Parenthèse 9ème art – Spéciale Groupes de femmes

Trois bandes-dessinées qui mettent à l’honneur des groupes de femmes, à la fois ordinaires et exceptionnelles. Trois lectures que j’ai adorées, à consommer sans modération !

***

Bitch Planet (2 tomes),
de Kelly Sue Deconnick (scénario) et Valentine De Landro (dessin)
(2015-2017)

« L’espace est notre mère, la terre est notre père, et vous êtes si perverses que votre père vous a reniées. Vous vivrez le reste de votre vie dans la pénitence et le labeur sur Bitch Planet. »

La Terre est gouvernée par un Protectorat qui ne tolère pas de vagues… provenant des femmes. Celles qui sont jugées trop offensantes pour la société – parce qu’elles parlent trop fort, prennent trop de place, font un pas du mauvais côté de la ligne – sont envoyées dans un « établissement auxiliaire de conformité » sur une autre planète.

Ce comics me faisait de l’œil depuis fort longtemps et le moins que je puisse dire, c’est que je n’ai pas été déçue. Univers, personnages, tonalité, tout est une réussite.
Côté perso, je pourrais vous parler de Kam Kogo, sportive et secrète, de la génialissime Penny Rolle, si extravertie, si forte et ayant l’audace outrageuse d’aimer son corps en surpoids, de Meiko Maki, petit gabarit et grande intelligence, mais je préfère ne pas trop m’étendre et vous laisser le plaisir de la rencontre. Cependant, si vous voulez du courage, de la diversité, des femmes déterminées, vous avez toqué à la bonne porte. Et impossible de ne pas s’attacher à elles, sans parler que l’on est forcément de leur côté.

La critique est féroce et les échos au sexisme, au racisme, à la grossophobie et à la transphobie de nos sociétés sont nombreux. C’est un comics qui parlera à la plupart d’entre nous tant le pas hors de la conformité peut être minime. Trop mince, trop grosse, trop frisée ou trop blonde, trop extravertie ou pas assez souriante, tout peut être prétexte à être montrée du doigt et détaillée du regard.
Je ne vous dévoile rien de l’intrigue, autant avoir la surprise, mais je peux vous dire qu’il est impossible de décrocher face aux nombreuses péripéties. Le rythme est bien dosé entre action, réflexion et flash-backs sur le passé de nos héroïnes.

Bitch Planet T1 2

Autre détail jubilatoire : des pages publicitaires humoristiques remplies de produits destinés à aider les femmes à être jolie ou de conseils pour tenir efficacement leur maison sans jamais oublier de se dévaloriser. Un côté vintage qui rappelle d’anciens magazines féminins, mais un ton ironique qui rappelle que les injonctions d’être belle et jeune et performante restent d’actualité. De quoi rire, quoiqu’un peu jaune parfois.

Bitch Planet T1 3

Un mot sur les illustrations. Elles ne sont pas particulièrement ma tasse de thé, notamment au niveau de la colorisation parfois trop franche, trop nette. De même pour les visages qui ne m’ont pas toujours séduite (même si certaines expressions ont parfois fait mouche). Néanmoins, c’est un aspect auquel je me suis habituée, qui ne m’a pas ralentie dans ma lecture et qui ne vous freinera pas plus que moi, je l’espère.

Pour son monde futuriste qui fait furieusement écho au nôtre, pour son ironie mordante, pour sa dénonciation d’injustices flagrantes, je vous conseille donc vigoureusement ces deux tomes énergiques et critiques (même si ma chronique est particulièrement foutraque…).

Je dois tout de même soulever une question : aurons-nous la suite ? Parce que les deux premiers volumes sont sortis à deux ans d’intervalle, sauf que le second date de 2017… Et je dois admettre qu’en rester là va être assez frustrant.

Bitch Planet, Kelly Sue Deconnick (scénario) et Valentine De Landro (dessin). Glénat, coll. Comics :
– Tome 1, Extraordinary Machine, 2016 (2015 pour l’édition originale), 176 pages ;
– Tome 2, President Bitch, 2017 (2017 pour l’édition originale), 139 pages.

***

Radium Girls, de Cy (2020)

Radium Girls (couverture)États-Unis, années 1920. Le radium illumine le pays et les cadrans de montre. Edna, Mollie, Grace et les autres sont chargés de les peindre avec une peinture spéciale. Lissant le pinceau entre leurs lèvres, elles signent leur arrêt de mort.

