La Maison des Épines, de Rozenn Illiano (2023)

La maison des épines (couverture)La Maison des Épines, le dernier-né de Rozenn Illiano, nous propulse dans l’univers mystérieux des marcheurs de rêves, nous faisant retrouver un personnage fugitivement croisé dans Érèbe : le mime Sonho.

La Maison des Épines propose une tragédie sublime, une histoire captivante de mystères, de malédiction et de responsabilités familiales, une intrigue entre présent et passé parfaitement construite, pendant – in-dé-pen-dant ! – d’Érèbe.

Rien à redire sur la construction, la narration est menée d’une main de maître. Rozenn Illiano, au fil de son œuvre, virevolte entre les genres et les ambiances et nous propose ici un roman gothique, entre, comme il se doit, l’Angleterre de l’époque victorienne et un vieux manoir rempli de secrets pour le décor ; elle s’approprie les codes, les mixe avec ceux de son univers et lie le tout avec une écriture fluide et travaillée qui rappellera la poésie ciselée d’Érèbe ou de Midnight City.

C’est aussi un ballet de nombreux personnages et, même si leurs interactions et leurs liens sont parfaitement retranscrits, je reconnais que, à ce niveau-là, certains, certaines, ne me laisseront pas un souvenir aussi fort que d’autres (indice : je peine déjà à me rappeler certains prénoms), que ce soit la faute à leur caractérisation, à leur rôle dans l’histoire ou à une occultation par le charisme d’autres personnages. À l’inverse, d’autres ont été des rencontres foudroyantes, de ses personnages qui s’impriment sur la rétine à travers les mots, à l’instar de Sonho, Augusta ou Ariane, mais aussi de Reine, personnage mutique mais absolument magnétique.
D’ailleurs, la force visuelle du récit ne concerne pas uniquement les personnages : Rozenn Illiano pose des scènes, des lieux, des objets avec une plume qui stimule l’imagination. Quelques mots évocateurs et précis suffisent parfois à donner vie au récit et à faire naître la fascination, face à certains numéros du  cirque Beaumont, le manoir avec sa cave, son cimetière et ses prunelliers – motif récurrent dans son œuvre car manifestations physiques du rêve –, certains épisodes finaux…

Ainsi, plus que son intrigue et ses rebondissements, c’est un roman qui me marquera avant tout pour son atmosphère onirique, emplie de beauté et de tristesse entremêlées. Il y a l’émerveillement face aux superbes numéros des circassiens qui semblent aller au-delà de ce qu’il est possible d’accomplir en vrai, et il y a le deuil, la douleur de la perte, la nostalgie, les regrets qui imprègnent les mots et le cœur d’une marée insidieuse, puis s’y joignent la peur, la menace d’un danger impalpable…
Sans parler du mythe du Minotaure, avec son labyrinthe, Ariane et ses fils, ses jeunes gens sacrifiés, qui apparaît en filigrane tout au long du récit, j’y ai trouvé des échos à d’autres œuvres (dont certaines chères à l’autrice). Le Cirque des rêves, évidemment, avec ce cirque entre rêve et réalité, ses représentations exceptionnelles, cette plongée dans une ambiance unique au cirque sitôt le portail franchi… La série Dark dont j’ai retrouvé l’ambiance sombre, les boyaux souterrains et l’idée des voyages dans le temps avec les conséquences possibles sur le présent. Mais aussi Shining : la maison (ou ce qu’elle cache) influençant ses habitants, amplifiant leurs émotions, exacerbant leurs traits de caractère, les scènes du passé et l’inconnu derrière chaque porte, un homme braillant et arpentant les couloirs d’un pas furieux comme Torrance à travers l’Overlook…

Une excellente lecture portée par un univers puissant, aussi doux et poétique qu’empreint de désespoir ; une histoire envoûtante que ce soit quand elle prend le temps de poser son cadre, ses protagonistes, de laisser grandir ses mystères, ou quand elle se déploie dans une seconde partie beaucoup plus effrénée.

