Deux romans graphiques : L’homme gribouillé et La louve boréale

Aujourd’hui, je vous présente deux lectures graphiques, avec des femmes plongées dans des histoires sombres, agrémentées d’un soupçon de fantastique.

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L’homme gribouillé, de Serge Lehman (scénario) et Frederik Peeters (dessin) (2018)

L'homme gribouillé (couverture)Quand j’ai feuilleté ce roman graphique dont j’avais entendu le plus grand bien, j’ai été quelque peu dubitative notamment face à ce dessin très léché et ces grandes pages grisées. Mais une fois ma lecture entamée, quel plaisir, quelle cavalcade, quelle lecture captivante !

Entre meurtres et touche fantastique, nous plongeons surtout dans des secrets de famille. De Maud, la grand-mère excentrique, écrivaine à succès, à Clara, l’adolescente au talent de conteuse déjà affirmé en passant par sa mère, Betty et ses crises d’aphasie, quels non-dits entre ces trois générations ? Quels mystères ? Tout bascule le jour où Betty et Clara découvrent qu’un corbeau fait chanter Maud. Pourquoi ? Et qui est-il, cet affreux emplumé à l’aura surnaturelle ?

Mère et fille se lancent en quête de leur identité et de l’histoire de leurs ancêtres en allant de rencontres en rencontres, de la pluie parisienne aux brumes doubistes. Leur parcours sera jalonné par des personnages certainement atypiques et parfois un peu louches. Max Corbeau est d’abord simplement inquiétant (un peu comme le Sans-Visage du Voyage de Chihiro) sous son masque et son chapeau, mais devient peu à peu franchement terrifiant et chacune de ses apparitions suscite un petit frisson de plaisir et d’appréhension mêlés.
J’ai également adoré le duo formé par Betty et Clara. Les relations mère-fille (sur toutes les générations) sont très bien racontées et les personnages sont bien campés. J’ai tout de suite adhéré à la maussaderie muette de Betty, à son caractère bien trempé, à ses failles et à ses paniques, puis Clara m’a séduite par son enthousiasme, sa façon de soutenir sa mère et de la combattre à d’autres moments. Des caractères nuancés et parfaitement racontés tant par l’expressivité des illustrations que par les dialogues.

Détail qui ne pouvait que me séduire, les histoires et les contes sont omniprésents dans ce roman graphique : les histoires effrayantes de Maud, celles de Clara, des rituels, des sectes étranges… et ces créatures surprenantes mais épouvantablement réelles. Difficile de ne rien révéler des légendes soulevées, des histoires réveillées, donc cette chronique sera assez courte. La fin surprend et il est assez agréable d’avancer sur un chemin insoupçonné – je m’attendais vraiment à emprunter d’autres voies.

Une BD-thriller fantastique et palpitante, à l’atmosphère pluvieuse, poisseuse, bref, définitivement sombre, et au dessin en noir et blanc merveilleusement approprié.

L’homme gribouillé, Serge Lehman (scénario) et Frederik Peeters (dessin). Delcourt, 2018. 327 pages.

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La louve boréale, de Núria Tamarit (2022)

La louve boréale (couverture)J’avais beaucoup aimé Géante illustré par Núria Tamarit, je n’ai donc pas hésité à saisir l’occasion de découvrir sa nouvelle création (qu’elle a écrite et dessinée) grâce à Babelio.

La louve boréale raconte l’histoire de Joana qui, fuyant son pays ravagé par la guerre, débarque dans ce Nouveau Monde qui promet or et succès. Seulement, c’est avant tout une terre cruelle que trouve Joana, une terre disputée par les hommes et les loups sur laquelle les femmes semblent ne pas avoir leur place.

