Les groseilles de novembre, d’Andrus Kivirähk (2000)

Les groseilles de novembre (couverture)L’an passé, L’homme qui savait la langue des serpents avait été un coup de cœur incroyable. Il fait d’ailleurs toujours partie de ces livres dont le souvenir m’enchante et m’émerveille. Autant dire que la barre était haute et que j’ai fait patienter un peu Les groseilles de novembre pour ne pas prendre le risque d’une comparaison dépréciative (même si j’étais ravie de le compter dans ma PAL). En ce mois de novembre, j’ai fini par me lancer. Et j’ai complètement adoré (même s’il ne détrône pas le premier dans mon cœur).

Ce livre raconte, jour après jour, la vie d’un petit village estonien. Un baron balte qui règne plus ou moins sur ce bout de terre, des paysans pauvres, cupides, gourmands et envieux… qui commercent fréquemment avec le Diable et ses sbires. Le Vieux-Mauvais, le Vieux-Garçon, le Vieux-Païen leur accorde à la pelle des âmes pour leurs « kratts ». Ces étranges créatures, que l’on voit en couverture, fabriquée de bric et de broc, constituent de fidèles serviteurs pour leur maître. Ça « court le garou », ça trompe la peste. Ça se vole allègrement, ça se joue de mauvais tours.

Le résultat est un tableau truculent et gesticulant. La quatrième de couverture évoque Jérôme Bosch et c’est totalement approprié (j’ai aussi songé à Bruegel pour le fourmillement de petits humains). La vie tourne à la farce, c’est grotesque, parfois obscène. Et je vous l’assure, c’est proprement génial. C’est drôle, c’est prenant, c’est captivant. Andrus Kivirähk m’éblouit par son univers très reconnaissable et atypique – on retrouve ici l’univers de L’homme qui savait la langue des serpentset par sa plume entraînante, par ses portraits moyenâgeux à la fois fascinants et repoussants parfois. A travers ces personnages intéressants, intrigants et travaillés (mais que l’on n’aimera guère), l’humanité n’y est pas montrée sous son meilleur jour – à coups de cruauté, stupidité, avidité, jalousie… – et l’humour est panaché par un sentiment doux-amer.
Quelques romances apparaissent, des sentiments naissent… mais que l’aventure soit impossible, que les sentiments ne soient pas partagés, que la vie se montre impitoyable, l’issue ne sera pas celle des contes de fées. La bouffonnerie devient violente, l’amertume se fait prégnante, la vie devient la mort. Le romantisme ne pèse pas lourd dans ce monde-là.

Le folklore local est également une part absolument passionnante de ce roman. La magie est un ingrédient naturel de ce quotidien. Diable, croque-mitaines, pelunoirs, suce-laits et chaussefroides côtoient une sorcière. Tout le monde vit plus ou moins en harmonie. Les maladies prennent l’apparence de jeunes filles ou la voix d’êtres aimés pour tromper leurs victimes. Heureusement que quelques astuces – magiques ou non – permettent aux paysans de s’en sortir face à tous ces dangers tapis dans la forêt voisine. Cette atmosphère quelque peu lugubre et inquiétante, soulignée par le mauvais temps et l’approche de l’hiver, est puissamment évocatrice.

Andrus Kivirähk dévoile une nouvelle fois son talent absolu de conteur. Chronique d’un quotidien teinté de surnaturel dans une atmosphère mi-païenne mi-chrétienne, Les groseilles de novembre dépeint les bassesses humaines, à peine illuminées par les jeux cruels de l’amour et du désir ou attendries par quelques souvenirs mélancoliques. Un récit drolatique et dramatique, étrange et macabre. Une lecture étrange, poétique, vivante qui raconte une vision sombre et caustique de l’être humain. L’homme qui savait la langue des serpents m’avait préparée, mais c’est encore un enthousiasme total pour ce roman d’une originalité magistrale.