« Il neige, alors. Quelques rares flocons descendent du ciel, doux et légers, tombant sans bruit, et d’où il se trouve, à l’écart avec les spectateurs, il voit les paupières d’Ariane frémir, comme éveillée par ces monceaux de nuage qui virevoltent devant elle.
Elle redresse la tête – lentement, si lentement… –, ses mains quittent les plis de la jupe, ses doigts se détachent peu à peu du tissu, ses bras s’élèvent dans un long mouvement rouillé, le retour à la vie du marbre endormi, le rêve de pierre prenant forme dans la réalité.
Ariane lève les bras, les mains en coupe ; la neige tombe plus fort. La jeune femme recueille les flocons dans ses paumes, languissante, puis elle les porte à son cœur comme s’il s’agissait du plus beau trésor que ce monde ait à offrir, bougeant imperceptiblement, sans se hâter, le temps ralenti. Ensuite, elle incline la tête de nouveau et ferme les paupières, et se rendort, pour une heure ou pour un siècle. »

« Dehors, les ténèbres s’abattent sur le domaine, comme une lame de fond. La forêt disparaît, le ciel avec lui, et l’éclat de la lune, mangés par des créatures dont ils ne distinguent rien au début, jusqu’à ce qu’elles s’approchent de la maison, l’assaillent, l’entourent.
Des branches par milliers, gigantesques, au bois d’un noir profond. Des épines de la taille d’une lame, qui s’enfoncent dans les murs et menacent de briser les fenêtres, de s’engouffrer dans la bâtisse. Le toit gémit ; le sol gronde encore, puis le silence se fait. À l’extérieur, une armée de rêves les empêche de sortir.
Les prunelliers se sont réveillés. »

« Voilà le pouvoir du rêve, en réalité. Plus que montrer la douleur, il montre le remords, la brûlure que l’on chérit à se demander ce que le monde serait si.
Si tu avais emprunté cet autre chemin, Sonho, que serais-tu devenu ? »

La Maison des Épines, Rozenn Illiano. OniroProds (auto-édition), 2023. 428 pages.

Les Douze d’Aritsar, tome 1, La vengeance de la Dame, de Jordan Ifueko (2020)

Les Douze d'Aritsar, tome 1 (couverture)L’Empereur d’Aritsar dirige le pays avec ses onze Conseillers, tous étant magiquement liés, et le temps est venu pour l’héritier du trône de constituer son propre Conseil. Loin de la capitale, la jeune Tarisaï a grandi isolée de toute affection, dans un palais peuplé uniquement de tuteurs distants. Ignorant avoir été élevée dans un seul but : répondre au vœu de sa mère en tuant le prince après avoir gagné sa confiance.

J’ai eu la chance de découvrir le premier tome des Douze d’Aritsar en avant-première grâce à Babelio et je les remercie – ainsi que les éditions Nathan – pour cette excellente lecture.

En premier lieu, ce qui m’a pleinement séduite et immédiatement fascinée, c’est l’univers mis en place par Jordan Ifueko. Une fois un pied dedans, je n’avais qu’une envie : l’explorer davantage, en apprendre plus pour mieux le connaître. Aritsar est un monde passionnant. Composé d’îles qui furent réunies – je ne vous dis pas comment ni pourquoi –, il présente une multitude de paysages et de coutumes. C’est ainsi un patchwork d’influences africaines, asiatiques, européennes… qui se retrouve dans les patronymes, les faciès, les costumes, les arts, etc.
L’autrice nigériano-américaine introduit une mythologie totalement différente de celle à laquelle les romans de fantasy occidentaux nous ont habitués, mythologie nourrie de celle de l’Afrique de l’Ouest. La rencontre avec les créatures magiques de son univers est donc réellement captivante car inhabituelle et riche en surprises : alagbato, tutsu, erhu, esprits malicieux de la Brousse… Enfin, outre des Bienfaits – des pouvoirs individuels et diversifiés –, elle propose une magie originale, le Rayon, qui repose sur l’union psychique de plusieurs êtres et dont le fonctionnement est totalement inédit : s’il est la source du pouvoir impérial, il n’est pas fait pour écraser autrui et repose sur le consentement mutuel des Douze.
Cependant, quelques détails de cet univers (sur le fonctionnement du Rayon et ses failles potentielles) me posent questions. Je suis restée avec des interrogations en suspens, mais j’ignore si elles sont liées à une imprécision du roman – qui auquel cas me chagrine doucement – ou à un début de lecture un peu en pointillé pour des raisons personnelles – auquel cas c’est entièrement ma faute. Je ne veux pas détailler ici pour ne pas divulgâcher, mais j’en parlerais volontiers avec des personnes ayant lu le roman !

