Personne ne gagne, de Jack Black (1926)

Personne ne gagne (couverture)Personne ne gagne est le récit autobiographique de Jack Black, hobo, voleur, cambrioleur, perceur de coffre. À travers ses errances, ses coups, ses incarcérations, à travers les États-Unis et le Canada, à travers quelques dizaines d’années de vie jusqu’à sa « reconversion » dans un emploi d’archiviste d’un journal, il nous fait découvrir une époque et un mode de vie.

Car, au-delà de sa vie, son récit trace aussi le portrait de l’Amérique de la fin du XIXe et du début du XXe siècles. Une Amérique post-ruée vers l’or avec ses saloons, ses fumeries d’opium, ses bordels, ses prisons aux pratiques cruelles. L’Amérique nocturne, celle des bas-fonds et de l’illégalité. Mendiants, prostituées, voleurs, assassins, vagabonds… tel est l’entourage de Jack Black. Un entourage dont il nous fait découvrir l’argot et le code moral étonnamment rempli de principes et de valeurs. Un entourage d’où naîtra quelques trahisons, mais aussi des amitiés fortes et des loyautés indéfectibles.

Jack Black raconte son histoire de manière assez humble et particulièrement lucide. Il analyse à plusieurs reprises le pourquoi de ses activités criminelles et ses sentiments fluctuant, sans finalement blâmer une quelconque cause extérieure.
Son récit est un plaidoyer contre la peine de mort et les mauvais traitements en prison qui ne résolvent rien et ne détournent personne de la récidive. Parfois maltraité, blessé physiquement par l’autorité, il raconte comment cela n’a fait que nourrir sa rage et son sentiment d’injustice, l’éloignant toujours davantage de la société, jusqu’à ce qu’il soit sauvé par la bienveillance d’un procureur, d’un juge, de personnes l’ayant aidé, lui ayant procuré un toit et un travail. Sa détermination fut également un outil précieux grâce à un déclic personnel nourrissant sa volonté d’arrêter l’opium, de rembourser ses dettes et de ne pas trahir la parole donnée.
Des passages sont particulièrement chouettes et intéressants, qu’ils soient drôles, touchants ou introspectifs, mais je regrette que d’autres m’aient laissé de marbre alors qu’ils n’auraient pas dû. Je pense notamment à ceux où des amis se font tuer sous ses yeux pendant des vols, mais où le récit ne transmet aucune émotion (pour le coup, on ne peut pas lui reprocher de tomber dans le pathos !).

Une fois Jack Black parti sur les routes, le roman souffre d’une certaine répétition à mes yeux : il s’agit d’un enchaînement de coups et d’emprisonnements un peu mécanique, amplifié par un détachement vis-à-vis de l’histoire, des événements, du narrateur. J’ai eu bien du mal à me sentir impliquée ; au contraire, je me suis sentie mise à distance, peut-être à cause du fait que l’auteur revient sur des événements s’étant déroulés des années auparavant. Paradoxalement, cela donne l’impression d’une liste de casses et de vols assez exhaustives sans que je ne me sois représentée le nombre de coups, le temps que cela lui demandait, les sensations et les pensées que cela génère chez lui sur le moment…
Cependant, cela est rattrapé sur la fin – c’est juste dommage d’avoir dû attendre autant – dans deux chapitres où il relate des coups en détail, presque mouvement par mouvement, ce qui rattrape tous les défauts énumérés ci-dessus. Outre le fait que l’on se rend mieux compte du temps qu’il y passe, c’est surtout beaucoup plus immersif ! Nous partageons sa tension, son appréhension du réveil de la victime ; nous vivons sa frustration en cas d’échec – tout en souriant de quelques gros ratés quasi burlesques – et son plaisir en cas de succès. Et, en parallèle, j’ai ressenti le côté hyper intrusif et dérangeant pour la cible endormie qui ignore qu’une main étrangère est en train de fouiller sous son oreiller…

L’argot utilisé par Jack Black – une boutanche, thuner, une consolante, les conventions dans les jungles, se faire un train… – m’a d’ailleurs interrogée. Car s’il permet d’offrir une voix originale et identifiable à son narrateur, de l’ancrer dans un milieu, son authenticité est questionnable étant donné qu’il s’agit d’une traduction. Ainsi, je me suis souvent demandé quel avait été l’angle des traducteurs et comment les termes avaient été choisis : sont-ils ceux des voleurs francophones ? sont-ils issus du parler des classes sociales les plus modestes ? J’avoue que j’aurais apprécié une petite annexe sur le sujet…

Car le roman est complété par trois annexes à l’intérêt variable. La première est un texte de Jack Black sur les pratiques dans les prisons, leur inefficacité, d’où un appel à davantage d’humanité : sa plume et ses développements sont à la fois intéressants et convaincants. La seconde est de la main de William S. Burroughs qui fut influencé par Jack Black, mais je l’ai trouvé particulièrement dispensable et oubliable ; enfin, la dernière précise un peu la reconversion de Jack Black et la genèse du roman et était potentiellement intéressant mais finalement trop brouillonne pour que je l’apprécie vraiment.

