Érèbe, de Rozenn Illiano (2020)

Érèbe (couverture)Paris, 1888. Lisbeth St. John se sent piégée dans sa vie de fille de bonne famille. Sa seule échappatoire : ses rêves qui l’emmènent jusqu’à un monde mystérieux, Érèbe, son hiver perpétuel et son unique autre habitant, Elliot Valentine. Mais cet univers éthéré va se révéler lié avec la malédiction qui semble poursuivre sa famille et les conséquences sur la vie de la jeune fille seront quant à elle tout à fait réelles.

A l’occasion de sa sortie en numérique à petit prix, mardi prochain, Rozenn Illiano m’a proposé de découvrir cette histoire dans le superbe écrin de la version luxe (couverture rigide, jaquette veloutée et grand confort de lecture). J’en profite pour la remercier du fond du cœur.

Après ma lecture d’Elisabeta avec sa plongée quasi immédiate dans l’action et l’intrigue, j’ai tout d’abord dû m’habituer au rythme tranquille de ce récit. J’ai d’abord souhaité arriver plus vite au cœur du sujet avant de me fondre dans cette cadence plus tranquille, comme une balade sous la neige, une évasion poétique.
La tonalité est hivernale, la nuit est reine et le silence roi. Un tapis de neige, un château désert, un hululement discret, de vieilles demeures familiales, les échos d’un cirque… Une ambiance a priori paisible, évidemment troublée par des secrets de famille et des évènements dramatiques. Si l’histoire principale se déroule sur plusieurs mois, la chronologie s’étend en réalité sur plusieurs siècles, révélant l’avenir et le futur (probable mais non figé) des deux familles. Le drame s’est en effet noué des décennies plus tôt, semant son lot de tragédies et de souffrances.

Au récit est entremêlé des chapitres « Passé » et « Futur » qui nous montrent des instants, des bribes d’événements ponctuels qui s’éclaircissent au fil du roman. Peu à peu, nous comprenons qui est qui, l’identité de ces silhouettes, leurs interactions, leur insertion dans cette grande histoire familiale. J’avoue être particulièrement séduite par cette manière de dévoiler les choses progressivement, de connecter les personnes, les lieux et les péripéties, de rétablir la chronologie et la généalogie (sans se référer aux arbres généalogiques en fin de roman).

La rencontre de Lisbeth et Elliot s’inscrit donc dans une lignée de décès et d’amours malmenées. Même s’ils m’ont moins marquée que d’autres protagonistes (Oxyde, Saraï, Agathe…), les personnages sont très sympathiques et bien campés. Je craignais l’aspect romance, mais finalement, elle se fait toute douce et très discrète et n’a posé aucun problème. J’en venais même à espérer leur bonheur.
Rares sont les personnages manichéens et, même si j’aurais pu souhaiter davantage de faux-semblants et de retournements de situation, tous et toutes suivent leur ligne de conduite (même si elle n’est pas toujours très jolie), leurs objectifs, guidé·es par leurs rêves, leurs rancunes, leurs espoirs (parfois déçus). Il y a de la nuance, de la crédibilité et de la vie dans ces protagonistes, ce qui est le plus important. J’ai beaucoup aimé les relations père-fils ou mère-fils, tantôt mâtinées d’exigence ou de tendresse, de rudesse ou d’inquiétude, de connivence ou de secrets : ces échanges sont bien écrits et m’ont particulièrement convaincue.
Dans les personnages du passé, j’ai été fascinée par la figure de Victoria, sa majesté, ses choix et les épreuves qu’elle a dû affronter. J’aurais plaisir à la retrouver peut-être, à travers d’autres histoires.

Une histoire de rivalité entre deux familles, voilà qui n’est pas nouveau. La raison est un peu plus originale du fait de la situation presque chimérique du territoire revendiqué (un univers qui stimule l’imagination et fait rêver la solitaire que je suis !). Quoi qu’il en soit, l’autrice donne corps à cette haine qui s’étire sur des décennies, des siècles, au point que tous et toutes en ont oublié la source, écartant et dénigrant celles et ceux qui tentent de tendre la main vers l’autre côté, spirale infernale conduisant vers une issue sanglante.

