Loin, d’Alexis Michalik (2019)

Loin (couverture)Pour la première fois depuis longtemps, cet été, j’ai écouté un livre audio. Je me suis laissée embarquée par une histoire signée Alexis Michalik que je ne savais point auteur de roman avant de tomber dessus à la bibliothèque. Diverses activités et événements en juillet et août se sont prêtés à l’écoute et, en quelques semaines, je suis parvenue au bout des 18 heures nécessaires pour découvrir Loin.

C’est l’histoire d’Antoine Lefèvre, un jeune homme comme il faut, bientôt employé dans une grosse boîte parisienne, bientôt marié, avec appartement, plan d’avenir et probablement bientôt un bébé dans l’équation. Jusqu’à ce qu’il tombe sur une carte postale de son père. Père qui a disparu vingt ans plus tôt et carte postale qui s’était perdue depuis presque aussi longtemps. Les vacances à Londres avec son pote Laurent se transforment en une petite enquête et, rapidement rejoints par sa jeune sœur Anna, tout son opposé, leur voyage va les emmener forcément très loin.

Ayant adoré les pièces Le cercle des illusionnistes, Intra Muros et plus que tout Le Porteur d’histoires, je connaissais déjà le goût d’Alexis Michalik pour les histoires foisonnantes. Et il est perceptible dès le prologue que cela en irait de même pour celle-ci. À travers la quête des origines d’Antoine et Anna, nous allons parcourir l’Histoire des années 1910 à 2008, traverser l’Allemagne, l’Autriche, la Turquie, l’URSS… et d’autres pays dont je ne dirai rien pour ne pas gâcher le plaisir du voyage à d’éventuelles personnes désireuses d’embarquer.
En parcourant leur étonnant arbre généalogique et la Terre à la recherche de ce paternel pour le moins fuyant, nous allons revivre certains des grands – et souvent terribles – épisodes de l’histoire du XXe siècle et nous allons découvrir, en bons touristes, des cultures, des plats traditionnels, des atmosphères bien diverses. Un bon travail de documentation pour nous immerger au mieux dans l’ambiance locale.
Cette quête et ce voyage sont remplis d’interrogations dont les réponses en soulèvent davantage. Les personnes cherchent, se cherchent (parfois sans le savoir), et comme on dit, ce n’est pas l’arrivée qui compte mais le chemin. C’est l’occasion de réflexions sur le voyage, le pourquoi de celui-ci, l’être humain et ses nuances… et le parfait prétexte pour un mélange justement dosé d’histoires de vie poignantes à serrer le cœur, de péripéties étonnantes et parfois invraisemblables et de dialogues saupoudrés d’humour.

Alexis Michalik propose ici un réjouissant puzzle littéraire. Car tout n’est pas linéaire, on ne va pas simplement et tranquillement découvrir les ascendants d’Antoine et Anna les uns après les autres. Non, leur histoire est un chouïa plus compliquée. Les histoires personnelles s’imbriquent dans la grande Histoire, les personnages bougent, fuient (la guerre, les représailles, le passé…), changent d’identité, vieillissent et meurent accessoirement, ce qui complique parfois la tâche de nos enquêteurs en herbe. Enquêteurs que l’on se prend à vouloir imiter en tentant de deviner les liens entre tel ou tel protagoniste avant leur révélation, en essayant de faire coller les dates (ce qui n’est pas facile avec un livre audio car encore faut-il s’en souvenir, des dates). Le roman réserve bien des surprises et il est difficile de finir un chapitre sans vouloir enchaîner tant l’histoire de cette famille est atypique et captivante.

