Parenthèse 9ème art – Spéciale Groupes de femmes

Trois bandes-dessinées qui mettent à l’honneur des groupes de femmes, à la fois ordinaires et exceptionnelles. Trois lectures que j’ai adorées, à consommer sans modération !

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Bitch Planet (2 tomes),
de Kelly Sue Deconnick (scénario) et Valentine De Landro (dessin)
(2015-2017)

« L’espace est notre mère, la terre est notre père, et vous êtes si perverses que votre père vous a reniées. Vous vivrez le reste de votre vie dans la pénitence et le labeur sur Bitch Planet. »

La Terre est gouvernée par un Protectorat qui ne tolère pas de vagues… provenant des femmes. Celles qui sont jugées trop offensantes pour la société – parce qu’elles parlent trop fort, prennent trop de place, font un pas du mauvais côté de la ligne – sont envoyées dans un « établissement auxiliaire de conformité » sur une autre planète.

Ce comics me faisait de l’œil depuis fort longtemps et le moins que je puisse dire, c’est que je n’ai pas été déçue. Univers, personnages, tonalité, tout est une réussite.
Côté perso, je pourrais vous parler de Kam Kogo, sportive et secrète, de la génialissime Penny Rolle, si extravertie, si forte et ayant l’audace outrageuse d’aimer son corps en surpoids, de Meiko Maki, petit gabarit et grande intelligence, mais je préfère ne pas trop m’étendre et vous laisser le plaisir de la rencontre. Cependant, si vous voulez du courage, de la diversité, des femmes déterminées, vous avez toqué à la bonne porte. Et impossible de ne pas s’attacher à elles, sans parler que l’on est forcément de leur côté.

La critique est féroce et les échos au sexisme, au racisme, à la grossophobie et à la transphobie de nos sociétés sont nombreux. C’est un comics qui parlera à la plupart d’entre nous tant le pas hors de la conformité peut être minime. Trop mince, trop grosse, trop frisée ou trop blonde, trop extravertie ou pas assez souriante, tout peut être prétexte à être montrée du doigt et détaillée du regard.
Je ne vous dévoile rien de l’intrigue, autant avoir la surprise, mais je peux vous dire qu’il est impossible de décrocher face aux nombreuses péripéties. Le rythme est bien dosé entre action, réflexion et flash-backs sur le passé de nos héroïnes.

Bitch Planet T1 2

Autre détail jubilatoire : des pages publicitaires humoristiques remplies de produits destinés à aider les femmes à être jolie ou de conseils pour tenir efficacement leur maison sans jamais oublier de se dévaloriser. Un côté vintage qui rappelle d’anciens magazines féminins, mais un ton ironique qui rappelle que les injonctions d’être belle et jeune et performante restent d’actualité. De quoi rire, quoiqu’un peu jaune parfois.

Bitch Planet T1 3

Un mot sur les illustrations. Elles ne sont pas particulièrement ma tasse de thé, notamment au niveau de la colorisation parfois trop franche, trop nette. De même pour les visages qui ne m’ont pas toujours séduite (même si certaines expressions ont parfois fait mouche). Néanmoins, c’est un aspect auquel je me suis habituée, qui ne m’a pas ralentie dans ma lecture et qui ne vous freinera pas plus que moi, je l’espère.

Pour son monde futuriste qui fait furieusement écho au nôtre, pour son ironie mordante, pour sa dénonciation d’injustices flagrantes, je vous conseille donc vigoureusement ces deux tomes énergiques et critiques (même si ma chronique est particulièrement foutraque…).

Je dois tout de même soulever une question : aurons-nous la suite ? Parce que les deux premiers volumes sont sortis à deux ans d’intervalle, sauf que le second date de 2017… Et je dois admettre qu’en rester là va être assez frustrant.

Bitch Planet, Kelly Sue Deconnick (scénario) et Valentine De Landro (dessin). Glénat, coll. Comics :
– Tome 1, Extraordinary Machine, 2016 (2015 pour l’édition originale), 176 pages ;
– Tome 2, President Bitch, 2017 (2017 pour l’édition originale), 139 pages.

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Radium Girls, de Cy (2020)

Radium Girls (couverture)États-Unis, années 1920. Le radium illumine le pays et les cadrans de montre. Edna, Mollie, Grace et les autres sont chargés de les peindre avec une peinture spéciale. Lissant le pinceau entre leurs lèvres, elles signent leur arrêt de mort.