L’intrigue est très bien menée et nous plonge dans les intrigues du pouvoir impérial, entre secrets et pactes magiques influençant l’existence de nombreuses générations. Tarisaï est amenée à enquêter sur certains faits du passé pour éclairer le présent. Entre liens du sang et amitié intensément renforcée par un lien magique, justice et ordre, vérité et mensonge, le roman la place face à des dilemmes bouleversants. C’est un roman d’apprentissage qui, en plaçant son héroïne dans les arcanes du pouvoir, discute de la justice, de l’ordre, bref, de la politique et, parfois, de ses errances. De plus, ce roman fait également écho à des sujets actuels : l’invisibilisation des femmes, l’écrasement des cultures minoritaires par le pouvoir en place ou la colonisation, l’importance de la diversité…
Le roman est exempt de personnages purement et simplement méchants : celles et ceux dont on se méfie le plus sont nuancés, leur comportement et leurs objectifs se répondent, leur passé les modèle et, de leur point de vue, la fin justifie parfois les moyens.
De plus, point positif dans un roman young adult, il n’y a pas de romance envahissante (hourra !) : Tarisaï éprouve des sentiments d’amour et de désir, mais il ne dévore pas le récit pour le transformer en quelque chose d’un peu guimauve. De plus, ces sentiments ne sont pas envers la personne attendue (si le roman était tombé dans les clichés) et des orientations autres qu’hétérosexuelles sont présentées. L’amitié est bien plus importante et fonde le cœur du récit du fait de ce mystérieux Rayon. Or, j’ai apprécié cette place centrale de la famille que l’on se trouve, que l’on se construit… et que l’on peut potentiellement détruire.

L’écriture est très fluide et donne vie à ce monde et à celles et ceux qui le peuplent. Bien que s’étalant sur une dizaine d’années, la progression est agréable et dynamique, tout en laissant le temps de développer le cadre et les protagonistes. Certes, certains membres du Conseil du Prince sont plutôt invisibles, ce qui est dommage car j’aurais aimé les connaître mieux (et ressentir le lien qui les unit à Tarisaï), mais c’est un reproche courant lorsqu’il y a une multiplication des personnages secondaires, il est difficile d’accorder la même place à tous.

C’est donc le début plus que prometteur d’une duologie dont je lirai la suite avec enthousiasme et impatience tant j’ai été enthousiasmée par la richesse de son univers, les thématiques de son intrigue et la rencontre avec ses personnages.

« – Pourquoi est-ce que tout le monde déteste autant que les choses changent ?
– Parce qu’elles risquent de changer pour le pire.
– Oui, peut-être. Mais tu sais ce que je crois ? (Ma poitrine palpitait.) Je crois qu’au fond, on a peur qu’elles changent pour le meilleur. Peur de découvrir que tout ce qu’il y a de mauvais- toutes les souffrances qu’on refuse de voir – aurait pu être évité si on avait fait l’effort d’essayer. »

« Il détestait tout cela autant que moi. Je le lisais sur son visage, figé par la peine. Mais nous étions des griots dans une pantomime, contraints de chanter chaque vers de ce récit sordide, en dansant au rythme des tambours que frappait ma mère. »

Les Douze d’Aritsar, tome 1, La vengeance de la Dame, Jordan Ifueko. Nathan, 2023 (2020 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Delcourt. 454 pages.

Érèbe, de Rozenn Illiano (2020)

Érèbe (couverture)Paris, 1888. Lisbeth St. John se sent piégée dans sa vie de fille de bonne famille. Sa seule échappatoire : ses rêves qui l’emmènent jusqu’à un monde mystérieux, Érèbe, son hiver perpétuel et son unique autre habitant, Elliot Valentine. Mais cet univers éthéré va se révéler lié avec la malédiction qui semble poursuivre sa famille et les conséquences sur la vie de la jeune fille seront quant à elle tout à fait réelles.

A l’occasion de sa sortie en numérique à petit prix, mardi prochain, Rozenn Illiano m’a proposé de découvrir cette histoire dans le superbe écrin de la version luxe (couverture rigide, jaquette veloutée et grand confort de lecture). J’en profite pour la remercier du fond du cœur.