Tout n’est pas parfait cependant. Ce qui m’a le plus ennuyée : plusieurs personnages féminins m’ont fait un peu soupirer, j’aurais parfois voulu les voir dans des rôles et caractères aussi divers que les hommes avec moins de détails (répétitifs) sur leur physique. Ensuite, oui, il y a quelques longueurs ici ou là, notamment une digression autour de Laurent qui ne me semblait pas forcément nécessaire. En outre, comme dans le tour du monde de Phileas Fogg, on se prend à se dire que le compte en banque du jeune Antoine est décidément bien approvisionné et que c’est un peu facile.
Est-ce que la fin m’a frustrée ?… Oui, un tantinet, je l’avoue. Et pourtant, elle convient très bien malgré tout, donc ce n’est pas bien grave. C’est sans doute surtout qu’il est difficile de quitter une histoire que l’on a eu dans les oreilles pendant dix-huit heures.
Pour être honnête, je me serais peut-être davantage ennuyée en le lisant, les longueurs et les défauts m’auraient sans doute davantage sauté aux yeux du fait d’une concentration accrue. Mais pour une écoute (en vaquant à diverses occupations, en étant fatiguée, etc.), ce roman était léger et entraînant et c’était tout ce que je recherchais.

La rencontre avec les personnages est également truculente, ces derniers étant généralement assez hauts en couleurs… même quand le personnage est, à première vue, un peu terne – comme Antoine –, il saura nous surprendre et l’on ne peut empêcher l’attachement. Face au duo formé par Antoine et Laurent, Anna est l’élément perturbateur et énergique. Celle qui ne se plie à aucune règle, qui fait ce qu’elle veut comme et quand elle veut, qui se débrouille toujours. Elle est la moquerie, le cynisme et l’opposition qui vient pimenter les échanges. Mais comme tous, elle n’est pas cantonnée à un seul rôle et elle saura offrir une palette d’émotions.
Damien Ferrette offre à tout ce petit monde une voix et une réelle présence, par de légères variations d’intonations. Sa lecture est vivante, dynamique et sied à merveille à pareil récit de voyage et d’aventures.

Encore une fois, Alexis Michalik offre une œuvre labyrinthique. À travers le temps et l’espace, il nous embarque pour un voyage dépaysant et émouvant. Même si je préfère nettement ses pièces – plus concises (forcément) et absolument magiques – à son roman, c’était une histoire très agréable à écouter au fil de l’été.

« Je voulais l’aventure, moi aussi. Je voulais vivre.
À vingt ans, j’avais posé le pied sur quatre continents. J’avais dit « bonjour » en
dix-sept langues, j’avais photographié trente-six hôtels de ville.
Outre le plaisir de la découverte, j’en avais tiré une leçon essentielle : nulle part,
je n’étais chez moi. J’étais un Français en Afrique, un Africain ailleurs, un Breton
en Normandie, un Martien en Russie. Mais peu m’importait. C’est ainsi que j’ai compris
qui j’étais : un passager, un témoin.
 »

« Tout juste des questions, car les questions sont la vie même. Tant qu’il existera quelqu’un pour questionner, et pour se questionner, l’humanité vivra, avancera, reculera, s’effondrera, renaîtra de ses cendres. »

« L’essentiel, ce sont les questions. Tant que l’on pose des questions, il y a un but. Dès qu’on a la réponse, on peut mourir. »

Loin, Alexis Michalik, lu par Damien Ferrette. Audiolib, 2019 (Albin Michel, 2019, pour l’édition papier). 18h, texte intégral.

Les cinq sous de Lavarède, de Paul d’Ivoi et Henri Chabrillat (1894)

Les cinq sous de LavarèdeLe 25 mars 1891, Armand Lavarède, Parisien dépensier, se lance dans un défi improbable : faire le tour du monde en un an avec cinq sous en poche. En réalité, c’est plutôt un cousin qui le lui lance d’outre-tombe, car telle est la condition pour hériter d’une fortune de quatre millions. À ses côtés, un observateur anglais, Sir Murlyton qui héritera en cas d’échec, accompagné de sa fille, Aurett. À ses trousses, un usurier, Bouvreuil, bien décidé de le pousser à l’échec et ainsi le contraindre à épouser sa fille.

La comparaison avec Le tour du monde en quatre-vingts jours de Jules Verne (que, par un heureux hasard, j’ai lu l’an passé) sera inévitable. Certes, Henri Chabrillat et Paul d’Ivoi perdent le bénéfice de l’originalité puisque leur roman est paru vingt-deux ans après celui de Jules Verne. Mais j’en ai malgré tout préféré l’exécution plus vivante et trépidante.

