L’Homme qui rit, de Victor Hugo (1869)

Lu dans le cadre du rendez-vous « Les fantastiques classiques » qui voyait s’affronter ce mois-ci Marcel Proust et Victor Hugo : choix évident pour moi, car Victor m’attire toujours plus que ce terrifiant Marcel et je n’avais pas le temps pour deux auteurs de cette envergure.

Les classiques, c'est fantastique - Hugo VS Proust

Angleterre, 1690. Un enfant défiguré et abandonné et une jeune orpheline sont recueillis par un saltimbanque philosophe et solitaire et son loup. Quinze ans plus tard, « L’Homme qui rit » attire tous les succès mais se forge un esprit de révolte envers les injustices sociales qui éclatera quand sera révélé un étonnant secret.

L'Homme qui rit (couverture)Je pensais avoir le temps de lire en octobre ; de toute évidence, pas vraiment car j’ai passé le mois avec Gwynplaine, Ursus, Dea, Homo et Victor. Heureuse compagnie, il faut bien l’avouer. J’attendais avec impatience cette nouvelle lecture hugolienne après les chocs littéraires que furent Les Misérables et Notre-Dame de Paris.

Dès les premières pages, j’ai été chamboulée par la poésie des descriptions. La rencontre avec Ursus et Homo fut juste sublime et m’apporta dès les premières pages cette réconfortante sensation de plonger à nouveau dans un roman d’exception.

« Ursus était remarquable dans le soliloque. D’une complexion farouche et bavarde, ayant le désir de ne voir personne et le besoin de parler à quelqu’un, il se tirait d’affaire en se parlant à lui-même. Quiconque a vécu solitaire sait à quel point le monologue est dans la nature. La parole intérieure démange. Haranguer l’espace est un exutoire. Parler tout haut et tout seul, cela fait l’effet d’un dialogue avec le dieu qu’on a en soi. C’était, on ne l’ignore point, l’habitude de Socrate. Il se pérorait. Luther aussi. Ursus tenait de ces grands hommes. Il avait cette faculté hermaphrodite d’être son propre auditoire. Il s’interrogeait et se répondait ; il se glorifiait et s’insultait. On l’entendait de la rue monologuer dans sa cahute. Les passants, qui ont leur manière à eux d’apprécier les gens d’esprit, disaient : c’est un idiot. »

Par la suite, chapitre après chapitre se déroule un ouvrage grandiose, parfois grandiloquent certes mais extraordinaire. Car, au-delà de l’intrigue résumée, avec Hugo, tout est prétexte à digressions qui viennent servir l’histoire. Ainsi, outre le fait qu’il prend son temps pour poser le cadre et développer ses personnages, il sublime également la nature et ses affres, ses beautés et ses violences tout en exaltant en parallèle l’intériorité des personnages, les émotions et les dilemmes qui les traversent. Le récit s’ouvre sur les pièges de la mer, de la neige et de la nuit avant de raconter ceux – cruels et révoltants – des hommes. Oreilles bouchées et cœurs fermés.
Au cœur des injustices, des pauses, à l’instar de la rencontre poignante d’Ursus et des enfants Gwynplaine et Dea. Misanthropie bougonne immédiatement emplie de tendresse. Après le silence au milieu des éléments, un dialogue, un échange. Après la solitude, des âmes qui se trouvent et s’adoptent.
Ce quatuor est tout simplement magnifique. Autant j’avais bien souvent entendu parler de Gwynplaine et Dea, autant j’ai pu découvrir – et quelle rencontre ! – Ursus et Homo. S’ils sont souvent archétypes, ils sont aussi sincérité, poésie et émotion. La luminosité protectrice de Dea, les tirades d’Ursus et ses marmonnements attendris, la présence réconfortante d’Homo, Gwynplaine tiraillé, tenté, furieux, majestueux…

« Dea avait un voile, la nuit, et Gwynplaine avait un masque, sa face. Chose inexprimable, c’était avec sa propre chair que Gwynplaine était masqué. Quel était son visage, il l’ignorait. Sa figure était dans l’évanouissement. On avait mis sur lui un faux lui-même. Il avait pour face une disparition. Sa tête vivait et son visage était mort. Il ne se souvenait pas de l’avoir vu. »

Retrouver la verve d’Hugo fut à nouveau un plaisir immense et jamais démenti. Sa plume, précise, foisonnante, éclatante, érudite, recherche constante d’un vocabulaire parfait. Ses portraits tout de vie, d’images, de fureur et d’émotions. Ses parenthèses, ses développements d’une richesse inouïe. Son intelligence, qui va bien au-delà des références historiques, mythologiques, bibliques que je ne peux prétendre toutes saisir. Ses apostrophes au lecteur. Ses touches d’ironie qui critiquent une société, une injustice, ce cynisme s’opposant aux personnages romantiques et idéalistes.