Après ma lecture d’Elisabeta avec sa plongée quasi immédiate dans l’action et l’intrigue, j’ai tout d’abord dû m’habituer au rythme tranquille de ce récit. J’ai d’abord souhaité arriver plus vite au cœur du sujet avant de me fondre dans cette cadence plus tranquille, comme une balade sous la neige, une évasion poétique.
La tonalité est hivernale, la nuit est reine et le silence roi. Un tapis de neige, un château désert, un hululement discret, de vieilles demeures familiales, les échos d’un cirque… Une ambiance a priori paisible, évidemment troublée par des secrets de famille et des évènements dramatiques. Si l’histoire principale se déroule sur plusieurs mois, la chronologie s’étend en réalité sur plusieurs siècles, révélant l’avenir et le futur (probable mais non figé) des deux familles. Le drame s’est en effet noué des décennies plus tôt, semant son lot de tragédies et de souffrances.

Au récit est entremêlé des chapitres « Passé » et « Futur » qui nous montrent des instants, des bribes d’événements ponctuels qui s’éclaircissent au fil du roman. Peu à peu, nous comprenons qui est qui, l’identité de ces silhouettes, leurs interactions, leur insertion dans cette grande histoire familiale. J’avoue être particulièrement séduite par cette manière de dévoiler les choses progressivement, de connecter les personnes, les lieux et les péripéties, de rétablir la chronologie et la généalogie (sans se référer aux arbres généalogiques en fin de roman).

La rencontre de Lisbeth et Elliot s’inscrit donc dans une lignée de décès et d’amours malmenées. Même s’ils m’ont moins marquée que d’autres protagonistes (Oxyde, Saraï, Agathe…), les personnages sont très sympathiques et bien campés. Je craignais l’aspect romance, mais finalement, elle se fait toute douce et très discrète et n’a posé aucun problème. J’en venais même à espérer leur bonheur.
Rares sont les personnages manichéens et, même si j’aurais pu souhaiter davantage de faux-semblants et de retournements de situation, tous et toutes suivent leur ligne de conduite (même si elle n’est pas toujours très jolie), leurs objectifs, guidé·es par leurs rêves, leurs rancunes, leurs espoirs (parfois déçus). Il y a de la nuance, de la crédibilité et de la vie dans ces protagonistes, ce qui est le plus important. J’ai beaucoup aimé les relations père-fils ou mère-fils, tantôt mâtinées d’exigence ou de tendresse, de rudesse ou d’inquiétude, de connivence ou de secrets : ces échanges sont bien écrits et m’ont particulièrement convaincue.
Dans les personnages du passé, j’ai été fascinée par la figure de Victoria, sa majesté, ses choix et les épreuves qu’elle a dû affronter. J’aurais plaisir à la retrouver peut-être, à travers d’autres histoires.

Une histoire de rivalité entre deux familles, voilà qui n’est pas nouveau. La raison est un peu plus originale du fait de la situation presque chimérique du territoire revendiqué (un univers qui stimule l’imagination et fait rêver la solitaire que je suis !). Quoi qu’il en soit, l’autrice donne corps à cette haine qui s’étire sur des décennies, des siècles, au point que tous et toutes en ont oublié la source, écartant et dénigrant celles et ceux qui tentent de tendre la main vers l’autre côté, spirale infernale conduisant vers une issue sanglante.

Cette intrigue qui possède son lot de révélations et de surprise élargit encore une fois l’univers de Rozenn Illiano, nous faisant partir à la rencontre des énigmatiques marcheurs de rêves. Cependant, comme toujours (ou presque) dans son Grand Projet, le livre est parfaitement indépendant. A titre personnel, j’ai pris grand plaisir à chercher les indices, les croisements avec d’autres romans de l’autrice, mais c’est un jeu facultatif. (J’ai également été enchantée des références à un autre roman que j’aime beaucoup, Le Cirque des rêves, d’Erin Morgenstern.)

