L’an passé, L’homme qui savait la langue des serpents avait été un coup de cœur incroyable. Il fait d’ailleurs toujours partie de ces livres dont le souvenir m’enchante et m’émerveille. Autant dire que la barre était haute et que j’ai fait patienter un peu Les groseilles de novembre pour ne pas prendre le risque d’une comparaison dépréciative (même si j’étais ravie de le compter dans ma PAL). En ce mois de novembre, j’ai fini par me lancer. Et j’ai complètement adoré (même s’il ne détrône pas le premier dans mon cœur).
Ce livre raconte, jour après jour, la vie d’un petit village estonien. Un baron balte qui règne plus ou moins sur ce bout de terre, des paysans pauvres, cupides, gourmands et envieux… qui commercent fréquemment avec le Diable et ses sbires. Le Vieux-Mauvais, le Vieux-Garçon, le Vieux-Païen leur accorde à la pelle des âmes pour leurs « kratts ». Ces étranges créatures, que l’on voit en couverture, fabriquée de bric et de broc, constituent de fidèles serviteurs pour leur maître. Ça « court le garou », ça trompe la peste. Ça se vole allègrement, ça se joue de mauvais tours.
Le résultat est un tableau truculent et gesticulant. La quatrième de couverture évoque Jérôme Bosch et c’est totalement approprié (j’ai aussi songé à Bruegel pour le fourmillement de petits humains). La vie tourne à la farce, c’est grotesque, parfois obscène. Et je vous l’assure, c’est proprement génial. C’est drôle, c’est prenant, c’est captivant. Andrus Kivirähk m’éblouit par son univers très reconnaissable et atypique – on retrouve ici l’univers de L’homme qui savait la langue des serpents – et par sa plume entraînante, par ses portraits moyenâgeux à la fois fascinants et repoussants parfois. A travers ces personnages intéressants, intrigants et travaillés (mais que l’on n’aimera guère), l’humanité n’y est pas montrée sous son meilleur jour – à coups de cruauté, stupidité, avidité, jalousie… – et l’humour est panaché par un sentiment doux-amer.
Quelques romances apparaissent, des sentiments naissent… mais que l’aventure soit impossible, que les sentiments ne soient pas partagés, que la vie se montre impitoyable, l’issue ne sera pas celle des contes de fées. La bouffonnerie devient violente, l’amertume se fait prégnante, la vie devient la mort. Le romantisme ne pèse pas lourd dans ce monde-là.
Le folklore local est également une part absolument passionnante de ce roman. La magie est un ingrédient naturel de ce quotidien. Diable, croque-mitaines, pelunoirs, suce-laits et chaussefroides côtoient une sorcière. Tout le monde vit plus ou moins en harmonie. Les maladies prennent l’apparence de jeunes filles ou la voix d’êtres aimés pour tromper leurs victimes. Heureusement que quelques astuces – magiques ou non – permettent aux paysans de s’en sortir face à tous ces dangers tapis dans la forêt voisine. Cette atmosphère quelque peu lugubre et inquiétante, soulignée par le mauvais temps et l’approche de l’hiver, est puissamment évocatrice.
Andrus Kivirähk dévoile une nouvelle fois son talent absolu de conteur. Chronique d’un quotidien teinté de surnaturel dans une atmosphère mi-païenne mi-chrétienne, Les groseilles de novembre dépeint les bassesses humaines, à peine illuminées par les jeux cruels de l’amour et du désir ou attendries par quelques souvenirs mélancoliques. Un récit drolatique et dramatique, étrange et macabre. Une lecture étrange, poétique, vivante qui raconte une vision sombre et caustique de l’être humain. L’homme qui savait la langue des serpents m’avait préparée, mais c’est encore un enthousiasme total pour ce roman d’une originalité magistrale.
« On alla au cimetière. Comme toujours, les morts déjà enterrés vinrent saluer leur nouveau compagnon et suivirent le cortège à quelque distance. Chacun d’eux chevauchait l’animal qu’on avait tué pour son repas de funérailles. La plupart montait des moutons ou des veaux morts, mais deux ou trois étaient juchés sur le dos d’un cochon, et quelques paysans très pauvres essayaient désespérément de se tenir en équilibre sur un coq ou une poule. Un coq jeta même son cavalier à terre et s’envola dans un cri par-dessus le portail du cimetière pour rejoindre le monde des vivants. Le malheureux défunt, qui était désormais condamné à marcher à pied éternellement, épousseta tristement ses vêtements, tituba jusqu’à sa tombe et, fourbu, s’installa au sommet de sa croix. »
« J’ai beaucoup de racines et de plantes avec lesquelles il est facile de tuer quelqu’un ou de lui faire perdre la raison. Je connais de nombreux moyens pour trouver des trésors enfouis ou pour pénétrer dans le garde-manger du voisin. J’ai des remèdes pour soigner les maladies, et des balles magiques qui tuent les revenants, les démons et les esprits du poêle. Mais je ne connais pas de plantes qui font aimer. Je n’en ai jamais eu besoin. Ce que les gens viennent chercher chez moi, c’est plutôt un moyen de faire du mal à un ennemi, ou une protection contre les maladies et les voleurs. »
« – Nous n’avons pas de quoi payer, répondit le granger. Tout ce que nous possédons, c’est ce que nous avons réussi à voler. Et notre vie, qui est constamment suspendue à un fil d’araignée. La forêt est pleine de démons et de loups. Des maladies nous guettent dans les buissons. La peste peut à tout instant frapper à notre porte. Le manoir ne cesse de nous donner des ordres. Notre vie aussi est volée, et nous devons chaque jour la voler à nouveau en nous aidant de toutes sortes de trucs et d’astuces, afin de rester vivants jusqu’au lendemain. Si nous commencions à payer honnêtement pour tout, que deviendrions-nous ? Nous n’existerions plus. »
« Le destin de l’homme n’est pas facile. On vit, on meurt, puis on se change en démon. »
Les groseilles de novembre (chronique de quelques détraquements dans la contrée des kratts), Andrus Kivirähk. Le Tripode, coll. Météores, 2019 (2000 pour l’édition originale, 2014 pour la traduction française). Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin. 290 pages.