Superstition, de David Ambrose (1997)

Superstition (couverture)Créer un fantôme grâce à la puissance de l’esprit sur la matière, tel est l’objectif du nouveau groupe de travail de Sam Towne, docteur en parapsychologie, et Joanna Cross, journaliste. Transformer la réalité, faire surgir du néant une âme qui n’a jamais vécue, communiquer avec elle… et s’en débarrasser lorsque la présence se fait trop inquiétante.

Voilà une relique de ma PAL, en sommeil depuis six ans, que j’ai lu sans déplaisir. Alors que j’étais dubitative (parce que je voyais ce livre depuis des années, parce que la couverture ne m’inspirait guère…), je suis rentrée immédiatement dans l’histoire.

Ce roman, qui s’ouvre sur le dévoilement d’une belle arnaque médiumnique, se base sur le principe du tulpa qui est « selon le Bouddhisme tibétain une entité spirituelle créée par la force de la volonté de son invocateur et forcée de se manifester dans le monde physique » (merci Wiki). Je crois aussi que, ce qui m’a plu dans cette histoire, c’est aussi son opposition totale avec mes propres croyances sur le surnaturel. Je confesse être une totale incrédule et, même si je ne doute pas du pouvoir de l’esprit et ses facultés à « créer des fantômes », je doute qu’on puisse réellement aller aussi loin qu’exposé dans le roman.
Cela ne m’a pas empêchée d’en apprécier l’idée – et l’approche scientifique du paranormal – ainsi que la fin du roman – et avec elle, son interprétation des mondes parallèles et le fait qu’elle ne donne pas des réponses bien claires et nettes. Soyez prévenu·e, tout ne sera pas expliqué, c’est d’ailleurs un point récurrent dans le roman : tout ne peut pas être expliqué et les explications soulèvent parfois davantage de questions que de réponses.
Rien à dire sur l’écriture, mais la narration est efficace, l’intrigue bien menée et assez troublante. De plus, j’y ai trouvé un suspense plutôt plaisant, même si je ne peux pas dire que cette « histoire de fantôme » m’aura effrayée, loin s’en faut.

Certes, ce n’est pas un roman très récent et j’aurais pu me passer de quelques remarques sur les jambes de Joanna, mais, franchement, c’est loin d’être récurrent, je ne peux pas dire que cela m’ait réellement dérangée.

Ce n’est pas la lecture de l’année, mais j’ai vraiment passé un bon moment d’évasion, dans des contrées psychiques qui me sont inconnues (et qui le resteront, je crois). Un roman dont je n’attendais pas grand-chose et qui s’est révélé plaisant et intéressant sous certains aspects.

« Nous aimons croire que nos observations déterminent nos théories, mais c’est faux. Einstein a dit qu’en réalité, c’est la théorie qui décide de ce que nous observons. Alors que faisons-nous, nous les scientifiques ? Est-ce que nous cassons une roche pour découvrir une parcelle de vérité fossile cachée à l’intérieur ? Ou est-ce que nous la sculptons ? Et ce qui nous reste à la fin, était-ce dans la pierre depuis toujours, ou le fruit de notre imagination ? »

« Nous savons que, si nous faisons ceci ou cela, telle chose va arriver, mais croire qu’il y a derrière une explication logique relève de la superstition la plus absolue. En fait, nous avons un besoin enfantin de croire que notre monde a un sens et qu’il nous protège. »

« Il aurait voulu leur dire qu’il n’y avait pas de règles, que la vérité était absurde, que seuls les mensonges avaient un sens. Mais c’était déjà assez dur de croire cela sans obliger les autres à partager son désespoir. »

Superstition, David Ambrose. J’ai Lu, coll. Millénaires, 2000 (1997 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais par Jean-Pierre Roblain. 357 pages.

L’oiseau bleu d’Erzeroum, d’Ian Manook (2021)

L'oiseau bleu d'Erzeroum (couverture)De 1915 à 1939, l’histoire d’Araxie et Haïganouch, deux sœurs, deux fillettes arméniennes, deux témoins et deux victimes des horreurs de l’Histoire.

