L’Homme qui rit, de Victor Hugo (1869)

Lu dans le cadre du rendez-vous « Les fantastiques classiques » qui voyait s’affronter ce mois-ci Marcel Proust et Victor Hugo : choix évident pour moi, car Victor m’attire toujours plus que ce terrifiant Marcel et je n’avais pas le temps pour deux auteurs de cette envergure.

Les classiques, c'est fantastique - Hugo VS Proust

Angleterre, 1690. Un enfant défiguré et abandonné et une jeune orpheline sont recueillis par un saltimbanque philosophe et solitaire et son loup. Quinze ans plus tard, « L’Homme qui rit » attire tous les succès mais se forge un esprit de révolte envers les injustices sociales qui éclatera quand sera révélé un étonnant secret.

L'Homme qui rit (couverture)Je pensais avoir le temps de lire en octobre ; de toute évidence, pas vraiment car j’ai passé le mois avec Gwynplaine, Ursus, Dea, Homo et Victor. Heureuse compagnie, il faut bien l’avouer. J’attendais avec impatience cette nouvelle lecture hugolienne après les chocs littéraires que furent Les Misérables et Notre-Dame de Paris.

Dès les premières pages, j’ai été chamboulée par la poésie des descriptions. La rencontre avec Ursus et Homo fut juste sublime et m’apporta dès les premières pages cette réconfortante sensation de plonger à nouveau dans un roman d’exception.

« Ursus était remarquable dans le soliloque. D’une complexion farouche et bavarde, ayant le désir de ne voir personne et le besoin de parler à quelqu’un, il se tirait d’affaire en se parlant à lui-même. Quiconque a vécu solitaire sait à quel point le monologue est dans la nature. La parole intérieure démange. Haranguer l’espace est un exutoire. Parler tout haut et tout seul, cela fait l’effet d’un dialogue avec le dieu qu’on a en soi. C’était, on ne l’ignore point, l’habitude de Socrate. Il se pérorait. Luther aussi. Ursus tenait de ces grands hommes. Il avait cette faculté hermaphrodite d’être son propre auditoire. Il s’interrogeait et se répondait ; il se glorifiait et s’insultait. On l’entendait de la rue monologuer dans sa cahute. Les passants, qui ont leur manière à eux d’apprécier les gens d’esprit, disaient : c’est un idiot. »

Par la suite, chapitre après chapitre se déroule un ouvrage grandiose, parfois grandiloquent certes mais extraordinaire. Car, au-delà de l’intrigue résumée, avec Hugo, tout est prétexte à digressions qui viennent servir l’histoire. Ainsi, outre le fait qu’il prend son temps pour poser le cadre et développer ses personnages, il sublime également la nature et ses affres, ses beautés et ses violences tout en exaltant en parallèle l’intériorité des personnages, les émotions et les dilemmes qui les traversent. Le récit s’ouvre sur les pièges de la mer, de la neige et de la nuit avant de raconter ceux – cruels et révoltants – des hommes. Oreilles bouchées et cœurs fermés.
Au cœur des injustices, des pauses, à l’instar de la rencontre poignante d’Ursus et des enfants Gwynplaine et Dea. Misanthropie bougonne immédiatement emplie de tendresse. Après le silence au milieu des éléments, un dialogue, un échange. Après la solitude, des âmes qui se trouvent et s’adoptent.
Ce quatuor est tout simplement magnifique. Autant j’avais bien souvent entendu parler de Gwynplaine et Dea, autant j’ai pu découvrir – et quelle rencontre ! – Ursus et Homo. S’ils sont souvent archétypes, ils sont aussi sincérité, poésie et émotion. La luminosité protectrice de Dea, les tirades d’Ursus et ses marmonnements attendris, la présence réconfortante d’Homo, Gwynplaine tiraillé, tenté, furieux, majestueux…

« Dea avait un voile, la nuit, et Gwynplaine avait un masque, sa face. Chose inexprimable, c’était avec sa propre chair que Gwynplaine était masqué. Quel était son visage, il l’ignorait. Sa figure était dans l’évanouissement. On avait mis sur lui un faux lui-même. Il avait pour face une disparition. Sa tête vivait et son visage était mort. Il ne se souvenait pas de l’avoir vu. »