Ce roman graphique est donc l’occasion de faire passer un double message. D’un côté, un message féministe, avec des femmes qui souffrent par la main des hommes mais qui se relèvent, qui se battent pour avoir leur part. De l’autre, un message écologique qui alerte sur la terre exploitée et épuisée, sur les animaux méprisés et maltraités. La louve boréale raconte donc la cupidité des humains, la méchanceté envers celles et ceux jugés plus faibles, la misogynie. En saupoudrant le tout d’une touche de fantastique avec les apparitions d’une louve gigantesque, bras vengeur de la nature armé de crocs redoutables.

Même si je suis évidemment en accord avec le propos, j’ai trouvé cette BD trop didactique. L’intrigue est très linéaire et un peu trop rapide. Je pourrais lui reprocher un manque de profondeur, avec une histoire qui enfonce un peu des portes ouvertes. Ce pourrait être un roman graphique très riche (en plus de ce que j’ai déjà évoqué, on trouve des questions liées à l’immigration, la guerre, les souvenirs du passé, les éléments déchaînés, la confiance parfois trahie, parfois justement placée…), mais le tout est un petit peu trop superficiel à mon goût malheureusement.

J’ai en revanche aimé le dessin (les décors plus que les personnages). Si les scènes d’un passé idyllique mais disparu – tel un paradis perdu – sont colorisées par des couleurs franches, les teintes se font bien plus sombres et profondes dans le Nouveau Monde, royaume de la nuit, de la neige et de la violence. Les cieux de Núria Tamarit sont particulièrement sublimes, morceaux de rêves qui donnent envie de s’isoler loin de la civilisation pour se planter sous les étoiles.

Dommage qu’un léger manque d’originalité vienne gâcher cette histoire d’aventures qui parle de liberté, de la beauté de la nature et de la sauvagerie de l’être humain.

La louve boréale, Núria Tamarit. Sarbacane, 2022. Traduit de l’espagnol par Ingrid Hein Leo. 212 pages.

Mini-critiques : Fille noire, fille blanche, La Vallée des Fleurs et Couleur de peau : miel, tome 4

Ce petit florilège a quelque chose en commun : il s’agit de trois ouvrages qui se sont révélés imparfaits, mais intéressants malgré tout. Pas de coups de cœur dans cet article donc, mais aucun regret quant au temps consacré à les lire.
Je vais donc vous parler rapidement de Fille noire, fille blanche de Joyce Carol Oates, de La Vallée des Fleurs de Niviaq Korneliussen et du quatrième tome de la BD Couleur de peau : miel de Jung.

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Fille noire, fille blanche, de Joyce Carol Oates (2006)

Fille noire, fille blanche (couverture)Dans les années 1970, Genna et Minette partagent une chambre sur le campus de Schuyler College. L’une est blanche, réservée, amicale, issue d’une famille riche aux membres dispersés ; l’autre est noire, solitaire, sans concession, issue d’une famille respectable sous la tutelle de son pasteur de père. La première souhaite devenir l’amie de la seconde et la protéger des actes racistes qui se succèdent.

Cette relique de ma PAL m’était tombée des mains il y a fort longtemps, mais j’en suis cette fois arrivée à bout pour un résultat assez perplexe.

C’est un roman plein ambiguïté, à commencer par ce personnage de Minette qui est particulièrement troublant. Si, ici ou là, elle se révèle touchante et potentiellement attachante, elle reste la plupart du temps difficile, voire impossible à cerner. Personnage énigmatique que sa compagne de chambre – et nous avec – essaie désespérément de comprendre. Il faut avouer que Minette se montre aussi fortement antipathique par moment, repoussant toute tentative d’amitié ou de sympathie, rejetant les critiques en blâmant les autres, restant irrémédiablement fermée.
Les personnages sont finalement assez peu sympathiques, tant la hautaine Minette que Genna avec son désir absolu d’être l’amie de Minette, son abandon d’elle-même malgré la manière dont elle est mille fois repoussée. Genna semble placer Minette sur un véritable piédestal : sa couleur de peau l’oblige à être forte, sa famille est stable et présente et, pour une fois, elle pourra peut-être aider quelqu’un, être utile.
Toutes deux partagent un attachement démesuré au père : craint et respecté pour Minette, adoré et parfois incompris pour Genna. Cette influence de la famille – qu’elle soit libertaire ou stricte – offre des instants poignants avec les deux filles qui peinent à trouver leur place. Genna se révélera même une enfant traumatisée aux souvenirs qui referont surface au fil de l’année scolaire.

