’est la mort de la mère qui acquiert une importance prépondérante. Cette Cendrillon-là nous parle avant tout du deuil, de la culpabilité, de la peur d’oublier les morts : à cause de quelques mots mal compris, la très jeune fille s’empêche de vivre pour ne pas faire mourir sa mère. S’ensuit un comportement quelque peu masochiste qui mettra parfois mal à l’aise, Sandra recherchant ainsi l’inconfort de sa chambre-cave, les tâches ingrates et répugnantes, les insultes et la mise à l’écart, percevant ces abus comme une punition bien méritée.

Cette pièce parle également des enfants, de leur place, de la façon dont les adultes les traitent : on leur ment, on leur dissimule la vérité (parfois pour les protéger), on leur demande de se taire, on ignore ou on minimise leurs peines… Et puis, il y a la jalousie de la belle-mère, envers l’absente trop présente à travers sa fille, envers ses propres descendantes, potentielles rivales à sa beauté. Elle devient insupportable, détestable – comme toute marâtre de conte qui se respecte – mais en même temps, on devine aussi ses fêlures, nées d’un rêve d’une autre vie – un rêve qu’elle refuse d’appeler ainsi pour le faire réalité –, d’une ambition inassouvie, d’une peur de vieillir.
Tous les personnages, au-delà des archétypes, sont en même temps très humains. Très imparfaits. Ce qui permet, peut-être, de comprendre la passivité du père face aux maltraitances subies par sa fille. On dépasse la simple dualité entre les méchantes et la douce et bonne jeune fille.

Certaines scènes sont dérangeantes, d’autres absurdes et cocasses, apportant une touche de légèreté, à travers le ridicule fréquent des personnages ou cette fée qui, par ses talents discutables et sa passion pour la fausse magie qui « peut rater », ne ferait pas tache entre le Merlin et la Dame du lac de Kaamelott.

J’ai pu voir une captation et, outre l’excellence des comédiennes et comédien, le rendu était d’autant plus intéressant avec le jeu entre ce que l’on entend et ce que l’on voit (la voix de la narratrice couplée avec la gestuelle d’un homme, la tristesse du texte avec le grotesque de certaines scènes…).
Je dois avouer que je regrette certaines expressions vulgaires qui, certes, modernise le texte, mais ne sont pas forcément celle que j’aime trouver dans une histoire.

Intelligente, décalée, parfois pesante parfois drôle, cette pièce résolument moderne donne un bon coup de plumeau à ce conte. La morale n’est point « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants », mais parle de la nécessité – tout en en reconnaissant la difficulté – de faire son deuil pour avoir des souvenirs plus apaisés de la personne disparue et continuer sa propre vie.
Je pensais avoir aimé sans plus, mais je m’aperçois en écrivant cette chronique que j’ai en réalité passé un bon moment – plus encore en regardant la pièce – et qu’elle a suscité quelques réflexions.

« La voix de la narratrice :
Les mots sont très utiles, mais ils peuvent être aussi très dangereux. Surtout si on les comprend de travers. Certains mots ont plusieurs sens. D’autres mots se ressemblent tellement qu’on peut les confondre.
C’est pas si simple de parler et pas si simple d’écouter.
 »

« La très jeune fille :
Je crois que des fois dans la vie, on se raconte des histoires dans sa tête, on sait très bien que ce sont des histoires, mais on se les raconte quand même. »

Cendrillon, Joël Pommerat. Actes Sud, coll. Babel, sous-coll. Théâtre (2013). 162 pages.

Chavirer, de Lola Lafon (2020)

Chavirer (couverture)Voilà six ans que La petite communiste qui ne souriait jamais et Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce m’ont tant séduit grâce à la plume puissante et aérienne de Lola Lafon et à ses personnages magnétiques. Quel plaisir de la retrouver ici avec Chavirer.

En 1984, Cléo vit en banlieue parisienne, elle vit pour la danse et se rêve professionnelle. Un rêve qui semble pouvoir se concrétiser avec l’aide de la fondation Galatée qui vient à sa rencontre sous la forme de la très chic Cathy. Mais c’est un piège qui se referme sur Cléo et va bientôt transformer la victime en complice.