Cette intrigue qui possède son lot de révélations et de surprise élargit encore une fois l’univers de Rozenn Illiano, nous faisant partir à la rencontre des énigmatiques marcheurs de rêves. Cependant, comme toujours (ou presque) dans son Grand Projet, le livre est parfaitement indépendant. A titre personnel, j’ai pris grand plaisir à chercher les indices, les croisements avec d’autres romans de l’autrice, mais c’est un jeu facultatif. (J’ai également été enchantée des références à un autre roman que j’aime beaucoup, Le Cirque des rêves, d’Erin Morgenstern.)

En dépit de quelques lenteurs dans la première moitié du roman, j’ai été charmée par cet univers onirique qui ferait presque penser à un conte. Une histoire de rivalités, de famille et de rencontre amoureuse joliment menée par la sensibilité atypique de Rozenn Illiano. Je reste éternellement enchantée par cet assemblage progressif des pièces du puzzle racontant l’histoire enlacée des St. John et des Valentine et fascinée par ce nouveau pan du Grand Projet.

« Érèbe n’est toujours qu’un rêve. Ce qui y naît aussi. Ce ne sont que des rêves dans des rêves, mais rien ne dit que ce n’est pas réel. »

« J’ai appris avec le temps que parler de l’avenir le provoque. Vouloir échapper à notre sort est le plus sûr moyen de s’y précipiter. »

Érèbe, Rozenn Illiano. Oniro Prods (auto-édition), 2020. 348 pages.

Plus d’informations sur le site de l’autrice.

Pour aller plus loin, vous pourrez trouver sur le blog Tasse de thé & Pile de livres un entretien avec Rozenn Illiano : il aborde cette réédition, ses personnages, son Grand Projet, etc.

L’Empreinte, L’ingratitude et Les cerfs-volants de Kaboul (challenge « Tour du monde »)

Dans l’optique de vider ma PAL de livres parfois ignorés depuis trop longtemps, j’ai rejoint le challenge « Tour du monde » du Petit pingouin vert.

Après L’équation africaine la semaine dernière, voici trois mini-chroniques sur des romans lus dans ce cadre : L’Empreinte, L’ingratitude et Les cerfs-volants de Kaboul.

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ÉTATS-UNIS – L’Empreinte, d’Alexandria Marzano-Lesnevich

L'empreinte (couverture)Alexandria Marzano-Lesnevich est étudiante en droit lorsque sa route croise celle de Ricky Langley, un pédophile emprisonné pour le meurtre d’un jeune garçon. Une rencontre qui va bouleverser ses convictions. Dans ce livre, à la fois témoignage et enquête, elle relate aussi bien l’histoire de Ricky que son propre passé et tente de dépasser ses propres traumatismes.

En début d’année, j’ai lu Dernier jour sur terre de David Vann qui, sur le même principe, mettait en parallèle la vie et les actes du tueur de masse Steve Kazmierczak et les jeunes années de l’auteur. J’ai ressenti le même type d’émotions lors de ces deux lectures. C’est un genre qui me laisse à la fois atterrée, perplexe, glacée, interrogative et, je l’avoue, un peu perplexe face à ce magma inhabituel d’incertitudes.

Ce livre m’a retourné les entrailles, ce qui était totalement prévu du fait des histoires pédophiles qu’il renferme. J’ai été écœurée à plusieurs reprises, au point de faire traîner cette lecture dans laquelle il n’était pas toujours agréable de baigner. Cela dit, de ces atrocités naissent des réflexions assez passionnantes sur les relations familiales, les tabous, les hontes et les secrets. A travers son livre, l’autrice porte un regard sur elle-même, sur sa famille, sur le passé, sur les exactions d’un grand-père, un questionnement intime jusqu’à la résilience.
A l’instar de Steve, Ricky se révèle être un personnage complexe. Un pédophile et un tueur, certes, mais son passé, l’histoire assez atroce de sa naissance, ses tentatives pour éviter le pire, tout cela amène à ressentir compassion pour un homme torturé et surtout indécision sur son cas (une indécision sur laquelle entre-déchireront les avocats lors de ses multiples procès). Le portrait psychologique que trace l’autrice est à la fois fouillé, complexe et fascinant.
Et en même temps, j’étais une nouvelle fois embarrassée de cette position de voyeuse dans laquelle l’autrice m’a plongée. Voyeuse de la vie de Ricky et de l’intimité de l’autrice. C’est décidément une expérience que je n’apprécie pas vraiment et que je ne pense pas renouveler de sitôt.