La culpabilité, avérée ou fantasmée, est omniprésente dans ce roman qui questionne la responsabilité de chacun, les choix effectués – choix influencés par le passé, les espoirs, les attentes, le bagage émotionnel… Culpabilité d’être blanche également étroitement liée avec la peur d’être raciste « sans le vouloir » : telle ou telle pensée est-elle raciste ? critiquer Minette est-il du racisme ? Enfin, culpabilité du père (dont la lutte pour un monde qu’il espère meilleur finit par entraîner la mort) et culpabilité de la narratrice liée à ce père.

Les tensions raciales sont également palpables au cours du récit. Actes racistes, étudiantes noires dénotant parmi les Blanches malgré cette université ouverte et égalitaire. Cependant, alors que l’intrigue se déroule, on s’apercevra que tout ne tourne pas autour de Minette : si Genna est la narratrice, c’est sans doute parce qu’elle aura un long parcours quasi initiatique pour se révéler et comprendre son passé. En dépit d’un manque d’amitié pour elle, j’ai ressenti de l’empathie tandis que son histoire se dévoilait, que les enjeux amplifiaient et que le drame se nouait.

Fille noire, fille blanche est un texte à la hauteur de Minette : difficile à cerner. (D’où une chronique confuse que vous me pardonnerez, j’espère.) S’il m’a parfois semblé chaotique et décousu dans sa narration, il reste atypique et troublant dans les questionnements qu’il soulève, intéressant dans sa forme et parfois surprenant. Néanmoins, j’ignore totalement s’il me laissera un souvenir impérissable.

« Comment se fait-il que nous nous rappelions plus vivement la honte que la fierté ? Notre propre honte plus que celle des autres. »

« Les souvenirs que j’avais de mes parents se confondaient avec mes rêves. Les rêves que je faisais de mes parents se confondaient avec mes souvenirs. »

Fille noire, fille blanche, Joyce Carol Oates. Points, 2011 (2006 pour l’édition originale, 2009 pour la traduction française). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Claude Seban. 375 pages.

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La Vallée des Fleurs, de Niviaq Korneliussen (2022)

La vallée des fleurs (couverture)Ayant beaucoup aimé le premier livre de Niviaq Korneliussen, Homo Sapienne, je n’ai pas hésité quand une Masse Critique Babelio m’a permis de découvrir son deuxième bébé. À travers la narratrice, jeune Groenlandaise tentant de gérer son existence entre sa copine, ses études sur le continent, sa famille et les morts qui, malgré son jeune âge, parsèment déjà sa vie, l’autrice évoque le mal-être et les suicides qui se multiplient dans son pays.

J’ai retrouvé la plume de Niviaq Korneliussen, à la fois poétique et crue, sans fard. Une écriture pleine de sensualité dans l’appréhension de la vie. Comme dans Homo Sapienne, elle raconte des thématiques très actuelles – l’identité, la recherche de qui l’on est et où l’on va, l’amour, le sexe, la solitude – et surtout un sujet qui touche particulièrement le Groenland : les trop nombreux suicides, devenus banals dans sa population. Mélange de volonté de vie et de désespoir, le livre avance par vagues, fluctuations de l’humeur du personnage principal.

