Le dernier jour d’un condamné, de Victor Hugo (1829)

Fin de la saison 4 du RDV « Les classiques, c’est fantastique » organisé par Moka et Fanny avec une thématique autour des classiques révoltés. L’occasion pour moi de retrouver Victor Hugo avec ce plaidoyer contre la peine de mort.

Les classiques, c'est fantastique - Classiques révoltés

Le dernier jour d'un condamnéUn court texte pour partager la torture mentale du narrateur, prisonnier à Bicêtre, face à ses derniers jours qui s’écoulent vers une issue inéluctable. Des montagnes russes émotionnelles faites de terreurs et d’espoirs, de colère et de résignation, ponctuées par la peine intime, comme celle, inénarrable, de se voir inconnu aux yeux de son enfant. Il alterne entre des récits rétrospectifs de sa « vie d’avant » et des cinq semaines écoulées depuis l’issue de son procès, et des réflexions sur le vif de cet ultime jour.

À 27 ans seulement, l’auteur n’a pas cherché à nuancer, à excuser son narrateur dont nous ne saurons rien du crime (si ce n’est qu’il a fait couler le sang), à nous apitoyer sur le sort d’un innocent, à ouvrir la discussion sur la nature du crime et la gradation du châtiment : la peine de mort est intolérable, point. « La plaidoirie générale et permanente pour tous les accusés présents et à venir » : ainsi Victor Hugo présentera son texte dans la longue préface de 1832 dans laquelle il explicite sa position, détaille le contexte d’écriture de ce livre et combat les arguments pour le maintien de la peine de mort.

Au-delà du cri d’indignation contre l’utilisation persistante de la guillotine, il raconte, dans des scènes qui résonnent avec Les Misérables, l’horreur du bagne, de l’enchaînement des prisonniers condamnés à partir pour Toulon, le ferrage des galériens – sort terrible derrière les bravades –  et il évoque la difficile réinsertion qui ramène au crime. Les dernières pages, révoltées, approchent la foule, excitée à l’idée de ce spectacle macabre, du sang qui s’apprête à couler.

Même s’il ne m’a pas emportée autant que les pavés d’Hugo – peut-être de par sa brièveté, peut-être à cause de l’absence des descriptions dans lesquelles Hugo excelle, de sa narration aux élans sublimes, de ces passages qui emportent, fascinent, émerveillent, bouleversent par la précision des mots –, c’est un texte passionnant et juste, des mots précis qui disent tout en peu de pages, un concentré de colère contre un système barbare.

Un texte universel et empathique qui ne parle pas d’un homme, mais des souffrances psychologiques engendrées par la peine capitale. Un texte qui questionne le droit de vie et de mort et qui sonne toujours incroyablement juste.

« Maintenant je suis captif. Mon corps est aux fers dans un cachot, mon esprit est en prison dans une idée. Une horrible, une sanglante, une implacable idée ! Je n’ai plus qu’une pensée, qu’une conviction, qu’une certitude : condamné à mort ! »

« Une fois rivé à cette chaîne, on n’est plus qu’une fraction de ce tout hideux qu’on appelle le cordon, et qui se meut comme un seul homme. L’intelligence doit abdiquer, le carcan du bagne la condamne à mort ; et quant à l’animal lui-même, il ne doit plus avoir de besoins et d’appétits qu’à heures fixes. »

« Ils disent que ce n’est rien, qu’on ne souffre pas, que c’est une fin douce, que la mort de cette façon est bien simplifiée.
Eh ! qu’est-ce donc que cette agonie de six semaines et ce râle de tout un jour ? Qu’est-ce que les angoisses de cette journée irréparable, qui s’écoule si lentement et si vite ? Qu’est-ce que cette échelle de tortures qui aboutit à l’échafaud ?
Apparemment ce n’est pas là souffrir.
Ne sont-ce pas les mêmes convulsions, que le sang s’épuise goutte à goutte, ou que l’intelligence s’éteigne pensée à pensée ?
Et puis, on ne souffre pas, en sont-ils sûrs ? Qui le leur a dit ? Conte-t-on que jamais une tête coupée se soit dressée sanglante au bord du panier, et qu’elle ait crié au peuple : Cela ne fait pas de mal !
 »

Le dernier jour d’un condamné, Victor Hugo. Librio, 1995 (1829 pour la première édition). 97 pages.