C’est une lecture qui m’a profondément remuée. Du début à la fin, j’ai ressenti le besoin d’en parler, de raconter ce que je lisais, de partager mes questionnements, mes doutes, mes dégoûts, comme pour me décharger d’un poids.
Un livre violent, puissant et dérangeant, mais aussi indubitablement passionnant.

« Dans les livres, je découvre la sourde vibration de tout ce qui est indicible. Les personnages pleurent comme je voudrais pleurer, aiment comme je voudrais aimer, ils crient, ils meurent, ils se battent la poitrine et ils braillent de vie. Mes journées sont poisseuses d’un sommeil cotonneux qui les étouffe et les emmêle. »

« Un individu peut être en colère et éprouver tout de même de la honte. Un individu peut brûler de haine contre sa mère et tout de même l’aimer suffisamment pour vouloir faire sa fierté. Un individu peut se sentir débordé par tout ce qu’il voudrait être et ne voir aucun moyen d’y parvenir. »

« Qui sait comment chacun trouve sa place dans une famille ? Les rôles sont-ils assignés ou choisis ? Et au demeurant, même entre frères et sœurs – même entre jumeaux –, on ne grandit pas dans la même famille. On n’a pas le même passé. »

L’Empreinte, Alexandria Marzano-Lesnevich. Sonatine, 2019 (2017 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Héloïse Esquié. 470 pages.

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CHINE – L’ingratitude, de Ying Chen (1995)

L'ingratitude (couverture)Une jeune Chinoise se suicide pour échapper à l’emprise étouffante de sa mère. Après sa mort, elle observe les vivants, relate ses derniers jours et se penche sur sa relation avec sa mère. Une histoire d’amour et de haine étroitement entremêlées, dans laquelle les deux femmes semblent incapables de vivre sans l’autre… comme de vivre avec l’autre. Des rapports mère-fille si toxiques que la mort finit par apparaître comme le seul moyen de s’en délivrer.

C’est un texte court qui me laissera un souvenir plutôt éthéré. Je l’ai trouvé très beau, avec une atmosphère profondément triste et amère, d’une cruauté poignante ; il est aussi très fort sur ce qu’il raconte, sur la place parfois si difficile à trouver dans la société, sur l’apparente impossibilité de satisfaire ses désirs, ceux des personnes chères et ceux attendus par le poids des traditions. Cependant, il n’a pas su conserver de constance dans les sentiments provoqués chez moi et je me suis parfois éloignée du récit. Je pense cependant que j’ai mal choisi ma lecture et qu’un récit lent et contemplatif à une période où mon esprit était en ébullition et assez stressé, n’était pas l’idée du siècle.

« On n’est jamais seul. On est toujours fille ou fils de quelqu’un. Femme ou mari de quelqu’un. Mère ou père de quelqu’un. Voisin ou compatriote de quelqu’un. On appartient toujours à quelque chose. On est des animaux sociaux. Autrui est notre oxygène. Pour survivre, tu ne peux pas te passer de ça. Même les minuscules fourmis le comprennent mieux que toi. »

L’ingratitude, Ying Chen. Editions Actes Sud, coll. Babel, 2007 (1995 pour la première édition). 154 pages.

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AFGHANISTAN – Les cerfs-volants de Kaboul, de Khaled Hosseini

Les cerfs volants de Kaboul (couverture)Amir est Patchoun sunnite, Hassan Hazara chiite. Malgré tout ce qui les oppose, ces frères de lait ont grandi ensemble et, depuis toujours, partagent leurs jeux et leur enfance jusqu’à un événement terrible qui va bouleverser leur vie. Vingt-cinq ans plus tard, Amir, qui vit alors aux États-Unis, reçoit un appel qui est, pour lui, comme une main tendue. Un appel qui lui promet une possibilité de corriger le passé.

Les cerfs-volants de Kaboul, un autre livre qui dormait dans ma PAL depuis des années pour des raisons inexpliquées. C’est un roman d’une grande fluidité, dont la narration efficace pousse à tourner les pages sans pouvoir sans détacher. Les rebondissements sont parfois prévisibles (par exemple, une fois arrivé le moment du coup de téléphone, on se doute bien de la manière dont Amir va pouvoir corriger ses erreurs), mais le récit n’en pâtit pas grâce à cette écriture qui reste prenante.