Mes connaissances sur le génocide arménien étaient assez limitées, je dois bien l’avouer, aussi ai-je été captivée par ce cadre historique nouveau (même si je ne peux évidemment pas considérer que la lecture d’un roman m’aura appris tout ce qu’il y a à savoir sur je sujet). Aussi captivée qu’horrifiée d’ailleurs, car la cruauté et le sadisme des êtres humains ne cessera décidément de me sidérer. Des logiques perverses pour abuser, déstabiliser, exploiter, écraser les populations arméniennes aux massacres de masse, c’est une rapide montée dans l’horreur. Cependant, et je lui en sais gré, Ian Manook ne se complaît pas dans des descriptions minutieuses et dans une surenchère de détails scabreux, à l’image des viols évidemment et tristement légions dans une situation qui met autant de femmes sous la coupe des hommes. Captivée, horrifiée… mais également découragée et attristée évidemment face à cette Histoire qui se répète encore et encore, avec ces haines d’un peuple envers un autre, ces défaillances rejetées sur autrui, ces violences et exterminations.

Certes, la narration est assez classique et n’est guère marquante en elle-même, mais l’histoire accroche. Difficile de ne pas avoir envie de suivre le chemin de ces personnages et d’en connaître l’issue. Araxie est un personnage féminin pour lequel j’ai eu énormément d’affection. À ses côtés, on traverse le début de ce XXe siècle si sanglant jusqu’à l’aube de la Seconde guerre mondiale.
Cependant, j’ai moins accroché à la fin du récit pour plusieurs raisons. Premièrement, les histoires d’amour y prennent un peu trop de place sur l’Histoire (même si je peux le comprendre dans le sens où il s’agit aussi du récit de vie individuel… et qu’on peut souhaiter un peu de tendresse à ces protagonistes qui en ont vu de dures). Deuxièmement, certains rebondissements semblent quelque peu factices et la manière dont les personnages se croisent et se recroisent, prétendument par hasard, apparaît comme quelque peu artificielle. Et cela est souligné par un troisième point qui m’a souvent déconcentrée, effaçant l’émotion en me faisant faire moult retours en arrière et prendre pas mal de notes…

Il s’agit de la chronologie qui s’est mise à m’interroger, spécialement les chapitres qui suivent Hovannes. Il faut dire que le temps progresse de manière globalement linéaire jusqu’en 1932 avant de faire brusquement un bond en arrière vers 1927 pendant quatre chapitres pour ensuite repartir en 1934. Delà quelques bizarreries.
Par exemple, en 1932, à Munich, il approche le baron Von Blitsch spécialement du fait de ses accointances avec Hitler, mais ensuite, dans un chapitre situé en 1927, il devient informateur pour Moscou parce qu’il a « à Munich, des contacts dans l’environnement immédiat d’Hitler » : pourquoi se rapprocherait-il des années plus tard d’un autre proche d’Hitler s’il avait déjà des contacts ? De même, on lui demande ce qu’il fait en République socialiste soviétique d’Arménie en 1927 « après être passé par Paris, Lausanne, Berlin et Munich » alors qu’il est allé à Paris et en Suisse en 1929 et à Munich en 1932… et qu’un chapitre précédent plaçait son voyage en Arménie en 1932 : alors, certes, il a pu y aller dans d’autres circonstances que celles racontées, des voyages non évoqués, mais ça ne semble tout de même pas très logique. De même, d’autres détails m’ont questionnée, des éléments que j’ai trouvés incohérents, au sujet de l’homme au gilet jaune ou d’Haïgaz.
Et à mes yeux, cela a souligné les rencontres improbables et les faiblesses de construction du récit.

Un récit de vie trouvant sa source dans les atrocités du génocide arménien qui m’aura fait passer par de multiples émotions pendant une première partie aussi prenante et passionnante qu’horrible, mais dont la seconde moitié ne m’a pas semblé aussi convaincante.