Retrouver la verve d’Hugo fut à nouveau un plaisir immense et jamais démenti. Sa plume, précise, foisonnante, éclatante, érudite, recherche constante d’un vocabulaire parfait. Ses portraits tout de vie, d’images, de fureur et d’émotions. Ses parenthèses, ses développements d’une richesse inouïe. Son intelligence, qui va bien au-delà des références historiques, mythologiques, bibliques que je ne peux prétendre toutes saisir. Ses apostrophes au lecteur. Ses touches d’ironie qui critiquent une société, une injustice, ce cynisme s’opposant aux personnages romantiques et idéalistes.

« Funèbre rentrée de l’ombre dans une âme. Ainsi s’opérait, en ce Gwynplaine qui avait été un héros, et qui, disons-le, n’avait peut-être pas cessé de l’être, le remplacement de la grandeur morale par la grandeur matérielle. Transition lugubre. Effraction d’une vertu par une troupe de démons qui passe. Surprise faite au côté faible de l’homme. Toutes les choses inférieures qu’on appelle supérieures, les ambitions, les volontés louches de l’instinct, les passions, les convoitises, chassées loin de Gwynplaine par l’assainissement du malheur, reprenaient tumultueusement possession de ce généreux cœur. Et à quoi cela avait-il tenu ? à la trouvaille d’un parchemin dans une épave charriée par la mer. Le viol d’une conscience par un hasard, cela se voit. »

Hugo, à travers ses protagonistes, dénonce la roulette du pouvoir, la justice dévoyée, la peur des petits constamment écrasés, l’oisiveté immorale de l’aristocratie, le gouffre entre ceux qui ont tous et ceux qui ne sont rien. En ces temps d’instabilité politique où l’Angleterre oscille entre république et monarchie, Gwynplaine affute son esprit critique, constate les inégalités et la toute-puissance écœurante des lords jusqu’à cet aboutissement : un discours déchirant et éclairant, criant de vérité. De là un drame : l’impossibilité pour cette voix sensible, intelligente et raisonnable de se faire entendre à travers son masque de chair.
À l’instar de Notre-Dame de Paris, Hugo interroge : qui sont les véritables monstres ? Question rhétorique, me direz-vous… Josiane et Barkilphedro – dont je ne dirai rien pour vous laisser le plaisir de la découverte – m’auront marquée à l’image d’un Javert ou d’un Frollo…

« Celui qui se venge d’un bienfait, quel homme ! Barkilphedro était ce colosse. Ordinairement l’ingratitude est de l’oubli ; chez ce privilégié du mal, elle était de la fureur. L’ingrat vulgaire est rempli de cendre. De quoi était plein Barkilphedro ? d’une fournaise. Fournaise mêlée de haine, de colère, de silence, de rancune, attendait pour combustible Josiane. Jamais un homme n’avait à ce point abhorré une femme sans raison. Quelle chose terrible ! Elle était son insomnie, sa préoccupation, son ennui, sa rage.
Peut-être en était-il un peu amoureux. »

Certes, l’on se demanderait presque parfois si l’intrigue avance dans ce roman bavard et dense (où l’abondance de mots semble tenter de s’affranchir des frontières des mots et donner à ressentir le caractère vaporeux et fourmillant de la pensée), intimidant plaidoyer politique. Et pourtant, oui. Car cette histoire superbe est une plongée dans une société, dans les classes sociales qui dessinaient l’Angleterre des XVII-XVIIIe siècles ainsi que dans des destinées individuelles magnifiques. Une plongée dans la misère, l’inhumanité, le sordide et, malgré tout, l’espoir. Encore une fois, Hugo, perpétuel virtuose, m’a transportée et bouleversée, c’est un souffle puissant, à la fois magistral et déchirant. Je suis émerveillée et éblouie, que dire de plus.