A partir de cette funeste année, une succession de tableaux va dérouler la chronologie de 1984 à 2019. Lola Lafon nous ouvre la porte de l’esprit de huit personnages, le temps d’une soirée, de quelques jours ou quelques mois. Ces femmes et ces hommes racontent une histoire de culpabilité, de regards détournés, de mensonges, de secrets, de honte et de violence.
Permettant non seulement de découvrir les protagonistes qui ont tourné autour de Cléo pendant toutes ses années – et de découvrir Cléo par d’autres regards que le sien –, cette multiplication des points de vue est également impressionnante tant elle est intelligente, maîtrisée et percutante. Efficace, la narration ainsi déroulée en dévoile bien assez, tout en nous laissant une part de liberté pour imaginer ce qui n’est pas raconté.

C’est là un roman construit de chapitres courts qui s’enchaînent et captivent. Puzzle qui s’assemble peu à peu. Texte rythmé comme des pas de danse enchaînés jusqu’à l’essoufflement.
Une fois encore envoûtante, la plume de Lola Lafon offre des flashs, des instants, des scènes comme une vision éphémère. Un acte empli de parfums, de textures, de mouvements et de voix. Un concentré d’émotions qui m’a fait tourner la tête.
Dans la première partie, par exemple, le cœur et l’esprit de Cléo commence par nous plonger dans une danse tourbillonnante d’exaltation, d’étourdissement et d’excitation face aux rêves qui deviennent palpables, à la nouveauté et au luxe. Et quand les choses se gâtent, c’est tout aussi violemment que la peur et la nausée s’emparent de nous face à un chantage émotionnel impitoyable qui joue sur des désirs et des hontes d’adolescentes, sur une envie d’être différente, unique.
Mais attention, le tout sans scènes voyeuses et longuement descriptives des abominations vécues par Cléo : Lola Lafon est maîtresse du sous-entendu, celui qui t’épouvante davantage que les mots.

Page après page, la Cléo collégienne, lycéenne, danseuse, amoureuse se dévoile. Avec ses failles, avec son secret, avec ce gouffre qui toujours semble la séparer de celles et ceux qui ne viennent pas du même milieu modeste qu’elle, celle qui a été utilisée et fracassée par la cruauté des uns et l’indifférence des autres se fait également justicière pour les siens en dénonçant l’élitisme et les jugements bien arrêtés des classes aisées sur les divertissements populaires dans des échanges qui m’ont beaucoup touchée.

Une écriture élégante, entêtante, rythmée, pudique et touchant au cœur pour raconter ce drame parfois glaçant, souvent poignant, jamais larmoyant, sur la manipulation, la pédophilie, la culpabilité et le pardon.

« La Cléo hagarde du printemps 1984 était une marionnette dont on aurait tranché les fils, démantibulée, petit tas dysfonctionnel que ses parents montraient, tel un paquet de linge mystérieusement malodorant, à des médecins : un gastroentérologue pour ses vomissements, une dermatologue pour une urticaire de plaques dures et violacées, un allergologue pour un asthme nocturne.
La nuit, accrochée à la couverture turquoise, ses haut-le-cœur la secouaient, des sanglots, sa mère lui tenait la main, son frère se blottissait contre elle, qu’est-ce que t’as Cléo ?
Ce qu’elle avait était une peine que multipliait une autre ; des mensonges multipliés par d’autres.
Une honte qui en dissimulait une autre. La honte de s’être laissé faire et la honte de ne pas avoir su se détendre pur se laisser faire.
On ne va pas en faire toute une histoire, avait dit Marc, après. »

« Ce monologue épuisant, connu d’elle seule, manège grinçant d’une ferraille de mots sans personne pour y mettre fin, personne pour reprendre le récit à zéro et examiner posément les faits, l’absoudre ou alors la condamner, qu’au moins un point final soit posé à l’histoire.
Cette histoire est une écharde sur laquelle sa chair s’est recomposée, à force d’années. Un petit coussin de vie rosé, solide et élastique. Ce corps étranger n’en est plus un, il lui appartient, solidement maintenu dans un faisceau de fibres musculaires, à peine effrité par le temps. »