« – Une morale ? Mais quelle morale ? La morale n’existe pas en politique, mon pauvre Saad. La morale, c’est pour les faibles. La politique, c’est justement la victoire de l’efficacité sur la morale. Comment croyez-vous que votre père a agrandi ses entrepôts, et à qui croyez-vous qu’il a racheté ses trois nouveaux navires ? À qui croyez-vous que le mien a racheté les commerces en gros de laine et de soie ? Comment croyez-vous que je vais assurer à votre fille, quand elle sera ma femme, le luxe et l’opulence qu’elle n’aura jamais connus dans sa propre maison ? Par cette industrie que les Arméniens avaient accaparée et que nous leur reprenons aujourd’hui. La mort de ces enfants arméniens, Saad effendi, c’est la survie des enfants turcs. C’est la survie de votre fille. »

« C’est ainsi que les cultures survivent. Par les gestes quotidiens. Par le partage des saveurs et des savoir-faire. Hovannes en a presque les larmes aux yeux. La force indestructible de la diaspora qui se construit, il la voit à travers cette survivante, heureuse dans un autre pays que le sien et qui répète les gestes ancestraux de ses traditions. »

L’oiseau bleu d’Erzeroum, Ian Manook. Albin Michel, 2021. 542 pages.

Mini-chroniques : René·e aux bois dormants, Le mari de mon frère et L’autre moitié du soleil

Je vous propose trois petites chroniques d’ouvrages ayant accompagné mon automne bien occupé par le déménagement et le nouveau travail. Je n’ai pas eu le temps ou le courage de détailler davantage, mais je souhaitais quand même vous toucher un mot de ces excellentes lectures.

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René·e aux bois dormants, d’Elene Usdin (Sarbacane, 2021)

René·e aux bois dormants (couverture)Un roman graphique étonnant. Tout d’abord, un peu dubitative quand j’ai entamé ses presque 370 pages face à cette débauche de couleurs, cette diversité de techniques de dessin, ces personnages étranges, ses transitions hallucinées… bref, face à ce rendu un peu psychédélique. Puis, je me suis prise au jeu, j’ai accepté le voyage, j’ai accepté de ne pas tout suivre.
Je me suis laissée portée par cet univers fluctuant, où rien – ni l’époque, ni le lieu, ni le genre – n’est acquis ; j’ai apprécié les rencontres surprenantes, les histoires un peu macabres et cruelles, les mythologies inconnues. Enfin, j’ai été touchée par cette histoire identitaire, par ce pan de l’Histoire canadienne, par le parcours tragique de ce petit garçon et de tant d’autres.
Une histoire non linéaire, onirique, colorée et bouleversante. Un roman graphique déroutant certes, mais véritablement atypique, tant dans ses illustrations que dans la construction narrative. Je n’étais pas sûre d’aimer, j’ai été hypnotisée.

Merci Alberte pour cette découverte !

(Quelques planches sur le site des éditions Sarbacane.)

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Le mari de mon frère, de Gengoroh Tagame (4 tomes) (Akata, 2016-2017)

Un manga en quatre tomes qui m’a vraiment attendrie.
Yaichi, père célibataire, voit sa vie bousculée par l’arrivée de Mike, le mari, le veuf de son frère jumeau expatrié depuis des années au Canada. Dans une société japonaise qui ne parle pas de l’homosexualité, Yaichi se voit confronté à ses préjugés, mais Kana, sa fille, est quant à elle plus qu’enchantée de cet « oncle du Canada ».
Je ne peux pas parler de la situation des LGBTQI+ au Japon, je ne suis pas du tout calée sur le sujet, je ne traiterai donc pas de la justesse du manga à ce niveau-là. Cependant, comme je le disais, j’ai été vraiment émue par les interactions entre ces trois personnages : elles constituent la grande force de ce manga. Kana est une fillette spontanée et totalement attachante ; vierge de tout préjugé, elle va sans le savoir aider son père à passer outre son éducation et à voir ce qui est vraiment important. Mike est ouvert et parfait dans son rôle de tonton tandis que Yaichi – personnage masculin sortant des clous également ! – tient le rôle le plus étoffé, celui qui connaît une véritable évolution (même si je précise qu’il n’était pas franchement homophobe, plutôt… ignorant et pudique). La compréhension de l’autre et la connaissance de la personne qu’est Mike au-delà d’une étiquette vont lui permettre de faire son deuil et tout ce cheminement intérieur est magnifiquement mené tout au long de ces quatre tomes.
Malgré cette dernière phrase qui pourrait laisser suggérer une lecture un peu pesante, ce n’est pas le cas du tout : la tonalité est plutôt légère et bienveillante. On ne tombe pas dans des schémas un peu classiques et le regard innocent de Kana est vraiment un angle d’attaque très doux et plaisant sans pour autant rendre le tout niais.
Je l’ai lu à une période où j’avais peu de temps à consacrer à la lecture, mais ça a été un plaisir de passer un peu de temps avec eux le temps de quelques soirées. C’est très intelligent, globalement attendrissant, parfois amusant, et la fin était totalement bouleversante, je dois bien l’avouer.