« Cela faisait des êtres dont la loi d’existence était monstrueusement simple : permission de souffrir, ordre d’amuser. »

« Il est presque impossible d’exprimer dans leurs limites exactes les évolutions abstruses qui se font dans le cerveau. L’inconvénient des mots, c’est d’avoir plus de contour que les idées. Toutes les idées se mêlent par les bords ; les mots, non. Un certain côté diffus de l’âme leur échappe toujours. L’expression a des frontières, la pensée n’en a pas. »

« – Qui êtes-vous ? d’où sortez-vous ?
Gwynplaine répondit :
– Du gouffre.
Et, croisant les bras, il regarda les lords.
– Qui je suis ? je suis la misère. Milords, j’ai à vous parler. »

L’Homme qui rit, Victor Hugo. Pocket, coll. Classiques, 2019 (1869 pour l’édition originale). 763 pages.

La rivière pourquoi, de David James Duncan (1983)

La rivière pourquoi

Issu d’une famille bien barrée, Gus Orviston, jeune prodige de la pêche, décide un beau jour de tout plaquer pour s’installer dans une cabane au bord d’une rivière et  y pousser son art à son paroxysme. Sauf que, la solitude et quelques mésaventures aidant, ce sera surtout le lieu de rencontres, de surprises, de réflexions et, alors qu’il souhaitait tant s’isoler, d’ouverture aux autres.

Résumé certes succinct, mais ce n’est point un roman d’aventures, si ce n’est celle d’une aventure essentiellement intérieure. Autour de la pêche. Pourquoi pas. Je précise que personnellement je n’y connaissais absolument rien (et c’est toujours à peu près le cas), n’étant pas du tout intéressée par ce type de « loisir ». Mais c’est typiquement le genre de lecture qui se bonifie à être partagée avec la plus fantastique des copinautes, c’est-à-dire Coline/Maned Wolf.

Si mon désintérêt pour la pêche n’a pas été un frein, que ce soit pour apprécier ou pour suivre le roman en dépit de toutes les précisions halieutiques égrenées le long des pages, je dois avouer que certains passages trop riches en débat sur le sujet (comme tous les chapitres autour d’Izaak Walton, auteur du Parfait Pêcheur à la ligne) m’ont légèrement ennuyée et m’ont fait douter quant à la suite de la lecture.
En outre, je ne m’attendais pas au tournant philosophique, spirituel et quasi religieux parfois emprunté par le roman. Outre le fait que je n’étais pas vraiment prête, à ce moment-là, pour ce type de lecture, j’avoue que certaines scènes un peu mystiques m’auraient probablement laissée de marbre quelle que soit la situation. (Surtout que je m’attendais à ce que ça provoque un revirement sur la pêche, mais non, pas vraiment.)

Cependant, je ne regrette nullement cette lecture. Ne serait-ce que pour les portraits dessinés par l’auteur et qui sont tout bonnement fantastiques. Bien acérés et hilarants, ils constituent, pour moi, le point fort de ce roman. Chaque rencontre avec ces hommes et femmes atypiques et truculents, pleinement eux-mêmes dans leurs convictions, dans leurs excentricités, dans leur mode de vie, a été un régal perpétuellement renouvelé, jamais démenti.
En tête de file, H2O et Ma, les dynamiques parents du fameux Gus. Lui pêche à la mouche, elle pêche à l’appât, et à eux deux, ils transforment la maison familiale « en un petit Belfast de la pêche, déchirée par un « dialogue » interconfessionnel ne comprenant guère plus que des injures, sarcasmes, moqueries, vantardises et curieux corps-à-corps ». Il a aussi Bill Bob, le petit frère de Gus qui, étant totalement imperméable à la folie de la pêche qui envahit chaque coin de la maison, chaque conversation à la table familiale et chaque week-end, évolue dans son propre univers ; Titus et Descartes, les philosophes (Descartes étant un chien, mais cela n’empêche pas) ; Eddy (Eddy étant une fille), Abe (Abe étant… je vous laisse découvrir) et tous les autres. Quoi qu’il en soit, chaque interaction entre Gus et autrui était tout simplement réjouissante à lire et c’est dans ces moments-là que mon attention était la plus totale et mon plaisir le plus complet.
Et puis, il y a Gus. Gus, l’obsessionnel. Vis-à-vis de la pêche surtout. Mais aussi de la reine du monde Jardin de Bill Bob, de sa reine terrestre, de sa quête idéaliste et spirituelle. Gus, qui remet en question ce qu’il exaltait par-dessus tout, l’essence même de sa vie. Qui grandit, tour à tour avec et contre sa famille, toujours les pieds dans l’eau. Qui expérimente la joie et la détresse, la mélancolie et la solitude psychique plus que physique, qui frôle de se noyer à bien des titres. Dont les pas le mèneront aussi bien à la rencontre de la nature et de ses voisins que sur des sentiers plus introspectifs. Un personnage qui, d’une rivière à l’autre, parcourt bien du chemin.