« La célébration actuelle du courage, de la force, met mal à l’aise. Ce ne sont que « femmes puissantes » qui se sont « débrouillées seules » pour « s’en sortir ». On les érige en icônes, ces femmes qui « ne se laissent pas faire », notre boulimie d’héroïsme est le propre d’une société de spectateurs rivés à leur siège, écrasés d’impuissance. Etre fragile est devenu une insulte. Qu’adviendra-t-il des incertaines ? De celles et de ceux qui ne s’en sortent pas, ou laborieusement, sans gloire ? On finit par célébrer les mêmes valeurs que ce gouvernement que l’on conspue : la force, le pouvoir, vaincre, gagner.
Le système Galatée ne disait pas autre chose : que la meilleure gagne ! L’affaire Galatée nous tend le miroir de nos malaises : ce n’est pas ce à quoi on nous oblige qui nous détruit, mais ce à quoi nous consentons qui nous ébrèche ; ces hontes minuscules, de consentir journellement à renforcer ce qu’on dénonce : j’achète des objets dont je n’ignore pas qu’ils sont fabriqués par des esclaves, je me rends en vacances dans une dictature aux belles plages ensoleillées. Je vais à l’anniversaire d’un harceleur qui me produit. Nous sommes traversés de ces hontes, un tourbillon qui, peu à peu, nous creuse et nous vide. N’avoir rien dit. Rien fait. Avoir dit oui parce qu’on ne savait pas dire non. »

Chavirer, Lola Lafon. Actes Sud, 2020. 344 pages.

L’Empreinte, L’ingratitude et Les cerfs-volants de Kaboul (challenge « Tour du monde »)

Dans l’optique de vider ma PAL de livres parfois ignorés depuis trop longtemps, j’ai rejoint le challenge « Tour du monde » du Petit pingouin vert.

Après L’équation africaine la semaine dernière, voici trois mini-chroniques sur des romans lus dans ce cadre : L’Empreinte, L’ingratitude et Les cerfs-volants de Kaboul.

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ÉTATS-UNIS – L’Empreinte, d’Alexandria Marzano-Lesnevich

L'empreinte (couverture)Alexandria Marzano-Lesnevich est étudiante en droit lorsque sa route croise celle de Ricky Langley, un pédophile emprisonné pour le meurtre d’un jeune garçon. Une rencontre qui va bouleverser ses convictions. Dans ce livre, à la fois témoignage et enquête, elle relate aussi bien l’histoire de Ricky que son propre passé et tente de dépasser ses propres traumatismes.

En début d’année, j’ai lu Dernier jour sur terre de David Vann qui, sur le même principe, mettait en parallèle la vie et les actes du tueur de masse Steve Kazmierczak et les jeunes années de l’auteur. J’ai ressenti le même type d’émotions lors de ces deux lectures. C’est un genre qui me laisse à la fois atterrée, perplexe, glacée, interrogative et, je l’avoue, un peu perplexe face à ce magma inhabituel d’incertitudes.

Ce livre m’a retourné les entrailles, ce qui était totalement prévu du fait des histoires pédophiles qu’il renferme. J’ai été écœurée à plusieurs reprises, au point de faire traîner cette lecture dans laquelle il n’était pas toujours agréable de baigner. Cela dit, de ces atrocités naissent des réflexions assez passionnantes sur les relations familiales, les tabous, les hontes et les secrets. A travers son livre, l’autrice porte un regard sur elle-même, sur sa famille, sur le passé, sur les exactions d’un grand-père, un questionnement intime jusqu’à la résilience.
A l’instar de Steve, Ricky se révèle être un personnage complexe. Un pédophile et un tueur, certes, mais son passé, l’histoire assez atroce de sa naissance, ses tentatives pour éviter le pire, tout cela amène à ressentir compassion pour un homme torturé et surtout indécision sur son cas (une indécision sur laquelle entre-déchireront les avocats lors de ses multiples procès). Le portrait psychologique que trace l’autrice est à la fois fouillé, complexe et fascinant.
Et en même temps, j’étais une nouvelle fois embarrassée de cette position de voyeuse dans laquelle l’autrice m’a plongée. Voyeuse de la vie de Ricky et de l’intimité de l’autrice. C’est décidément une expérience que je n’apprécie pas vraiment et que je ne pense pas renouveler de sitôt.