A travers cette bande-dessinée historique, Cy nous fait découvrir l’histoire des Radium Girls, des ouvrières à qui l’on avait assuré que la peinture au radium était inoffensive. On suit une bande de copines, avec leurs rires, leurs sorties, leurs différends ; on les regarde vivre et s’amuser, jouer de ce surnom de « Ghost Girls » du fait de cette substance qui les rend phosphorescentes… jusqu’à ce que les premiers signes de l’empoisonnement se révèlent. Et en emportent une. Puis deux. Puis… Le contraste est terrible, le changement de ton glaçant alors que les rires s’éteignent.

 Le point de vue adopté est celui de l’intime, focalisé sur un groupe de filles, et, si l’époque se dessine à travers quelques propos (droit de vote, Prohibition…) et les vêtements, c’est surtout un zoom sur une histoire de vie.
C’est un choix intéressant et non déplaisant, offrant des visages et des personnalités à ses victimes oubliées, augmentant l’implication, mais j’aurais aimé en savoir plus parfois. Par exemple sur ce fameux procès qui, comme précisé dans l’interview de Cy qui complète la BD, a connu beaucoup de rebondissements et qui est ici à peine évoqué. Quelques recherches supplémentaires s’imposeront pour creuser le sujet.

Entièrement dessinée au crayon de couleur, Radium Girls propose une palette de couleur restreinte que je trouve très chouette. Le vert et le violet sont prédominants et se marient à merveille tant dans les planches sombres que dans celles – plus rares – lumineuses. Petit point négatif, j’admets avoir eu un peu de mal à différencier les différentes Radium Girls (à l’exception de quelques-unes, plus marquantes, comme Mollie ou Edna), ce qui m’a parfois freiné dans ma lecture.

Source des images : BD Gest’

Une histoire révoltante, un scandale si bien étouffé que bon nombre d’entre nous n’en avait sans doute jamais entendu parler, une technique qui change, Radium Girls est une BD passionnante et réussie, même si je l’aurais souhaitée plus approfondie parfois.

Radium Girls, Cy. Glénat, coll. Karma, 2020. 122 pages.

***

Ama : le souffle des femmes,
de Franck Manguin (scénario) et Cécile Becq (dessin)
(2020)

Ama, le souffle des femmes (couverture)Partons à présent dans le Japon des années 1960. Sur l’île d’Hegura, Nagisa, jeune Tokyoïte, rejoint sa tante pour devenir une Ama. Les Ama, cheffes de famille incontestées, plongent en apnée à la recherche des ormeaux qui font vivre le village.

J’ai été totalement séduite par cette bande-dessinée. J’ai adoré découvrir les Ama et leur force de caractère. Ces femmes sont tout simplement fascinantes et leur indépendance fait plaisir à lire : elles n’ont pas la langue dans leur poche et ne se laissent pas diriger par les hommes. Elles qui vivent presque nues sont d’une incroyable liberté de paroles et de comportement. De plus, l’arrivée de Nagisa est l’occasion de nous présenter leur pratique ancestrale, leurs traditions et leur façon de vivre. C’est tout simplement captivant et enthousiasmant.
Parallèlement, j’ai été touchée par Nagisa, son passé, sa réserve au milieu de ces femmes extraverties, son histoire familiale, ses choix. C’est l’histoire de la confrontation entre deux mondes, dans laquelle la jeune citadine devra faire ses preuves pour se faire accepter.

La fin était parfaite, dans le genre triste et douce-amère. La dernière page tournée m’a plongée dans une douce mélancolie de ce qui aurait pu être et de ce qui fut. Il ne se passe pas grand-chose dans cette histoire, mais on se laisse bercer dans cette tranche de vie.

Le dessin de Cécile Becq m’a totalement convaincue. Ses visages transmettent à merveille les expressions des personnages tandis que les postures donnent à voir la détermination et la fierté des Ama ainsi que leur grâce lorsqu’elles plongent. Sa colorisation sobre, toute de bleu et de noir, est un excellent choix pour cette histoire baignée par la mer.

Source des images : BD Gest’

Une lecture tranquille et touchante qui nous emmène sur cette île hors du monde. Loin de la modernité de la capitale, c’est une ode à la nature et au respect de la mer ainsi qu’un questionnement sur la place de chacun·e dans le monde. Évidemment, elle se révèlera également très féministe tant grâce aux Amas que par les choix de Nagisa. Une bande-dessinée absolument sublime, poétique et dépaysante.