À la recherche de New Babylon, de Dominique Scali (2015)

A la recherche de New BabylonAprès mon coup de cœur pour Les marins ne savent pas nager, j’étais évidemment très curieuse de découvrir le premier-né de l’autrice québécoise. C’est avec Alberte Bly et Hauntya (leur chronique via leur pseudo : à ne pas manquer car elles sont bien plus inspirées que celle que vous vous apprêtez à lire !) que je me suis lancée dans ce voyage à travers l’Ouest américain du XIXe siècle, à la rencontre du Révérend Aaron, de Pearl Guthrie, de Russian Bill et de Charles Teasdale.

Je ne vais pas tourner autour du pot : ce roman n’a pas du tout eu le même effet, le même impact que son petit frère.

Après un prologue qui a su m’intriguer (à cette étape-là, je m’étais un peu emballée…), ce fut une lecture en dents de scie. Selon les parties (les « carnets » qui découpent le roman), j’ai oscillé entre curiosité, perplexité, indifférence, léger regain d’intérêt. J’ai eu beaucoup de mal à cerner les objectifs de l’autrice et j’ai souffert d’un terrible manque d’implication émotionnelle envers les personnages (spécialement avec la section sur Charles Teasdale qui m’a laissée totalement de marbre… et qui s’est déjà effacée de ma mémoire). Ces derniers sont restés de papier, échouant à éveiller en moi un réel intérêt pour eux.
Un tableau global semblait appelé à se dessiner à travers cette chronologie décousue, ces sauts de puce entre les lieux et les années, et, si c’est bien le cas, le résultat laisse un peu perplexe. On finit avec l’histoire morcelée rassemblée dans notre esprit, mais il manque un peu de lumière sur le tout pour éclairer le propos de Scali et le tout reste terriblement aride.

Cependant, bien que le sentiment rémanent laissé par ce livre ne soit pas enthousiaste, je peux lui trouver quelques qualités.
D’une part, j’ai vraiment apprécié les retrouvailles avec la plume de Scali. Même si elle n’a pas la même force et la même beauté que dans Les marins, j’ai retrouvé ses phrases si bien tournées, avec des saillies originales, des analyses perspicaces. Je me suis régalée avec l’histoire conjointe de Pearl et Russian Bill grâce à l’évolution de leur relation.
D’autre part, les personnages sont loin d’être inintéressants. Bien que conformes aux visages que l’on s’attend à croiser au Far West, l’autrice va plus loin en offrant des portraits extrêmement nuancés. Tous un peu criminels, un peu désabusés… mais néanmoins toujours en quête. Tous lancés dans des recherches qui apparaissent vouées à l’échec. Je regrette d’autant plus mon indéniable désintérêt à leur encontre.
Tandis que l’Ouest que fantasment les personnages se révèle illusoire, c’est également un jeu autour de la vérité et du mensonge qui se met en place. Un récit sur la façon dont se racontent les personnages, dont ils se mettent en scène, sur les histoires qu’ils se racontent – aux autres, mais aussi à eux-mêmes. « L’Ouest est un théâtre » dira le Révérend.

Un récit intéressant sous certains aspects, mais qui pâtit cruellement du manque de clarté quant au propos général et de l’incapacité des personnages à susciter des émotions (quelles qu’elles soient), rendant le tout un peu froid. Finalement, c’est un livre qui, sur le principe – ces personnages broyés par un univers sans considération pour l’autre comme par leur propre tendance à se raconter des histoires – aurait pu beaucoup me plaire, mais il manquait l’étincelle, l’empathie, le lien entre les différentes parties, des éléments qui auraient sublimé l’histoire.
Je dois également reconnaître que j’espérais une lecture qui évoquerait l’intensité, l’immersion, la beauté des Marins, c’est raté. Même si je m’attendais bien à quelque chose de différent, l’expérience de lecture apparait bien faible et c’est sans doute cette comparaison qui nuit le plus à ce roman. Néanmoins, face au gouffre entre son premier et son deuxième roman, je suis impatiente de découvrir le prochain…

Merci Hauntya, merci Alberte ! Nos échanges se sont révélés bien plus satisfaisants, et source de plus de plaisir, que la lecture en elle-même !