En dépit de quelques lenteurs dans la première moitié du roman, j’ai été charmée par cet univers onirique qui ferait presque penser à un conte. Une histoire de rivalités, de famille et de rencontre amoureuse joliment menée par la sensibilité atypique de Rozenn Illiano. Je reste éternellement enchantée par cet assemblage progressif des pièces du puzzle racontant l’histoire enlacée des St. John et des Valentine et fascinée par ce nouveau pan du Grand Projet.

« Érèbe n’est toujours qu’un rêve. Ce qui y naît aussi. Ce ne sont que des rêves dans des rêves, mais rien ne dit que ce n’est pas réel. »

« J’ai appris avec le temps que parler de l’avenir le provoque. Vouloir échapper à notre sort est le plus sûr moyen de s’y précipiter. »

Érèbe, Rozenn Illiano. Oniro Prods (auto-édition), 2020. 348 pages.

Plus d’informations sur le site de l’autrice.

Pour aller plus loin, vous pourrez trouver sur le blog Tasse de thé & Pile de livres un entretien avec Rozenn Illiano : il aborde cette réédition, ses personnages, son Grand Projet, etc.

Parenthèse 9e art spécial manga : L’atelier des sorciers & L’Enfant et le Maudit

Que ce soit dit, je ne suis pas une grande lectrice de mangas, j’en ai lu quelques-uns enfant, mais, lassée d’attendre pour chaque tome à la bibliothèque, j’ai laissé tomber. Je suis toutefois bien décidée à remédier à ça et à découvrir ce pan de la littérature (notamment grâce à une copine qui se reconnaîtra si elle passe par là et que je remercie très fort !). Ne vous attendez donc pas à des critiques profondes, à des comparaisons sur les styles graphiques, à une analyse du genre, etc. Ici, ce sera un avis de pure néophyte !

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L’atelier des sorciers (tomes 1 à 6),
de Kamome Shirahama
(en cours, 2016-…)

Coco est fascinée par la magie, mais seul·es quelques élu·es peuvent pratiquer cet art. Le jour où Kieffrey arrive dans son village, Coco ne peut réprimer l’envie de l’espionner pour voir davantage de magie. Elle comprend alors le secret de la magie et, utilisant un vieux livre donné par un inconnu des années auparavant, elle lance son premier sort. Un sort aux conséquences tragiques. Pour réparer son erreur, elle devient la disciple de Kieffrey et entre dans le monde de la magie.

La néophyte que je suis est tout d’abord à la recherche d’une bonne histoire, ce qui est clairement le cas avec L’atelier des sorciers. Il y a indubitablement un air d’Harry Potter avec cette « ignorante » qui entre dans un nouvel univers, cette novice qui est le centre de beaucoup d’attentions, notamment de la part de sorciers mystérieux pratiquant une magie interdite, et qui semble promise à de grandes choses. Cependant – et heureusement – le monde de Coco est aussi très différent, à commencer par la manière dont la magie se pratique ! Une manière particulièrement esthétique et originale qui m’a immédiatement séduite.

L’intrigue prend son temps pour poser un univers fouillé et approfondi. C’est totalement prenant grâce à des péripéties passionnantes, mais celles-ci permettent également de découvrir le monde dans lequel évoluent sorciers et sorcières, de voyager entre l’atelier, Carn une ville pleine de magie, l’Académie de sorcellerie ou encore différents lieux magiques.
Les ambiances s’enchaînent : humoristiques, haletantes, sombres, légères… Un mélange subtil qui m’a happée à chaque épisode.

C’est aussi très mignon, notamment grâce à l’innocence et l’enthousiasme contagieux d’une Coco perpétuellement admirative face à chaque démonstration magique. Malgré le drame qui l’a frappée, malgré son sérieux dans ses études, elle reste une enfant dont la gentillesse et le ravissement face à la magie illuminent les pages.
Les personnages sont attachants, intrigants, séduisants, et font l’objet au fil des tomes de portraits toujours plus affinés. J’ai beaucoup aimé le fait que certains volumes prennent le temps de s’attarder sur des protagonistes tels qu’Agathe ou Trice, également disciples de Kieffrey. La fin du sixième tome soulève d’autres questions qui laissent imaginer des précisions sur le maître lui-même.

Les dessins sont superbes. Des personnages aux détails qui ornent certaines planches, j’ai été émerveillée et fascinée par le graphisme de cette saga. C’est vivant, c’est expressif, c’est beau.