L’histoire est parfois terrible, avec des scènes insupportables d’inhumanité. J’ai d’ailleurs beaucoup apprécié la manière dont l’auteur traite les maltraitances (je reste vague pour ne pas spoiler un fait que j’ignorais en commençant ma lecture) : il ne se complaît pas dans des descriptions interminables quand quelques mots suffisent à nous faire comprendre ce qu’il en est, quand l’atrocité de la chose n’a pas besoin de détails pour être violemment ressentie. La seconde partie du récit, quant à elle, laisse apercevoir ce monde si éloigné du nôtre, celui d’un pays en guerre, avec son cortège d’injustices, de misère et d’actes barbares.
Autant la première partie était allégée par les petites joies d’une enfance privilégiée – ode nostalgique à cette période insouciante d’avant les conflits, aux courses dans les rues de la vie, aux combats de cerfs-volants… –, autant la partie « adulte » est beaucoup plus sombre et triste, portrait de l’Afghanistan ensanglantée par les talibans, un pays dont toutes les couleurs semblent avoir disparues.
J’ai apprécié qu’elle conduise à cette fin un peu douce-amère, en suspens. Le livre se ferme sur une braise d’espoir et à nous de souffler sur cette étincelle pour la faire grandir ou de l’étouffer sous la cendre, selon la façon dont notre cœur imagine la suite de cette histoire.

Le personnage d’Amir, qui est aussi le narrateur, m’a inspiré des sentiments mitigés. Enfant, il m’a souvent révoltée. Pas tellement par sa « pire des lâchetés » évoquée par le résumé de la quatrième de couverture : certes, il a été lâche, mais il n’était qu’un enfant, un enfant pas très courageux. Disons qu’il aurait pu en parler plutôt que laisser un secret s’installer et ronger l’entièreté de sa vie – et celle de bien d’autres personnages – mais son cœur tourmenté et ses relations compliqués avec son père ne rendaient pas la confession aisée. Mais j’ai davantage été outrée par les petites humiliations, les moqueries secrètes, les tours mesquins joués à Hassan. Plusieurs fois, j’ai songé qu’il ne méritait pas l’affection de quelqu’un comme Hassan, personnage bouleversant que j’ai regretté de ne pas côtoyer plus longtemps tant sa bonne humeur et sa gentillesse illuminaient le récit.
Certes, il est difficile pour moi d’imaginer un monde aussi hiérarchisé que le sien, un monde qui lui répète sans arrêt que sa naissance le place bien au-dessus d’un Hazara, un monde dans lequel son meilleur ami est aussi son serviteur, mais son comportement reste assez méprisable.
Malgré tout, il est le narrateur dont on partage les doutes et les regrets, donc il est compliqué de le détester purement et simplement en dépit de ses défauts. Et l’auteur propose ici un personnage complexe, torturé depuis l’enfance, qui est loin d’être un héros, mais fouillé sur le plan psychologique.

Un roman intense, captivant, qui donne à voir deux visages de l’Afghanistan, et une touchante histoire d’amitié et de pardon.

« Les enfants ne sont pas des livres de coloriage. Tu ne peux pas les peindre avec tes couleurs préférées. »

« Si les enfants sont nombreux en Afghanistan, l’enfance, elle, y est quasi inexistante. »

Les cerfs-volants de Kaboul, Khaled Hosseini. Editions 10/18, coll. Domaine étranger, 2006 (2003 pour l’édition originale. Belfond, 2005, pour la traduction française). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Valérie Bourgeois. 405 pages.

Zelda la rouge, de Martine Pouchain (2013)

Zelda la rouge (couverture)Un roman qui m’a laissée un peu mitigée sur certains points, mais que j’ai quand même beaucoup apprécié.