Ama : le souffle des femmes, Franck Manguin (scénario) et Cécile Becq (dessin). Sarbacane, 2020. 107 pages.

Les Nuages de Magellan, d’Estelle Faye (2018)

Les nuages de Magellan (couverture)L’espace est contrôlé par les Compagnies qui restreignent sans cesse davantage la liberté des pilotes spatiaux. Quand la rébellion est matée dans le feu, Dan, serveuse et chanteuse, improvise une chanson d’hommage dans le bar où elle travaille. Ce qui aurait pu être un vague souvenir de soir de cuite devient une vidéo virale sur l’extranet, attirant l’attention des Compagnies. Dan est alors contrainte de fuir en compagnie de la mystérieuse Mary Reed, une habituée du bar qui semblait faire profil bas depuis des années.

Une histoire de pirates ! De pirates de l’espace certes, mais de pirates quand même. Donc je l’admets, j’étais bien emballée à l’idée de cette lecture. Et je n’ai pas été déçue : les légendes de la Grande Piraterie, les voyages interstellaires à bord de vaisseaux rafistolés, la quête d’une planète indépendante et cachée aux Compagnies… Je me suis sentie à l’aise dans les bottes de Dan à partager son émerveillement et son avidité vis-à-vis des histoires de pirates de Mary.

Les deux héroïnes, auxquelles Estelle Faye donne vie en peu de mots, sont chouettes à suivre. Leur duo fonctionne bien entre amitié et relation de mentor à élève et j’ai apprécié l’évolution de Dan. Malgré tout, je leur ai trouvé un manque de profondeur et d’émotions. En dépit de ce qu’elles traversent – en particulier Dan qui n’est pas franchement rompue aux aventures spatiales – j’ai l’impression qu’elles restent assez lisses, qu’elles sont très peu dans l’analyse, dans l’interrogation, dans le ressenti. Si je les ai aimées pendant ma lecture, je peux à présent – deux jours après l’avoir terminé – dire qu’elles ne me marqueront pas car elles donnent l’impression de passer d’une étape à l’autre sans en être réellement affectées. Je n’ai pas réussi à ressentir leur tristesse, leur colère ou leur peur…

Ainsi, au-delà de l’enthousiasme de l’univers, ce roman était un peu court pour moi, trop rapide. Les étapes se succèdent sans temps mort. D’une planète à une autre, d’une lutte à une autre, d’un piège à un autre. Si je reconnais que c’était très efficace, j’avoue avoir une préférence pour les romans qui prennent davantage leur temps, qui creusent un peu plus leur univers. Par exemple, ici, les Compagnies sont réduites au rôle de méchantes floues sans que l’on ait une chance d’en savoir plus – ou de rencontrer un individu particulier, même en bas de l’échelle hiérarchique. C’est assez pour créer une dynamique – on sait qu’elles ne doivent pas tomber entre leurs mains – mais ça reste superficiel.

Je me rends compte en écrivant ma chronique que tout ça n’est pas très positif. Pourtant, j’insiste sur le fait que je ne me suis pas ennuyée. Au contraire, j’ai apprécié cette lecture pour  son univers séduisant, son histoire rondement menée et ses personnages sympathiques. Seulement, je regrette que le tout – contexte, péripéties et personnages – ne soit pas davantage étoffé, mais c’est aussi dû au fait que j’ai une préférence pour les romans plus approfondis et les interactions entre personnages plus creusées.

« Il faudra se battre, personne n’a dit que ce serait facile, ni que nous verrons la victoire de notre vivant… Mais si nous ne pouvons pas être le remède, alors nous serons la fièvre, et nous brûlerons si fort que la galaxie ne pourra plus nous ignorer. »

Les Nuages de Magellan, Estelle Faye. ScriNeo, 2018. 273 pages.