A travers cette bande-dessinée historique, Cy nous fait découvrir l’histoire des Radium Girls, des ouvrières à qui l’on avait assuré que la peinture au radium était inoffensive. On suit une bande de copines, avec leurs rires, leurs sorties, leurs différends ; on les regarde vivre et s’amuser, jouer de ce surnom de « Ghost Girls » du fait de cette substance qui les rend phosphorescentes… jusqu’à ce que les premiers signes de l’empoisonnement se révèlent. Et en emportent une. Puis deux. Puis… Le contraste est terrible, le changement de ton glaçant alors que les rires s’éteignent.

 Le point de vue adopté est celui de l’intime, focalisé sur un groupe de filles, et, si l’époque se dessine à travers quelques propos (droit de vote, Prohibition…) et les vêtements, c’est surtout un zoom sur une histoire de vie.
C’est un choix intéressant et non déplaisant, offrant des visages et des personnalités à ses victimes oubliées, augmentant l’implication, mais j’aurais aimé en savoir plus parfois. Par exemple sur ce fameux procès qui, comme précisé dans l’interview de Cy qui complète la BD, a connu beaucoup de rebondissements et qui est ici à peine évoqué. Quelques recherches supplémentaires s’imposeront pour creuser le sujet.

Entièrement dessinée au crayon de couleur, Radium Girls propose une palette de couleur restreinte que je trouve très chouette. Le vert et le violet sont prédominants et se marient à merveille tant dans les planches sombres que dans celles – plus rares – lumineuses. Petit point négatif, j’admets avoir eu un peu de mal à différencier les différentes Radium Girls (à l’exception de quelques-unes, plus marquantes, comme Mollie ou Edna), ce qui m’a parfois freiné dans ma lecture.

Source des images : BD Gest’

Une histoire révoltante, un scandale si bien étouffé que bon nombre d’entre nous n’en avait sans doute jamais entendu parler, une technique qui change, Radium Girls est une BD passionnante et réussie, même si je l’aurais souhaitée plus approfondie parfois.

Radium Girls, Cy. Glénat, coll. Karma, 2020. 122 pages.

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Ama : le souffle des femmes,
de Franck Manguin (scénario) et Cécile Becq (dessin)
(2020)

Ama, le souffle des femmes (couverture)Partons à présent dans le Japon des années 1960. Sur l’île d’Hegura, Nagisa, jeune Tokyoïte, rejoint sa tante pour devenir une Ama. Les Ama, cheffes de famille incontestées, plongent en apnée à la recherche des ormeaux qui font vivre le village.

J’ai été totalement séduite par cette bande-dessinée. J’ai adoré découvrir les Ama et leur force de caractère. Ces femmes sont tout simplement fascinantes et leur indépendance fait plaisir à lire : elles n’ont pas la langue dans leur poche et ne se laissent pas diriger par les hommes. Elles qui vivent presque nues sont d’une incroyable liberté de paroles et de comportement. De plus, l’arrivée de Nagisa est l’occasion de nous présenter leur pratique ancestrale, leurs traditions et leur façon de vivre. C’est tout simplement captivant et enthousiasmant.
Parallèlement, j’ai été touchée par Nagisa, son passé, sa réserve au milieu de ces femmes extraverties, son histoire familiale, ses choix. C’est l’histoire de la confrontation entre deux mondes, dans laquelle la jeune citadine devra faire ses preuves pour se faire accepter.

La fin était parfaite, dans le genre triste et douce-amère. La dernière page tournée m’a plongée dans une douce mélancolie de ce qui aurait pu être et de ce qui fut. Il ne se passe pas grand-chose dans cette histoire, mais on se laisse bercer dans cette tranche de vie.

Le dessin de Cécile Becq m’a totalement convaincue. Ses visages transmettent à merveille les expressions des personnages tandis que les postures donnent à voir la détermination et la fierté des Ama ainsi que leur grâce lorsqu’elles plongent. Sa colorisation sobre, toute de bleu et de noir, est un excellent choix pour cette histoire baignée par la mer.

Source des images : BD Gest’

Une lecture tranquille et touchante qui nous emmène sur cette île hors du monde. Loin de la modernité de la capitale, c’est une ode à la nature et au respect de la mer ainsi qu’un questionnement sur la place de chacun·e dans le monde. Évidemment, elle se révèlera également très féministe tant grâce aux Amas que par les choix de Nagisa. Une bande-dessinée absolument sublime, poétique et dépaysante.

Ama : le souffle des femmes, Franck Manguin (scénario) et Cécile Becq (dessin). Sarbacane, 2020. 107 pages.

Nord et Sud, d’Elizabeth Gaskell (1854)

Nord et Sud (couverture)Je me suis accordée le luxe d’une petite relecture pour redécouvrir ce chef-d’œuvre d’une autrice anglaise trop peu connue à mon goût, éclipsée par des Dickens, Austen et Brontë.