 Malgré tout, le mal-être est prégnant et suinte entre ces pages. Les titres des chapitres sont des chocs : liste implacable de personnes suicidées, récit d’un suicide, réflexions sur la mort. La tentation du suicide, le souvenir de celles et ceux qui ont franchi le pas, cette lassitude insidieuse… Cette sensation de piège qui se referme et contre lequel il est inutile de lutter sera peut-être ce qu’il me restera le plus de ce roman. Une fracture en soi, une sensation de noyade, un gouffre intérieur dans lequel on trébuche. Fatalité ?
Celui-ci dénonce aussi la société des apparences dans lequel nous vivons et l’hypocrisie des likes, des enterrements et des faux-semblants. Ignorés dans la vie, encensés dans la mort à grand renfort de pleurs, de compliments, de « on ne t’oubliera jamais ».

Cependant, malgré toutes les qualités de ce roman intimiste et mélancolique, il ne m’a pas totalement convaincue, contrairement à son grand frère. La faute à des longueurs qui m’ont parfois ennuyée ? Cela reste une bonne lecture, mais qui, le temps passant, me laissera rapidement davantage une impression – de malaise et de mort – que de réels souvenirs.

« Un corbeau est posé sur la grande croix à l’entrée du cimetière. Aucun de ceux que j’aime ne repose dans ce cimetière. Aanaa n’y repose pas. Pourtant, je sens que j’ai perdu quelqu’un ici. Cela réveille de durs souvenirs. Cela réveille des souvenirs des nuits de printemps, où j’étais assise là, dans l’angoisse du soleil de minuit à venir. Cela réveille des souvenirs de la nuit d’été rose, il y a un an, où, assise sur une hauteur surplombant Sermitsiaq et toutes les croix des morts, je pensais à la vie. »

« Je dis seulement que certaines personnes ne sont pas aussi douées pour la vie que d’autres, et peut-être que ce n’était que ça, qu’elle n’appartenait pas à cette terre, qu’elle n’avait pas envie de vivre, je murmure, paniquée. »

« On ne trouve pas d’explication incontestable au fait que les gens se tuent quand arrive le soleil de minuit, mais une des hypothèses serait qu’ils deviennent dépressifs quand ils dorment trop peu, une autre que, après un hiver sombre et froid, ils gagnent des forces à mesure que les journées se font plus claires et plus chaudes, mais que, lorsqu’enfin elles sont là, ils réalisent que la vie ne s’améliorera pas pour autant. Jamais. »

La Vallée des Fleurs, Niviaq Korneliussen. Editions La Peuplade, 2022 (2020 pour l’édition originale). Traduit du danois par Inès Jorgensen. 371 pages.

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Couleur de peau : miel, tome 4, de Jung (2016)

Couleur de peau miel T4 (couverture)Après une relecture des trois premiers tomes – que j’ai autant appréciés qu’à la première lecture il y a huit ans –, j’ai enfin découvert le quatrième tome (avec un tout petit peu de retard).

Ce quatrième tome poursuit la quête des origines, les questions sans réponses, les questionnements sur l’identité et la famille, la place à trouver entre le pays natal et adoptif, le chemin parcouru et à venir. Comme le dit Jung, un voyage qui durera probablement toute une vie, bien que notre petit héros ait, de puis le premier tome, trouvé un certain apaisement.

Le propos reste touchant, mais je l’ai trouvé en-deçà de ses prédécesseurs. Je trouve que le discours tourne un peu en rond, n’ajoutant pas grand-chose à ce qui a été dit auparavant. Pourtant, de nouvelles étapes de sa quête identitaire sont abordées, mais elles sont traitées de manière brève et confuse. L’interview avec sa mère adoptive ou ses voyages en Corée auraient peut-être mérités de s’y attarder un peu plus. Sans parler de cette fameuse piste vers, peut-être, sa famille biologique et ses tests ADN dont les résultats nous restent inconnus. (Il faut croire que je suis difficile à satisfaire car je trouve que, à l’inverse, il aurait pu s’éterniser un peu moins sur son film, aussi bien soit-il).
De plus, le dessin m’a semblé légèrement différent et m’a moins séduite. Le trait est plus fin et moins rond. Moins agréable finalement.