Challenge Les Irréguliers de Baker Street – Peter le Noir :
lire un livre avec de la piraterie

Bordeterre, de Julia Thévenot (2020)

Bordeterre (couverture)Inès, 12 ans, est une boule d’énergie et d’humour prête à tout pour défendre Tristan, son grand frère autiste. C’est ensemble qu’ils débarquent involontairement à Bordeterre, dans un monde des plus étranges où les enfants Chantent pour faire tourner un moulin et où des monstres à trois yeux gardent la ville. Séparés, ils vont découvrir la réalité de Bordeterre par des rencontres très différentes…

Evidemment, lorsque Lupiot a annoncé la sortie de son premier roman sur son blog, j’étais à la fois curieuse et impatiente de le découvrir. Et pour une fois, je n’ai pas procrastiné (miracle).

Verdict ? Bordeterre est indubitablement une très bonne lecture ! J’ai eu un peu de mal à rentrer dedans, à adopter le rythme du récit, à cesser de disséquer les mots pour ne rien manquer de Bordeterre. Mais une fois partie, j’ai apprécié les cinq cents pages du roman qui ont fait durer le plaisir.

Je commence tout de suite avec la plus belle qualité de ce roman, celle qui lui confère le plus de puissance, de justesse et d’émotion : les personnages – que j’ai adoré et, par conséquent, été triste de quitter – et les relations qui se nouent entre les cinq personnages principaux, à savoir Inès, Tristan, Adelphe, Alma et Aïssa. Nonchalance touchante, force tranquille, fragilité, passion, révolte, esprit délié, violence contenue… tous ces personnages sont remplis d’émotions fortes et de caractères uniques qui les rendent profondément sympathiques et attachants, même si leurs actions ne sont pas toujours méritoires. Leurs interactions m’ont tour à tour émue, amusée, attendrie, mais aussi révoltée. Ces protagonistes particulièrement bien campés, à l’instar de la galaxie de personnages secondaires gravitant autour d’eux, constituent l’une des grandes forces de ce roman. Tous et toutes forment un tableau d’une belle diversité avec des noms originaux ou intelligemment sélectionnés (mais je n’en attendais pas moins de celle qui a publié des études sur les noms de personnages sur son blog), aux caractères diversifiés et parfaitement creusés.

Ensuite, le monde de Bordeterre est très inventif et joliment inédit. Si cet univers parallèle m’a parfois rappelé Bottero, Rowling ou Miyazaki, il prend rapidement son envol et mille particularités surgissent. Outre le fait que mettre un pied dans ce plan dévoile des conséquences désastreuses sur ce qui constitue notre identité, j’ai trouvé plutôt original le fait que ce monde soit uniquement peuplé par des Débordés, des gens venus de notre plan. Leur culture est donc notre culture, teintée d’une atmosphère moyenâgeuse. Avec nos chansons françaises et nos comptines enfantines qui donnent les titres des chapitres et jouent leur rôle dans l’histoire. N’étant pas très calée en musique, j’ai apprécié le listing final de toutes les chansons citées, mais cela ne m’a pas empêchée d’avoir « A la claire fontaine » dans la tête pour quelques jours (merci Julia).
Je ne veux pas en dire trop, mais Bordeterre n’étant pas vraiment une petite ville où tout le monde vaque gaiement à ses occupations en sifflotant, l’histoire révèle des facettes bien sombres ainsi que moult lieux/créatures/événements étranges et troublants.

Grâce aux deux points précédents, le reste du récit fonctionne et l’intrigue – portée par une révolte contre un système inique – embarque dans une aventure parfois mouvementée aux thématiques fortes : esclavage, discrimination, domination de quelques-uns sur tous les autres. Une fois le récit lancé, les chapitres défilent, l’histoire prend de l’ampleur, on se retrouve à craindre pour l’avenir de nos favoris. Bref, je dois avouer que tout ceci est rondement mené.

Si l’on ajoute à tout cela la plume fluide, drôle, maligne et agréable de Julia Thévenot, il n’est pas compliqué de comprendre que Bordeterre est un très bon livre que je suis ravie de ne pas avoir fait traîner des mois – merci le confinement. Je vous invite donc à Déborder rapidement pour découvrir le royaume pas toujours reluisant de Bordeterre.

« Ce qu’il faut comprendre, c’est que nos deux mondes sont incompatibles. Eux vivent de silence, de calme et d’harmonie, et protègent la quiétude de leur univers, sa paix. Nous de notre côté, sommes agités de pensées, de bruits, de colères et d’espoir; c’est ce qui fait de nous des êtres pensants, complexes. »

« – J’aime p-pas la façon dont cette ville fonctionne, dit-il. Elle est violente envers les plus fragiles, i-inhospitalière et tyrannique.
Alma lâcha un rire blanc – parce que c’était si vrai que ça faisait mal. Et qu’il n’y avait rien d’autre à faire. »

Bordeterre, Julia Thévenot. Sarbacane, coll. Exprim’, 2020. 520 pages.