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L’autre moitié du soleil, de Chimamanda Ngozi Adichie (Folio, 2016. 2006 pour l’édition originale)

L'autre moitié du soleil (couverture)

Après mon excellente lecture d’Americanah il y a presque trois ans, il était temps que je lise cet autre roman de la célèbre autrice nigériane qui raconte la guerre du Biafra et les années qui l’ont précédée, à travers le quotidien d’Olanna et Kainene, deux sœurs fraîchement rentrées d’Angleterre où elles avaient suivi leur cursus universitaire, d’Odenigbo, universitaire engagé, d’Ugwu, jeune boy de treize ans, de Richard, Anglais tombé fou amoureux de ce pays, de son histoire et de ses arts.

Encore une fois, une excellente lecture pour laquelle je pourrais reprendre les mots de ma chronique d’Americanah bien que ces romans soient bien différents (ce qui serait plus simple car, le livre quelque part dans un carton et mes notes égarées dans le déménagement, j’avoue avoir du mal à poser des mots sur cette lecture vieille de plus de deux mois …).
Chimamanda Ngozi Adichie nous immerge dans le Nigeria des années 1960 et 1970 et m’a permis d’en savoir plus sur cette guerre dont je ne savais pas grand-chose, je l’avoue (à part la famine liée à ce conflit). En l’abordant par le prisme de l’intime – des histoires individuelles bouleversées par la guerre civile –, elle facilite l’entrée dans ce pan de l’Histoire nigériane (en tout cas, elle m’a immédiatement captivée) et le résultat est bouleversant grâce à ces personnages vivants et touchants, contradictoires, faillibles, humains, vrais. L’immersion dans la sauvagerie de la guerre – la brutalité, la famine, la peur et l’espoir qui se mêlent sans cesse, la perte, les inévitables exactions… – est intense et terrible.
La diversité d’âge, de situation, de nationalité, permet de tracer un riche portrait des interactions sociales : privilèges de classe, colonialisme, discrimination, préjugés et tensions entre ethnies, la lutte entre éducation et superstitions…  Avec les deux couples – non conventionnels – qui constituent le noyau des personnages, c’est également un récit sur le couple, ce qui le porte, ce qui le construit, ce qui le renforce ou le détruit. C’est enfin un roman sensoriel, porté par les bonnes odeurs des plats d’Ugwu, chauffé par la lumière brûlante du soleil dans laquelle flotte la poussière des chemins…
L’écriture de Chimamanda Ngozi Adichie est une nouvelle fois d’une grande efficacité : fluide, vibrante, précise, marquante. Grâce à elle et à ces personnages, plus qu’instructif, ce roman s’est révélé puissant, éloquent et déchirant.

« La famine était une arme de guerre nigériane. La famine a brisé le Biafra, a rendu le Biafra célèbre, a permis au Biafra de tenir si longtemps. La famine a attiré l’attention des gens dans le monde et suscité des protestations et des manifestations à Londres, à Moscou et en Tchécoslovaquie. La famine a poussé la Zambie, la Tanzanie, la Côte d’Ivoire et le Gabon à reconnaître le Biafra, la famine a introduit l’Afrique dans la campagne américaine de Nixon et fait dire à tous les parents du monde qu’il fallait finir son assiette. »

« C’était comme s’il saupoudrait du piment sur sa plaie : des milliers de Biafrais étaient morts et cet homme voulait savoir s’il y avait du nouveau sur la mort d’un Blanc. Richard écrirait là-dessus, sur cette règle du journalisme occidental : cent Noirs morts égalent un Blanc mort. »

Prochaine lecture (dans deux-trois ans probablement…) : L’hibiscus pourpre !