 Même si ce tome souffre à mes yeux d’une certaine redondance, il reste la poursuite d’une histoire personnelle racontée avec beaucoup de sincérité. Couleur de peau : miel reste un témoignage passionnant et sensible sur l’adoption et ses traumatismes.

(Petit détail : que son frère soit appelé Cédric après avoir été Erik dans les trois premiers m’a interrogée et déstabilisée…)

Couleur de peau : miel, tome 4, Jung. Soleil, coll. Quadrants, 2016. 141 pages.

Maus, l’intégrale, d’Art Spiegelman (1980-1991)

Maus (couverture)L’histoire de Vladek Spiegelman, Juif polonais ayant survécu à la Seconde Guerre mondiale et à la Shoah, raconté par son fils.

Tout aura déjà été dit sur cet incroyable roman graphique, mais voilà des années que je voulais relire cet ouvrage découvert au collège et c’est enfin chose faite !
Une histoire connue et mille fois racontée, un père qui parle comme Yoda, des souris et des chats… et pourtant, le tout est un chef d’œuvre qui mérite amplement ses multiples récompenses !

Dans ce roman graphique en noir et blanc, les Juifs sont représentés en souris (« Maus » en allemand), menacées par les chats nazis, eux-mêmes chassés par les chiens américains. Lorsqu’un Juif cache sa religion pour se présenter en Polonais chrétien, il portera alors un masque de cochon. Outre d’être original, le zoomorphisme est utilisé de façon très maligne : permettant de situer les personnages sans explications, il ne nuit en aucune manière au réalisme de l’œuvre. Sans tomber dans la caricature que ce choix de représentation aurait pu induire, Art Spiegelman montre des gens qui aident et des gens qui font souffrir dans tous les camps, sans réduire le script aux gentilles souris et aux méchants chats.

Des années 1930 à 1945, nous suivons Vladek à travers la Seconde Guerre mondiale. Vie aisée suite à son mariage avec la douce et maladive Anja, puis lente dégringolade jusqu’au camp de concentration. La faim, les combines pour survivre un jour de plus, les amitiés nouées au bon moment, les pertes successives, la peur… Un témoignage personnel qui n’a pas pour objectif de dévoiler la vérité sur cette période, juste une histoire intime absolument terrifiante et bouleversante. (A chaque roman sur 39-45, j’ai une petite pensée du genre « c’est bon, on a déjà tout vu tout lu » et pourtant, à chaque fois, je ne peux rester indifférente devant cette atrocité qui semble impensable et qui pourtant ne l’est pas, il suffit de regarder autour de soi…).

 

Cependant, la narration ne se focalise pas uniquement sur le passé. En effet, Art Spiegelman se montre interviewant son père et présente ainsi tout le contexte dans lequel le roman graphique a été créé. Il parle ainsi de sa relation avec un père extrêmement difficile ou de celle de celui-ci avec sa seconde femme (nous offrant également son point de vue à elle sur leur vie de couple). Il évoque sa position vis-à-vis de l’Holocauste et ses doutes sur sa capacité à évoquer cette abominable époque. Il s’interroge sur sa culpabilité de n’avoir pas vécu les mêmes épreuves que sa famille ou sur la rivalité avec son frère décédé et idéalisé par ses parents.
Ainsi, tandis que, de son anglais malhabile, son père partage ses souvenirs avec son fils – et à travers lui, les lecteurs et lectrices –, Art Spiegelman parle aussi de comment raconter, comment se remémorer. Cette perspective apporte une profondeur supplémentaire, une vraie richesse à ce récit sur la transmission et la mémoire.

En outre, l’auteur n’idéalise pas son père et aborde sans concession ses pires défauts. S’il reconnaît que celui-ci a traversé l’Europe d’Hitler avec une débrouillardise incroyable, un flair quasi infaillible et pas mal de chance, il présente également un vieil homme de très mauvaise foi, égocentrique, radin, paranoïaque et raciste. Si ce dernier trait de caractère est extrêmement choquant pour le lecteur comme pour la femme d’Art qui manifeste sa stupéfaction horrifiée, cela contribue à mon goût au réalisme et à la justesse de l’histoire. Vladek est marqué à jamais et la guerre avec ses privations et ses deuils se rappelle à lui chaque jour.