C’est une lecture qui m’a profondément remuée. Du début à la fin, j’ai ressenti le besoin d’en parler, de raconter ce que je lisais, de partager mes questionnements, mes doutes, mes dégoûts, comme pour me décharger d’un poids.
Un livre violent, puissant et dérangeant, mais aussi indubitablement passionnant.

« Dans les livres, je découvre la sourde vibration de tout ce qui est indicible. Les personnages pleurent comme je voudrais pleurer, aiment comme je voudrais aimer, ils crient, ils meurent, ils se battent la poitrine et ils braillent de vie. Mes journées sont poisseuses d’un sommeil cotonneux qui les étouffe et les emmêle. »

« Un individu peut être en colère et éprouver tout de même de la honte. Un individu peut brûler de haine contre sa mère et tout de même l’aimer suffisamment pour vouloir faire sa fierté. Un individu peut se sentir débordé par tout ce qu’il voudrait être et ne voir aucun moyen d’y parvenir. »

« Qui sait comment chacun trouve sa place dans une famille ? Les rôles sont-ils assignés ou choisis ? Et au demeurant, même entre frères et sœurs – même entre jumeaux –, on ne grandit pas dans la même famille. On n’a pas le même passé. »

L’Empreinte, Alexandria Marzano-Lesnevich. Sonatine, 2019 (2017 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Héloïse Esquié. 470 pages.

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CHINE – L’ingratitude, de Ying Chen (1995)

L'ingratitude (couverture)Une jeune Chinoise se suicide pour échapper à l’emprise étouffante de sa mère. Après sa mort, elle observe les vivants, relate ses derniers jours et se penche sur sa relation avec sa mère. Une histoire d’amour et de haine étroitement entremêlées, dans laquelle les deux femmes semblent incapables de vivre sans l’autre… comme de vivre avec l’autre. Des rapports mère-fille si toxiques que la mort finit par apparaître comme le seul moyen de s’en délivrer.

C’est un texte court qui me laissera un souvenir plutôt éthéré. Je l’ai trouvé très beau, avec une atmosphère profondément triste et amère, d’une cruauté poignante ; il est aussi très fort sur ce qu’il raconte, sur la place parfois si difficile à trouver dans la société, sur l’apparente impossibilité de satisfaire ses désirs, ceux des personnes chères et ceux attendus par le poids des traditions. Cependant, il n’a pas su conserver de constance dans les sentiments provoqués chez moi et je me suis parfois éloignée du récit. Je pense cependant que j’ai mal choisi ma lecture et qu’un récit lent et contemplatif à une période où mon esprit était en ébullition et assez stressé, n’était pas l’idée du siècle.

« On n’est jamais seul. On est toujours fille ou fils de quelqu’un. Femme ou mari de quelqu’un. Mère ou père de quelqu’un. Voisin ou compatriote de quelqu’un. On appartient toujours à quelque chose. On est des animaux sociaux. Autrui est notre oxygène. Pour survivre, tu ne peux pas te passer de ça. Même les minuscules fourmis le comprennent mieux que toi. »

L’ingratitude, Ying Chen. Editions Actes Sud, coll. Babel, 2007 (1995 pour la première édition). 154 pages.