Derrière cette couverture chatoyante et ondoyante se cache un roman d’apprentissage étonnant au ton caustique et drôle, mais aussi profond qui interroge le sens de la vie. Si certains passages m’ont moins passionnée, il faut cependant avouer que le roman est de manière générale fort bien écrit et que plume et narration s’unissent parfois pour nous cueillir par les émotions les plus intenses.

« Seulement, quand on a grandi dans ces banlieues – qu’on a vu les rivières, les forêts, les fermes et les étangs mourir autour de soi et qu’on a eu la chance de s’échapper tous les week-ends et vacances scolaires et de se retrouver sur la berge d’un torrent sauvage peuplé de beaux poissons tout ça pour rentrer à la maison et voir de pauvres gosses pleins d’espoir équipés de cannes de fortune s’escrimant au bord de cours d’eau empoisonnés où même les écrevisses ont péri – ça nous touche, et au plus profond de moi, quelque chose commençait aussi à périr. »

« Enfin, le froid m’a envahi. Enfin, il m’a gagné de la tête aux pieds. Enfin, je me suis senti glacé et solitaire au point que toutes mes pensées, mes souffrances et mes idées se sont figées. Je n’étais plus triste. Je n’étais plus rien. Rien – une configuration aléatoire de molécules. Mon cœur battait peut-être encore, mais je ne m’en rendais pas compte. Je n’avais conscience que d’une seule chose : devant ce gouffre béant qui portait le nom de Mort, je ne savais rien, mes actes ne signifiaient rien, mes sensations ne transmettaient rien. Ce n’était pas une pensée éphémère. C’était un vide palpable qui me rongeait, plus réel que le froid. J’étais vide, un néant dénué de sens, hypnotisé sur son rocher dans le brouillard. A partir de cet instant, l’image du cadavre dérivant au fil du courant a cessé de me hanter. Ce n’était plus nécessaire : il avait fait son œuvre. »

« Il fallait que je dise quelque chose. Seulement à elle, je ne pouvais dire que quelque chose de beau, et mon esprit était plein de ses cheveux, ma langue était redevenue truite et pour une truite, dire quelque chose de beau, même de tiré par les cheveux, c’était impossible. »

« Ces tremblements et secousses intérieurs ne m’étaient pas inconnus : ils provoquaient dans ma tête et dans mon cœur ce que prendre un poisson avait toujours fait à mes mains tenant la canne. Mais ces ébranlements provenaient d’un flux intérieur autre que celui du sang. C’était un cours d’eau que mes cinq sens ne seraient jamais en mesure d’appréhender. »

La rivière pourquoi, David James Duncan. Éditions Monsieur Toussaint Louverture, coll. Les grands animaux, 2021 (1983 pour l’édition originale. 1999 pour la première traduction française). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Michel Lederer. 475 pages.

De sang et d’encre, de Rachel Kadish (2017)

De sang et d'encre2000 (et non 2017 comme l’indique la quatrième de couverture). Helen Watt, professeur d’université proche de la retraite, est contactée par un ancien élève pour examiner de vieux papiers dissimulés dans une cache secrète de sa maison depuis trois cents ans. La spécialiste de l’histoire juive et Aaron Levy, un étudiant américain plongée dans une thèse compliquée, réalisent rapidement qu’un trésor est à portée de main. Qui est cet Aleph auteur de ces manuscrits ?
1656. Esther Velasquez, orpheline, quitte Amsterdam sous la protection d’un rabbin aveugle. Jeune femme passionnée par l’étude et le savoir, elle va lui servir de scribe pendant des années jusqu’à ce que la Grande Peste vienne dévorer la ville.