« Je savais que ça finirait comme ça. Avec moi qui crève et vous qui regardez. »

« Il n’y avait pas de forêt où les animaux pouvaient se cacher, mais il y avait des roches rouges millénaires en forme de statues. Derrière les aspérités, la menace ne pouvait être qu’humaine. »

« Par temps de paix, la peur disparaissait. Quand elle revenait, on se demandait comment on avait fait pour l’oublier et il semblait que toute cette insouciance reposait sur des mensonges. Puis la peur se dissipait, mais cette fois, on savait qu’elle allait revenir. Et quand elle revenait, on savait qu’elle allait repartir. La peur était une saison qui n’avait jamais été inscrite dans le calendrier. »

« Des fois, y a pas de différence entre avancer tout le temps et tourner en rond. Comme tout le monde, je suis là parce que j’ai voulu vivre mille vies en une, mais j’ai fini par vivre mille fois la même. »

« Ensuite ils repartirent aux trousses de l’horizon. La succession des déserts. Toujours plus de merveilles de la nature. Toujours plus de l’absence de ce qu’ils cherchaient. »

À la recherche de New Babylon, Dominique Scali. Libretto, 2016 (2015 pour la première édition). 375 pages.

Mini-critiques : A la recherche du Père Noël, L’étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde et Ces jours qui disparaissent

Un album, un roman illustré et un roman graphique pour un trio de mini-chroniques « spéciales cadeaux de Noël » !

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À la recherche du Père Noël, de Loïc Clément et Anne Montel (2021)

A la recherche du Père Noël (couverture)Le professeur Goupil, actuellement au chômage, répond à une annonce des plus surprenantes : assurer le remplacement de Santa Claus qui a disparu. Sigismonde, directrice des ressources lutines, se charge de lui faire visiter la fabrique de Noël, mais un vieux bonhomme bien connu semble jouer au chat et à la souris avec lui…

Tout vient à point à qui sait attendre, voilà deux ans que j’espérais trouver cet immense livre sous mon sapin !
Je n’ai pas été déçue par ce cherche-et-trouve géant que j’ai lu et admiré en prenant mon temps.

À travers les aquarelles magnifiques et minutieuses d’Anne Montel, ce sont mille scénettes qui prennent vie à chaque page. Quel plaisir, tout en cherchant le Père Noël ou les cinq comparses animaliers du Professeur Goupil, de découvrir cette foule lutine, cette multitude de petits personnages qui vivent, travaillent, paressent, s’amusent, se font mal, se font disputer, expérimentent… et préparent Noël sous tous ses aspects. Mon neveu de neuf ans et ma nièce de cinq se sont tout autant amusés à regarder les lutins travailleurs ou flemmards, sérieux ou joyeux, colériques ou amoureux…
Les textes de Loïc Clément sont, comme toujours, d’une grande qualité pour nous faire visiter les coulisses de Noël. Narration, vocabulaire, humour, c’est un régal littéraire à plusieurs niveaux et le résultat est jubilatoire. Les textes, à l’instar des illustrations, sont bourrés de détails et de références que l’on s’éclate à repérer.

Je ne suis guère consommatrice des productions de Noël, qu’elles soient littéraires, cinématographiques ou télévisuelles, mais quand c’est aussi bien mené, il serait dommage de bouder son plaisir. Un album aussi loufoque que grandiose !

À la recherche du Père Noël, Loïc Clément et Anne Montel. Little Urban, 2021. 28 pages.

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L’étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde,
de Robert Louis Stevenson, illustré par Vincent Mallié (2023)

L'étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde (couverture)La sortie de cette belle édition illustrée avec le texte intégral était l’occasion rêvée pour découvrir ce classique de la littérature fantastique.

La découverte a été très plaisante. Évidemment, le texte perd grandement de son suspense quand on connait le fin mot de l’histoire sur Jekyll et Hyde, de même que la narration quelque peu désuète n’offre pas forcément l’angoisse que l’on attend d’une telle histoire. Cependant, j’ai malgré tout pu apprécier la manière dont l’intrigue se déroule, oscillant entre rencontres inquiétantes, apaisements, meurtres atroces et remontée de la tension avant les explications finales sur les différentes facettes de chacun et notre capacité, notre volonté à les exprimer ou à les inhiber. Cette réflexion sur la dualité – l’obsession de Jekyll, l’incompatibilité déchirante entre sa moralité et sa bonne réputation et ses envies plus bestiales – est vraiment bien écrite et j’ai savouré ce dernier chapitre, pas tant pour la révélation du mystère (qui n’existait pas) que pour l’exposition des idées de Jekyll.