 

L’ouvrage est dense et bavard : le texte est omniprésent et absolument essentiel. Le trait, sombre et minimaliste, correspond parfaitement à l’ambiance dure et froide du récit. De cette sobriété naissent la peur et l’émotion. Si cette succession de petites cases peut effrayer, on se rend rapidement compte que le choix de ce type de dessin est absolument judicieux.

Construit sur une alternance du passé et du présent – coupures appréciables qui permettent de respirer un peu entre deux épisodes toujours plus atroces –, mêlant biographie d’un rescapé et autobiographie d’un fils de survivant, Maus raconte une histoire humaine et inhumaine à la fois, le tout sans pathos ni haine. Une réussite, une œuvre à ne laisser passer sous aucun prétexte.

Maus, intégrale, Art Spiegelman. Flammarion, 2012 (1980-1991 pour la première parution). Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Judith Ertel. 295 pages.

Polina, de Bastien Vivès (2011)

Polina (couverture)La jeune Polina Oulinov est sélectionnée pour intégrer la prestigieuse école de danse Bojinski. Mais bien qu’admiré, le maître est aussi intransigeant et exigeant que son enseignement. Soumission, opposition, Polina cherche sa propre voie qu’elle trouvera loin de l’école de sa jeunesse.

Malgré toute la presse autour de Bastien Vivès, les bonnes critiques autour de son œuvre et l’adaptation de cette BD en film, je n’avais jamais rien lu de ce jeune scénariste-dessinateur. A part que ça parlait de danse, je n’en savais pas plus sur Polina.

Ça a été une belle découverte, tout d’abord, pour le trait de Bastien Vivès. Si les premières pages m’ont laissée dubitative, j’ai rapidement été séduite par la sobriété de ces dessins bichromatiques. Les visages sont simplement esquissés – on reconnaît les personnages à leur silhouette, leur coupe de cheveux, leurs lèvres, leur port de tête – et laissent toute la place au corps et aux mouvements. C’est sûrement la plus grande qualité de cette BD : la façon dont le dessinateur a su retranscrire les gestes, la grâce et la précision pour nous donner à voir les danses et ballets.

La passion, l’espoir, la difficulté, la motivation, les envies de renoncement, la persévérance, les douleurs physiques et psychologiques, l’exigence… Polina nous plonge dans un univers sportif et artistique rude où les craquages sont fréquents. Pourtant, alors que je m’attendais à une rivalité entre danseuses, il n’en est rien et Polina et ses camarades nouent au contraire de belles amitiés.
Ellipse après ellipse, nous voyons Polina s’épanouir et murir sur plusieurs années et la petite fille devient une femme au talent émérite. Les changements de direction qu’elle choisit de prendre rendent son histoire passionnante et parfois inattendue. Solitaire, parfois perdue, c’est un personnage porté par sa passion qui m’a beaucoup parlé.
La relation entre Polina et Bojinski fonctionne tout de suite. Il y a peu de mots, mais Bastien Vivès parvient à nous faire ressentir le lien qui les unit. Même lorsque Polina quitte l’école, on sent qu’elle n’en a pas tout à fait fini avec son ancien mentor. Une collaboration intense et unique traversée par des dissensions mais aussi des moments de grâce comme lorsque le juge féroce ôte les lunettes qui dissimulent son regard pour laisser apparaître un homme usé mais admiratif devant l’étoile de sa carrière.

Roman graphique passionnant, parcours initiatique réaliste, Polina nous raconte une histoire sensible et humaine, portée par des dessins minimalistes, à la fois subtils et aériens.

Polina, Bastien Vivès. Casterman, coll. KSTR, 2011. 206 pages.