Une superbe découverte ! Rien à redire, que ce soit sur l’univers, les personnages, la magie, l’intrigue, le rythme ou le dessin : je suis enchantée !

L’atelier des sorciers (tomes 1 à 6), Kamome Shirahama. Editions Pika, coll. Seinen, 2018-… (2016-… en version originale). Traduit du japonais par Fédoua Lamodière. 192 pages.

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L’Enfant et le Maudit (tomes 1 à 7),
de Nagabe
(en cours, 2016-…)

Un monde coupé en deux : « l’intérieur » où vivent les humains et « l’extérieur » peuplé de créatures monstrueuses. Quiconque est touché par elles subira la malédiction et se transformera à son tour. Pourtant, à « l’extérieur », Sheeva et le Professeur cohabitent et, au mépris de toutes les croyances, dessinent leur histoire.

Dès le début, j’ai été happée par cet univers plutôt sombre. Dans un décor d’arbres dénudés et de maisons abandonnées, cette intrigue de malédiction, de camps qui s’opposent, entre ombre et lumière, m’a totalement séduite.
Il y a une bonne part de mystères, et je ne sais à qui me fier tant cette histoire semble biaisée qu’elle soit vue par les humains ou les enfants noirs. Je suis impatiente de connaître la suite, de lever le voile sur tous ces secrets. Comment est apparue la malédiction ? Quel est le rôle de Sheeva ? Qui est le Professeur ?
Les questions s’enchaînent au fil des tomes puisque le moindre indice en fait naître une nouvelle fournée. Si j’aime le rythme tranquille et quelque peu contemplatif de cette histoire (quoique les derniers tomes offrent davantage d’action), j’espère que des réponses nous seront offertes et que l’intrigue ne sera pas étirée de manière superficielle.

La seule chose qui semble vraie et certaine dans cette histoire, c’est le duo formé par le Professeur et Sheeva. S’ils semblent à première vue mal assortis, avec cette fillette aussi lumineuse que le Professeur est sombre, leur relation se révèle tout de suite bouleversante. Leur affection réciproque, dépourvue de tout a priori, m’a touchée à plusieurs reprises. L’auteur dose savamment gravité et innocence, gaucherie et mélancolie, obstacles et joies simples. Si l’atmosphère s’assombrit au fil des tomes, j’ai adoré les scènes de vie quotidienne, les petits riens avec lesquels tous deux sculptent leur improbable famille.

Une ambiance sombre et poétique, qui interroge sur l’humanité qui se cache parfois dans le noir. Un superbe duo qui raconte aussi bien la joie que la tristesse, le doute que la jalousie, mais surtout l’amour et la confiance. Des dessins simples mais expressifs qui véhiculent beaucoup d’émotion. Une très jolie lecture, très prenante en dépit de son allure plutôt tranquille.

(Source des images : BD Gest’)

L’Enfant et le Maudit (tomes 1 à 7), Nagabe. Editions Komikku, 2017-… (2016-… en version originale). Traduit du japonais par Fédoua Lamodière. 174 pages.

Le Phare au Corbeau, de Rozenn Illiano (2019)

La Phare au corbeau (couverture)Le Phare au Corbeau met en scène un duo atypique : en effet, Agathe et Isaïah sont exorcistes. Agathe voit les esprits mais est incapable de converser avec eux et par là de les apaiser. C’est donc Isaïah qui, sans même les voir, les pousse à quitter notre monde. Quand on les appelle pour un manoir hanté en Bretagne, rien ne laisse supposer que l’esprit du lieu se montrera plus récalcitrant que les autres (hormis le fait que, si c’était le cas, il n’y aurait pas de roman). Sauf que lorsqu’il s’y mêle une malédiction, de multiples morts, des secrets bien gardés par des locaux peu amènes et une histoire macabre qui s’étale sur plusieurs siècles, la partie ne s’annonce pas si facile.