La sauvageonne, d’Anne Schmauch (2018)

La sauvageonne (couverture)Fleur et son frère Kilian vivent dans une station essence et rêvent d’ailleurs. Avec leur copain Rodrigue, ils tombent par hasard sur un sacré pactole. Ils décident alors d’utiliser l’argent pour monter à Paris et commencer une nouvelle vie. Le Conservatoire pour Kilian le violoniste et moins de violences pour Fleur. Malheureusement, les ennuis semblent bien décidés à les suivre de près.

Ce nouvel Exprim’ a encore tapé fort ! Entre les vapeurs d’essence et les vieux pneus, entre une mère qui préfère s’évader dans des romans à l’eau de rose et un père macho, le quotidien de Fleur et Kilian est plutôt morose. Et quand ils découvrent Paris, le programme s’avère être appartement miteux avec son et lumière sur le périph’. Anne Schmauch nous plonge dans un monde parallèle, un monde d’invisibles, peuplés de graffeurs, de sans-papiers, de magouilleurs et de petits voleurs. Au cœur de l’échangeur de la Porte de Montreuil se cache une micro société prête à tout pour survivre. De la ruse à la violence, voire aux trahisons.
Certains verront des oppresseurs et des opprimés, d’autres des forts qui protègent des faibles : rien n’est simple pour ceux qui vivent à la marge. Une communauté avec sa hiérarchie bien établie, silencieusement perçue et acceptée de tous, des légendes et des craintes. Si le décor m’a évoqué des souvenirs (puisque j’ai vécu un certain temps non loin de la Porte de Montreuil), j’ai aussi eu l’impression de découvrir un autre plan que l’on ne fait qu’apercevoir ici et là lorsque nous ne sommes pas concernés.

On s’attache rapidement aux personnages, notamment à la narratrice. Fleur la mal-nommée est une boule de nerfs, une guerrière aux poings vifs comme l’éclair. Terriblement touchante quand elle se préoccupe de son frère, le génie violoniste si étranger à la violence. Pleine de doutes quant à ses capacités, à sa personnalité et à son avenir. Révoltée contre le monde, contre les injustices et les classes sociales. Fleur tente de s’extirper de ce qu’elle a connu depuis sa naissance, mais les outils que la vie lui a donnés ne sont pas de ceux qui améliorent forcément les choses.
C’est, entre autres, pour cela que le roman fait rapidement naître un mauvais pressentiment dont il est impossible de se défaire. Malgré leur bonne volonté, leurs coups de chance et leur habilité à saisir les bonnes occasions, on se doute que les fréquentations du trio et les liasses de billets qu’ils trimballent avec eux seront synonyme de dangers et d’embûches. Et effectivement, de ce point de vue-là, l’autrice ne chôme pas non plus. Pas le temps de s’ennuyer dans ce roman aux mille rebondissements. La vie monotone de la station essence devient vite un lointain souvenir pour nos héros pris dans la frénésie citadine et la nécessité de survivre chaque jour. Mille rebondissements… et mille rencontres.

Heureusement, s’ils feront bon nombre de mauvaises rencontres, des gens seront là pour croire en eux et les aider. Des personnes que l’on s’attendrait parfois à voir méprisants ou hautains. Une bourgeoise ou un artiste à la renommée mondiale par exemple. Anne Schmauch crée toute une galerie de personnages de différentes classes sociales, avec leurs préoccupations, leurs soucis et leurs passions, leurs défauts et leurs qualités. La richesse des personnages et des caractères est le gros bonus de ce roman. Mélancolique, violent, passionné, timide, égoïste, effrayant, mystérieux, généreux… Tous ont plusieurs facettes et la plupart évoluent ou se dévoilent au fil du récit. Ici, il n’est nullement question d’opposer méchants et gentils, riches contre pauvres. Ce livre est un voyage à travers Paris et sa banlieue, à travers celles et ceux qui composent la société française, de ceux qui sont chouchoutés à ceux que d’autres aimeraient parfois voir disparaître d’un coup de baguette magique.