L’Homme qui rit, de Victor Hugo (1869)

Lu dans le cadre du rendez-vous « Les fantastiques classiques » qui voyait s’affronter ce mois-ci Marcel Proust et Victor Hugo : choix évident pour moi, car Victor m’attire toujours plus que ce terrifiant Marcel et je n’avais pas le temps pour deux auteurs de cette envergure.

Les classiques, c'est fantastique - Hugo VS Proust

Angleterre, 1690. Un enfant défiguré et abandonné et une jeune orpheline sont recueillis par un saltimbanque philosophe et solitaire et son loup. Quinze ans plus tard, « L’Homme qui rit » attire tous les succès mais se forge un esprit de révolte envers les injustices sociales qui éclatera quand sera révélé un étonnant secret.

L'Homme qui rit (couverture)Je pensais avoir le temps de lire en octobre ; de toute évidence, pas vraiment car j’ai passé le mois avec Gwynplaine, Ursus, Dea, Homo et Victor. Heureuse compagnie, il faut bien l’avouer. J’attendais avec impatience cette nouvelle lecture hugolienne après les chocs littéraires que furent Les Misérables et Notre-Dame de Paris.

Dès les premières pages, j’ai été chamboulée par la poésie des descriptions. La rencontre avec Ursus et Homo fut juste sublime et m’apporta dès les premières pages cette réconfortante sensation de plonger à nouveau dans un roman d’exception.

« Ursus était remarquable dans le soliloque. D’une complexion farouche et bavarde, ayant le désir de ne voir personne et le besoin de parler à quelqu’un, il se tirait d’affaire en se parlant à lui-même. Quiconque a vécu solitaire sait à quel point le monologue est dans la nature. La parole intérieure démange. Haranguer l’espace est un exutoire. Parler tout haut et tout seul, cela fait l’effet d’un dialogue avec le dieu qu’on a en soi. C’était, on ne l’ignore point, l’habitude de Socrate. Il se pérorait. Luther aussi. Ursus tenait de ces grands hommes. Il avait cette faculté hermaphrodite d’être son propre auditoire. Il s’interrogeait et se répondait ; il se glorifiait et s’insultait. On l’entendait de la rue monologuer dans sa cahute. Les passants, qui ont leur manière à eux d’apprécier les gens d’esprit, disaient : c’est un idiot. »

Par la suite, chapitre après chapitre se déroule un ouvrage grandiose, parfois grandiloquent certes mais extraordinaire. Car, au-delà de l’intrigue résumée, avec Hugo, tout est prétexte à digressions qui viennent servir l’histoire. Ainsi, outre le fait qu’il prend son temps pour poser le cadre et développer ses personnages, il sublime également la nature et ses affres, ses beautés et ses violences tout en exaltant en parallèle l’intériorité des personnages, les émotions et les dilemmes qui les traversent. Le récit s’ouvre sur les pièges de la mer, de la neige et de la nuit avant de raconter ceux – cruels et révoltants – des hommes. Oreilles bouchées et cœurs fermés.
Au cœur des injustices, des pauses, à l’instar de la rencontre poignante d’Ursus et des enfants Gwynplaine et Dea. Misanthropie bougonne immédiatement emplie de tendresse. Après le silence au milieu des éléments, un dialogue, un échange. Après la solitude, des âmes qui se trouvent et s’adoptent.
Ce quatuor est tout simplement magnifique. Autant j’avais bien souvent entendu parler de Gwynplaine et Dea, autant j’ai pu découvrir – et quelle rencontre ! – Ursus et Homo. S’ils sont souvent archétypes, ils sont aussi sincérité, poésie et émotion. La luminosité protectrice de Dea, les tirades d’Ursus et ses marmonnements attendris, la présence réconfortante d’Homo, Gwynplaine tiraillé, tenté, furieux, majestueux…