L’invention de Hugo Cabret (2007) et La boîte magique d’Houdini (1991), de Brian Selznick

Pour l’avant-dernière critique de l’année, je vous propose de retrouver Brian Selznick après Le musée des merveilles et Les Marvels. Promis, c’est la dernière fois… jusqu’à son prochain roman. Aujourd’hui, ce sera une double chronique avec deux histoires pleines de magie. Mes critiques seront plus brèves que d’habitude car j’ai déjà longuement parlé de ses précédents ouvrages.

  • L’invention de Hugo Cabret

L'invention de Hugo Cabret (couverture)Orphelin, Hugo Cabret est seul responsable des horloges de la gare depuis la disparition de son oncle. Outre cette passion pour les mécanismes en tous genres qu’il comprend, manipule et assemble presque instinctivement, Hugo partage une autre obsession avec son père décédé dans un incendie : la restauration d’un vieil automate. Ce dernier et un carnet de croquis l’amèneront à rencontrer un vieux marchand de jouets aigri et une amoureuse des livres jusqu’à ce que tous les mystères soient éclaircis.

Dans ce roman, on retrouve les thèmes chers à Brian Selznick : se trouver une place dans le monde et une famille. Si Hugo était proche de son père, son oncle n’a jamais été d’un grand soutien pour lui, même s’il a été son mentor en lui apprenant à prendre soin des horloges. Au fil des événements et parce qu’il n’a jamais abandonné la tâche qui l’habitait, Hugo finit finalement par se trouver une famille qui lui ressemble et qui le comprend. Semblable à Ben,  Joseph et Victor, les héros des autres romans de Brian Selznick, c’est un garçon rêveur et débrouillard qui gagne rapidement la tendresse des lecteurs.

Après – même si je devrais plutôt dire avant – New-York (Le musée des merveilles) et Londres (Les Marvels), Hugo Cabret sonne comme une déclaration d’amour à Paris. C’est également une ode au cinéma des premiers temps, à Méliès et aux rêves. Car, bien que l’histoire soit fictionnelle, l’un des personnages principaux est en effet Georges Méliès dans les dernières années de sa vie. Il était alors marchand de jouets à la gare Montparnasse et son œuvre était tombée dans l’oubli après la Première Guerre mondiale. Brian Selznick nous fait redécouvrir, en même temps qu’Hugo, toute la magie fantasmagorique de ses films.

Annonçant ses futurs romans « en mots et en images », Hugo Cabret est en grande partie composé de dessins toujours aussi splendides et expressifs. Cependant, si les images sont importantes, elles ne le sont pas autant que dans les deux ouvrages suivants et ne racontent pas tout à fait d’histoires à elles toutes seules. Malgré l’émergence de leur côté narratif, le texte a encore le premier rôle et explicite parfois des images comme si l’auteur n’était pas certain de pouvoir s’y fier entièrement.
En plus des dessins, d’autres éléments ont été insérés en guise d’illustrations : des dessins de Georges Méliès, des images de films (de Méliès évidemment, mais aussi L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat de Louis Lumière ou Monte là-dessus avec Harold Lloyd) ainsi qu’une photographie d’époque sur un accident survenu à la gare Montparnasse.

Superbe histoire, pleine d’aventures et de poésie, de tendresse qui ne cache cependant pas tout à fait les tristesses de la vie, L’invention de Hugo Cabret rend hommage au septième art et à la magie. Un ouvrage original et magnifique capable de conquérir le cœur des petits comme des grands.