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AFGHANISTAN – Les cerfs-volants de Kaboul, de Khaled Hosseini

Les cerfs volants de Kaboul (couverture)Amir est Patchoun sunnite, Hassan Hazara chiite. Malgré tout ce qui les oppose, ces frères de lait ont grandi ensemble et, depuis toujours, partagent leurs jeux et leur enfance jusqu’à un événement terrible qui va bouleverser leur vie. Vingt-cinq ans plus tard, Amir, qui vit alors aux États-Unis, reçoit un appel qui est, pour lui, comme une main tendue. Un appel qui lui promet une possibilité de corriger le passé.

Les cerfs-volants de Kaboul, un autre livre qui dormait dans ma PAL depuis des années pour des raisons inexpliquées. C’est un roman d’une grande fluidité, dont la narration efficace pousse à tourner les pages sans pouvoir sans détacher. Les rebondissements sont parfois prévisibles (par exemple, une fois arrivé le moment du coup de téléphone, on se doute bien de la manière dont Amir va pouvoir corriger ses erreurs), mais le récit n’en pâtit pas grâce à cette écriture qui reste prenante.

L’histoire est parfois terrible, avec des scènes insupportables d’inhumanité. J’ai d’ailleurs beaucoup apprécié la manière dont l’auteur traite les maltraitances (je reste vague pour ne pas spoiler un fait que j’ignorais en commençant ma lecture) : il ne se complaît pas dans des descriptions interminables quand quelques mots suffisent à nous faire comprendre ce qu’il en est, quand l’atrocité de la chose n’a pas besoin de détails pour être violemment ressentie. La seconde partie du récit, quant à elle, laisse apercevoir ce monde si éloigné du nôtre, celui d’un pays en guerre, avec son cortège d’injustices, de misère et d’actes barbares.
Autant la première partie était allégée par les petites joies d’une enfance privilégiée – ode nostalgique à cette période insouciante d’avant les conflits, aux courses dans les rues de la vie, aux combats de cerfs-volants… –, autant la partie « adulte » est beaucoup plus sombre et triste, portrait de l’Afghanistan ensanglantée par les talibans, un pays dont toutes les couleurs semblent avoir disparues.
J’ai apprécié qu’elle conduise à cette fin un peu douce-amère, en suspens. Le livre se ferme sur une braise d’espoir et à nous de souffler sur cette étincelle pour la faire grandir ou de l’étouffer sous la cendre, selon la façon dont notre cœur imagine la suite de cette histoire.

Le personnage d’Amir, qui est aussi le narrateur, m’a inspiré des sentiments mitigés. Enfant, il m’a souvent révoltée. Pas tellement par sa « pire des lâchetés » évoquée par le résumé de la quatrième de couverture : certes, il a été lâche, mais il n’était qu’un enfant, un enfant pas très courageux. Disons qu’il aurait pu en parler plutôt que laisser un secret s’installer et ronger l’entièreté de sa vie – et celle de bien d’autres personnages – mais son cœur tourmenté et ses relations compliqués avec son père ne rendaient pas la confession aisée. Mais j’ai davantage été outrée par les petites humiliations, les moqueries secrètes, les tours mesquins joués à Hassan. Plusieurs fois, j’ai songé qu’il ne méritait pas l’affection de quelqu’un comme Hassan, personnage bouleversant que j’ai regretté de ne pas côtoyer plus longtemps tant sa bonne humeur et sa gentillesse illuminaient le récit.
Certes, il est difficile pour moi d’imaginer un monde aussi hiérarchisé que le sien, un monde qui lui répète sans arrêt que sa naissance le place bien au-dessus d’un Hazara, un monde dans lequel son meilleur ami est aussi son serviteur, mais son comportement reste assez méprisable.
Malgré tout, il est le narrateur dont on partage les doutes et les regrets, donc il est compliqué de le détester purement et simplement en dépit de ses défauts. Et l’auteur propose ici un personnage complexe, torturé depuis l’enfance, qui est loin d’être un héros, mais fouillé sur le plan psychologique.

Un roman intense, captivant, qui donne à voir deux visages de l’Afghanistan, et une touchante histoire d’amitié et de pardon.