De sa plume vive et aiguisée, Anne Schmauch nous propose un diamant brut qui parvient, en dépit d’une action dynamique et sans temps mort, à dépeindre des personnages absolument fascinants de réalisme à la psychologie fouillée et variée. (Et en ce qui me concerne, j’adore lorsque les protagonistes – principaux ou secondaires – ont une véritable épaisseur.) Une vraie opportunité de réfléchir un peu sur la société française.

« Bref. Cette station, c’est un iceberg à la dérive, qui fond un peu plus chaque année. Et mon père a décidé de jouer les ours polaires.
Pas nous. Mon frère et moi, on a prévu de se tirer à la fin de l’été. »

« A présent qu’on se trouve à la lisière, une grande trouille me tord les boyaux. Je sais qu’il existe un monde au-delà de ce grillage, j’en ai vu les reflets sur Internet. Mais à force de m’en tenir éloigné, j’en ai fait une sorte de rêve inatteignable. »

« Les mots de Mercedes me reviennent à la figure comme un boomerang. Vide intersidéral. Est-ce qu’on peut ne rien trouver, quand on se met à chercher qui on est ? »

La sauvageonne, Anne Schmauch. Sarbacane, coll. Exprim’, 2018. 267 pages.

Challenge Les Irréguliers de Baker Street – L’Employé de l’Agent de Change :
lire un livre dans lequel de grosses sommes d’argent sont brassées

 Challenge Voix d’autrices : un roman publié dans l’année

Les Ferrailleurs, tome 3 : La Ville, d’Edward Carey (2015)

Les Ferrailleurs, T3, La Ville (couverture)Attention aux spoilers pour qui n’aurait pas lu les deux premiers tomes !

Le Faubourg a brûlé, le Château a sombré dans l’océan de détritus ; les Ferrayor se tournent donc vers Londres, rebaptisée Londremor. Ils plongent la capitale dans une nuit perpétuelle, se terrent dans une maison et, alors que de plus en plus de Londoniens se transforment en objets, préparent leur vengeance. Une vengeance dont Clod est l’élément-clé.

Changement par rapport aux deux tomes précédents : les Ferrayor ne sont plus des seigneurs tout-puissants. Ils envahissent Londres comme des rats et, comme des rats, ils sont traqués et tués s’ils montrent le bout de leur nez. Cette chasse les pousse aux dernières extrémités et nous découvrons de nouvelles facettes de leur personnalité. Ce dernier volume nous permet également d’en apprendre davantage sur certains Ferrayor comme Pinalippy, Rippit ou encore l’effrayante Scory.

Un roman bavard qui nous plonge comme dans un rêve étrange et sale, dans l’esprit torturé de ses personnages et dans l’imagination foisonnante de son auteur. Toutefois, en dépit de la frénésie verbale dont font preuve les narrateurs, l’histoire en elle-même avance lentement. Ce troisième tome est le plus long des trois et peut-être souffre-t-il un peu des répétitions et des fréquents changements de narrateurs. En effet, les points de vue sont multiples : Clod et Lucy évidemment, mais également Pinalippy, des garçons des rues, des membres de la famille Ferrayor…et même la reine Victoria.

Les Ferrailleurs, T3, La Ville (image)

Malgré tout, je n’ai pas été déçue par ce troisième tome qui conclut magistralement cette trilogie originale. La langue est toujours aussi addictive, riche et soignée tandis que les illustrations collent parfaitement avec le ton et l’atmosphère dérangeante du roman. Une trilogie qui m’a convaincue d’un bout à l’autre en me transportant dans son univers totalement décalé.

Les Ferrailleurs, T3, La Ville 4

« Imaginez ceci : il y a une rue dans Londres, Londres la plus grande ville du monde, cette métropole foisonnante, qui abrite plus d’âmes que n’importe quelle ville sur la planète, où tout le monde se pousse et se bouscule. Eh bien, dans cette ville surpeuplée il existe une rue vide, une rue morte, une rue déserte.
Comme si l’humanité s’achevait là.
Comme si Londres était devenu un musée, et qu’il n’y avait plus personne pour le visiter. »

Les Ferrailleurs, tome 3 : La Ville, Edward Carey, illustré par l’auteur. Grasset, 2017 (2015 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais par Alice Seelow. 569 pages.

Challenge Les Irréguliers de Baker Street – Le Dernier Problème 
lire un livre qui est le dernier tome d’une saga