« Funèbre rentrée de l’ombre dans une âme. Ainsi s’opérait, en ce Gwynplaine qui avait été un héros, et qui, disons-le, n’avait peut-être pas cessé de l’être, le remplacement de la grandeur morale par la grandeur matérielle. Transition lugubre. Effraction d’une vertu par une troupe de démons qui passe. Surprise faite au côté faible de l’homme. Toutes les choses inférieures qu’on appelle supérieures, les ambitions, les volontés louches de l’instinct, les passions, les convoitises, chassées loin de Gwynplaine par l’assainissement du malheur, reprenaient tumultueusement possession de ce généreux cœur. Et à quoi cela avait-il tenu ? à la trouvaille d’un parchemin dans une épave charriée par la mer. Le viol d’une conscience par un hasard, cela se voit. »

Hugo, à travers ses protagonistes, dénonce la roulette du pouvoir, la justice dévoyée, la peur des petits constamment écrasés, l’oisiveté immorale de l’aristocratie, le gouffre entre ceux qui ont tous et ceux qui ne sont rien. En ces temps d’instabilité politique où l’Angleterre oscille entre république et monarchie, Gwynplaine affute son esprit critique, constate les inégalités et la toute-puissance écœurante des lords jusqu’à cet aboutissement : un discours déchirant et éclairant, criant de vérité. De là un drame : l’impossibilité pour cette voix sensible, intelligente et raisonnable de se faire entendre à travers son masque de chair.
À l’instar de Notre-Dame de Paris, Hugo interroge : qui sont les véritables monstres ? Question rhétorique, me direz-vous… Josiane et Barkilphedro – dont je ne dirai rien pour vous laisser le plaisir de la découverte – m’auront marquée à l’image d’un Javert ou d’un Frollo…

« Celui qui se venge d’un bienfait, quel homme ! Barkilphedro était ce colosse. Ordinairement l’ingratitude est de l’oubli ; chez ce privilégié du mal, elle était de la fureur. L’ingrat vulgaire est rempli de cendre. De quoi était plein Barkilphedro ? d’une fournaise. Fournaise mêlée de haine, de colère, de silence, de rancune, attendait pour combustible Josiane. Jamais un homme n’avait à ce point abhorré une femme sans raison. Quelle chose terrible ! Elle était son insomnie, sa préoccupation, son ennui, sa rage.
Peut-être en était-il un peu amoureux. »

Certes, l’on se demanderait presque parfois si l’intrigue avance dans ce roman bavard et dense (où l’abondance de mots semble tenter de s’affranchir des frontières des mots et donner à ressentir le caractère vaporeux et fourmillant de la pensée), intimidant plaidoyer politique. Et pourtant, oui. Car cette histoire superbe est une plongée dans une société, dans les classes sociales qui dessinaient l’Angleterre des XVII-XVIIIe siècles ainsi que dans des destinées individuelles magnifiques. Une plongée dans la misère, l’inhumanité, le sordide et, malgré tout, l’espoir. Encore une fois, Hugo, perpétuel virtuose, m’a transportée et bouleversée, c’est un souffle puissant, à la fois magistral et déchirant. Je suis émerveillée et éblouie, que dire de plus.

« Cela faisait des êtres dont la loi d’existence était monstrueusement simple : permission de souffrir, ordre d’amuser. »

« Il est presque impossible d’exprimer dans leurs limites exactes les évolutions abstruses qui se font dans le cerveau. L’inconvénient des mots, c’est d’avoir plus de contour que les idées. Toutes les idées se mêlent par les bords ; les mots, non. Un certain côté diffus de l’âme leur échappe toujours. L’expression a des frontières, la pensée n’en a pas. »

« – Qui êtes-vous ? d’où sortez-vous ?
Gwynplaine répondit :
– Du gouffre.
Et, croisant les bras, il regarda les lords.
– Qui je suis ? je suis la misère. Milords, j’ai à vous parler. »

L’Homme qui rit, Victor Hugo. Pocket, coll. Classiques, 2019 (1869 pour l’édition originale). 763 pages.