Margaret Hale, fille de pasteur dans un paisible village du Hampshire, et sa famille se voient contraintes de quitter cette région tant aimée pour vivre à Milton, ville industrielle du Nord. Le choc est rude et tout ce qu’elle déteste dans cette contrée ambitieuse et capitaliste s’incarne en la personne de John Thornton. Malgré l’hostilité de Margaret pour sa profession et son mode de vie, celui-ci tombe rapidement sous le charme.

Entre les malentendus, les idées fausses, les méconnaissances des convenances locales et les fiertés mal placées, Elizabeth Gaskell nous laisse tout le loisir d’apprendre à connaître ses personnages… et d’avoir envie qu’ils finissent par se parler et se comprendre au lieu d’imaginer ce que l’autre pense d’eux. Et il faut dire qu’elle nous fait languir – j’avoue avoir éprouvé un peu de frustration et d’impatience, une fois passé le cap des 620 pages – puisque ce n’est qu’à l’antépénultième page que tout se résout enfin !
Je m’aperçois, comme à chaque fois que je me penche un roman de Jane Austen ou des sœurs Brontë, que je peux finalement aimer les romances, mais, contrairement à celles d’aujourd’hui (et là, je vous renvoie vers l’excellentissime Lettre à celle qui lit mes romances érotiques, et qui devrait arrêter tout de suite), celles-ci présente des femmes intelligentes et fortes – et non seulement belles – qui sont fières de leur indépendance.

De plus, Nord et Sud est bien loin de n’être qu’une romance. A travers cette histoire, l’autrice dépeint son siècle et la société de l’époque. Nord et Sud illustre la confrontation entre le Nord industriel et travailleur, bourdonnant d’activité comme une ruche, et le Sud, rural, au rythme lent et aux idées plutôt conservatrices.
Accompagnant Margaret, nous vivons une véritable immersion dans le monde ouvrier avec ses rapports de pouvoir, ses luttes entre patrons et salariés et l’émergence des syndicats. Avec compassion, elle parle de la détresse des ouvriers, de la faim et du désespoir. Avec intelligence, elle parle des intérêts économiques des uns et des autres. Nous faisant rencontrer tantôt Thornton, le patron,  tantôt Higgins, l’ouvrier engagé, et ses camarades, elle nous montre avec impartialité les raisons et les excès des deux partis, tentant de les amener à se rencontrer au lieu de s’ignorer, à construire ensemble au lieu de s’affronter.
Toutefois, Higgins et les autres ne sont pas les seuls à s’opposer au pouvoir établi. En effet, le père et le frère de Margaret se révoltent quant à eux contre l’Eglise et la Marine, le premier devenant un dissident de la religion anglicane, le second illustrant comment ses chefs abusent totalement de leurs droits jusqu’à l’injustice la plus totale.

Si l’histoire et la façon dont Thornton et Margaret se tournent autour font irrésistiblement penser aux romans de Jane Austen, le milieu social est plus humble et le ton plus engagé. De même, Margaret Hale, jeune femme de dix-huit ans, énergique et volontaire, cultivée et généreuse, évoque davantage Jane Eyre qu’Elizabeth Bennet. Margaret est certes en maints traits de caractère admirable, mais elle peut également se montrer tout à fait insupportable. Elle fait parfois preuve de cet orgueil odieux de celles et ceux qui se sentent supérieurs par leur éducation et leur classe sociale et s’exprime alors avec un mépris cruel et mordant révoltant. Heureusement, son caractère s’adoucit en même temps que son cœur et, sans perdre une once de fierté, elle n’en devient que plus remarquable.
Cependant, ces côtés moins admirables de la pragmatique Margaret contribuent à la grande justesse des caractères, exceptionnelle tout au long du roman. Je parle évidemment de Margaret Hale et John Thornton, mais aussi de tous les personnages qui gravitent autour d’eux : les parents de Margaret, la mère et la sœur de Thornton, Mr Higgins (pour qui j’ai une grande tendresse), etc.
Les relations entre les personnages sont également fascinantes à voir évoluer : Margaret/Higgins, Thornton/Higgins, Margaret/Mrs Thornton… Toutes ne sont pas marquées par le sceau de l’amitié, mais elles se teintent d’un respect qui m’a beaucoup touchée.

Roman de mœurs, roman industriel, Nord et Sud est une formidable fresque sociale écrite avec intelligence et humour. Que ce soit pour ses personnages – attachants, exaspérants, pittoresques… –, pour la délicate peinture des caractères et des sentiments ou pour la restitution du monde ouvrier et patronal, ce roman plus triste et dur qu’Orgueil et préjugés (souffrance, deuil, maladie et pauvreté font partie de la vie de Margaret ou de ses proches) m’a, une nouvelle fois, séduite d’un bout à l’autre.