« Les enfants ne sont pas des livres de coloriage. Tu ne peux pas les peindre avec tes couleurs préférées. »

« Si les enfants sont nombreux en Afghanistan, l’enfance, elle, y est quasi inexistante. »

Les cerfs-volants de Kaboul, Khaled Hosseini. Editions 10/18, coll. Domaine étranger, 2006 (2003 pour l’édition originale. Belfond, 2005, pour la traduction française). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Valérie Bourgeois. 405 pages.

La constellation du chien, de Peter Heller (2012)

La constellation du chien (couverture)Neuf ans ont passé depuis que des épidémies ont ravagé le monde, effaçant de la Terre la plupart des êtres humains et bon nombre d’espèces animales. Hig et Bangley, épaulés par Jasper le chien, survivent depuis tout ce temps. Plus de méchants, plus de gentils : il faut être prêt à tout pour survivre dans un monde brutal. Même lorsque l’on possède une âme poète, comme Hig. Surtout lorsque l’on a une âme de poète.

Vous aimez les univers post-apocalyptique ? Vous aimez le Nature Writing ? Vous aimez les deux, comme moi ? Alors La constellation du chien est fait pour vous. Je ne sais pas comment ce roman est arrivé dans ma PAL et, quand je l’en ai tiré, je ne savais pas de quoi il parlait : j’ai juste lu « Quelque part dans le Colorado, neuf ans après la Fin de Toute Chose, dans le sillage du désastre » et j’ai pensé : « tiens, ça me dit bien, ça ». Et voilà. Je suis partie.

Je me suis envolée avec Hig dans le ciel des États-Unis ravagé par la fin de l’humanité, hanté par quelques survivants prêts à tout pour vivre un jour de plus. Hig et Bangley font partie de ceux-là : planqués dans un petit aérodrome, ils défendent bec et ongle leur périmètre. Mais Hig n’est pas un tueur. Hig est un rêveur, un amoureux de la nature, un pêcheur, un homme qui aime prendre son temps, dormir contre son chien et observer les étoiles. J’avoue, j’ai beaucoup aimé Hig.

La constellation du chien ne ressemble pas à la plupart des romans post-apo. Il est davantage dans la contemplation que dans l’action. S’il fallait faire une comparaison, on le rapprocherait de McCarthy et de La route. Mais pourquoi comparer ? C’est un roman qui prend son temps, qui raconte la nature qui reprend ses droits, qui pleure sur les animaux disparus à jamais, qui parle de la vie quand le monde que l’on connaissait s’est évanoui dans le feu et la douleur. Un monologue sur les êtres humains, sur ce qui les réunit, sur les sentiments que l’on tait, sur ceux dont on ne prend conscience que lorsque vient la séparation.

On commence à lire, sans attentes particulières, on écoute Hig qui nous parle de son petit avion, de son chien à moitié sourd, de sa tristesse face à la disparition des truites, et puis, d’un coup, on se rend compte que l’on est happé par ce roman, qu’on a envie de savoir ce qu’il se passe ensuite. De suivre Hig dans son quotidien, pas toujours facile avec un camarade de galère tel que Bangley, puis dans ses aventures à la recherche de ses pairs. Je ne dirai rien du scénario, mais rassurez-vous si vous aviez peur de vous ennuyer, on a l’occasion de s’éloigner un peu des limites connues de l’aérodrome.

Contemplatif, mais jamais ennuyant. Littérature post-apo, mais qui se débarrasse de tous les poncifs du genre. Une narration hachée – comme peut l’être le discours qu’un être humain se tiendrait à lui-même ou le récit qu’il ou elle ferait de sa vie à un tiers –, des phrases courtes, coupées, des ellipses et des flash-backs : une plume originale. Des morts et de la poésie. De la cruauté et des zestes d’humanité. De l’optimisme là où l’on ne s’y attend pas. Un roman atypique, intelligent et percutant.