Hyde est un personnage ambivalent que l’on haït pour ses exactions – qui sont, pour la plupart, simplement évoquées – et que l’on plaint parfois car il est victime autant que coupable, lui qui ne peut agir autrement, qui est prisonnier de ce qu’il incarne, de ce qu’il est et ne peut ainsi ressentir compassion ou empathie.

Les aquarelles de Vincent Mallié montrent un trait tout en finesse. Elles aèrent le texte et invitent à des pauses pour admirer les illustrations. Des pleines pages lumineuses alternent avec des croquis en noir et blanc ; des ambiances chaleureuses côtoient un Hyde dissimulé dans les ombres, celles-ci se faisant de plus en plus inquiétantes. Même si une atmosphère plus poisseuse ne m’aurait pas déplu, j’ai été séduite par la patte graphique de l’illustrateur.
Le choix d’alterner des pages blanches avec quelques pages noires est plutôt pertinent dans leur écho aux différents visages des personnages éponymes (et de chaque être humain).

Une édition magnifique qui donne envie de plonger dans ces classiques que l’on connaît parfois superficiellement. À présent mes yeux se tournent vers sa version illustrée d’Une étude en rouge et la perspective de rencontrer un célèbre détective.

« (…) Et quel est son aspect physique ?
– Il n’est pas facile à décrire. Il y a dans son extérieur quelque chose de faux ; quelque chose de désagréable, d’absolument odieux. Je n’ai jamais vu personne qui me fût aussi antipathique ; et cependant je sais à peine pourquoi. Il doit être contrefait de quelque part ; il donne tout à fait l’impression d’avoir une difformité ; mais je n’en saurais préciser le siège. Cet homme a un air extraordinaire ; et malgré cela je ne peux réellement indiquer en lui quelque chose qui sorte de la normale. Non, monsieur, j’y renonce ; je suis incapable de le décrire. Et ce n’est pas faute de mémoire ; car, en vérité, je me le représente comme s’il était là. »

« « Ce pauvre Harry Jekyll, songeait-il, j’ai bien peur qu’il ne se soit mis dans de mauvais draps ! Il a eu une jeunesse un peu orageuse ; cela ne date pas d’hier, il est vrai ; mais la justice de Dieu ne connaît ni règle ni limites. Hé oui, ce doit être cela : le revenant d’un vieux péché, le cancer d’une honte secrète, le châtiment qui vient, pede claudo, des années après que la faute est sortie de la mémoire et que l’amour-propre s’en est absous. »
Et le notaire, troublé par cette considération, médita un instant sur son propre passé, fouillant tous les recoins de sa mémoire, dans la crainte d’en voir surgir à la lumière, comme d’une boîte à surprises, une vieille iniquité. Son passé était certes bien innocent ; peu de gens pouvaient lire avec moins d’appréhension les feuillets de leur vie ; et pourtant il fut d’abord accablé de honte par toutes les mauvaises actions qu’il avait commises, puis soulevé d’une douce et timide reconnaissance par toutes celles qu’il avait évitées après avoir failli de bien près les commettre. Et ramené ainsi à son sujet primitif, il conçut une lueur d’espérance. »

L’étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde, Robert Louis Stevenson, illustré par Vincent Mallié. Éditions Margot, 2023 (1886 pour le texte original). Traduit de l’anglais par Théo Varlet. 77 pages.

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Ces jours qui disparaissent, de Timothé Le Boucher (2017)

Ces jours qui disparaissent (couverture)Un roman graphique qui n’est pas sans rappeler le court roman évoqué ci-dessus dans lequel nous suivons Lubin, un jeune acrobate qui, brusquement, se réveille chaque matin alors qu’un jour s’est écoulé sans qu’il n’en ait conscience, laissant son corps et sa vie entre les mains d’une autre personnalité.