Commençons avec l’histoire en elle-même. L’histoire de Lavarède se passe donc vingt ans après celle de Phileas Fogg ; l’origine n’en est pas un pari, mais une clause testamentaire ; Lavarède a donc droit beaucoup plus de temps que Fogg, mais beaucoup moins d’argent pour le réussir. Or, ce dernier point n’est pas anodin. Parmi les diverses sources de déception lors de ma lecture du Tour du monde… se trouvait la prodigalité de Phileas Fogg, les billets distribués à gogo aplanissant bien facilement tous les obstacles dressés sur sa route. C’est un expédient auquel Lavarède ne peut recourir, ne pouvant pas même se payer un simple billet de train. Tout au long de son aventure, il devra donc faire preuve d’imagination, de ruse et de travail – additionnés de chance et d’entraide pour poursuivre sa route. C’est donc une source inépuisable de rôles endossés par le héros, de rebondissements et de suspense. Certes, le suspense est relativisé par le fait qu’on doute peu de sa réussite, mais l’on s’interroge sur la manière dont il se sortira de tel ou tel mauvais pas.

De plus, là où Fogg était froid et calculateur, Lavarède est un héros bien plus aimable. De par sa verve, son insouciance et sa joie de vivre – qui n’entament en rien sa volonté de gagner son héritage –, il est un personnage plaisant à suivre et l’on comprendra facilement la sympathie qu’il attirera à lui tout autour du globe.
Miss Aurett, même si elle sera amenée à être sauvée ici ou là (tout comme Lavarède), n’est pas un personnage féminin totalement passif comme on peut souvent le regretter. Sa joliesse est soulignée, mais ce n’est pas sa seule « qualité », loin de là, les auteurs insistant finalement moins sur ce point que d’autres bien contemporains (oui, je pense à Pierre Pevel). Outre le fait qu’elle traverse des contrées bien hostiles sans frémir, elle prend des initiatives à plusieurs reprises, convainc bien souvent son père du bien-fondé d’aider Lavarède sans trahir l’impartialité lié à son rôle, remet Bouvreuil à sa place et tire au pistolet lorsque leurs vies sont en jeu.

En outre, j’ai apprécié l’immersion dans les pays traversés qui m’avait manqué chez Jules Verne. Alors que Verne se focalisait sur Fogg qui avançait l’œil rivé à sa montre, Chabrillat prend le temps de décrire les paysages, les habitations et leurs habitants. Il s’inscrit également davantage dans son époque, racontant les travaux (et leurs multiples déboires) du canal de Panama, présentant l’immigration chinoise aux États-Unis, évoquant l’amitié franco-russe et l’inimitié franco-prussienne suite à la guerre de 1870 et l’annexion de l’Alsace-Lorraine.

Toutefois, je ne prétendrai pas que ce roman est sans défauts. Outre quelques longueurs au bout des énièmes rebondissements, Les cinq sous de Lavarède souffre des tares de bien des romans de cette époque.
Même si Lavarède sait considérer avec amitié des personnages comme Ramon (Indien du Panama) ou Rachmed (Tekké), on n’échappera pas aux sentiments de supériorité d’un auteur occidental, reflet inévitable du colonialisme et certaines considérations oscilleront entre condescendance ou franc mépris. Toutes les nationalités sont sources de clichés et d’humour (les différences de tempérament entre le Français Lavarède et l’Anglais Murlyton en premier lieu), mais ceux sur les Occidentaux sont étonnamment bien plus potaches et gentils que ceux sur les Asiatiques par exemple.
De même, même si le personnage d’Aurett a l’honneur de ne pas être uniquement celui de la belle demoiselle en détresse, on pourra regretter cette opposition un peu facile (mais tellement classique) entre sa beauté – symbole éclatant de sa gentillesse, son intelligence, sa générosité, son courage, etc. – et la « laideur » de sa rivale, Pénélope (qui se languit bien à l’abri pendant que papa Bouvreuil court pour lui ramener Ulysse Lavarède), présentée comme grande (or tout ce qui est mignon doit être petit), anguleuse, que l’on veut nous faire croire aussi sèche de figure que de cœur.