Une découverte pour laquelle je peux remercier Babelio sur un sujet original. J’ai eu un peu de mal à entrer dans le récit ; cent pages environ m’ont été nécessaires pour m’y immerger. Outre une écriture peut-être trop minutieuse, avec des circonvolutions inutiles, j’avais l’impression d’être laissée de côté par cet univers de grandes études, de thèses et autres doctorats que je n’ai pas fréquenté. Cependant, ma progression laborieuse du début a vite été de l’histoire ancienne et je me suis plongée dans les deux histoires qui s’entremêlent dans ce récit.
Les chapitres alternent les époques. D’un côté, il y a l’enquête de papier menée par Helen et Aaron ; de l’autre, la vie d’Esther qui progresse peu à peu et qui éclaire les lettres lues par les deux experts. Les suppositions et les déductions d’un côté ; les faits tels qui se sont produits de l’autre.

Esther est une femme intelligente, avide de savoir, de discussions, de débats et de confrontations avec les philosophes ayant marqué son siècle, à commencer par le fameux Spinoza. Je dois admettre que leurs échanges philosophiques se sont révélés parfois laborieux pour moi tant c’est un domaine que je ne connais et ne pratique guère. En réalité, ce n’était pas incompréhensible, mais ces passages avaient tendance à glisser sur mon esprit, aussi insaisissables que de l’eau entre mes doigts. Dans le petit entretien qui clôt le livre, l’autrice explique qu’elle n’avait pas de culture philosophique avant l’écriture de ce roman et que cela lui a demandé un dur travail pour appréhender les concepts et les textes des philosophes : je trouve ça plutôt rassurant dans le sens où cela sera peut-être à ma portée le jour où j’éprouverai l’envie de consacrer du temps à ces sujets.

Toutefois, ce livre a été plutôt une bonne découverte.
Tout d’abord, j’ai aimé en apprendre davantage sur cette histoire juive dont j’ignorais tout. Les supplices des Juifs sérafades sous l’Inquisition, leur exil du Portugal vers Amsterdam, la reconstruction de la communauté juive londonienne à partir de 1656, etc., tout a été une complète découverte pour moi. Je ne pense que quiconque ayant déjà des connaissances sur le sujet trouverait ici matière à se régaler car la romancière ne fait que tracer les grandes lignes, mais, de mon point de vue de néophyte, j’ai trouvé ça intéressant.

Ensuite, l’aspect humain des personnages a joué. Rachel Kadish utilise des ressorts connus, certes, mais qui fonctionnent. L’utilisation d’un duo composé de personnalités très différentes avec Helen et Aaron et des portraits de femmes passionnées. Des femmes qui veulent vivre sans être perpétuellement asservies aux attentes de la société et des hommes. Des femmes aux buts divers mais qui finalement recherchent toutes une forme d’indépendance. Des femmes dont la fin ne sera pas toujours sereine et heureuse. Constantina, rebelle méprisée par sa communauté, avide de plaisirs ; Mary, rêvant du grand amour ; Esther, bien sûr, passionnée par les études et rejetant les liens du mariage et de la maternité… Cependant, pour être honnête, je les ai apprécié·es, j’ai aimé suivre les protagonistes féminins et masculins, mais je ne me trouve pas particulièrement marquée par ces rencontres. Comme si Rachel Kadish avait échoué à me les rendre véritablement vivant·es.

Dense, lent, De sang et d’encre est un roman historique intéressant, qui fonctionne bien, même s’il aurait sans doute pu être raccourci et amputé de quelques répétitions. Je retiendrai surtout l’utilisation d’un cadre historique atypique que je n’avais jusqu’alors jamais rencontré. Une bonne lecture.