Un récit plaisant qui se lit rapidement – ce qui contribue sans doute à éviter la lassitude née de la redondance – mais bien loin des chocs littéraires qu’ont pu être d’autres Monsieur Toussaint Louverture (tels La Maison dans laquelle, Watership Down ou Et quelquefois j’ai comme une grande idée).

« Si on représentait sur une feuille mon parcours depuis le pensionnat jusqu’à ce bureau, on obtiendrait une ligne en zigzag du genre de celles des scientifiques pour observer les pics et les chutes des températures, des précipitations ou de la Bourse. Chaque changement de cap dans ma vie a été abrupt, soudain. Je ne me rappelle pas en avoir entrepris un seul avec élégance, douceur, facilité. »

« Mon argent fondait comme neige au soleil, je devais me renflouer et, chaque nuit, je rôdais en ville dans un seul but, repérer un coup. C’est difficile d’expliquer au profane la fierté du voleur. Sans elle, il ne paierait ni vêtement ni loyer et emprunterait sans avoir l’intention de rembourser. Jour après jour, il ne fait pas ces choses-là ; jour après jour, il prend des risques et il est fier de pouvoir s’acheter ce dont il a besoin. C’est tordu, bien sûr, mais c’est comme ça. »

« J’avais pris l’habitude de bien peser le pour et le contre avant d’agir. Le problème, c’est que je ne suivais pas toujours mes conclusions. Je savais que je prenais un risque en restant au Canada après mon évasion ; pourtant, j’étais resté. J’avais conscience depuis longtemps que chacun de mes actes était injuste et criminel ; pourtant, je n’avais jamais songé à changer. En réfléchissant à ma situation avec toute la lucidité, la logique et l’objectivité dont j’étais capable, je compris que le seul coupable dans l’histoire, c’était moi, que je m’étais laissé dériver d’un crime à l’autre jusqu’au naufrage. Ni les circonstances ni une quelconque puissance supérieure ne m’avaient forcé à embrasser cette vie et mis dans ce pétrin. Je m’étais moi-même engagé sur cette voir, et je la suivrais tant que je n’aurais pas moi-même décidé de revenir dans le droit chemin. Curieusement, ici et maintenant, je n’en ressentis pas l’envie. Ça me suffisait de sentir que c’était possible. Aucune raison de prendre de bonnes résolutions tant que je n’avais pas purgé ma peine. J’attendrais de voir ce qu’elle me réservait. »

« Je savais qu’un employé bien portant aura tiré plus de ses dix ans de labeur que moi des miens, et si j’avais eu l’intention de me trouver un boulot, j’aurais pris celui-ci comme n’importe quel autre. Mais l’idée de travaille m’était aussi étrangère que celle de cambrioler une maison le serait à un plombier ou à un imprimeur. Je n’étais pas paresseux ou tire-au-flanc ; je savais qu’il y avait des moyens moins risqués et compliqués de gagner sa vie, mais c’était la façon de faire des autres, des gens que je ne connaissais, ne comprenais pas, ne voulais pas. Je ne les traitais pas de gogos ou de péquenauds sous prétexte qu’ils étaient différents et travaillaient pour vivre. Ils représentaient la société. La société représentait la loi, l’ordre, la discipline, le châtiment. La société, c’était une machine conçue pour me mettre en pièces. La société, c’était l’ennemie. Un mur immense nous séparait, elle et moi ; un mur que j’avais peut-être moi-même érigé – je n’étais pas sûr. En tout cas, je n’allais pas l’escalader et rejoindre l’ennemi juste parce que j’avais eu un peu la poisse. »

Personne ne gagne, Jack Black. Monsieur Toussaint Louverture, coll. Les grands animaux, 2017 (1926 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jeanne Toulouse et Nicolas Vidalenc. 470 pages.

La rivière pourquoi, de David James Duncan (1983)

La rivière pourquoi

Issu d’une famille bien barrée, Gus Orviston, jeune prodige de la pêche, décide un beau jour de tout plaquer pour s’installer dans une cabane au bord d’une rivière et  y pousser son art à son paroxysme. Sauf que, la solitude et quelques mésaventures aidant, ce sera surtout le lieu de rencontres, de surprises, de réflexions et, alors qu’il souhaitait tant s’isoler, d’ouverture aux autres.