« Dea avait un voile, la nuit, et Gwynplaine avait un masque, sa face. Chose inexprimable, c’était avec sa propre chair que Gwynplaine était masqué. Quel était son visage, il l’ignorait. Sa figure était dans l’évanouissement. On avait mis sur lui un faux lui-même. Il avait pour face une disparition. Sa tête vivait et son visage était mort. Il ne se souvenait pas de l’avoir vu. »

Retrouver la verve d’Hugo fut à nouveau un plaisir immense et jamais démenti. Sa plume, précise, foisonnante, éclatante, érudite, recherche constante d’un vocabulaire parfait. Ses portraits tout de vie, d’images, de fureur et d’émotions. Ses parenthèses, ses développements d’une richesse inouïe. Son intelligence, qui va bien au-delà des références historiques, mythologiques, bibliques que je ne peux prétendre toutes saisir. Ses apostrophes au lecteur. Ses touches d’ironie qui critiquent une société, une injustice, ce cynisme s’opposant aux personnages romantiques et idéalistes.

« Funèbre rentrée de l’ombre dans une âme. Ainsi s’opérait, en ce Gwynplaine qui avait été un héros, et qui, disons-le, n’avait peut-être pas cessé de l’être, le remplacement de la grandeur morale par la grandeur matérielle. Transition lugubre. Effraction d’une vertu par une troupe de démons qui passe. Surprise faite au côté faible de l’homme. Toutes les choses inférieures qu’on appelle supérieures, les ambitions, les volontés louches de l’instinct, les passions, les convoitises, chassées loin de Gwynplaine par l’assainissement du malheur, reprenaient tumultueusement possession de ce généreux cœur. Et à quoi cela avait-il tenu ? à la trouvaille d’un parchemin dans une épave charriée par la mer. Le viol d’une conscience par un hasard, cela se voit. »

Hugo, à travers ses protagonistes, dénonce la roulette du pouvoir, la justice dévoyée, la peur des petits constamment écrasés, l’oisiveté immorale de l’aristocratie, le gouffre entre ceux qui ont tous et ceux qui ne sont rien. En ces temps d’instabilité politique où l’Angleterre oscille entre république et monarchie, Gwynplaine affute son esprit critique, constate les inégalités et la toute-puissance écœurante des lords jusqu’à cet aboutissement : un discours déchirant et éclairant, criant de vérité. De là un drame : l’impossibilité pour cette voix sensible, intelligente et raisonnable de se faire entendre à travers son masque de chair.
À l’instar de Notre-Dame de Paris, Hugo interroge : qui sont les véritables monstres ? Question rhétorique, me direz-vous… Josiane et Barkilphedro – dont je ne dirai rien pour vous laisser le plaisir de la découverte – m’auront marquée à l’image d’un Javert ou d’un Frollo…

« Celui qui se venge d’un bienfait, quel homme ! Barkilphedro était ce colosse. Ordinairement l’ingratitude est de l’oubli ; chez ce privilégié du mal, elle était de la fureur. L’ingrat vulgaire est rempli de cendre. De quoi était plein Barkilphedro ? d’une fournaise. Fournaise mêlée de haine, de colère, de silence, de rancune, attendait pour combustible Josiane. Jamais un homme n’avait à ce point abhorré une femme sans raison. Quelle chose terrible ! Elle était son insomnie, sa préoccupation, son ennui, sa rage.
Peut-être en était-il un peu amoureux. »

Certes, l’on se demanderait presque parfois si l’intrigue avance dans ce roman bavard et dense (où l’abondance de mots semble tenter de s’affranchir des frontières des mots et donner à ressentir le caractère vaporeux et fourmillant de la pensée), intimidant plaidoyer politique. Et pourtant, oui. Car cette histoire superbe est une plongée dans une société, dans les classes sociales qui dessinaient l’Angleterre des XVII-XVIIIe siècles ainsi que dans des destinées individuelles magnifiques. Une plongée dans la misère, l’inhumanité, le sordide et, malgré tout, l’espoir. Encore une fois, Hugo, perpétuel virtuose, m’a transportée et bouleversée, c’est un souffle puissant, à la fois magistral et déchirant. Je suis émerveillée et éblouie, que dire de plus.