Il y a quelques années, j’avais lu Le Patient du même auteur sans être totalement enthousiaste et avait offert dans la foulée ce titre à mon compagnon, sans jamais prendre le temps de le lire moi-même.

Je me suis régalée avec ce récit captivant. La BD s’organise en deux temps : le début du phénomène, l’incompréhension et la rencontre avec la seconde personnalité tout d’abord, puis après un bond de deux ans, une temporalité qui s’accélère sans répit, une évolution terrible pour « notre » Lubin. Le tout est parfaitement construit car nous avons eu le temps de nous attacher au « premier » Lubin et, suite à ce basculement, le récit passe d’une atmosphère intrigante, parfois plus amusante qu’angoissante, à un thriller beaucoup plus tendu, un contre-la-montre tragique.

J’ai beaucoup apprécié les dessins de Timothé Le Boucher : la variété des visages et des corps, les nuances liées au temps qui passe que l’on se surprend à détecter (quand elles ne sautent pas aux yeux), les couleurs, la douceur du trait qui contrarie le caractère sombre car apparemment inéluctable de l’intrigue.

Un récit addictif et très intelligemment mené, entre fantastique et trouble dissociatif. Un roman graphique intense que l’on referme avec autant de tristesse que d’envie de profiter du temps présent.

Ces jours qui disparaissent, Timothé Le Boucher. Glénat, coll. 1000 feuilles, 2017. 192 pages.

Parenthèse 9e art : Bâillements de l’après-midi, Au cœur des solitudes et Lydie

La sélection du jour :

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Bâillements de l’après-midi, tome 1, de Shin’ya Komatsu (IMHO, 2023)

Bâillements de l'après-midi (couverture)Je me souviens encore de la manière dont Sabine de Fourbis et Têtologie avait qualifié ce manga : « onirico-poético-weird ». Elle avait attiré mon attention et je lui dois cette participation à l’une des dernières Masses Critiques Babelio de l’année ; la recommandation était excellente et je la remercie de cette découverte !

Car, comme pressenti, ce manga avait tout pour me plaire avec ces tranches de vie décalées et ces promenades oniriques au fil des saisons, sublimées par un trait rond et doux. Les ombres de l’été, les jours de pluie, les étoiles dans le ciel une nuit d’hiver, mais aussi un gant perdu, un parapluie, un livre… tout est point de départ pour une aventure aussi paisible qu’étonnante dans une atmosphère malicieuse et rêveuse.
Awako, l’héroïne, nous entraîne dans des rencontres insolites – partage d’une seule occasion ou amitiés durables – et une contemplation du quotidien. Jolies ruelles végétalisées, librairies et pâtisseries, émerveillement rafraîchissant… même si la ville d’Awako semble à la frontière avec un univers magique, Shin’ya Komatsu raconte la poésie des petites choses de la vie, une certaine douceur de vivre, et nous invite à regarder notre environnement avec une touche de rêverie.

Une tonalité contemplative et poétique et une touche de merveilleux qui ne pouvait que me séduire !

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Au cœur des solitudes, de Lomig (Sarbacane, 2023)

Au coeur des solitudes (couverture)En 1867, suite à un accident de travail, John Muir frôle la cécité permanente. La vue recouvrée, il décide de se lancer dans un périple à pied pour étudier la flore américaine.

Un roman graphique en noir et blanc également lu grâce à Babelio : merci !

Lomig raconte cet homme qui a osé. Oser transformer un vieux rêve en réalité, oser partir à l’aventure, oser quitter le confort d’une vie réglée par un travail « comme il faut ». Plus qu’une simple biographie, Lomig nous convie à un voyage à travers les États-Unis et à une réflexion sur les rêves et le quotidien, ce que l’on souhaiterait et ce que l’on fait du temps qui nous est alloué. La liberté de Muir, fuyant les contraintes d’une vie réglée et les pressions de la société, est inspirante (alors que je ne me considère déjà pas comme étant écrasée par la charge mentale du quotidien et les injonctions du quotidien).
Bien entendu, c’est également un ouvrage qui questionne la place de l’humain dans la nature. Maître ou fragment, ces pérégrinations dans une nature encore sauvage résonne fortement avec les préoccupations écologiques actuelles.
D’ailleurs, l’auteur a sélectionné ce qui lui semblait faire sens dans les écrits de Muir, en sélectionnant une période restreinte de sa vie pour porter ce regard admiratif et respectueux sur le monde, d’où l’occultation de certaines facettes et notamment un « langage désobligeant, qui est regrettablement coutumier à cette époque » sur les Amérindiens, évoqué par Mike Wurtz, auteur de la postface.