Résumé certes succinct, mais ce n’est point un roman d’aventures, si ce n’est celle d’une aventure essentiellement intérieure. Autour de la pêche. Pourquoi pas. Je précise que personnellement je n’y connaissais absolument rien (et c’est toujours à peu près le cas), n’étant pas du tout intéressée par ce type de « loisir ». Mais c’est typiquement le genre de lecture qui se bonifie à être partagée avec la plus fantastique des copinautes, c’est-à-dire Coline/Maned Wolf.

Si mon désintérêt pour la pêche n’a pas été un frein, que ce soit pour apprécier ou pour suivre le roman en dépit de toutes les précisions halieutiques égrenées le long des pages, je dois avouer que certains passages trop riches en débat sur le sujet (comme tous les chapitres autour d’Izaak Walton, auteur du Parfait Pêcheur à la ligne) m’ont légèrement ennuyée et m’ont fait douter quant à la suite de la lecture.
En outre, je ne m’attendais pas au tournant philosophique, spirituel et quasi religieux parfois emprunté par le roman. Outre le fait que je n’étais pas vraiment prête, à ce moment-là, pour ce type de lecture, j’avoue que certaines scènes un peu mystiques m’auraient probablement laissée de marbre quelle que soit la situation. (Surtout que je m’attendais à ce que ça provoque un revirement sur la pêche, mais non, pas vraiment.)

Cependant, je ne regrette nullement cette lecture. Ne serait-ce que pour les portraits dessinés par l’auteur et qui sont tout bonnement fantastiques. Bien acérés et hilarants, ils constituent, pour moi, le point fort de ce roman. Chaque rencontre avec ces hommes et femmes atypiques et truculents, pleinement eux-mêmes dans leurs convictions, dans leurs excentricités, dans leur mode de vie, a été un régal perpétuellement renouvelé, jamais démenti.
En tête de file, H2O et Ma, les dynamiques parents du fameux Gus. Lui pêche à la mouche, elle pêche à l’appât, et à eux deux, ils transforment la maison familiale « en un petit Belfast de la pêche, déchirée par un « dialogue » interconfessionnel ne comprenant guère plus que des injures, sarcasmes, moqueries, vantardises et curieux corps-à-corps ». Il a aussi Bill Bob, le petit frère de Gus qui, étant totalement imperméable à la folie de la pêche qui envahit chaque coin de la maison, chaque conversation à la table familiale et chaque week-end, évolue dans son propre univers ; Titus et Descartes, les philosophes (Descartes étant un chien, mais cela n’empêche pas) ; Eddy (Eddy étant une fille), Abe (Abe étant… je vous laisse découvrir) et tous les autres. Quoi qu’il en soit, chaque interaction entre Gus et autrui était tout simplement réjouissante à lire et c’est dans ces moments-là que mon attention était la plus totale et mon plaisir le plus complet.
Et puis, il y a Gus. Gus, l’obsessionnel. Vis-à-vis de la pêche surtout. Mais aussi de la reine du monde Jardin de Bill Bob, de sa reine terrestre, de sa quête idéaliste et spirituelle. Gus, qui remet en question ce qu’il exaltait par-dessus tout, l’essence même de sa vie. Qui grandit, tour à tour avec et contre sa famille, toujours les pieds dans l’eau. Qui expérimente la joie et la détresse, la mélancolie et la solitude psychique plus que physique, qui frôle de se noyer à bien des titres. Dont les pas le mèneront aussi bien à la rencontre de la nature et de ses voisins que sur des sentiers plus introspectifs. Un personnage qui, d’une rivière à l’autre, parcourt bien du chemin.

Derrière cette couverture chatoyante et ondoyante se cache un roman d’apprentissage étonnant au ton caustique et drôle, mais aussi profond qui interroge le sens de la vie. Si certains passages m’ont moins passionnée, il faut cependant avouer que le roman est de manière générale fort bien écrit et que plume et narration s’unissent parfois pour nous cueillir par les émotions les plus intenses.

« Seulement, quand on a grandi dans ces banlieues – qu’on a vu les rivières, les forêts, les fermes et les étangs mourir autour de soi et qu’on a eu la chance de s’échapper tous les week-ends et vacances scolaires et de se retrouver sur la berge d’un torrent sauvage peuplé de beaux poissons tout ça pour rentrer à la maison et voir de pauvres gosses pleins d’espoir équipés de cannes de fortune s’escrimant au bord de cours d’eau empoisonnés où même les écrevisses ont péri – ça nous touche, et au plus profond de moi, quelque chose commençait aussi à périr. »