« Cela faisait des êtres dont la loi d’existence était monstrueusement simple : permission de souffrir, ordre d’amuser. »

« Il est presque impossible d’exprimer dans leurs limites exactes les évolutions abstruses qui se font dans le cerveau. L’inconvénient des mots, c’est d’avoir plus de contour que les idées. Toutes les idées se mêlent par les bords ; les mots, non. Un certain côté diffus de l’âme leur échappe toujours. L’expression a des frontières, la pensée n’en a pas. »

« – Qui êtes-vous ? d’où sortez-vous ?
Gwynplaine répondit :
– Du gouffre.
Et, croisant les bras, il regarda les lords.
– Qui je suis ? je suis la misère. Milords, j’ai à vous parler. »

L’Homme qui rit, Victor Hugo. Pocket, coll. Classiques, 2019 (1869 pour l’édition originale). 763 pages.

Loin, d’Alexis Michalik (2019)

Loin (couverture)Pour la première fois depuis longtemps, cet été, j’ai écouté un livre audio. Je me suis laissée embarquée par une histoire signée Alexis Michalik que je ne savais point auteur de roman avant de tomber dessus à la bibliothèque. Diverses activités et événements en juillet et août se sont prêtés à l’écoute et, en quelques semaines, je suis parvenue au bout des 18 heures nécessaires pour découvrir Loin.

C’est l’histoire d’Antoine Lefèvre, un jeune homme comme il faut, bientôt employé dans une grosse boîte parisienne, bientôt marié, avec appartement, plan d’avenir et probablement bientôt un bébé dans l’équation. Jusqu’à ce qu’il tombe sur une carte postale de son père. Père qui a disparu vingt ans plus tôt et carte postale qui s’était perdue depuis presque aussi longtemps. Les vacances à Londres avec son pote Laurent se transforment en une petite enquête et, rapidement rejoints par sa jeune sœur Anna, tout son opposé, leur voyage va les emmener forcément très loin.

Ayant adoré les pièces Le cercle des illusionnistes, Intra Muros et plus que tout Le Porteur d’histoires, je connaissais déjà le goût d’Alexis Michalik pour les histoires foisonnantes. Et il est perceptible dès le prologue que cela en irait de même pour celle-ci. À travers la quête des origines d’Antoine et Anna, nous allons parcourir l’Histoire des années 1910 à 2008, traverser l’Allemagne, l’Autriche, la Turquie, l’URSS… et d’autres pays dont je ne dirai rien pour ne pas gâcher le plaisir du voyage à d’éventuelles personnes désireuses d’embarquer.
En parcourant leur étonnant arbre généalogique et la Terre à la recherche de ce paternel pour le moins fuyant, nous allons revivre certains des grands – et souvent terribles – épisodes de l’histoire du XXe siècle et nous allons découvrir, en bons touristes, des cultures, des plats traditionnels, des atmosphères bien diverses. Un bon travail de documentation pour nous immerger au mieux dans l’ambiance locale.
Cette quête et ce voyage sont remplis d’interrogations dont les réponses en soulèvent davantage. Les personnes cherchent, se cherchent (parfois sans le savoir), et comme on dit, ce n’est pas l’arrivée qui compte mais le chemin. C’est l’occasion de réflexions sur le voyage, le pourquoi de celui-ci, l’être humain et ses nuances… et le parfait prétexte pour un mélange justement dosé d’histoires de vie poignantes à serrer le cœur, de péripéties étonnantes et parfois invraisemblables et de dialogues saupoudrés d’humour.