Bien que John Muir recherche « les grandes solitudes » autant que possible, ses errances sont marquées par des rencontres qui tracent un rapide tableau de l’après-Guerre de Sécession. La pauvreté des esclaves fraîchement affranchis, la résignation de certains travailleurs, la méfiance née des violences de la guerre, la colère ou la générosité. Certains visages amicaux ou inquiétants, certains entendent sa démarche, d’autres ne voient dans les immensités que des sources de revenus.
Ce sont également pour Muir des opportunités de constater les impacts des activités humaines sur les paysages, que ce soit la déforestation ou les transhumances de grands troupeaux, et d’une prise de conscience sur la fragilité des écosystèmes.
Ce roman graphique a le bon goût de ne pas transformer les expéditions du botaniste en une aventure épique ou haletante. Ce qui rend le voyage extraordinaire, c’est surtout le regard émerveillé de Muir.

Pour ne rien gâcher, l’ouvrage est superbe et, plus d’une fois, j’ai savouré la beauté des crayonnés de Lomig. Les grandes pages subliment les paysages tandis que son trait précis souligne l’expressivité des visages, l’élégance des oiseaux, la luxuriance des plantes…

Un très beau titre – plus contemplatif qu’aventureux – et un hommage aux beautés de la flore et de la faune sauvage.

Je n’avais jamais été attirée par l’adaptation de Lomig du roman de Jean Hegland, Dans la forêt, tant j’avais été conquise par ce dernier, mais je vais peut-être y jeter un œil à l’occasion…

« Je réalise à quel point je me suis affranchi, en peu de temps, de mon asservissement aux codes et aux institutions de la société. Tout s’est liquéfié en moi avant de s’évaporer, sans bruit, sans un seul effort et sans laisser la moindre conscience d’une perte. Seules subsistent encore les lois qui sont naturelles à mon cœur. »

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Et, pour finir, quelques mots sur…

Lydie, de Zidrou (scénario) et Jordi Lafèbre (dessin) (Dargaud, 2022)

Lydie (couverture)Une histoire touchante autour d’un deuil impossible qui va être surmonté d’une manière surprenante. La preuve que l’on peut parler d’empathie, de bienveillance et de complicité sans devenir niais, d’une solidarité qui fait du bien pour affronter une tragédie. La vie d’un quartier qui, malgré des électrons potentiellement perturbateurs, apprend à vivre en harmonie, quitte à injecter un peu d’excentricité et d’inattendu dans le quotidien !

Les Rougon-Macquart, tome 7, L’Assommoir, d’Emile Zola (1877)

Rougon-Macquart, T7, L'Assommoir (couverture)Gervaise Macquart, blanchisseuse de son état, est abandonnée par son amant et père de ses deux enfants, Auguste Lantier. Malgré cette rupture douloureuse, elle assure la subsistance de sa famille et finit par accepter la demande en mariage d’un ouvrier zingueur du quartier, Coupeau. Le ménage connaît une belle ascension, jusqu’à ce qu’accident, alcool et réapparition de Lantier viennent y semer le trouble.

Voilà un tome surprenant. Si l’on retrouve parfaitement la patte et la rigueur documentaire de Zola (avec ses descriptions minutieuses et immersives, comme celle du lavoir ou de la blanchisserie, ainsi que pour la diversité de portraits et de métiers ouvriers présentés au fil du roman), la langue est empreinte d’expressions ouvrières. Quel régal, cette langue qui, au fil du roman, se déploie dans la narration même, sortant du cadre entendu des dialogues, et donne à lire ce parler argotique, cru et imagé des ouvriers. On comprend les critiques soulevées à l’époque de sa publication : « Ce n’est plus du réalisme, c’est de la malpropreté ; ce n’est plus de la crudité, c’est de la pornographie. », écrivait le journaliste Albert Millaud. Ce roman a une voix unique, aussi rude que ciselée, qui se détache des six tomes précédents.