Stardust, de Neil Gaiman (1999)

Stardust (couverture)Neil Gaiman, dont j’ai à de multiples reprises salué le talent de conteur,  nous propose ici un véritable conte avec une promesse donnée à l’être aimé, une étoile tombée du ciel à récupérer, des princes héritiers sans scrupules, une sorcière à la jeunesse illusoire et un monde parallèle empli de créatures magiques et de bois menaçants.

Cette quête initiée par amour (par ce qu’un jeune cœur croit être l’amour) est donc marquée par la magie et l’étrangeté et nous transporte dans le monde merveilleux de Féérie. L’occasion de renouer avec la poésie de l’auteur et des ambiances envoûtantes (du marché magique organisé tous les neuf ans au bois malveillant en passant par le bateau volant). Mais comme tout conte qui se respecte (d’autant plus écrit par Neil Gaiman), l’histoire est parfois sombre, à base des meurtres, d’un trio de sorcières terrifiantes et de projets malveillants. Une atmosphère menaçante qui ne pouvait que me plaire, d’autant que celle-ci est judicieusement équilibrée de touches d’humour, ironie et petites piques plutôt réjouissantes. C’était donc un plaisir de découvrir la plume de Gaiman en anglais, un anglais travaillé et soutenu, qui a su faire naître de belles images dans mon esprit.

Si la plume est ce qui m’a le plus séduite, j’ai apprécié cette intrigue rondement menée qui donne envie d’enchaîner les chapitres. Les personnages sont quant à eux assez simples et, à l’image des personnages de contes, souvent marqués par un trait de caractère principal, mais plaisants à suivre. Même s’il ne faut pas s’attendre à une psychologie aux mille nuances, ils ne sont jamais fades pour autant. Et puis, entre des personnalités surprenantes et des métamorphoses, il ne faut pas se fier aux apparences dans cette histoire… Aurais-je aimé une plus grande présence des antagonistes ? Peut-être, mais leurs apparitions mesurées étaient peut-être ce qui leur conféraient le plus d’attrait, de mystère et de potentiel inquiétant.

Certes, ce n’est pas le meilleur roman de Neil Gaiman, pas le plus original, mais c’était néanmoins une lecture très plaisante. En outre, le fait de retrouver des choses déjà vues a sans doute aidé à l’immersion et à ne pas être freinée par ma lecture en anglais (l’une des raisons pour laquelle j’ai mis tant de temps à le lire tenant sans doute dans la crainte de rater des éléments importants et propres à un univers de fantasy nouveau).

Ainsi, j’ai beaucoup aimé ce voyage dans les terres de Féérie. C’est un petit roman qui n’a pas la richesse de Sandman ou American Gods, mais c’est finalement un bien joli conte.

« A question like ‘How big is Faerie ?’ does not admit of a simple answer. »

« How Many Miles to Babylon’, recited Tristran, to himself, as they walked through the grey wood.
‘Three score miles and ten.

Can I get there by candlelight?
There, and back again.
Yes, if your feet are nimble and light,
You can get there by candlelight.’ »

« ‘Still doesn’t explain… there isn’t anythin’ unusual in your family, is there?’
‘My sister, Louisa, can wiggle her ears.’ »

Stardust, Neil Gaiman. Headline Publishing Group, 2013 (1999 pour l’édition originale). En anglais. 196 pages.

La guerre des mondes, d’H.G. Wells (1898)

La guerre des mondesPour ma première participation au rendez-vous littéraire créé par Moka « Les classiques, c’est fantastique » dont le thème était « Big Brother is watching you ! (SF à volonté !) » pour ce mois de janvier 2021, j’ai choisi de relire La guerre des mondes, de H.G. Wells. Lu il y a plus de dix ans, mon souvenir en était assez flou, même si je me souvenais d’un point qui m’avait dérangée (mais j’y reviendrai).