Alexis Michalik propose ici un réjouissant puzzle littéraire. Car tout n’est pas linéaire, on ne va pas simplement et tranquillement découvrir les ascendants d’Antoine et Anna les uns après les autres. Non, leur histoire est un chouïa plus compliquée. Les histoires personnelles s’imbriquent dans la grande Histoire, les personnages bougent, fuient (la guerre, les représailles, le passé…), changent d’identité, vieillissent et meurent accessoirement, ce qui complique parfois la tâche de nos enquêteurs en herbe. Enquêteurs que l’on se prend à vouloir imiter en tentant de deviner les liens entre tel ou tel protagoniste avant leur révélation, en essayant de faire coller les dates (ce qui n’est pas facile avec un livre audio car encore faut-il s’en souvenir, des dates). Le roman réserve bien des surprises et il est difficile de finir un chapitre sans vouloir enchaîner tant l’histoire de cette famille est atypique et captivante.

Tout n’est pas parfait cependant. Ce qui m’a le plus ennuyée : plusieurs personnages féminins m’ont fait un peu soupirer, j’aurais parfois voulu les voir dans des rôles et caractères aussi divers que les hommes avec moins de détails (répétitifs) sur leur physique. Ensuite, oui, il y a quelques longueurs ici ou là, notamment une digression autour de Laurent qui ne me semblait pas forcément nécessaire. En outre, comme dans le tour du monde de Phileas Fogg, on se prend à se dire que le compte en banque du jeune Antoine est décidément bien approvisionné et que c’est un peu facile.
Est-ce que la fin m’a frustrée ?… Oui, un tantinet, je l’avoue. Et pourtant, elle convient très bien malgré tout, donc ce n’est pas bien grave. C’est sans doute surtout qu’il est difficile de quitter une histoire que l’on a eu dans les oreilles pendant dix-huit heures.
Pour être honnête, je me serais peut-être davantage ennuyée en le lisant, les longueurs et les défauts m’auraient sans doute davantage sauté aux yeux du fait d’une concentration accrue. Mais pour une écoute (en vaquant à diverses occupations, en étant fatiguée, etc.), ce roman était léger et entraînant et c’était tout ce que je recherchais.

La rencontre avec les personnages est également truculente, ces derniers étant généralement assez hauts en couleurs… même quand le personnage est, à première vue, un peu terne – comme Antoine –, il saura nous surprendre et l’on ne peut empêcher l’attachement. Face au duo formé par Antoine et Laurent, Anna est l’élément perturbateur et énergique. Celle qui ne se plie à aucune règle, qui fait ce qu’elle veut comme et quand elle veut, qui se débrouille toujours. Elle est la moquerie, le cynisme et l’opposition qui vient pimenter les échanges. Mais comme tous, elle n’est pas cantonnée à un seul rôle et elle saura offrir une palette d’émotions.
Damien Ferrette offre à tout ce petit monde une voix et une réelle présence, par de légères variations d’intonations. Sa lecture est vivante, dynamique et sied à merveille à pareil récit de voyage et d’aventures.

Encore une fois, Alexis Michalik offre une œuvre labyrinthique. À travers le temps et l’espace, il nous embarque pour un voyage dépaysant et émouvant. Même si je préfère nettement ses pièces – plus concises (forcément) et absolument magiques – à son roman, c’était une histoire très agréable à écouter au fil de l’été.

« Je voulais l’aventure, moi aussi. Je voulais vivre.
À vingt ans, j’avais posé le pied sur quatre continents. J’avais dit « bonjour » en
dix-sept langues, j’avais photographié trente-six hôtels de ville.
Outre le plaisir de la découverte, j’en avais tiré une leçon essentielle : nulle part,
je n’étais chez moi. J’étais un Français en Afrique, un Africain ailleurs, un Breton
en Normandie, un Martien en Russie. Mais peu m’importait. C’est ainsi que j’ai compris
qui j’étais : un passager, un témoin.
 »

« Tout juste des questions, car les questions sont la vie même. Tant qu’il existera quelqu’un pour questionner, et pour se questionner, l’humanité vivra, avancera, reculera, s’effondrera, renaîtra de ses cendres. »

« L’essentiel, ce sont les questions. Tant que l’on pose des questions, il y a un but. Dès qu’on a la réponse, on peut mourir. »

Loin, Alexis Michalik, lu par Damien Ferrette. Audiolib, 2019 (Albin Michel, 2019, pour l’édition papier). 18h, texte intégral.