Tout d’abord, commençons un petit tour d’horizon des rencontres que vous ferez dans ce roman :

  • Zelda, 16 ans, qui a perdu l’usage de ses jambes après avoir été renversée par un chauffard à l’âge de 10 ans. Particularité : elle dévore la vie et est dotée un optimisme inébranlable (et elle peut faire un nombre ahurissant de tractions) ;
  • Julie (surnommée Jules), 20 ans, aide-soignante dans une maison de retraite et obsédée par l’idée de retrouver celui qui s’est enfui après avoir handicapé sa petite sœur. Particularité : elle voit et parle avec les morts et peut percevoir des bribes de passé ou de futur concernant une personne en regardant l’intéressée ;
  • Kathy, leur colocataire quinquagénaire, une collègue de Julie, complexée et excellente cuisinière ;
  • Jocelyn, dit Jojo, ancien SDF, bricoleur et jardinier ;
  • Paul, un voisin de 86 ans, un peintre (un peu philosophe) qui joue le rôle de grand-père auprès de Zelda ;
  • Baptiste, « balayeur nucléaire » de 22 ans, qui va légèrement troubler leur joyeuse harmonie bien qu’il soit tout ce qu’il y a de plus charmant…

 

Le point positif pour ce livre : les personnages. Presque tous sont très attachants. J’ai adoré voir leur quotidien, leurs problèmes, leurs disputes et leurs rabibochages. Il y a beaucoup de réalisme que ce soit dans les différents caractères, dans les relations entre les personnages ou dans la présentation de leur vie quotidienne.

Les deux sœurs sont très unies, très proches l’une de l’autre. Orphelines de mère, elles ont été élevées par leur grand-mère qui leur a laissé la maison à son décès.

J’ai un petit faible pour Zelda car elle a cette force, cet optimisme et cette ouverture aux autres incroyables que j’ai déjà observés chez des personnes qui avaient connu beaucoup (trop) d’épreuves. A la fois pétillante et cynique, elle profite de la vie et se destine à la politique (« Faut bien que quelqu’un s’y colle, non ? »).

Julia est volontaire et son désir de vengeance cache aussi de la culpabilité car elle se sent – à tort évidemment – un peu responsable de l’accident de sa petite sœur. Elle ne se laisse pas marcher sur les pieds et, sous la carapace d’agressivité qu’elle arbore parfois, elle est d’une grande humanité (ce qui se voit dans son comportement avec les personnes âgées de la maison de retraite qu’elle traite avec respect, sans les infantiliser).

Ensuite, leurs deux colocataires, ces écorchés de la vie qui se reconstruisent peu à peu au sein de cette joyeuse smala. Kathy a été tellement piétinée par son ex-mari et Jojo en a tellement bavé qu’on peut juste se réjouir de voir les sourires s’épanouir sur leur visage.

Baptiste est le seul personnage qui ne m’a pas conquise. Il est trop gentil, trop généreux, trop beau… trop fade finalement ! Il est le personnage le plus irréaliste et le moins intéressant du roman à mon goût !

 

Martine Pouchain aborde plusieurs thèmes avec ce roman. Le handicap, bien sûr, la vengeance et la mort, mais ce n’est pas un roman plombant car ce qui domine finalement quand on referme le livre, ce sont la tendresse, l’amitié et la vie. Il y a de très beaux moments et de belles réflexions sur ces sujets.

 

Les deux sœurs sont les deux narratrices de cette histoire. On a donc parfois les émotions et les pensées de Zelda et de Julia sur un même évènement, c’est intéressant. Cela permet de cerner ces caractères différents et leur manière de réagir. De plus, il y a une grande fluidité dans l’écriture, accrue par des chapitres courts.

 

Bon… Pour le réalisme, il y a un point qui me pose problème. Le « don » de Julie. Malheureusement, je n’y crois pas, donc ce petit côté « surnaturel » m’a dérangée. Si, pour la plupart des visions de Julia, ça ne prête pas vraiment à conséquence, je trouve que c’est trop gros pour la fin du roman. C’est trop facile à mon goût. Ça m’a déçue.

 

Malgré ce dernier point négatif, une couverture qui ne me parle absolument pas et ce Baptiste que je n’apprécie pas et que je n’ai jamais apprécié, Zelda la rouge est un récit très réussi. Un roman non pas sur le handicap, mais sur la vie !

 

« J’ai compris que la vie valait encore d’être vécues, et puisque je n’avais pas décidé de fermer le livre, il était temps de démarrer un nouveau chapitre.

Je résume bien sûr. Ça ne sert pas de s’attarder. La colère, le désespoir, le pourquoi moi ?, qui ne les fréquente pas un jour ou l’autre ? A dix ans, c’est plus rare, mais ça dure moins longtemps. »

« Je suis redevenue apte aux grands moments. Vous savez, ces moments que les gens appellent des petits bonheurs ? Il y a un truc primordial qui jamais ne les effleure, c’est que le bonheur ne peut pas être petit. Jamais.