Je dois dire tout d’abord que je suis ravie d’avoir enfin pu appréhender la plume de Rozenn Illiano. Je suis son blog « Onirography » depuis quelques mois et ses nombreux projets n’ont cessé d’attiser ma curiosité. Il y a eu Midnight City, le livre vagabond (ma chronique est ici), ses petites poupées qui offrent un visage à ses personnages, et puis ce fameux « Grand Projet » qui rassemble et lie tous ses romans (si Le Phare au corbeau est le premier qui passe entre les mains d’un éditeur, Rozenn Illiano n’en est pas à son premier coup d’essai et a déjà publié plusieurs livres en auto-édition). Mais la vie et ma PAL et mes finances font que ce désir de découvrir son œuvre a toujours été repoussé… jusqu’à aujourd’hui !

L’exorcisme fait partie de la culture populaire et tout le monde aura des images ou des formules en tête (« Vade Retro Satana » par exemple). Pourtant, je ne crois pas avoir regardé beaucoup de films sur le sujet (non, pas même L’exorciste dont je n’ai vu que des extraits) et encore moins de livres. Je n’ai même aucun doute là-dessus : Le Phare au Corbeau était mon premier roman mettant en scène des exorcistes.
Ce qui a, je pense, fortement accru mon enthousiasme en commençant ce roman (c’est comme si tu me donnes une histoire de pirates : j’aime beaucoup les pirates, mais j’en lis finalement très peu, donc je serais dès le début très excitée à l’idée même de la lecture à venir). J’ai adoré cette plongée dans le monde du hoodoo et des rituels mêlant sorcellerie africaine et saints catholiques que pratique Isaïah. Les vévés, les herbes, les huiles, les formules… et la rencontre de cet univers underground des sorciers où certain·es absorbent les émotions des autres, ont des « intuitions » leur permettant de connaître des événements en train de se dérouler ou sur le point d’advenir, perçoivent les malédictions et bien sûr voient les morts. Un univers enthousiasmant, bien construit et immédiatement crédible.

Le cadre du roman était aussi fascinant qu’inquiétant. Le domaine de Ker ar Bran est un lieu qui ne pouvait que me fasciner. Ce phare scellé, dressé face à la mer ; le vent, menaçant de vous pousser à bas de la falaise ; les cris des goélands mêlés à ceux du fameux corbeau ; cette grande demeure mi-rénovée, mi-abandonnée ; ce domaine isolé du reste du village ; les morts qui parsèment son histoire… Une Bretagne qui fait fantasmer, aux légendes séculaires porteuses d’émerveillement et d’inquiétude.
Un endroit qui ne pouvait qu’enfanter mille craintes et superstitions… et tout autant de questions. Autant pour nous qui lisons les mots de Rozenn Illiano que pour Agathe. D’où lui vient ce sentiment de familiarité avec ce petit coin de Bretagne ? Pourquoi ce phare l’appelle-t-il ainsi ?

Les personnages sont également l’un des grands points forts de ce récit. Si Isaïah semble parfois si parfait que l’on ne peut qu’approuver Agathe lorsqu’elle déclare qu’« il devrait y avoir des lois contre ça », il n’en est pas pour autant agaçant et fade, travers dans lequel l’autrice aurait pu tomber. Il est un personnage lumineux et rassurant, confiant en lui et en les autres ; il est le pendant d’une Agathe plus sombre, introvertie et torturée. Sensation de ne pas être à sa place, honte face à un don incomplet, peur d’être inutile, inconfort face à de nouvelles personnes, mille doutes tourbillonnant sous son crâne… Agathe est un personnage un peu paumé dans lequel je me suis malheureusement beaucoup trop reconnue. Isaïah est pour elle un ami d’exception et leur relation fonctionne à merveille d’un bout à l’autre du récit.
Ce sont des personnages qu’il me plairait beaucoup de voir évoluer. C’est un roman tout fait indépendant, avec un début, un milieu et une fin, mais qui a cependant la possibilité d’évoluer en série (c’est en tout cas le souhait de l’éditeur, semble-t-il). La fin du récit – dont je ne peux rien vous dire – laisse percevoir des changements à venir dans leur façon de travailler et je suis curieuse de voir comment Agathe s’adaptera aux révélations de cette enquête.

Si la majeure partie de l’histoire se déroule en 2014, des chapitres ici et là nous ramènent quelques siècles en arrière en 1921 et 1839 à la rencontre du passé de Ker ar Bran, personnage à part entière dont l’ombre pèse sur chacun des protagonistes, mais aussi de Nenoga, Théophile de Saint-Amand ou encore Gwennyn. Des personnages aussi fragilisés par la vie que l’est Agathe. Des êtres craints, rejetés, car jugés trop différents. Leur indépendance, leurs savoirs, leurs croyances, leurs pouvoirs choquent et heurtent la petite communauté et les voilà bientôt livrés à la vindicte populaire.