« Enfin, le froid m’a envahi. Enfin, il m’a gagné de la tête aux pieds. Enfin, je me suis senti glacé et solitaire au point que toutes mes pensées, mes souffrances et mes idées se sont figées. Je n’étais plus triste. Je n’étais plus rien. Rien – une configuration aléatoire de molécules. Mon cœur battait peut-être encore, mais je ne m’en rendais pas compte. Je n’avais conscience que d’une seule chose : devant ce gouffre béant qui portait le nom de Mort, je ne savais rien, mes actes ne signifiaient rien, mes sensations ne transmettaient rien. Ce n’était pas une pensée éphémère. C’était un vide palpable qui me rongeait, plus réel que le froid. J’étais vide, un néant dénué de sens, hypnotisé sur son rocher dans le brouillard. A partir de cet instant, l’image du cadavre dérivant au fil du courant a cessé de me hanter. Ce n’était plus nécessaire : il avait fait son œuvre. »

« Il fallait que je dise quelque chose. Seulement à elle, je ne pouvais dire que quelque chose de beau, et mon esprit était plein de ses cheveux, ma langue était redevenue truite et pour une truite, dire quelque chose de beau, même de tiré par les cheveux, c’était impossible. »

« Ces tremblements et secousses intérieurs ne m’étaient pas inconnus : ils provoquaient dans ma tête et dans mon cœur ce que prendre un poisson avait toujours fait à mes mains tenant la canne. Mais ces ébranlements provenaient d’un flux intérieur autre que celui du sang. C’était un cours d’eau que mes cinq sens ne seraient jamais en mesure d’appréhender. »

La rivière pourquoi, David James Duncan. Éditions Monsieur Toussaint Louverture, coll. Les grands animaux, 2021 (1983 pour l’édition originale. 1999 pour la première traduction française). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Michel Lederer. 475 pages.

Moi, ce que j’aime, c’est les monstres, Livre premier, d’Emil Ferris (2017)

Moi ce que j'aime c'est les monstres (couverture)J’ai reçu ce roman graphique à Noël 2018, c’est dire le temps passé à attendre le « bon moment ». Il y avait aussi l’impatience de découvrir ce chef-d’œuvre, mâtinée de la crainte de ne pas l’aimer autant que les autres. Craintes infondées car je n’avais pas lu vingt pages que j’étais déjà sous le charme.

C’est une œuvre insolite et visuellement puissante. Les pages sont riches d’une profusion graphique qui s’affranchit des codes de la bande-dessinée pour suivre son propre chemin. Pleines pages, texte important, dessins s’entremêlant, des petits des grands, des portraits des détails, et de temps en temps, des cases. Le style hachuré d’Emil Ferris aux milliards de petits traits se fait tantôt rude, presque cartoonesque, tantôt d’une finesse et d’un réalisme incroyables. Certains de ses portraits m’ont scotchée par l’humanité qui se dégage des traits de ses protagonistes, visages fatigués, éprouvés, attristés, maltraités par la vie. À cela s’ajoutent des reproductions de tableaux et de couvertures de magazines d’horreur dans un mélange de culture classique et populaire hétéroclite et réjouissant. Presque une semaine pour lire ce livre tant j’en ai scruté les détails et les décors, suivi les lignes, détaillé les ombres et la profondeur, admiré l’efficacité et la précision.

Lorsqu’on feuillette le bouquin, ça semble très confus car on aperçoit des choses très différentes et apparemment sans rapport (sans parler du dessin qui interpelle et peut laisser perplexe, voire dubitatif). Mais je vous rassure, quand on se plonge dans l’histoire, c’est cohérent et passionnant. C’est un mélange d’enquête, d’histoire de vie, de péripéties quotidiennes et d’Histoire. Karen Reyes, fillette passionnée de monstres et de dessin, endosse le rôle de détective pour élucider le mystère de la mort de sa si belle et si triste voisine, Anka Silverberg. Elle se plonge dans la passé de celle-ci, un passé rempli d’horreurs au cœur de l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, tout en luttant, gérant, appréhendant son propre quotidien dans le Chicago des années 1960, entre la maladie de sa mère, son ostracisation à l’école, les mystères de son grand frère, la pauvreté, mais aussi la présence des caïds et des mafieux, la mort de Martin Luther King, le racisme…

C’est un journal de bord intimiste qui montre l’humain sous tous ses aspects : les moments de bonté, le partage avec une personne qui nous comprend, mais aussi toute la monstruosité que les cœurs, les esprits et les actions peuvent receler et dissimuler. La psychologie humaine y est scrutée dans ses méandres et dans ses ombres. C’est très sombre parfois, mais j’ai grandement apprécié le fait que le pire soit suggéré et non montré, ce qui est amplement suffisant.