« On alla au cimetière. Comme toujours, les morts déjà enterrés vinrent saluer leur nouveau compagnon et suivirent le cortège à quelque distance. Chacun d’eux chevauchait l’animal qu’on avait tué pour son repas de funérailles. La plupart montait des moutons ou des veaux morts, mais deux ou trois étaient juchés sur le dos d’un cochon, et quelques paysans très pauvres essayaient désespérément de se tenir en équilibre sur un coq ou une poule. Un coq jeta même son cavalier à terre et s’envola dans un cri par-dessus le portail du cimetière pour rejoindre le monde des vivants. Le malheureux défunt, qui était désormais condamné à marcher à pied éternellement, épousseta tristement ses vêtements, tituba jusqu’à sa tombe et, fourbu, s’installa au sommet de sa croix. » 

« J’ai beaucoup de racines et de plantes avec lesquelles il est facile de tuer quelqu’un ou de lui faire perdre la raison. Je connais de nombreux moyens pour trouver des trésors enfouis ou pour pénétrer dans le garde-manger du voisin. J’ai des remèdes pour soigner les maladies, et des balles magiques qui tuent les revenants, les démons et les esprits du poêle. Mais je ne connais pas de plantes qui font aimer. Je n’en ai jamais eu besoin. Ce que les gens viennent chercher chez moi, c’est plutôt un moyen de faire du mal à un ennemi, ou une protection contre les maladies et les voleurs. »

« – Nous n’avons pas de quoi payer, répondit le granger. Tout ce que nous possédons, c’est ce que nous avons réussi à voler. Et notre vie, qui est constamment suspendue à un fil d’araignée. La forêt est pleine de démons et de loups. Des maladies nous guettent dans les buissons. La peste peut à tout instant frapper à notre porte. Le manoir ne cesse de nous donner des ordres. Notre vie aussi est volée, et nous devons chaque jour la voler à nouveau en nous aidant de toutes sortes de trucs et d’astuces, afin de rester vivants jusqu’au lendemain. Si nous commencions à payer honnêtement pour tout, que deviendrions-nous ? Nous n’existerions plus. »

« Le destin de l’homme n’est pas facile. On vit, on meurt, puis on se change en démon. »

Les groseilles de novembre (chronique de quelques détraquements dans la contrée des kratts), Andrus Kivirähk. Le Tripode, coll. Météores, 2019 (2000 pour l’édition originale, 2014 pour la traduction française). Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin. 290 pages.

La Cité exsangue, tome 1 : Les Nouveaux Mystères d’Abyme, de Mathieu Gaborit (2018)

La Cité exsangue (couverture)Après une retraite de dix ans dans les abysses, le farfadet Maspalio revient dans la grande cité d’Abyme suite à une lettre de son ancienne amante. Il découvre très vite que la situation a bien changée : ce qui était un temple de la démesure, une oasis cosmopolite – ogres, nains, minotaures, lutins, démons, etc. –, une manne pour les voleurs et autres truands, cet endroit hors-norme est devenu un lieu expurgé de toute folie, dominée par l’Acier et la religion. L’ancien Prince-voleur se lance alors dans une quête périlleuse pour comprendre ce qu’il s’est passé tout en protégeant les siens.

Je n’ai pas lu les précédentes aventures de Maspalio, narrées dans le livre Abyme, mais ce premier tome est tout à fait abordable sans connaissances préliminaires des œuvres précédentes de l’auteur. Cependant, il m’a donné une furieuse envie de lire Abyme, ne serait-ce que pour découvrir l’ancien visage de la cité.

Si, sortant de ma longue et dense lecture du Dit du Genji, ce livre s’est révélé un peu trop court à mon goût, j’ai néanmoins adoré me plonger dans ce monde imaginaire riche avec ses créatures, ses villes, ses étranges tavernes, son histoire et ses gouvernements. J’aurais aimé en savoir mille fois plus sur les Gros – anciens leaders de la cité, des êtres absolument excentriques – ou sur les abysses et la conjuration des démons et tant d’autres choses. J’ai envie de détails, de richesses psychologiques, de fines évolutions des personnages, j’ai envie de vivre dans le livre. J’ai faim de pavés finalement.

Toutefois, j’ai beaucoup apprécié ce livre. Le principe n’est pas d’une originalité folle, mais fonctionne toujours tout en restant agréablement sympathique. Révélations, mauvaises surprises, découvertes macabres, Maspalio réalise peu à peu à quel point le visage de sa cité a changé. On a toujours envie d’en savoir plus, de comprendre qui, pourquoi, comment… et on est un peu frustré quand arrive – bien trop vite – la dernière page.