La Terre – l’Angleterre, du moins – envahie par les Martiens, tel est l’intrigue de ce roman de 1898. Ce fut une lecture fluide dont les thèmes ont été largement exploités depuis : l’invasion belliqueuse d’une espèce extraterrestre, l’inévitable technologie extrêmement avancée, les machines à tuer ultra performantes. Cependant, au-delà de l’aspect science-fictionnel attendu, j’ai trouvé très surprenant d’être plongée dans un roman terriblement anglais. C’est presque Downton Abbey et les aliens. La campagne anglaise, le narrateur qui, entre deux visites à l’étrange capsule – encore close – des visiteurs, rentre chez lui boire un thé ou un bon whisky, les petits villages… le tout est extrêmement bucolique.
Oubliez Tom Cruise, les cascades et les actes héroïques (en vrai, je n’ai même pas vu le film, donc je parle sans savoir), le narrateur passera la majorité de son temps à fuir, se cacher et observer ces implacables ennemis. Personnellement, j’ai trouvé ça bien plus réaliste et instructif que des actes inconsidérés, je trouve l’angoisse du narrateur et les esprits égarés d’autres protagonistes plus évocateurs qu’un héroïsme exagéré, mais si vous voulez un roman qui bouge, passez votre chemin.

Revenons maintenant sur ma déception de jeunesse : la fin. Le Deus Ex Machina qui résout tout. Et j’avoue que ça coince toujours un peu. (Je vais essayer d’en parler sans dévoiler les détails, ce sera donc peut-être un peu cryptique pour les personnes n’ayant pas connaissance de la fin.) Autant le principe me semble tout à fait possible, étant donné qu’on sait que ce genre de petites choses peuvent faire des dégâts même entre organismes provenant de la même planète. Seulement, que tout se produise en une nuit, que l’extermination soit si soudaine, alors que l’arrivée des Martiens a été échelonnée sur plusieurs jours, prête un peu à sourire. A titre personnel, je trouve cette fin un peu décevante et facile.

C’est une lecture sympathique, mais je comprends les raisons de mes souvenirs très flous, en dehors des passages marquants ou célèbres ; je n’ai ressenti ni véritable attachement pour le personnage dont on ne sait pas grand-chose, ni investissement émotionnel d’aucune sorte au fil du récit. Un classique qui a marqué son temps, mais qui n’a pas eu le même impact sur moi.

« Cependant, par-delà le gouffre de l’espace, des esprits qui sont à nos esprits ce que les nôtres sont à ceux des bêtes qui périssent, des intellects vastes, calmes et impitoyables, considéraient cette terre avec des yeux envieux, dressaient lentement et sûrement leurs plans pour la conquête de notre monde. Et dans les premières années du XXe siècle vint la grande désillusion. »

« Jamais encore, dans l’histoire du monde, une pareille masse d’êtres humains ne s’était mise en mouvement et n’avait souffert ensemble. Les hordes légendaires des Goths et des Huns, les plus vastes armées qu’ait jamais vues l’Asie, se fussent perdues dans ce débordement. Ce n’était pas une marche disciplinée, mais une fuite affolée, une terreur panique gigantesque et terrible, sans ordre et sans but, six millions de gens sans armes et sans provisions, allant de l’avant à corps perdu. C’était le commencement de la déroute de la civilisation, du massacre de l’humanité. »

La guerre des mondes, Herbert George Wells. Folio, 2005 (1898 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais par Henry D. Davray. 320 pages.

Rendez-vous « Les classiques, c’est fantastique »

Les classiques c'est fantastiques - Big Brother

Spécial Loïc Clément et Anne Montel : Le temps des mitaines (roman), Miss Charity et Chroniques de l’île perdue

Après un article consacré à quelques BD de Loïc Clément (avec ou sans Anne Montel), voici les petites chroniques de trois ouvrages de ce formidable duo dont il est impossible de se lasser.

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Le Temps des Mitaines, T1, Le mystère de la chambre morne (2020)

Le Temps des mitaines (couverture)C’est vraiment double malchance pour Céleste, Prosper, Angus et Nocte: non seulement ils sont collés pour toute la journée de ce samedi, mais en plus Caïus, la brute de l’école, est là également ! Et, comme si ça ne suffisait pas, les voilà coincés dans une bulle temporelle…

Vous connaissez peut-être Le Temps des Mitaines en BD, voici un premier roman dans ce même univers d’animaux anthropomorphes dotés de pouvoirs étranges. Sans surprise de la part de ce duo magique, ce fut une très chouette lecture !

C’est un texte très fin, drôle parfois et tendre surtout, mais toujours pertinent sur les traumatismes et les souffrances de chacun·e. Une histoire intelligente qui parle des secrets que l’on garde dans son cœur, des doutes, des peurs et des douleurs physiques et psychologiques.
Un roman qui est aussi très bien écrit. Parsemé de jeux de mots ou de clins d’œil (notamment dans les noms des personnages), la plume de Loïc Clément offre une voix unique à ces protagonistes très différents. Les attendrissantes erreurs de Prosper, les mots savants d’Angus, l’impatience de Caïus, la réserve de Nocte ou la confiance de Céleste se décèlent tout de suite et parachèvent leurs portraits.