« Dans la foule, beaucoup n’étaient que des adolescents ; cruels et irréfléchis – cruels parce qu’irréfléchis ; d’autres étaient des adultes, aussi efflanqués que des loups et guettant leur proie. Elle comprenait ce qu’il en était. Ils ressemblaient tous à Boucher : ils avaient chez eux des enfants à nourrir et espéraient finir par avoir gain de cause en obtenant de meilleurs salaires. Leur fureur n’avait plus connu de bornes lorsqu’ils avaient découvert que l’on avait fait venir des Irlandais pour ôter le pain de la bouche de leurs petits. Margaret comprenait tout cela ; elle le lisait sur le visage de Boucher, en proie à la solitude du désespoir et à une colère noire. Si seulement Mr Thornton voulait bien leur dire quelques mots – si seulement ils entendaient le son de sa voix – il semblait à Margaret que tout était préférable à l’état des choses actuel où ils se cognaient avec une rage aveugle à un mur de silence qui refusait de laisser passer la moindre parole, même de colère ou de reproche. Mais peut-être parlait-il ? Le bruit de la foule – un bruit inarticulé, comme les cris d’une horde d’animaux – s’apaisa momentanément. »

« – Voyons, jamais Margaret n’envisagerait de s’attacher à un homme tel que lui, j’en suis certain. Jamais une idée pareille ne lui a traversé la tête.
– Il suffirait qu’elle lui ait traversé le cœur. »

« Vous m’avez traité d’impudent, de menteur et de fauteur de trouble, et vous auriez pu dire sans être dans l’erreur que de temps en temps aussi, j’avais tendance à boire. Et moi, j’ai dit que vous étiez un tyran, une tête de mule, un maître cruel et dur. Chacun sur ses positions. Mais pour les enfants, patron, vous croyez qu’on pourra s’accorder ?
– Ma foi, répondit Thornton, amusé malgré lui, ce n’était pas le but de ma proposition, qu’on s’accorde ! Mais de ce que vous venez de démontrez, il ressort une bonne chose, c’est qu’on peut difficilement avoir plus mauvaise opinion l’un de l’autre que maintenant. »

Nord et Sud, Elizabeth Gaskell. Points, 2010 (1854 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Françoise du Sorbier. 685 pages.

Challenge Les 4 éléments – La terre : 
un personnage très terre à terre

La Graine et le Mulet, de Abdellatif Kechiche, avec Hafsia Herzi, Habib Boufares (France, 2007)

La Graine et le MuletLe pitch en une phrase : Silmane, ancien ouvrier récemment licencié, décide d’ouvrir son propre restaurant aidé par ses enfants et surtout par Rym, la fille de sa compagne qu’il considère comme sa fille : il souhaite faire du couscous au mulet la spécialité du lieu.

La graine, c’est la semoule du couscous. Le mulet, c’est le poisson qui l’agrémente.

C’est un film très long (2h30) comme Kechiche sait les faire. Les tensions montent lentement entre les enfants, entre mari et épouse, entre enfants de sang et enfants d’adoption. On se dirige peu à peu vers une fin que l’on présent tragique, fin qui arrive de plus en plus vite au son de la musique et des déhanchements de Rym. L’émotion monte, le spectateur est pris entre les séquences qui alternent, la fin est plutôt sous-entendue.

Il y a toujours de longues séquences de dialogues pendant lesquelles la caméra est focalisée sur le personnage qui parle. La musique est inexistante à l’exception de celle jouée par les personnages. Chacun d’entre eux possède un caractère distinct, ils sont vrais. Je n’ai pas vu de clichés comme dans L’esquive (vulgarité permanente du langage, violence immédiate des policiers… Après, je l’ai déjà dit, je ne connais rien aux banlieues).

 

La Graine et le Mulet, c’est la vie difficile des ouvriers émigrés. C’est un système compliqué (tu demandes telle aide, on te dit qu’il faut tel papier, mais pour avoir ce papier, il faut telle garantie, mais pour avoir cette garantie, il faut l’aide, et c’est un serpent qui se mord la queue). Et malgré les tensions, la solidarité familiale est toujours là. Et c’est peut-être le centre du film.

Hafsia Herzi est stupéfiante. Elle donne tout, c’est du moins l’impression qu’elle donne.

On retrouve la marque de Kechiche, évidemment, mais celui-ci m’a passionné, m’a entraîné, m’a beaucoup plus touchée que le précédent.

Les autres films d’Abdellatif Kechiche :