A travers ce roman d’aventures trépidantes et parfois improbables, Lavarède nous offre un voyage autour du monde tel qu’il se présentait à la fin du XIXe siècle (avec la mentalité que cela suppose parfois, même si on lui saura gré d’un personnage féminin qui est loin d’être une potiche).

« Nous sommes dix mille comme cela, au boulevard, qui vivons en général dans le rêve… Si nous nous mettions en tête d’amasser de l’argent, il n’en resterait bientôt plus pour les financiers. »

« Le Heavenway voguait au milieu d’un océan d’or en fusion. Un instant séparées par le passage du navire, les eaux se rejoignaient en arrière formant un tourbillon d’écume lumineuse. Et le remous se propageait, inondant la crête des lames d’un diadème éclatant. La phosphorescence, que la présence d’une algue particulière rend fréquente dans ces parages, augmentait d’intensité à chaque minute, et sur les vagues noires s’étendait un tapis de lumière. »

« – Cela vous fera plaisir de retrouver des semblables ? continua le journaliste. Voilà l’influence salutaire du désert. Dans les villes, on ne songe qu’à les éviter. Voyez-vous, le désert bien appliqué supprimerait les procès et les tribunaux. Il suffirait d’une bonne loi ainsi conçue : « Tout quinteux sera condamné à un mois de hauts plateaux. » Ce serait le triomphe de la bienveillance universelle. »

Les cinq sous de Lavarède, Paul d’Ivoi et Henri Chabrillat. Jouvet & Cie éditeurs/éditions Boivin et Cie, [sans date] (1894 pour l’édition originale). 446 pages.

La bergère aux mains bleues, de Pierre-Luc Granjon, Samuel Ribeyron et Amélie-les-Crayons (2020)

La bergère aux mains bleues 1Il n’y a pas longtemps, je vous parlais de mon coup de cœur pour le livre-CD Maestro de Thibault Prugne. Je ne pensais pas le voir égalé (voire surpassé pour ce qui est de la version audio) si vite, mais depuis des vacances, des enfants, de la voiture, beaucoup de voiture et la nécessité de les distraire, vite, un tour en librairie (lieu magique), des contes classiques et surtout, attirant mon regard, La bergère aux mains bleues, une autre parution des éditions Margot que j’avais déjà repérée.
On lance le CD, la voix de Luc Chambon s’élève, le silence se fait (la petite s’endort…) et, à la fin de la première chanson, tout le monde est déjà conquis. Nous l’avons écouté deux fois avec les enfants et une fois sans eux, à la demande de mon compagnon aussi charmé que moi. C’est pour dire s’il séduit petits et grands !

La bergère aux mains bleues, c’est l’histoire de Kelen qui part en mer, de Madalen qui reste sur l’île, de Gael qui pêche un poisson d’argent, d’Erel qui n’entend plus rire son frère ; c’est une histoire de voyage, d’absence et de froid, de famille et de solidarité, de douceur et de tristesse. C’est aussi une histoire de moutons.

L’histoire est magnifique et fascinante. C’est un conte avec tout ce qu’ils savent receler de tendresse et des épreuves de la vie, avec ses histoires universelles sublimées par un poisson magique aussi beau que dangereux. Pendant presque une heure d’écoute, c’est la garantie d’un voyage extraordinaire et captivant.
Les voix sont harmonieuses, reconnaissables, belles. Elles font évoluer les protagonistes autour de nous, leur donne corps, leur donne vie. Les voix claires, chaudes, chantantes, douces, énergiques… Touche comique bien dosée, les moutons qui prennent plaisir à se mêler de tout et à s’insérer dans l’histoire… souvent pour se plaindre, il est vrai !
Et puis, il y a les musiques et les chansons. Quelle beauté de bout en bout ! Mélancolique avec « Madalen et Kelen », féérique avec « Le poisson d’argent », tressautante et entraînante avec « La Chanson de la laine », tendre avec « Tiens bon », plein d’espoir avec « Ça ira ! »… les tonalités sont diverses et émouvantes ; les paroles touchent juste à chaque fois ; c’est un pur enchantement.
Servies par le très grand format de cet album, les illustrations – que, pour une fois, j’ai pris le temps de regarder après écoute – nous transportent auprès de la mer et nous permettent de plonger dans ces grands tableaux. Elles se révèlent parfois aussi douces qu’une laine bien douillette, parfois aussi inquiétantes qu’un éclat glacé se fichant dans un cœur.

