Le rendez-vous « Les classiques, c’est fantastique ! » mettait au mois de juin tous les classiques évoquant l’Art (sous toutes ses formes). J’ai donc décidé de tirer de ma PAL ce court roman de Tolstoï, intitulé La Sonate à Kreutzer. Au vu du titre, cela paraissait coller au thème.
En réalité, pas vraiment. La fameuse sonate, composée par Beethoven, n’a un rôle que très secondaire dans l’histoire qui parle en réalité du couple et des relations charnelles encore les hommes et les femmes. La musique devient un catalyseur des émotions humaines.
Lors d’un voyage en train, un échange s’amorce entre des passagers sur la banalisation des divorces et la nécessité ou non l’amour dans le couple, nécessaire ou facultatif selon les points de vue. La conversation s’achève lorsque l’un d’entre eux, particulièrement virulent et désespéré sur le sujet du mariage et de l’amour, déclare avoir tué sa femme. Le reste du livre est constitué du récit qu’il fait au narrateur des circonstances l’ayant mené à ce geste.
A travers ce long monologue, cette confession d’un homme sur son cheminement jusqu’au féminicide, La sonate à Kreutzer est donc essentiellement une interrogation sur le couple, le mariage et le sexe, sur la durée des sentiments amoureux ou sensuels et l’influence de la société et de l’éducation. La position de l’auteur semble être plutôt tranchée sur le sujet. Je dis « l’auteur » (et non seulement le personnage) car Tolstoï explicite sa pensée dans une postface avec des « je » bien affirmés. C’est un pamphlet pour la continence et la limitation des rapports charnels au sein du mariage (et bien évidemment en-dehors du mariage), contre la glorification de la sensualité. Mes souvenirs d’Anna Karénine sont très flous, mais je me souviens de l’opposition entre un couple raisonnable et heureux et les amours adultères d’Anna Karénine et de Vronski, donc ce roman semble en reprendre des idées. Sa thèse m’a tout de même laissée confuse par moments, notamment ses idées relatives aux enfants et notamment venant de la part d’un homme qui en a lui-même eu treize.
S’il apparaît souvent comme rétrograde, il m’a également surprise par quelques considérations, certaines relativement féministes, notamment sur les torts partagés des deux sexes et le sort des femmes contraintes de vendre leur corps aux hommes, d’autres sur le refus de manger de la viande et quelques réflexions sur la perpétuation du genre humain, doutant de son caractère essentiel et des raisons de celui-ci. Relativement est un mot important : la misogynie n’est pas absente et c’est tout de même l’histoire d’un homme qui explique pourquoi ce n’est pas de sa faute s’il a tué sa femme.
La postface clarifie sa thèse, certes, mais part ensuite sur des considérations spirituelles, les doctrines chrétiennes, l’idéal du Christ, ce que, je le reconnais, j’ai fini par lire en diagonale sans rien retenir.
Portrait d’un amour avorté, d’un mariage condamné, La sonate à Kreutzer raconte des sentiments malheureux tels que le mépris de l’autre, la haine insidieuse et la jalousie, terrible jalousie qui sera exacerbée par la musique, moment de complicité entre la femme et son (possible) amant. Une atmosphère torturée et pessimiste quant au genre humain. Cependant, à cause d’un désaccord avec la plupart des principes de l’auteur et les justifications du personnage principal et un manque d’émotions et d’immersion, je reste franchement dubitative face à ce titre.
La fameuse sonate « à Kreutzer » (ou sonate pour piano et violon n°9) composée par Beethoven entre 1802 et 1803 et dédiée au violoniste Rodolphe Kreutzer, d’où son surnom.
« Et au nom de cet amour, ou plutôt de cette abomination, il assure la perte de qui ? de la moitié du genre humain ! De toutes les femmes qui devraient être ses collaboratrices dans l’évolution de l’humanité vers le bien et la vérité, au nom du plaisir, il se fait non des auxiliaires mais des ennemies. »
« Maintenant, on prétend qu’on respecte la femme. Les uns lui cèdent leur place, ramassent son mouchoir ; les autres lui reconnaissent le droit d’exercer dans toutes les fonctions, de prendre part à l’administration, etc. Ils font tout cela, mais l’opinion qu’ils ont d’elle est toujours la même. C’est un instrument de jouissance. Son corps est un moyen de jouissance. Et elle le sait. Cela ne diffère en rien de l’esclavage. L’esclavage n’est pas autre chose que l’exploitation par les uns du travail forcé du plus grand nombre. Donc, pour qu’il n’y ait plus d’esclavage, il faut que les hommes cessent de désirer jouir du travail forcé d’autrui et considèrent cela comme un péché ou une honte. »
« Nous étions deux forçats nous haïssant mutuellement, attachés à la même chaîne, nous empoisonnant mutuellement l’existence tout en nous efforçant de ne pas le remarquer. »
« Ainsi la présence des enfants, non seulement n’améliorait pas nos relations de femme et de mari, mais au contraire nous désunissait. Les enfants devenaient un motif supplémentaire de dispute, et plus ils grandissaient, plus ils devenaient un instrument de lutte : on eût dit que nous nous en servions comme d’armes pour nous combattre. »
« Et, en général, quelle chose terrible que la musique ! Qu’est-ce exactement ? Je ne le saisis pas. Qu’est-ce que la musique ? Quelle est son action ? Et pourquoi agit-elle comme elle le fait ? On dit que la musique agit de façon à élever l’âme… quelle stupidité, quel mensonge ! Elle agit, elle agit terriblement, je parle pour moi, mais nullement de façon à élever l’âme, ni de façon à l’abaisser, mais de façon à l’exaspérer. Comment vous dire ? La musique m’oblige à m’oublier, à oublier ma vraie condition, elle me transporte dans un état qui n’est pas le mien ; sous l’influence de la musique, j’ai l’impression que je sens ce qu’en réalité je ne sens pas, que je comprends ce que je ne comprends pas, que je peux ce que je ne peux pas. »
La sonate à Kreutzer (suivi de La mort d’Ivan Ilitch), Léon Tolstoï. Le Livre de Poche, 1958 (1889 pour l’édition originale. 1890 pour la première traduction française). Traduit du russe par Sylvie Luneau. 253 pages (164 pour La sonate à Kreutzer).