L’avantage des grands moments, c’est qu’ils sont gratuits. L’inconvénient, c’est qu’ils se pointent sans crier gare, il faut donc ouvrir l’œil. On l’ouvre plus facilement quand on s’est pris une bonne giclée d’adversité. »

« Pourquoi tu compares à ce que t’étais avant, aussi ? S’il y a un truc à jamais faire, c’est bien ça ! Imagine que je me compare à ce que j’étais avant, c’est la Bérézina ! Remarque, je le faisais au début, j’avoue, mais j’ai grandi. Maintenant je me dis je suis comme ça et je m’intéresse à tout ce que je peux faire, pas à tout ce que je ne peux plus faire. Si j’étais toi, je lâcherais pas le morceau aussi facilement. »

« Mon vieil ami lève les yeux vers les hirondelles qui s’ébattent en circonvolutions joyeuses et piqués virtuoses et m’adresse un petit hochement de tête signifiant qu’une année, c’est un trésor que nul n’est certain de posséder, lui moins que les autres. »

 

Zelda la rouge, Martine Pouchain. Sarbacane, coll. Exprim’, 2013. 245 pages.

Le chaos en marche : Livre 3, La guerre du Bruit (2011)

Le chaos en marche (Chaos Walking) est une trilogie de science-fiction récompensée par de nombreux prix en Angleterre :

  • Livre 1, La voix du couteau (The Knife of Never Letting Go) : prix Guardian 2008, Booktrust Teenage Prize 2008, prix James Tiptree Jr. 2008 ;
  • Livre 2, Le Cercle et la Flèche (The Ask and the Answer) : Costa Children’s Book Award 2009;
  • Livre 3, La guerre du Bruit (Monsters of Men) : médaille Carnegie 2011.

 

Le chaos en marche - La guerre du Bruit (couverture)Livre 3 – La guerre du Bruit (2011)

« On y est.

A la fin de tout.

La fin de toutes les choses. »

(Todd)

La fin du livre 2 nous laisse avec trois armées en marche : celle de Maire Prentiss, celle des rebelles menée par Maîtresse Coyle et celle des Spackle. Eviter un massacre semble impossible en dépit de toute la bonne volonté de Todd et de Viola.

Deux nouveaux protagonistes, ignorants tout de la situation, ne tardent à faire leur apparition : Bradley Tench et Simone Watkin venus dans un vaisseau explorateur pour préparer le terrain au convoi de colons en route pour Nouveau Monde. Pour eux, le bilan n’est pas très optimiste :

« Nous espérions des colonies éteintes et toi et tes parents au milieu de tout cela, dit Bradley. Et pour finir, nous avons un dictateur, une révolutionnaire et une armée d’envahisseurs indigènes. »

(Viola)

La paix est donc au centre de ce troisième et ultime volume, mais celle-ci est-elle seulement possible quand tant de haine et de désirs personnels opposent les forces en présence ?

 

Dans ce troisième livre, un nouveau narrateur s’ajoute à Todd et Viola : il s’agit de 1017, le Spackle qui brûle de haine envers Todd et qui est surnommé le Retour par son peuple. Sa langue est plus soignée, moins brute que celle de Todd (ou même de Viola). Il saute aux yeux que les Spackle sont des créatures intelligentes, malgré l’absence de langage parlé.

On en apprend plus sur ces fameux Spackle, que l’on croyait éteints dans le livre 1 et qui ont fait leur apparition comme esclaves dans le livre 2. On découvre le nom qu’ils se donnent, la Terre, la manière dont ils vivent, dont ils communiquent, la relation qu’ils entretiennent avec les hommes et la planète. Il y a beaucoup de poésie chez les Spackle. La voix de 1017 interroge sur la différence, la possibilité d’une cohabitation pacifique entre les peuples, la vie en communauté.

« La Clairière, c’est le nom que la Terre a donné aux hommes, ces parasites venus de nulle part, qui ont voulu faire de ce monde un nulle part à eux, tuant la Terre en ombres si immenses avant que le pacte n’oblige à une séparation, la Terre et la Clairière pour toujours séparés. »

(1017)

Les personnages sont toujours aussi fascinants, nuancés, troublants. Rien ni personne n’est tout blanc ou tout noir. Les « méchants » ont leurs bons côtés tandis que les « gentils » ont leurs faiblesses et commettent des erreurs. Tous peuvent nous pousser à compatir, à sympathiser, à s’inquiéter de leur sort, à s’attacher à eux.