Je suis donc pleinement émerveillée par ce récit hypnotisant de beauté et de justesse. Faire l’impasse de la version audio serait là une erreur tant la narration est de qualité et tant les chansons enrichissent et embellissent cet album (déjà merveilleux, il faut l’avouer). Un conseil : lancez le CD et laissez-vous porter par cette bulle hors du temps !

La bergère aux mains bleues, Pierre-Luc Granjon (texte), Samuel Ribeyron (illustrations) et Amélie-les-Crayons (mise en musique et chansons). Éditions Margot et Neomme, 2020. 48 pages.

Le Chancellor, de Jules Verne (1874)

Le thème du mois de juillet des classiques fantastiques nous invitait à des vacances littéraires en bord de mer ou au grand large. J’ai choisi le grand large avec ce titre de Jules Verne… et je doute que l’on puisse vraiment parler de vacances !

Classiques fantastiques - Bord de mer ou grand large

Le tour du monde en 80 jours (couverture)Ce « Journal du passager J.-R. Kazallon » raconte ce qui était censé être une paisible traversée de l’Atlantique entre Charleston et Liverpool et qui se transforme en cauchemar. Une route inappropriée, du mauvais temps, un incendie, un échouement, telles sont les premières péripéties qui mettront le courage et l’esprit de l’équipage et des passagers à rude épreuve. Ce récit, inspiré par le naufrage de la Méduse, m’a également rappelé les Aventures d’Arthur Gordon Pym d’Edgar Allan Poe (l’étrangeté finale en moins), roman pour lequel Jules Verne proposera d’ailleurs une suite (franchement pas terrible) en 1897. Tous deux proposent un enchaînement apparemment sans fin de calamités et d’épreuves, météorologiques, physiques ou psychologiques pour éprouver l’endurance des voyageurs.

Jules Verne étudie beaucoup la physionomie de ses personnages, présentant, du fait de de leur allure, leur parler ou leur regard, des indices sur leur comportement et leur réactivité. Ainsi, dès le début, le capitaine se révèle peu digne de confiance de par une certaine mollesse qui sera confirmé par sa faiblesse d’esprit par la suite. Il présente différents caractères, physionomies et aspirations, et c’est intéressant de découvrir leur évolution, leurs réactions face à l’adversité, leurs forces et leurs faiblesses, mais – avec un côté un peu moralisateur – Verne tombe rapidement dans une dichotomie entre ceux qui s’avéreront « bons/moraux en dépit de tout » et les « mauvais/immoraux », les seconds étant souvent présentés dès le départ comme des prodiges de sottise, de cupidité ou de malignité. Il n’y a pas de véritable surprise quant au véritable caractère des personnages, ce qui est un peu dommage.
(Peut-être est-ce aussi que je ne suis pas aussi sévère que Verne et Kazallon sur le fait d’avoir recours à des moyens expéditifs pour survivre (et je le dis en étant parfaitement conscience que dans des conditions aussi critiques, je ne ferai très probablement pas partie des survivants). Ou que, lisant une mésaventure/drame/tragédie que je n’expérimenterai très probablement jamais, j’ai envie de vivre les choses par procuration, quitte à plonger dans la sauvagerie, et sans avoir besoin pour le coup d’être rassurée par une certaine forme de rédemption.)
Et évidemment, comme souvent chez Jules Verne, nous n’échapperons pas aux réflexions racistes, le cuisinier étant immanquablement un « nègre de mauvaise figure, à l’air brutal et impudent, qui se mêle aux autres matelots plus qu’il ne convient ».