Ce roman graphique est aussi une ode à la différence. Cette fillette qui se rêve lycanthrope nous emmène à la rencontre des minorités, de personnages noirs, métis, LGBTQ+, de prostituées, de « hors-norme ». Au fil des pages, les gueules cassées s’expriment, se dévoilent, sortent de l’ombre. L’autrice y prône la liberté d’être qui on souhaite être, le droit d’exprimer son identité, le besoin de faire tomber les masques.

Moi, ce que j’aime, c’est les monstres est donc une œuvre stupéfiante, colossale et absolument sidérante, dans laquelle le dessin au stylo bille happe et fascine par sa beauté, l’humanité et les émotions véhiculées. Une œuvre foisonnante et poétique d’autant plus impressionnante quand on connaît l’histoire de cette autrice et dessinatrice qui a vaincu la paralysie induite par le virus du Nil pour réapprendre à dessiner. Je ne sais pas quoi dire d’autre, c’est une claque, c’est un choc, que dis-je, un coup de poing dans le bide, dans le cœur, dans les yeux !

Une seule question à présent : à quand le tome 2, Monsieur Toussaint Louverture ?
(J’en profite pour signaler que c’est encore une publication hallucinante des éditions Monsieur Toussaint Louverture, que leur travail est beaucoup trop fabuleux et que le boulot sur le lettrage est admirable vu la manière dont il est incorporé au dessin. Bref, je les remercie pour toutes les émotions littéraires qu’ils offrent à chaque bouquin.)

« Cher carnet, je vais te parler franchement, pour moi, dans les magazines d’horreur, les meilleures couvertures, c’est celles où les nénés de la dame ne sont pas à moitié à l’air pendant qu’elle se fait attaquer par le monstre. Celles-là, elles me fichent plus que la frousse. Je pense que les nénés à l’air, ça envoie un message caché genre : avoir des seins = c’est très dangereux. Vu ce qui arrive à maman, peut-être que les magazines savent des choses qu’on ne sait pas… »

« Bien sûr dans les livres d’histoire, au chapitre des différents groupes assassinés par les nazis, il n’est jamais question des prostituées, car je suis sûre qu’elles sont considérées comme une tache sur la mémoire des autres victimes. La vérité, c’est que la vie d’une pute ne vaut rien. Pour moi, ce n’est que de la haine de soi. Notre société hait ceux qui les acceptent sans réserve, nous, nos corps, nos désirs secrets. C’est ce que ces dames m’ont appris. À respecter ce que les autres dédaignent. »

Moi, ce que j’aime, c’est les monstres, Livre premier, Emil Ferris. Monsieur Toussaint Louverture, 2018 (2017 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Charles Khalifa. 416 pages.

Et quelquefois j’ai comme une grande idée, de Ken Kesey (1964)

Et quelquefois j'ai comme une grande idée (couverture)La petite ville de Wakonda, Oregon, est le théâtre d’une grève acharnée. Sauf qu’une famille refuse de se plier aux consignes du syndicat et continue de travailler et de couper arbre après arbre : les Stamper. Retranchés là-haut, dans leur maison à deux doigts de tomber dans la rivière, le vieil Henry et Hank, son fils apparemment indestructible, mènent la désobéissance en se serrant les coudes. Jusqu’au retour du fils cadet, parti depuis douze ans, et de son désir de vengeance.

J’avais ce livre depuis des mois (Noël 2019 pour être précise) et depuis, j’attendais le fameux bon moment pour le lire. Avec Coline, nous avons finalement cessé d’attendre pour le provoquer grâce à une lecture commune motivante et comme toujours enthousiasmante. Et quel roman, mes aïeux ! Comment vous raconter ?…

Comment vous raconter… l’immersion dans ce torrent de mots qui nous plonge dans un brouhaha de vie. Car ce qui frappe en premier, c’est cette narration unique et sinueuse.
Pendant que le temps joue de l’accordéon et que le récit fait des bonds, les discours s’entremêlent, les points de vue se succèdent, les voix s’élèvent en cœur par un jeu constant de parenthèses et d’italiques, on passe du « il » au « je » dans une même phrase. Et pourtant, incroyable mais vrai, le roman est d’une fluidité limpide. C’est tout simplement hypnotisant, on se laisse entraîner dans le fleuve de cette histoire, parfois calme parfois impétueux comme la Wakonda Auga au fil du roman, on ne résiste pas et on attend avec impatience de découvrir ce que le prochain coude du torrent nous révèlera.
Ainsi, l’on suit les conversations et les événements du point de vue des différents protagonistes simultanément, ce qui confère au récit une richesse fantastique. Les ressentis, les pensées, les désaccords, tout se présente à nous sans que l’on ait à y revenir plus tard. Tout cela contribue à proposer une psychologie fouillée et à creuser les relations entre les personnages, notamment Hank et Lee.