En BD comme en roman, le talent de ce duo se confirme. Tout est réussi et efficace dans ce récit : de jeunes héroïnes et héros touchant·es, un texte futé sur les plus ou moins lourdes épreuves et injustices de la vie, des illustrations qui offrent un visage à ces personnages (puis-je dire que les douces couleurs aquarellées d’Anne Montel m’ont toutefois un peu manquées dans ce choix du noir et blanc ?).

« Le plus dur a été lorsqu’il a fini par comprendre que ce genre de relation père-fils n’est pas la norme. En observant les autres enfants et l’attitude de leurs parents, ce petit garçon a compris qu’il était mal tombé. Il a compris que les cris et les heurts n’étaient pas les mêmes dans chaque foyer, et que le sien était un avant-goût de l’enfer. Alors, il a peu à peu construit une carapace autour de son cœur et a commencé à mordre et à aboyer. Il s’est mis à moquer, agresser ou racketter autrui. Il est devenu dur comme un roc. Aussi âpre que son quotidien. »

Le Temps des Mitaines, T1, Le mystère de la chambre morne, Loïc Clément (texte) et Anne Montel (illustrations). Little Urban, 2020. 153 pages.

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Miss Charity, T1, L’enfance de l’art,
d’après le roman de Marie-Aude Murail (2020)

Miss Charity T1 (couverture)L’enfance de Charity Tiddler, entourée d’une petite ménagerie, d’une bonne portée sur les récits horrifiques et d’une gouvernante française qui révélera son talent pour l’aquarelle.

Évidemment (ça deviendrait presque lassant, non ?), l’adaptation du roman de Marie-Aude Murail par le duo magique Clément-Montel est une réussite.

On retrouve cet enthousiasmant mélange d’erreurs enfantines – écho aux romans comme Les malheurs de Sophie – et d’innocence, de passion et d’excitation. Si la froideur du monde des adultes est parfois brutale, les moments de complicité que Charity partage avec ses animaux ou les adultes qui s’occupent vraiment d’elle apportent de très beaux moments. C’est drôle, intelligent, vivant, dynamique. On ne s’ennuie pas un instant en la compagnie de cette petite artiste scientifique.

Anne Montel semble prêter son pinceau et son talent à la petite Charity qui raconte cette histoire et pratique également cette technique d’illustration. Les traits délicats et les couleurs douces de donnent vie à l’espièglerie et à la singularité de notre héroïne. Jamais avare en détails, l’illustratrice sublime les créatures, les champignons et autres plantes qui passionnent Charity, nous plongeant délicieusement dans la campagne anglaise.

Un roman graphique qui se dévore que l’on connaisse ou non le texte original.

Miss Charity, T1, L’enfance de l’art, Loïc Clément (texte) et Anne Montel (illustrations), d’après le roman de Marie-Aude Murail. Rue de Sèvres, 2020. 117 pages.

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Chroniques de l’île perdue (2018)

Chroniques de l'île perdue (couverture)Contrairement aux autres titres signés Clément-Montel, je n’avais pas du tout entendu parler de celui-ci avant de tomber dessus en fouillant dans le catalogue de ma bibliothèque.

Deux frères – Sacha, l’aîné, et Charlie, le cadet – sont en croisière avec leurs parents quand le navire sur lequel ils ont embarqué fait naufrage. Tous deux échouent alors sur une île peuplée d’êtres étranges aux intentions parfois diaboliques.

Une fois n’est pas coutume, j’ai ici eu un peu plus de mal à rentrer dans cette histoire. Un peu déboussolée par le côté onirique – qui a parfaitement raison d’être –, je n’ai pas immédiatement vu le but de cette histoire apparemment très décalée.
Heureusement, les choses se sont remises en ordre dans ma tête et je me suis une nouvelle fois retrouvée face à un texte intéressant qui, un peu comme dans le petit roman du Temps des Mitaines, raconte les souffrances d’un enfant. Donne vie à ses terreurs, à sa tristesse, à ses angoisses, à sa solitude. Démultiplie les pires moments de sa jeune existence. Et ouvre les yeux d’un grand frère parfois si accaparé par sa propre vie qu’il en oublie un peu que son petit frère a besoin de lui.
Le tout reste parfois perturbant et un peu flou, d’où l’absence de coup de cœur pour cet ouvrage. Néanmoins, c’est une atmosphère qui correspond bien à cette histoire qui met en scène le cheminement intérieur des personnages.