 Bien que l’histoire soit dynamique et sans temps mort, Mathieu Gaborit soigne son écriture. Les mots sont précis, on en apprend certains (toujours un plaisir même si ma mémoire ne me permet pas d’en profiter longtemps), et les décors comme les personnages sont croqués avec talent, nous permettant de les visualiser en un clin d’œil sans s’embourber dans une description interminable (en réalité, je n’ai strictement rien contre les longues descriptions, mais j’admire celles et ceux qui s’en passent allègrement).

Maspalio m’a rappelé Kaz, le chef de la petite bande de Six of Crows. Comme Kaz, Maspalio est insolent, plein d’idées et de répartie. Et surtout, comme Kaz, Maspalio est un enfant de sa ville. Prince des bas-fonds et des bandits, il la connaît par cœur, il accorde son souffle à celui de la cité, il danse avec elle, ils sont en parfaite harmonie (enfin, avant les changements drastiques qui ont meurtri l’âme du lieu). La ville est l’un des personnages principaux du roman, impossible de le nier. Elle est sans cesse présente, à chaque page, elle se dresse, elle se transforme, elle souffre, elle aide nos héros, parfois les trahit, bref, elle vit.

Mon seul reproche – « ma seule frustration » serait plus exact – tient à la brièveté du roman, trop vite lu à mon goût. Portée par la voix d’un vrai conteur, La Cité exsangue m’a emmenée dans une ville absolument étonnante et originale que j’ai aimé aussi passionnément que l’aime Maspalio et que j’ai vraiment hâte de retrouver. Pour me faire patienter, j’ai bien l’intention de découvrir Abyme et Les chroniques des Crépusculaires qui se passent dans le même univers !
Et une nouvelle fois, un immense MERCI à Babelio pour la découverte d’un livre, d’un univers et d’un auteur, bref, un tout qui m’a offert et m’offrira encore de beaux moments de lecture.

« J’eus la nostalgie brutale, l’esprit foudroyé par une scène d’une autre vie : une tablée tapageuse, rires et rides confondus, du temps où nous chevauchions notre retraite avec la joie des anciens. J’avais aimé ce temps suspendu avant d’être rattrapé par le passé. A présent, tout cela me paraissait lointain et presque irréel. Les abysses avaient purgé ce passé et cadenassé ses influences. J’avais cru gagner l’oubli, j’avais hérité d’un manteau de lâcheté dont je commençais tout juste à mesure l’étendue. »

« « Les rues sont plus sûres sans les démons. »
Mon silence fut éloquent, tout comme le soupir appuyé de Borik.
« Plus sûres ? m’exclamai-je. C’est quoi, plus sûres ? Tu te fous de moi !
– Les Gros avaient besoin d’une leçon, s’enhardit Aphaël. C’est vrai, bon sang ! Ils s’autorisaient n’importe quoi, ils n’avaient aucune limite. Il fallait que quelqu’un s’occupe de ça. Oh, je sais bien ce que tu penses… Mais tu as toujours eu un faible pour la flamboyance, Maspalio, et c’est plutôt facile quand on est Prince-voleur et que l’or coule à flots. Tu avais le luxe d’aimer les Gros, tu pardonnais toutes leurs facéties sous prétexte qu’ils représentaient une vision artistique de la cité. La flamboyance, toujours ! Tu connaissais la réalité, non ? Toute cette nourriture jetée par les fenêtres du palais, les plus pauvres qui se battaient pour des reliefs moisis… Des gens qui crevaient pour des miettes… Et on est censé trouver cela folklorique ? Quelle indécence ! La misère est bien jolie quand on la regarde de loin à travers sa longue-vue… Tu défendais une vulgaire ploutocratie… La Cure a eu le mérite de s’attaquer à ça ! Mais je ne suis pas dupe », poursuivit-il. »

La Cité exsangue, tome 1 : Les Nouveaux Mystères d’Abyme, Mathieu Gaborit. Mnémos, 2018. 243 pages.

Challenge Les Irréguliers de Baker Street – L’Aventure du Pied du Diable :
lire un livre comportant des démons

Challenge Les 4 éléments – La terre :
une histoire avec du métal