Comment vous raconter… cette rencontre avec cette famille pour le moins rustique, mais terriblement attachante. Lire Et quelquefois j’ai comme une grande idée, c’est vivre au sein de la famille Stamper, c’est se languir d’eux lorsque le récit nous en éloigne, c’est apprendre à les connaître au travers de mille épisodes de leur histoire et de leur quotidien, ce qui les a construits, ce qui les a changés, ce qui a fait d’eux qui ils sont, ces personnages des bois si parfaitement campés.
On ne va pas se mentir, c’est là un univers majoritairement masculin, en dépit de l’insaisissable Viv, la femme de Hank, réservée et solitaire, en dépit d’éclats d’intrépidité. Une communauté rude et passionnée dans ses combats, dans ses sentiments, dans ses rancœurs, dans ses hontes, dans ses fiertés. Henry, le patriarche, volubile et infatigable même à moitié plâtré, voire braillard et épuisant. Joe Ben, l’éternel optimisme à la bonne humeur communicative, celui qui réchauffe les cœurs et remonte le moral sans même en avoir conscience. Lee, le cadet, l’intellectuel, celui qui bouscule tout, celui que j’ai parfois eu envie de secouer, parce qu’à côté, il y a Hank. Et c’est d’ailleurs ce que Lee détesterait : une fois de plus, le voilà éclipsé par ce grand frère, admiré pour sa force et sa volonté, mais que l’on apprend à connaître de manière tellement plus intime et sensible.
Et puis il y a tous les autres, ceux que l’on croise surtout au Snag, le bar local : Teddy, le barman perpétuel observateur des comportements humains, notamment ceux qui font sonner les pièces sur son comptoir, Evenwrite, le bûcheron récemment introduit dans la bureaucratie syndicale, Jenny l’Indienne, et tant d’autres bouseux, alcooliques, incultes qui sont en même temps tellement plus que ça car rien ni personne n’est manichéen dans ce roman.

Comment vous raconter… cet univers sauvage et rude, la découverte de la vie sur les bords de la Wakonda Auga. La force irrésistible du courant, menace permanente qui contraint Hank à consolider sans cesser les berges qui soutiennent sa maison ; l’humidité, si prégnante que l’on se sent moite rien qu’en s’imprégnant des mots ; la résistance de la forêt, qui griffe, fait trébucher, coupe, assomme ou pire encore, face aux intrusions des humains ; les animaux, moments de grâce, de douleur ou de mort, de l’acharnement d’une chienne chassant seule un ours au comportement incompréhensible d’un cerf en passant par de jeunes lynx qui m’ont fait passer par une palette d’émotions.

Comment vous raconter… la tension de certains chapitres, soixante ou quatre-vingts pages dévorées sans pouvoir se détacher du livre, l’émotion de certaines scènes que ce soit dans la joie, dans la sérénité (tout à fait, c’est très rare, mais non absent), dans la colère ou dans l’amertume ou un maelström de sentiments et de sensations. C’est un roman autour des choix et de leurs conséquences, des choix qui prennent au piège, qui affirment qui l’on est, qui scellent le destin d’une famille.

Je me sens totalement incapable de vous raconter tout ça, d’écrire une chronique qui rendrait justice à ces neuf cents pages de beauté et de cruauté, à ce trop-plein d’humanité, à cette histoire touffue, dramatique et déchirante, à ce bijou de la littérature américaine, à ce roman original et unique qui rejoint mon panthéon des « pareils à nul autre ».
Quitter les Stamper après tant de jours à leurs côtés me fend le cœur, mais quel bonheur d’avoir enfin lu ce livre sensationnel et d’avoir découvert cette écriture sidérante. Ce sera indubitablement l’une de mes meilleures lectures de l’année, donc je vous invite à laisser une chance à ce roman incroyable.

« La famille logeait à la graineterie en ville quand le froid était rude, et, sinon, sous la grande tente de l’autre côté de la rivière lorsqu’ils s’activaient au chantier de la maison qui, comme tout le reste dans la contrée, poussait avec une obstination muette et lente au fil des mois, apparemment en dépit de tout ce que Jonas faisait pour en retarder l’achèvement. La maison elle-même s’était mise à le hanter : plus elle grandissait, plus il se sentait paniqué et pris au piège. Elle se tenait là, sur la rive, cette saleté, énorme, pas encore peinte, impie. Sans ses fenêtres, on aurait dit un crâne, dont les orbites noires observaient la rivière couler en contrebas. Tenant du mausolée plutôt que de l’habitation ; d’un lieu où finir sa vie, pendait Jonas, plutôt que du lieu d’un nouveau départ. Car cette terre débordait de mort ; cette terre d’abondance, où les plantes poussaient en une seule nuit, où Jonas avait vu un champignon éclore sur la carcasse d’un castor et, en quelques heures furtives, atteindre la taille d’un grand chapeau – cette terre de richesses était littéralement saturée d’une mort humide et terrifiante. »