« Il arrive qu’une femme, en certaines circonstances, puisse acquérir ce qu’elle désire en dehors de la protection d’un homme. Si tu trouves le moyen de vivre comme tu l’entends, si peu naturel que ce puisse être, tu porteras sur tes épaules les vœux de milliers d’épouses. Ce qui ne les empêchera pas d’être les premières à te maudire en public comme si tu étais le diable en personne. »

« Le corps d’une femme, dit le monde, est une prison où son esprit ne peut que s’étioler. »

De sang et d’encre, Rachel Kadish. Cherche-midi, 2020 (2017 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Claude et Jean Demanuelli. 564 pages.

Challenge Les Irréguliers de Baker Street – La Pierre de Mazarin :
lire un livre se déroulant à l’époque du Cardinal Mazarin (XVIIe siècle)

La parenthèse 9ème art – Délices et Balthazar

Je fais un peu les fonds de tiroirs, mais j’ai trop de mini-chroniques qui attendent d’être complétées et publiées, donc en voici déjà une au sujet de deux bandes dessinées. Une que j’ai beaucoup aimée… l’autre moins.

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Délices : ma vie en cuisine, de Lucy Knisley (2013)

Délices (couverture)J’avoue que, plus que le style graphique de Lucy Knisley, ce qui m’a poussée à emprunter ce roman graphique à la bibliothèque était la perspective de me lécher les babines. Et je dois dire que cela a plutôt bien fonctionné, mais j’y reviens dans un instant.

Lucy Knisley revient sur sa relation avec la nourriture qui est intrinsèquement liée à son histoire familiale. Entourée de gastronomes – mère, père, oncle, amis de la famille –, la petite Lucy n’a pas été élevée aux céréales et aux pâtes (en tout cas, pas aux « pâtes à rien » comme on dit chez moi). Dans sa mémoire, mille et une saveurs se bousculent… tout comme les anecdotes qui ont marqué son enfance et adolescence. Le travail au marché avec sa mère, les poules, les découvertes inattendues au cours de voyages au Mexique et au Japon, les tentatives ratées voire immondes, les rébellions à base de repas McDo d’où découle un discours très déculpabilisant sur le gras et la malbouffe, etc. J’ai admiré cette mémoire gustative et j’ai souvent eu faim à la mention de tous ces plats réconfortants, exotiques, simples ou raffinés, sains ou gras…

… mais rien ne m’a autant fait envie que les recettes qui clôturent chaque chapitre. J’ai eu envie de pesto, de makis, d’huevos rancheros, de champignons et de cookies (même si je vais garder ma recette qui me convient à merveille). Même si elles se parcourent sans déplaisir, les planches qui racontent son histoire ne présentent pas un trait renversant. Très colorées, elles sont, à mon goût, un peu trop simples, avec ces couleurs trop lisses, franches et sans nuances. En revanche, quand elle dessine les aliments, j’avoue que ça donne envie de se lancer en cuisine sur le champ. Je compte d’ailleurs bien les garder dans un petit coin, histoire de me lancer un de ces jours.

Une autobiographie culinaire totalement savoureuse. Lucy Knisley revient sur son histoire avec humour, tendresse et surtout appétit. Un très bon moment de lecture.

Délices : ma vie en cuisine, Lucy Knisley. Delcourt, 2014 (2013 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Margot Negroni. 173 pages.

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Balthazar, de Fabrice Jaccottet (2019)

Balthazar (couverture)Balthazar est un petit garçon féru de lectures qui réfléchit beaucoup. Sur tous les sujets. La vie, l’humain, le monde… A ces côtés, Wilhelmina, une fillette très sensible dotée d’un sommeil très capricieux, et Anne-Sophie, un bébé très intelligent toujours en train d’écrire sur son ordinateur.

Je vais avoir un peu de mal à chroniquer cette bande dessinée signée par un auteur suisse (ça change) découverte grâce à Babelio. 127 pages, quatre strips de trois cases par pages remplis de réflexions sur notre société – l’addiction aux smartphones, l’école, etc. –, de jeux avec le support visuel qu’est la BD et d’humour parfois absurde. Le contraste entre la philosophie de certaines discussions, leur jeune âge et le comportement enfantin de Wilhelmina crée un décalage parfois amusant, parfois perturbant. Certains passages m’ont amusée, j’en ai trouvé d’autres très malins ou bien pensés, certaines piques ont sonné juste. Mais j’ai également trouvé ça un peu long. Peut-être est-ce un format qui fonctionne mieux lorsqu’on le picore de temps en temps – comme lorsque Balthazar était publié dans un quotidien – mais ma lecture a manqué de fluidité. Est-ce dû au côté absurde, au format strips ou au fait que tout me n’a pas intéressé ? Un peu des trois sans doute.