« – Tu as remarqué que toutes les machines sont créées dans un but précis ? demande-t-il à Isabelle. Elles sont conçues pour nous amuser, comme cette souris ; pour donner l’heure, comme les horloges ; pour nous émerveiller, comme l’automate. C’est peut-être ce qui m’attriste quand je trouve une machine cassée. Qu’elle ne soit plus en état de remplir sa fonction.
Isabelle prend la souris, la remonte de nouveau et la pose.
– Au fond, c’est peut-être pareil pour les gens, continue Hugo. Quand ils n’ont plus de but dans la vie… en un sens, ils sont cassés.
– Comme Papi Georges ?
– Peut-être… peut-être que nous pourrons le réparer. »

« Je m’imagine que le monde est une machine géante. Tu sais, dans les machines, il n’y a pas de pièces en trop. Elles ont exactement le nombre et le type de pièces qui leur sont nécessaires. Alors, je me dis que, si l’univers entier est une machine, il y a bien une raison pour que je sois là. Et toi aussi, tu as une raison d’exister. »

L'invention de Hugo Cabret 5

L’invention de Hugo Cabret, Brian Selznick. Bayard jeunesse, 2008 (2007 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Danièle Laruelle. 533 pages.

  • La boîte magique d’Houdini

Après la prestidigitation qui habitait Hugo Cabret, parlons un peu d’escapologie, l’art de l’évasion !

La boîte magique d'Houdini (couvertureLe rêve de Victor ? Devenir magicien et, comme Houdini, traverser des murs et s’échapper des coffres les plus solides. Le jour où il croise son idole, il lui demande de lui apprendre. Souriant, Houdini promet de lui écrire…

Traduit pour la première fois en français en 2016, La boîte magique d’Houdini est le premier livre de Brian Selznick, publié en 1991.
Soyons honnête, cela se sent.
Tout d’abord, c’est un livre jeunesse très classique dans sa forme, loin de l’originalité des trois autres. Les images illustrent le texte, mais ne racontent rien. On reconnaît le coup de crayon de Brian Selznick, mais je ne le trouve pas aussi abouti que dans les romans suivants où ses illustrations sont tout simplement à tomber.
Ensuite, il est extrêmement court (surtout placé à côté des pavés qui ont suivi (oui, oui, j’arrête les comparaisons !)). L’histoire en elle-même fait 70 pages et les quarante suivantes proposent plusieurs bonus :

  • Une biographie d’Houdini: presque plus intéressante que le roman, le personnage, que je connais finalement très peu, m’a fasciné par son talent, mais aussi pour le combat longtemps mené contre les faux médiums ;
  • La naissance de l’histoire à travers les idées et étapes qui ont conduit à sa création, les recherches et les premières esquisses : une intéressante plongée dans le travail de l’artiste.

En découvrant la genèse de l’histoire, on sent rapidement que ce petit texte devait tenir à cœur à son créateur, lui-même passionné par Houdini (d’ailleurs, le Victor adulte, dans la scène du grenier, ressemble drôlement à Brian Selznick). Conclusion : des petits bonus plutôt enrichissants.

Malgré sa brièveté, Brian Selznick parvient encore une fois, en quelques phrases seulement, à nous faire ressentir une grande sympathie pour le personnage de Victor. Son enthousiasme et sa ténacité à recommencer encore et encore ses tours de magie (ratés) au grand dam de sa mère et de sa tante se révèlent véritablement attendrissants.

Une petite histoire sympathique, enfantine mais aussi très personnelle, mais qui permet d’en apprendre un peu plus sur le grand Houdini. Parfait pour de jeunes lecteurs !

« – Comment je peux faire pour sortir de la malle de ma grand-mère en moins de vingt secondes ? Pour retenir ma respiration dans mon bain sans manquer d’air ? Pourquoi je ne peux pas traverser un mur comme vous ? Comment vous vous évadez des prisons ? Comment vous vous libérez des menottes ou des cordes, et faites disparaître des éléphants ? Comment…
– Félicitations, jeune homme, l’interrompt Houdini en souriant. Personne ne m’a jamais posé autant de questions en si peu de temps. Serais-tu un magicien par hasard ?
 »

La boîte magique d’Houdini, Brian Selznick. Bayard jeunesse, 2016 (1991 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Agnès Piganiol. 111 pages.

Le compte-rendu de la rencontre Babelio avec Brian Selznick