L’histoire de Gervaise démoralise, frustre, excite espoirs et déceptions, attriste. On assiste à la destruction d’un ménage, de plusieurs vies, par un accident de travail, les mauvaises fréquentations, l’alcool, la paresse, et derrière tout cela, de mauvais choix. Avec les nouvelles habitudes de laisser-aller viennent l’abattement, la résignation, les violences familiales… Et, comme dans un cercle vicieux, tout cela s’alimente mutuellement, s’accentue, s’entraîne, empire au fil du roman.

« – Mon Dieu ! je ne suis pas ambitieuse, je ne demande pas grand’chose… Mon idéal, ce serait de travailler tranquille, de manger toujours du pain, d’avoir un trou un peu propre pour dormir, vous savez, un lit, une table et deux chaises, pas davantage… Ah ! je voudrais aussi élever mes enfants, en faire de bons sujets, si c’était possible… Il y a encore un idéal, ce serait de ne pas être battue, si je me remettais jamais en ménage ; non, ça ne me plairait pas d’être battue… Et c’est tout, vous voyez, c’est tout…
Elle cherchait, interrogeait ses désirs, ne trouvait plus rien de sérieux qui la tentât. Cependant, elle reprit :
– Oui, on peut à la fin avoir le désir de mourir dans son lit… Moi, après avoir bien trimé toute ma vie, je mourrais volontiers dans mon lit, chez moi. »
Ces désirs humbles, exprimés dans le deuxième chapitre, sont la prophétie de tout ce qui lui sera peu à peu retiré, toutes ces volontés simples qui lui seront refusées. Zola utilise à plusieurs reprises cet effet prémonitoire – même si l’on ne s’en rend pas forcément compte immédiatement – rendant le récit aussi prenant que terrible.
(De même, malgré sa fuite d’un foyer toxique, la chute future de la fille de Gervaise et Coupeau, Nana, est d’ores et déjà annoncée, héritage du déclin familial.)

J’ai parfois eu envie de secouer Gervaise, de lui faire prendre un autre chemin, de lui montrer que sa générosité, son plaisir de régaler les amis, de se mettre en frais pour eux, ne servaient qu’à gaver une bande de profiteurs hypocrites et que son désir de les épater était vain de fait de relations de toute manière superficielles. C’est parfois insupportable à lire : on aimerait être témoin d’un sursaut, la voir sauver sa peau, mais l’on ne peut que plonger avec elle, dans cet abandon, dans cette déchéance, dans ses hontes puis ses oublis de la honte.
Et en même temps, j’ai eu de l’empathie pour elle car Zola raconte, à travers elle, la condition des femmes. Le harcèlement sexuel est monnaie courante, le harcèlement moral aussi – qui donne parfois l’impression qu’elles cèdent par lassitude mentale, pour avoir un peu de répit – et, à terme, les violences conjugales s’installent. Gervaise est une de ces travailleuses, dépouillées par leur mari, utilisées, parfois battues, ces fourmis dont le travail patient pour offrir à leur famille un certain confort est détruit avec négligence ou brutalité. Gervaise résiste, se bat autant qu’elle peut, mais arrive un temps où l’existence se fait un peu trop lourde et c’est le début d’une chute à effet boule de neige.

Le récit étouffe souvent, sous la décrépitude des logis, la déliquescence psychique et la dégénérescence des corps. L’abrutissement et l’effondrement physiques. Les chairs défigurées par la misère,  grasses – devenues boucliers – ou maigres – peu à peu rongées. La crasse et les odeurs, que préfiguraient celles amenées par le linge sale du quartier. Une réalité physique qui devient répugnante. Un laisser-aller total quand plus rien ne motive.