 

Patrick Ness creuse plus profondément encore son idée du Bruit, que ce soit à travers la Terre (les Spackle) ou Maire Prentiss.

Pour la Terre, le Bruit est une voix unique qui permet une communication totale et un partage sans limite des savoirs : tout est partagé. Ce que l’un de la Terre voit, tous le voient ; ce que l’un de la Terre éprouve, tous l’éprouve. Ils se sont parfaitement adaptés à cette bizarrerie de la planète.

Pour Maire Prentiss (que seuls Todd et Viola persistent à appeler le Maire et non pas le Président) qui utilisait déjà le Bruit comme arme pour assommer dans le livre 2, il s’agit à présent d’aller plus loin dans la maîtrise de son propre Bruit pour contrôler les hommes en plaçant ses idées et sa volonté dans leur Bruit.

Je trouvais déjà l’idée excellente dans le tome 1, mais ces nouveaux sujets la rendent encore plus passionnante.

 

La fin est relativement ouverte et ce sera à chacun d’entre nous d’imaginer la suite qui nous plaira pour les humains et pour la Terre.

Un troisième tome qui mélange un rythme endiablé et des réflexions sur la paix, sur la différence, sur le pouvoir, sur la liberté.

Voilà, après ces trois critiques, je suppose que vous avez compris que Le chaos en marche est vraiment une trilogie que j’ai trouvé palpitante et vraiment réussie tant au niveau de l’histoire qu’au niveau de l’écriture.

 

« J’étais différent.

Différent surtout par le langage. Le leur était à peine parlé, ils le partageaient si rapidement entre eux que je ne pouvais presque jamais le suivre, comme s’il constituait différentes parties d’un seul esprit.

Ce qu’ils étaient. Un seul esprit, appelé la Terre. »

(1017)

« Dans un endroit d’une telle beauté, d’un tel potentiel, murmure Bradley en regardant autour de lui, nous ne faisons que répéter les mêmes erreurs. Faut-il que nous haïssions tant le paradis pour vouloir à ce point le transformer en dépotoir ? »

(Viola)

« Quelle chose triste, les homme. Peuvent rien faire de bon sans être si faibles qu’ils feutent tout par terre. Peuvent pas construire quelque chose sans le démolir.

C’est pas les Spackle qui nous conduisent à notre perte.

C’est nous. »

(Todd)

 

La guerre du Bruit, Patrick Ness. Gallimard jeunesse, 2011 (2010 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais par Bruno Krebs. 508 pages.

Le chaos en marche : Livre 2, Le Cercle et la Flèche (2010)

Le chaos en marche (Chaos Walking) est une trilogie de science-fiction récompensée par de nombreux prix en Angleterre :

  • Livre 1, La voix du couteau (The Knife of Never Letting Go) : prix Guardian 2008, Booktrust Teenage Prize 2008, prix James Tiptree Jr. 2008 ;
  • Livre 2, Le Cercle et la Flèche (The Ask and the Answer) : Costa Children’s Book Award 2009;
  • Livre 3, La guerre du Bruit (Monsters of Men) : médaille Carnegie 2011.

 


Le chaos en marche - Le cercle et la flèche (couverture)Livre 2 – Le Cercle et la Flèche (2010)

A la fin (haletante) du livre 1, La voix du couteau, nous avions laissé Todd et Viola aux mains du Maire Prentiss (ou Président Prentiss plutôt) qui s’était emparé de Haven pour le transformer en New Prentissville. Dans ce deuxième opus, La Flèche, un groupe de rebelles mené par la guérisseuse Maîtresse Coyle, multiplie les actions terroristes pour faire vaciller le nouveau pouvoir en place. Et nos deux héros, Todd et Viola, sont séparés et embrigadés par ces deux camps adverses.

 

Pour le livre 2, la narration évolue pour passer à deux voix. Nous suivons tantôt Viola, tantôt Todd. Cela nous permet de suivre leur histoire personnelle puisqu’ils sont fréquemment séparés et que leurs trajectoires dévient souvent. Nous passons donc du côté de Maire Prentiss (le Cercle) et de celui de Maîtresse Coyle (la Flèche), ce qui offre une vision plus nuancée de la situation et de ces deux groupes.