Le huis-clos devient de plus en plus infernal et oppressant et, alors que le décompte des morts augmente peu à peu (à la manière d’un Dix petits nègres), j’ai été totalement absorbée par cette succession atroce de malheurs conduisant inévitablement à la barbarie. L’immersion est totale, notamment grâce à la narration au présent. (La seule chose qui m’a fait ressortir du récit est liée à la forme du journal : quand la situation devient atroce, quand le narrateur perd toutes ses forces, on aura du mal à croire qu’écrire son journal soit toujours sa priorité…)
Fait à signaler pour les personnes allergiques aux digressions, la science est étonnamment absente de ce roman, à l’exception des mesures nécessaires pour la navigation et d’une brève étude de cailloux (il n’a pas pu s’en empêcher, je crois). Les personnages sont véritablement au cœur de ce roman, isolés de toute technique par un désert liquide.

Le Chancellor est un récit de mésaventures maritimes très efficace et dynamique, à la fois réaliste, dramatique et cruel. Il n’est pas exempt de défauts et sa fin « les bons seront sauvés » m’a un peu déçue (même si je ne m’attendais pas vraiment à autre chose), mais j’ai passé un très bon moment.

« L’homme, longtemps menacé d’un danger, finit par désirer qu’il se produise, car l’attente d’une catastrophe inévitable est plus horrible que la réalité ! »

« (…) nous contemplons ces préliminaires de l’orage qui sont comme un coup d’essai de la nature, et nous oublions la situation présente pour admirer ce sublime spectacle d’un combat de nuages électriques. On dirait des forts crénelés dont la crête se couronne de feux. L’âme des plus farouches est sensible à ces grandes scènes, et je vois les matelots regarder attentivement cette incessante déflagration des nues. Sans doute, ils observent d’un œil inquiet ces « épars », ainsi nommés vulgairement, parce qu’ils ne se fixent sur aucun point de l’espace, annonçant une prochaine lutte des éléments. En effet, que deviendrait le radeau au milieu des fureurs du ciel et de la mer ? »

« Or, nous en sommes arrivés là ! Pour tout avouer, quelques-uns de mes compagnons se regardent d’un œil avide. Que l’on comprenne sur quelle pente nos idées glissent, et à quelle sauvagerie la misère peut pousser des cerveaux obsédés par une préoccupation unique ! »

« La proposition a été faite. Tous l’ont entendue, et tous l’ont comprise. Depuis quelques jours, c’était devenu une idée fixe, que personne n’osait formuler. On va tirer au sort. »

« Robert Kurtis croit-il donc encore à la terre ? Je n’y crois pas, moi ! Il n’existe ni continents, ni îles. Le globe n’est plus qu’un sphéroïde liquide, comme il était dans la seconde période de sa formation ! »

Le Chancellor, de Jules Verne. Éditions Famot, 1979 (1874 pour la première édition). 251 pages.

Quelques mots sur quelques albums… de (très) grand format

Il serait temps que je publie ces chroniques qui, pour les deux premières, stagnent dans mon PC depuis plusieurs mois. Je vous propose aujourd’hui trois magnifiques lectures d’albums avec Les fabuleux navires du capitaine Squid, Le jouet des vents et – coup de cœur complet – Maestro.

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Les fabuleux navires du capitaine Squid, d’Éric Puybaret (Margot, 2016)

Les fabuleux navires du capitaine Squid (couverture)

Un grand et bel album aux éditions Margot ! J’admire leur travail, mais n’en avais pas lu depuis un moment, j’ai donc été enchantée de renouer avec cet ouvrage. Éric Puybaret nous invite à parcourir les océans à la rencontre de navires plus épatants et de capitaines plus surprenants les uns que les autres.
Sur les hautes pages se déploient des couleurs absolument sublimes et lumineuses, des lignes épurées et des atmosphères intenses aux inspirations nordiques, américaines, asiatiques… Les univers proposés sont d’une richesse et d’une diversité réjouissantes : chaleureux ou glacials, élégants ou loufoques, ambitieux ou modestes, les bâtiments comme les personnalités de leur commandants se révèlent hors-normes. Les textes offrent quelques détails sur ces bateaux atypiques et approfondissent un peu la personnalité des capitaines.