Zola raconte également les liens sociaux à l’œuvre dans ce quartier de la Goutte-d’Or. Derrière l’amitié de façade, la sympathie temporaire tant que durent l’aisance et la bonne réputation, l’hypocrisie semble être le maître-mot. L’immeuble apparaît comme un cloaque où prolifèrent la méchanceté, l’envie et la calomnie. Un microcosme dont il est difficile de s’extirper, où chacun souhaiterait rabaisser autrui pour ne pas être le plus malheureux. La promiscuité et la misère engendrent le mépris et, au sein des foyers, la violence, verbale et physique.
Heureusement, quelques personnages viennent apporter une bouffée de compassion, de gentillesse ou d’attention réelles : Goujet et sa mère, Lalie Bijard (on connait la triste enfance de Cosette, mais la pauvre Lalie offre des scènes absolument insoutenables), le père Bru (symbole du mépris envers un ouvrier âgé devenu inutile aux yeux de la société)…

L’Assommoir est un roman terrible, à la fois désespéré et désespérant. Marqué par des scènes sublimes ou, à l’inverse, inoubliables par leur horreur ou leur irréversibilité, ce récit d’une agonie psychique et physique due aux ravages de l’alcool et de la misère raconte ces mauvais choix, ce frôlement d’une vie humble et heureuse, rêvée (car tout n’est pas noir ou mauvais dans le tableau peint par Zola) et, une fois de plus, l’impossibilité de s’extraire de son milieu social. Un septième tome sombre et tragique, asphyxiant, porté par une langue étonnante.

« – Ah ! il y a, aux galères, des gredins qui n’en ont pas tant fait. Mais la justice aurait trop de besogne, si elle s’occupait des femmes crevées par leurs maris. Un coup de pied de plus ou de moins, n’est-ce pas ? ça ne compte pas, quand on en reçoit tous les jours. »

« – Il est trop tard, à cette heure. J’irai chez Bourguignon après le déjeuner. Je dirai que ma bourgeoise a eu des coliques… Ecoutez, père Colombe, je laisse mes outils sous cette banquette, je les reprendrai à midi.
Lantier, d’un hochement de tête, approuva cet arrangement. On doit travailler, ça ne fait aucun doute ; seulement, quand on se trouve avec des amis, la politesse passe avant tout. »

« Et, le geste élargi, elle indiquait le quartier entier, elle en avait pour une heure rien qu’à étaler le linge sale de tout ce peuple, les gens couchés comme des bêtes, en tas, pères, mères, enfants, se roulant dans leur ordure. Ah ! elle en savait, la cochonnerie pissait de partout, ça empoisonnait les maisons d’alentour ! Oui, oui, quelque chose de propre que l’homme et la femme, dans ce coin de Paris, où l’on est les uns sur les autres, à cause de la misère ! On aurait mis les deux sexes dans un mortier, qu’on en aurait tiré pour toute marchandise de quoi fumer les cerisiers de la plaine Saint-Denis. »

« Même la saleté était un nid chaud où elle jouissait de s’accroupir. Laisser les choses à la débandade, attendre que la poussière bouchât les trous et mît un velours partout, sentir la maison s’alourdir autour de soi dans un engourdissement de fainéantise, cela était une vraie volupté dont elle se grisait. Sa tranquillité d’abord ; le reste, elle s’en battait l’œil. »

« Oui, Coupeau et Lantier l’usaient, c’était le mot ; ils la brûlaient par les deux bouts, comme on dit de la chandelle. Bien sûr, le zingueur manquait d’instruction ; mais le chapelier en avait trop, ou du moins il avait une instruction comme les gens pas propres ont une chemise blanche avec de la crasse par-dessous. Une nuit, elle rêva qu’elle était au bord d’un puits ; Coupeau la poussait d’un coup de poing, tandis que Lantier lui chatouillait les reins pour la faire sauter plus vite. Eh bien ! ça ressemblait à sa vie. »

« Par malheur, si l’on s’accoutume à tout, on n’a pas encore pu prendre l’habitude de ne point manger. C’était uniquement là ce qui défrisait Gervaise. Elle se moquait d’être la dernière des dernières, au fin fond du ruisseau, et de voir les gens s’essuyer, quand elle passait près d’eux. Les mauvaises manières ne la gênaient plus, tandis que la faim lui tordait toujours les boyaux. »

Les Rougon-Macquart, tome 7, L’Assommoir, Emile Zola. Typographie François Bernouard, 1928 (1877 pour la première édition). 496 pages.

Les Rougon-Macquart déjà lus et chroniqués :
– Tome 1, La Fortune des Rougon ;
– Tome 2, La Curée ;
– Tome 3, Le Ventre de Paris ;
– Tome 4, La Conquête de Plassans ;
– Tome 5, La faute de l’abbé Mouret ;
– Tome 6, Son Excellence Eugène Rougon.