Comme toujours, les planches soignées d’Anne Montel nous emmènent sur cette île fantastique. Ses couleurs marquées – qui m’ont toutefois un peu moins séduite que d’ordinaire – et la diversité fascinante des paysages proposés sont parfaitement contrebalancées par les faciès sombres et terrifiants des créatures qui peuplent l’île. Certaines cases se révèlent troublantes par la malveillance qui se dégage de certains antagonistes.

Sous cette apparente aventure, ce roman graphique dévoile une vision poétique et cauchemardesque des peurs enfantines et les relations conflictuelles entre frères (mais ça marche aussi entre sœurs…). Nous sommes un peu moins dans la mignonnerie irrésistible qu’à l’accoutumée, tant dans l’intrigue que dans les illustrations, mais c’est toujours du beau travail, très bien pensé.

Chroniques de l’île perdue, Loïc Clément (texte) et Anne Montel (illustrations). Éditions Soleil, coll. Métamorphose, 2018. 110 pages.

Les Dames de Grâce Adieu et Clarissa (challenge « Tour du monde »)

Je continue mon tour du monde avec l’Angleterre et l’Autriche. Vous pouvez retrouver toutes mes lectures et chroniques publiées sur la page du challenge.

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ANGLETERRE – Les Dames de Grâce Adieu, de Susanna Clarke (2006)

Les dames de Grace Adieu (couverture)Trois ans depuis ma lecture du fabuleux Jonathan Strange & Mr Norrell, trois ans pour lire ce recueil de nouvelles qui en prolongent l’univers.

Huit nouvelles qui font ressurgir en un clin d’œil l’atmosphère de ce roman si particulier. On retrouve la campagne anglaise avec ces descriptions si bucoliques ; on renoue avec cette magie ancestrale, intriquée dans le monde réel. On croise des personnages historiques – le duc de Wellington et Marie Stuart – ainsi qu’un certain Jonathan Strange justement. D’autres nouvelles mettent en avant des héroïnes indépendantes d’esprit, décidées, que la magie soit de leur côté ou se pose en obstacles à leurs désirs. La quatrième histoire emprunte le décor de Stardust de Neil Gaiman (dans ma PAL depuis… ?). Bref, un melting-pot de contes, de protagonistes et de clins d’œil littéraires.

Ce sont des histoires de fées, d’ensorcellement, d’un univers féérique qui flotte comme un voile contre notre monde. Mais attention, oubliez les petites fées féminines, espiègles et court vêtues : les fées peuvent être de sexe masculin comme ils peuvent être de grande taille. Mais ce qui frappe le plus, c’est leur caractère composé de cruauté, d’indifférence, d’égoïsme et de détachement. A travers ses histoires, on apprendra les relations complexes entretenues avec leur nombreuse progéniture ainsi leur absence de scrupules à prendre au monde humain ce dont ils ont envie/besoin, que ce soit des bébés, des nourrices, des amant·es… De la fascination pour la féérie, du mystère, une touche de malignité, une pointe d’humour, voilà ce qui fait le sel de ces nouvelles.

Sans que cela soit aussi marqué que dans le roman de Susanna Clarke, les notes de bas de page sont toujours là, contribuant à l’enrichissement des nouvelles par des récits supplémentaires, des précisions, des exemples ou autres anecdotes. J’ai retrouvé cette plume ciselée et visuelle qui m’avait tant séduite dans Jonathan Strange & Mr Norrell.

Si je préfère un bon gros pavé à la brièveté des nouvelles, si je favorise l’intrigue approfondie et captivante de Jonathan Strange & Mr Norrell aux historiettes si vite clôturées (et oubliées ?) des Dames de Grâce Adieu,  j’ai apprécié ces récits anecdotiques qui peuvent constituer aussi bien une prolongation dans l’univers de Susanna Clarke ou une porte d’entrée moins imposante que les neuf cents pages du roman.

Les Dames de Grâce Adieu, Susanna Clarke, illustré par Charles Vess. Editions Robert Laffont, 2012 (2006 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais par Isabelle D. Philippe. 284 pages.