« Mon unique voisin. Qu’est-ce que je pouvais répondre à Bangley ? Il m’a sauvé la peau plus d’une fois. Sauver ma peau est son job. J’ai l’avion, je suis ses yeux, il a les fusils, il est les muscles. Il sait que je sais qu’il sait : il ne sait pas piloter, je n’ai pas assez de cran pour tuer. Dans toute autre circonstance il resterait sans doute plus qu’un de nous deux. Ou aucun. »

« Les règles d’avant ne tiennent plus Hig. Elles ont subi le même sort que le pivert. Disparues en même temps que les glaciers et le gouvernement. C’est une nouvelle ère. Nouvelle ère nouvelles règles. Pas de négociation. »

La constellation du chien, Peter Heller. Actes Sud, 2013 (2012 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Céline Leroy. 328 pages.

Challenge de l’imaginaire
Challenge de l'imaginaire (logo)

Un hiver en enfer, de Jo Witek (2014)

Un hiver en enfer (couverture)Edward Barzac est un adolescent mal dans sa peau. Sa vie : des rituels à chaque instant, le harcèlement que lui font subir Sébastien Traval et Stéphane Bosco dans son lycée pourtant de si bonne réputation, l’Institut Saint-Nicolas, une autre vie dans les jeux vidéo en ligne. Et son père. La seule personne qui compte à ses yeux, la seule personne avec qui il partage des bons moments. Fragile psychologiquement, sa mère fait de fréquents séjours en institutions et, quand elle est à la maison, elle n’est guère plus qu’un fantôme. Elle n’a jamais eu de gestes d’amour pour lui.

Le jour où son père décède dans un accident de voiture, sa mère se métamorphose. La voilà devenue mère poule, mère aimante, mère possessive… mère dangereuse ?

J’ai découvert Jo Witek il y a peu, avec Peur express et – dans un autre genre – avec Mentine et c’est une bibliothécaire qui m’a recommandé celui-ci.

Les personnages évoluent dans ce qui devient peu à peu un thriller psychologique, plus qu’un thriller bourré d’action.

Plongé dans les pensées d’Edward, on s’attache tout de suite à cet ado mal dans sa peau, isolé, sans amis. Les épreuves que traverse Edward peuvent être celles de beaucoup de jeunes, qu’il s’agisse de la perte d’un parent ou du harcèlement scolaire. Mais jusqu’où peut aller sa violence suite à la perte déchirante de son père ? Quant à Rose, sa mère, pourquoi, comment a-t-elle perdu sa froideur pour devenir si aimante ? Est-ce qu’elle ment, est-ce qu’elle joue ?

Ce face-à-face oppressant est brillamment mené par Jo Witek.

L’ambiance devient de plus en plus pesante. Voilà qu’ils quittent leur belle demeure de la région parisienne pour s’installer dans leur chalet de Courchevel. Les rares soutiens d’Edward – son ancienne nourrice, la vieille cuisinière, un ami…  – disparaissent peu à peu de sa vie. Sa mère l’isole, le protège, le surveille. Qui est fou dans cette histoire ? Sa mère comme Edward le pense ? Edward qui serait devenu paranoïaque à la mort de son père ? Nous sommes tant immergés dans son esprit que l’on est tout à fait partant pour croire en la bonne fois d’Edward, mais se peut-il que tout soit si « simple » ?

Un thriller bien asphyxiant avec tous les ingrédients, notamment des personnages ambigus et une tension croissante maîtrisée…

 

« Les gosses n’étaient pas toujours en sécurité dans leur maison, car c’était là que pour certains leur vie se faisait bousiller à jamais. Une violence sans témoins, bien calfeutrée derrière les doubles rideaux. »

« Sa mère avait accepté qu’Henry-Pierre les rejoigne au chalet pour les vacances d’hiver. Il n’y comprenait plus rien. Cela n’avait pas de sens, plus de sens. Autour de lui, les murs de sa chambre se mirent à vaciller comme s’ils étaient faits de papier mâché. Comme si la pluie à l’extérieur pénétrait dans sa chambre, faisant couler les parois, emportant ses certitudes. »

Une interview de Jo Witek au sujet d’Un hiver en enfer sur le site des éditions Actes Sud Junior.

Un hiver en enfer, Jo Witek. Actes Sud Junior, 2014. 333 pages.