Tous partagent un rêve : celui d’un vaisseau mille fois plus beau. Ce rêve est-il un mythe ou cache-t-il un désir bien plus simple ? Ignorant le réel objet de leur quête, dissimulé derrière une légende, la réalité est peut-être bien plus humble…

Un album superbe d’une grande poésie pour un catalogue original et onirique à la chute fort touchante.

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Le jouet des vents, d’Éric Puybaret (La Martinière jeunesse, 2017)

Le jouet des vents (couverture)Une autre quête, sur les traces d’un mystérieux enfant, poids plume, balloté d’un coin à l’autre de la planète par les vents, qu’ils soient mistral, chinook, ghibli, zéphyr ou vent d’autan. Sa présence fugace apportant une félicité inattendue à celles et ceux qui croisent son chemin, tous et toutes se lancent à sa poursuite. Quelles que soient l’origine, la couleur de peau ou les coutumes, la recherche du bonheur est une envie partagée par tous les humains. Faisant écho à l’album précédent, Éric Puybaret évoque une nouvelle fois le quotidien, l’ordinaire, l’universel derrière le fantastique et le surprenant. Nous rappelant ainsi qu’il n’est pas forcément nécessaire de chercher loin ce qui peut se trouver autour de nous.

Marquée par une ambiance tranquille et onirique plutôt que par une abondance de péripéties, cette histoire est portée par de grandes peintures hypnotiques et des textes poétiques et versifiés. La plume est belle et travaillée, ne déniant pas aux enfants le plaisir d’un riche vocabulaire pour se laisser porter au gré du vent.

Un conte sublime tant par son texte que ses illustrations.

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Maestro, de Thibault Prugne,
raconté par François Morel, mis en musique par Jean-Pierre Jolicard
(Margot, 2018)

Maestro (couverture)

Je termine par le meilleur en revenant aux merveilleuses éditions Margot et au talent de Thibault Prugne dont, il faut bien l’avouer, on ne se lasse pas. L’histoire de Téo, petit garçon dont l’oreille transforme tout son en musique et dont les doigts ne peuvent s’empêcher de jouer en rythme sur son charango. Or, dans son village de pêcheur, son amour et son talent pour la musique sont bien incompris jusqu’à la rencontre salvatrice avec une famille de gitans.

Comme Ici reposent tous les oiseaux ou Mireille également parus aux éditions Margot, Maestro est un très grand format, de ceux qui ne rentrent pas sur toutes les étagères. La promesse d’en prendre plein les yeux. Couleurs lumineuses, contraste avec le bleu profond de la mer, visages aux traits plein de douceur… les superbes illustrations de Thibault Prugne nous en mettent plein la vue.

Portée par la voix chaleureuse de François Morel, j’ai découvert une histoire tendre sur la musique, la passion, les rencontres magiques, les familles de cœur. Ce n’est certes pas bien long, mais cela suffit à créer une bulle hors du temps pendant quelques instants.
Il faut dire que, si j’avais lu l’album après l’avoir acheté à l’occasion d’une rencontre avec l’auteur-illustrateur, j’ai mis du temps avant de le prendre, le temps, d’écouter la version audio. Pourtant, quelle découverte ! Obligée de m’accorder au temps de la narration, je me suis longuement immergée dans les illustrations. Et puis, surtout, il y avait la musique et les deux chansons. Ces airs aux sonorités gitanes, tantôt joyeux tantôt mélancoliques, sont entraînants et immersifs. Ils impulsent un rythme et des émotions à l’histoire, faisant tressauter une cheville ou quelques doigts, serrant le cœur, et, au moment où les chants en espagnol s’élèvent, je crois que j’étais un peu partie, face à cette famille de musiciens illuminant la nuit de leur art.

Vous l’aurez compris, cet ouvrage est juste sublime et sa version audio est un ajout précieux. Elle transcende la beauté indiscutable des illustrations de Thibault Prugne et transforme l’objet en véritable bijou.

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Connaissiez-vous ces albums ? Si vous en lisez, quelles sont vos dernières belles découvertes ?