« Les camions ! Les tracteurs ! Les grues ! Moi je dis qu’il leur faut plus de puissance. Au diable les culs-terreux qui nous rabâchent sans arrêt avec leur bon vieux temps. Moi je peux vous dire qu’il y avait rien de bon dans le bon vieux temps sauf baiser les petites Indiennes à l’œil. Un point c’est tout. Question travail, question débardage tiens, c’était casse-toi le cul du matin au soir et t’avais à peine abattu trois arbres. Trois arbres ! Aujourd’hui, le premier petit morveux, il les met par terre tous les trois en une demi-heure avec une Homelite. Non monsieur. Le bon vieux temps peut aller au diable ! Le bon vieux temps, il a même pas fait une toute petite éclaircie dans l’ombre. Si tu veux te tailler une surface qui soye visible dans ces saloperies de collines, t’as intérêt à t’équiper avec ce que l’homme fait de mieux. Ecoute-moi : Evenwrite avec toutes ses conneries sur l’automatisation… il dit qu’il faut pas trop s’engager là-dedans. Je ne suis pas dupe. Moi je l’ai vue, de mes yeux vue. Je l’ai coupée et je l’ai vue repousser. Ça repoussera toujours, toujours ! Ça vivra bien après tout ce qu’est fait en chair et en os. Faut aller là-dedans avec des machines et tout arracher, nom de Dieu ! »

« Alors… je crois bien… que je ne devrais pas espérer qu’il fasse les choses autrement avec le petit Leland. Il va pas prendre un raccourci pour aller direct au moment où il sait déjà – oh oui il le sait ! – qu’il mettra fatalement une peignée au gamin. Parce que tout au fond de lui, il espère encore et encore que ça va pas se passer comme ça. Il faut qu’il continue à espérer que les choses se passeront autrement. Sinon, il va finir solitaire et méchant comme un vieux pitbull. »

Et quelquefois j’ai comme une grande idée, Ken Kesey. Monsieur Toussaint Louverture, coll. Les grands animaux, 2015 (1964 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Antoine Cazé. 894 pages.

La Maison dans laquelle, de Mariam Petrosyan (2009)

La maison dans laquelle (couverture)Il m’aura fallu un an pour me lancer dans ce livre que l’on m’avait offert au Noël précédent et que je zieutais donc depuis un an. Ce livre magnifique, lourd, dense, à la couverture sombre pailletée d’argent, à cette quatrième de couverture marquée simplement de deux injonctions comme inscrites à la craie :

« NE PAS FRAPPER
NE PAS ENTRER »

L’envie de le savourer, l’envie de prendre mon temps, l’envie étrange de retarder le moment où je me plongerai dans cette histoire que je présentais étonnante. Et dès la première centaine de pages, j’ai senti que c’était un livre dont je n’allais pas vouloir ressortir.

Pour une fois, je vais vous donner le résumé de l’éditeur (les merveilleuses éditions Monsieur Toussaint Louverture) : « Dans la Maison, vous allez perdre vos repères, votre nom et votre vie d’avant. Dans la Maison, vous vous ferez des amis, vous vous ferez des ennemis. Dans la Maison, vous mènerez des combats, vous perdrez des guerres. Dans la Maison, vous connaîtrez l’amour, vous connaîtrez la peur, vous découvrirez des endroits dont vous ne soupçonniez pas l’existence, et même quand vous serez seul, ça ne sera jamais vraiment le cas. Dans la Maison, aucun mur ne peut vous arrêter, le temps ne s’écoule pas toujours comme il le devrait, et la Loi y est impitoyable. Dans la Maison, vous atteindrez vos dix-huit ans transformé à jamais et effrayé à l’idée de devoir la quitter. »
Si tout est clair quand on a lu le roman de Mariam Petrosyan, il est un peu flou pour qui ne s’y est pas encore risqué et je pense vraiment qu’aborder ce roman sans en savoir grand-chose est une excellente idée. Je ne connaissais que l’histoire particulière de ce texte (écrit pendant une dizaine d’année par l’autrice arménienne, La Maison dans laquelle circulera pendant quinze ans de lecteurs en lecteurs avant de tomber entre les mains d’un éditeur qui le publiera en 2009 pour la première fois) et des bribes de ce résumé quelque peu nébuleux (puisque je survole plus que je ne lis les résumés) et ça m’a permis de partir à l’aventure sans a priori, sans attentes et prête à être surprise.
Longue introduction, je sais, pour vous dire que j’aimerais donc vous convaincre de partir dans l’inconnu, mais je vais tout de même développer un peu pour celles et ceux qui veulent en savoir plus.