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AUTRICHE – Clarissa, de Stefan Zweig (1990, posthume)

Clarissa (couverture)« Le monde entre 1902 et le début de la Second Guerre mondiale, vu à travers l’expérience d’une femme », c’est ainsi que Stefan Zweig résumait ce roman, resté inachevé. S’ouvrant sur ses années de pensionnat, le récit conduit Clarissa à un poste d’assistante pour un neurologue respecté, à une convention où elle rencontrera le professeur Léonard, socialiste français. Quand la guerre éclate, Clarissa ne le sait pas encore, mais elle attend un enfant. Et le garder, lui, le fils de l’ennemi, ne sera pas un choix anodin.

Je n’ai pas lu Stefan Zweig depuis longtemps (alors que je le considère comme l’un de mes auteurs fétiches), mais j’ai tout de suite retrouvé l’efficacité de sa plume, celle qui rend ses nouvelles aussi prenantes et passionnantes qu’un roman richement développé. En quelques phrases, il développe suffisamment de traits de personnalité pour que l’on puisse se faire immédiatement une idée précise, un portrait vivant du personnage dépeint. J’ai lu ce texte juste après De sang et d’encre de Rachel Kadish et j’ai été frappée du contraste : Zweig semble presque plus percutant en cent pages que l’autrice en six cents pages concernant le développement et l’intériorité du personnage. La concision de l’auteur autrichien m’a encore une fois bluffée.
La suite du récit prend parfois davantage son temps dans l’exposition des tourments et des dilemmes d’une Clarissa placée face à des choix difficiles. Il place également un discours plus philosophique dans la bouche de Léonard qui s’étire parfois un peu trop.

Je ne suis pas une experte concernant Zweig, mais il m’a semblé avoir mis beaucoup de lui-même dans cette ébauche de roman. Il y tient des propos remplis d’humanité, il vante « les petites gens », les masses qui font un tout bien plus efficacement qu’un homme politique, les peuples constitués d’une multitude d’individualités qui font finalement le monde.
La section qui traverse la Première Guerre mondiale est poignante. Zweig se dresse contre la guerre, contre cette folie qui semble annihiler toute logique, cette machine qui broie les esprits autant que les corps, ce nationalisme dévastateur, cette absurdité sanguinaire.
Au-delà des personnages du roman, j’ai eu davantage de compassion pour l’auteur lui-même car j’ai fortement ressenti la tragédie que constituait la succession de deux guerres comme celles qui ont déchirées l’Europe et le monde pour cet homme pacifiste, si enthousiaste et convaincu de l’union des pays et du partage international.

C’est un texte inachevé, donc forcément un peu frustrant. Les dernières parties ne sont qu’esquissées ; celle de 1921-1930 ne contient que deux phrases sur lesquelles s’achève brutalement le récit. J’extrapole peut-être, mais ce qu’on peut lire dans les ultimes années ébauchées m’a laissé un goût amer. Ce sentiment de passer à côté d’une autre vie, plus heureuse, d’avoir pris le mauvais chemin, d’avoir raté le virage. A chacun·e d’imaginer la fin de l’histoire ; personnellement, je suis assez fataliste…

Un texte fort bien qu’incomplet dans lequel on retrouve les idées humanistes de Stefan Zweig ainsi que l’efficacité de sa prose. Un récit porteur de désillusions qui laisse une sensation prégnante de tristesse.

« Quand Clarissa, bien des années plus tard, s’efforçait de se souvenir de sa vie, elle éprouvait des difficultés à en retrouver le fil. Des espaces entiers de sa mémoire semblaient recouverts de sable et leurs formes étaient devenues totalement floues, le temps lui-même passait au-dessus, indistinct, tels des nuages, dépourvu de véritable dimension. Elle parvenait à peine à se rendre raison d’années entières, tandis que certaines semaines, voire des jours et des heures précis et qui semblaient dater de la veille, occupaient encore son âme et son regard intérieur ; parfois, elle avait l’impression, le sentiment de n’avoir vécu qu’une partie infime de sa vie de façon consciente, éveillée et active, tandis que le reste avait été perçu comme une sorte de somnolence et de lassitude, ou comme l’accomplissement d’un devoir vide de sens. »

Clarissa, Stefan Zweig. Le Livre de Poche, 1995 (1990 pour l’édition originale. Belfond, 1992, pour la traduction française). Traduit de l’allemand par Jean-Claude Capèle. 187 pages.