Ma seule « déception » – je le mets entre guillemets car le mot est trop dur pour le sentiment réellement éprouvé – tient au résumé qui m’a induite en erreur. Je n’en blâme donc pas l’autrice, mais plutôt l’éditeur. En disant « il leur faudra ébranler le mutisme des locaux et creuser dans un passé que certains aimeraient bien garder enfoui », ce n’est pas faux, c’est même totalement ce qu’il se passe, mais dans des proportions bien moindres que ce que j’imaginais. L’enquête dans le village n’est pas le cœur du récit et se révèle finalement assez brève et vite expédiée (une fois que les personnages se lancent) alors que j’imaginais bien plus de rencontres, de mensonges et de répugnances à parler. Ce n’est pas une déception à proprement parler car je ne suis pas amère de ne pas avoir trouvé une plus longue enquête, mais ça m’a déstabilisé (c’est ça le sentiment réellement éprouvé) : je me demandais quand les locaux interviendraient dans cette affaire (comme quoi, je devrais toujours m’en tenir à mes lectures incomplètes des résumés, cela ne me réussit jamais). 

Les dessins de Xavier Collette – à savoir la couverture du livre et son portrait d’Agathe – ont énormément influencé la manière dont je visualisais cette histoire. Je suis souvent totalement fan de son travail (il a notamment illustré un de mes jeux préférés, Abyss) et cette tendance se confirme avec Le Phare au Corbeau. Ses ambiances ont marqué mon imagination et toutes les images nées dans mon esprit (celle du domaine envahi par une sombre aura par exemple). Je trouve qu’il a parfaitement capturé l’atmosphère de la Bretagne que raconte Rozenn Illiano et le caractère d’Agathe, toutes deux fières, indomptables, uniques.

La Phare au corbeau - Agathe par Xavier Collette

Agathe, par Xavier Collette

Que vous croyez ou non aux esprits, je vous invite à découvrir Le Phare au Corbeau et son envoûtante histoire de fantômes. Pour ses personnages humains et attachants, pour ses paysages de côtes bretonnes battues par les vents et les vagues, pour son ambiance de magie, de superstitions et de légendes, pour ce mélange de fantastique, de douce frayeur et de croyances populaires, pour la magnifique couverture de Xavier Collette… pour bien d’autres raisons qu’il vous faudra découvrir par vous-mêmes.

« Que le spectacle commence, répète toujours Isaïah. Lui se considère en représentation ; moi, j’ai l’impression de jouer ma vie au point de sentir sur mon âme comme un trait gravé avec la pointe d’une pierre, un pour chaque mort que je fixe dans les yeux. Leurs regards me brûlent. Leurs regards me brûlent parce qu’ils me voient, et ils me voient parce que moi je les vois. »

« La jeune femme comprit que tout était perdu pour elle. Personne ne lui viendrait en aide, et surtout pas sa famille. Lorsqu’elle leva les yeux vers sa mère, s’arrachant au poignant spectacle de Lug et d’Enora terrorisés dans leur coin, elle la vit telle qu’elle était : une femme vieillie trop tôt qui n’avait jamais pu accepter les chaînes qu’elle portait, qui avait dû subir sa vie puisqu’elle ne pouvait pas faire autrement. Comme toutes les femmes du village, comme toutes celles qui vivaient dans la région ou ailleurs, condamnées à se marier et à devenir mère parce que leur famille en avait décidé ainsi, à endurer les assauts pressants de leur mari, la terrible douleur de l’enfantement, le travail aux champs ou au lavoir, l’esprit et le corps enfermés dans une cage en fer. L’on traitait de sorcières celles qui s’échappaient de cette geôle, qu’elles possèdent véritablement des pouvoirs ou non… Comment Gwennyn pouvait-elle espérer sans sortir ? »

Magie grise, T1, Le Phare au Corbeau, Rozenn Illiano. Critic, 2019. 382 pages.

Challenge Voix d’autrice : un livre dont le personnage principal est une femme

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