La Maison dans laquelle est un texte troublant. Les narrateurs s’alternent, on oscille entre deux temporalités et c’est à nous de raccrocher les morceaux pour se constituer un tableau d’ensemble. Maison d’accueil pour enfants handicapés et/ou malades, physiquement ou mentalement, cette petite communauté possède ses lois, ses us et coutumes, ses légendes, ses rites. Comme celui qui consiste à baptiser chaque nouvel·le arrivant·e d’un nouveau surnom, lequel pourra changer au fil du temps. Les pièces du puzzle s’assemblent petit à petit, on devine qu’Untel était appelé Bidule dans le passé, on trépigne d’impatience à l’idée de découvrir ce qui est arrivé à tel autre, et les pages se tournent de plus en vite (alors qu’on voudrait aussi ralentir pour faire durer cette lecture stupéfiante).
Ça n’en est pas moins un roman où l’on suit le quotidien – et quel quotidien dans cette Maison où les enfants paraissent totalement libres, voire laissés à l’abandon (malgré la présence parfois d’éducateurs ou de professeurs) – de vrais personnages aux caractères bien trempés et très différents. Et comment ne pas s’attacher à cette bande de cabossés ? A ce trublion de Chacal Tabaqui, à ce Vautour torturé, à ce Shinx à l’aura impressionnante, à L’Aveugle maître de la Maison, à ce timide Macédonien, à Fumeur perdu parmi eux, leurs phrases sibyllines et leurs explications énigmatiques – notre reflet dans cette Maison où semble régner l’anarchie, mais bel et bien régie par des règles implicites.

C’est aussi un roman fantastique, ce qui ajoute une touche d’étrangeté à cette histoire. Au quotidien déjà extraordinaire, mais plus ou moins imaginable, s’enchevêtrent des filaments d’impossible, d’incompréhensible, de bizarre, de surnaturel. La Maison y est un personnage, peut-être le personnage central. Aussi vivante que celles et ceux qui l’habitent, elle déroule ses tentacules, recueille ou repousse, protège ou enferme. On ne comprend pas tout et ce n’est pas grave, la Maison ne peut être contenue dans mille pages, c’est tout un univers que nous n’avons pu qu’effleurer.

La Maison dans laquelle est un théâtre où se joue une pièce sur l’enfance, sur l’adolescence, sur la peur de l’inconnu, sur la terreur de grandir, sur la maladie, sur la folie. Bien que portée par l’amitié, cette fresque est terrible et cruelle, stupéfiante et trouble, parfois glauque et parfois drôle. Un roman unique, bouillonnant, mystérieux, initiatique, qui se laisse apprivoiser au fil de la lecture, qui s’éclaire parfois avant de nous plonger dans d’autres mystères. Un texte fou, onirique, dérangeant, envoûtant. Inoubliable.

Comment enchaîner sur un autre livre après ça ? Comment choisir un nouveau compagnon alors qu’on se sent si abandonnée, qu’on soupire encore et pour longtemps après celui qu’on a refermé ?

« Car la Maison exige une forme d’attachement mêlé d’inquiétude. Du mystère. Du respect et de la vénération. Elle accueille ou elle rejette, gratifie ou dépouille, inspire aussi bien des contes que des cauchemars, tue, fait vieillir, donne des ailes… C’est une divinité puissante et capricieuse, et s’il y a bien quelque chose qu’elle n’aime pas, c’est qu’on cherche à la simplifier avec des mots. Ce genre de comportement se paie toujours. »

« Bossu lui-même participait de cette angoisse qu’il avait fuie ; il l’avait apportée et installée au milieu des branches, en espérant que le silence et la vie dans le chêne la chasseraient puisqu’il n’était pas parvenu à s’en guérir. Tous se comportaient de la même façon : ils se démenaient pour cacher au plus profond d’eux ce qui leur appartenait, ils s’y dissimulaient même à leurs propres yeux, y enfermaient leurs oiseaux, ils reculaient, reculaient et transpiraient la peur. Et puis ils s’efforçaient de sourire, de lancer des boutades, de discuter, de se nourrir et de se multiplier. Bossu seulement ne savait pas faire comme tout le monde. Il n’avait pas la force de cacher quoi que ce soit, et ça le rendait encore plus malheureux. »

La Maison dans laquelle, Mariam Petrosyan. Editions Monsieur Toussaint Louverture, 2016 (2009 pour l’édition originale). Traduit du russe (Arménie) par Raphaëlle Pache. 953 pages.

Challenge Voix d’autrice : un roman fantastique 

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