Alors, certes, on peut reprocher à ce second tome de suivre un schéma un peu classique de la dystopie : le héros/l’héroïne, le dictateur qui prend le pouvoir et commet des actions horribles sous prétexte d’aider le peuple, le groupe de rebelles qui se dresse sur son chemin (un peu comme le District 13 dans Hunger Games)… Mais peu importe, ça fonctionne. On rentre dans l’histoire, on retrouve nos personnages et on s’intéresse au déroulement et aux multiples péripéties de cette lutte, de cette guerre.

Car le rapport au pouvoir est un sujet qui revient souvent dans ce deuxième livre. Maire Prentiss s’impose comme Président en prétendant agir pour la population tandis que Maîtresse Coyle organise de multiples actions terroristes pour le détrôner, faisant parfois des victimes innocentes. Qui a raison ? Comment choisir ? Doit-on répondre à la violence par la violence ? Qui croire ?

« – Tu veux voir les choses en noir et blanc, ma fille. Mais le monde n’est pas si simple. Il ne marche pas comme ça, ni aujourd’hui, ni jamais. Et n’oublie pas – elle m’envoie un sourire à cailler du lait – que tu combats à mes côtés.

Je me penche tout près de son visage.

– Il faut le renverser, alors je vous aide à le faire. Mais une fois que ce sera fait ? (J’ai son haleine sur mon visage.) Faudra-t-il vous renverser à votre tour ? »

(Viola)

D’autres sujets pointent le bout de leur nez : la barbarie ordinaire, les relations entre les hommes et les femmes allant jusqu’à la gynophobie, le terrorisme…

 

Ravie également par ce second tome car il a répondu à l’une des attentes que j’avais suite à ma lecture du premier : s’approcher et en savoir plus sur certains personnages. On découvre des guérisseuses, notamment Maîtresse Coyle et Corinne. On retrouve avec plaisir le vieux Wilf et son accent à couper au couteau : j’adore cette manière d’écrire comme il prononce (en méprisant et malmenant l’orthographe), on entend tellement cet accent, cette voix pareille à nulle autre ! Je n’ai pas pu m’empêcher de lire ses répliques à haute voix pour en savourer la sonorité.

On se rapproche de Maire Prentiss qui dissimule sa dictature sous une cape de velours. Et, je ne m’y attendais pas, on en apprend vraiment plus sur Davy Prentiss Jr., le fils du Maire. Celui qui apparaissait comme une brute violente et sexiste se révèle être un personnage vraiment profond : ses sentiments vis-à-vis de son père sont tellement complexes (peur, envie de plaire, de le rendre fier, jalousie, incompréhension…) qu’il en devient vraiment touchant.

(Et après Manchee, j’ai vraiment adoré  les chevaux de Todd et Davy, Angharrad et Acorn. La manière de communiquer entre eux, avec leurs maîtres auxquels ils sont vraiment attachés, la relation de Todd et de sa jument, tout cela est vraiment réussi.)

 

Un second tome aussi efficace et percutant que le premier qui creuse un peu plus la psychologie des personnages et qui réunit tous les éléments nécessaires pour promettre un final explosif.

 

« Parfois, la rumeur d’une armée est aussi efficace que l’armée elle-même. »

(Todd)

« Mieux vaut le diable qu’on connaît.

Je me demande pourquoi on a pas d’autre choix qu’entre deux diables, quand même. »

(Todd)

 « Il lève les yeux et la perte dans son Bruit est si immense que je me sens comme au bord d’un abîme, que je suis prête à tomber en lui, dans une noirceur si vide et solitaire qu’il n’y aura jamais d’issue. »

(Viola)

« – … Todd et moi ? Ensemble contre le Maire ?…

Elle sourit.

– … Il n’a pas la moindre chance. »

(Viola)

« Et j’entends sa voix dans ma tête –

Pas une attaque –

La version insidieuse, le serpent tortueux de sa voix –

Celle qui est lui prenant possession de mes choix –

Celle qui est lui les faisant siens. »

(Todd)

 

Le Cercle et la Flèche, Patrick Ness. Gallimard jeunesse, 2010 (2009 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais par Bruno Krebs. 460 pages.