Une découverte originale, mais qui ne restera pas longtemps dans ma mémoire.

Balthazar, Fabrice Jaccottet. Slatkine, 2019. 127 pages.

Sélection de livres courts : Le journal d’Edward, Avant Gwen, Le terrible Effaceur et Lettres timbrées au Père Noël

Un article fourre-tout.
Un livre très drôle et tout aussi philosophique. Un mini polar efficace. Un petit conte sympathique. Un album surprenant et savoureux.

 

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Le journal d’Edward, hamster nihiliste : 1990-1990,
de Miriam Elia et Ezra Elia (2012)

Le journal d'Edward (couverture)Le journal d’Edward est un petit livre qui trône fièrement sur mes étagères depuis quelques années maintenant, j’adore de temps à autre le reprendre pour une tranche de philosophie et d’humour noir.

Edward est un hamster, mais un hamster qui aime jeter ses pensées sur le papier, dans la solitude de sa cage. Entre espoirs de liberté, résignation face à une existence monotone, brèves rencontres, ce journal intime incongru et absolument unique est une perle de cynisme. Si certaines pages me font éclater de rire à chaque fois, le tout est néanmoins étonnamment transposable à nos vies – parfois si vaines – d’êtres humains. Nous nous reconnaîtrons tous et toutes en Edward. En tout cas, sa noirceur, sa mélancolie parfois dépressive, ses perpétuelles interrogations sur la futilité de son quotidien me correspondent totalement.

Venez vite découvrir Edward, l’infortuné hamster qui nous raconte sa vie malheureusement si brève avec un humour délicieusement sarcastique et une perspicacité universelle.

 

Le journal d’Edward, hamster nihiliste : 1990-1990, Miriam Elia et Ezra Elia. Flammarion, 2013 (2012 pour l’édition originale). Transcrit du langage Hamster par Miriam Elia et Ezra Elia, traduit de l’anglais par Rose Labourie. 91 pages.

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Avant Gwen,
de Dennis Lehane (2003)

Avant Gwen (couverture)Etonnante nouvelle entièrement racontée à la seconde personne du singulier. Narration surprenante et immersive au rythme scandé (que j’avais déjà rencontré il y a au moins un siècle dans un petit roman d’Ann Scott, Héroïne) qui nous plonge dans la peau d’un homme tout juste sorti de prison, récupéré par son malfrat de père. On comprend vite qu’il reste des affaires non réglées, des trucs louches, des trucs sales, et que cette histoire va mal se finir

Dennis Lehane économise ses mots, ménage ses révélations. Au compte-goutte, il laisse échapper des indices et ce n’est que dans les ultimes pages que nous comprendrons de quoi il retourne. Il se joue de nous, moque nos attentes. Quelques petites dizaines de pages et pourtant, nous avons une histoire complète, riche en émotions et en rebondissements. Une nouvelle noire, pessimiste quelle que soit la direction dans laquelle regarde ce « tu ».

Une nouvelle singulière qui se dévorera en quelques minutes, le temps d’une plongée dans l’enfer bien terrestre des désirs humains.

« Tu penses à tout ce temps perdu et au plaisir de se retrouver seul dans une chambre double devant la télé, tu penses à Gwen – tu as même l’impression, un bref instant, de sentir le goût de sa langue –, et tu penses aussi au chemin qui t’a amené jusqu’à ce motel aujourd’hui, après quarante-sept mois de prison – un chemin qui beaucoup jugeraient tortueux, bizarre, plein de tours et de détours, mais qui, pour toi, est un chemin comme un autre. Tu le suis aveuglément, ou parce que tu n’as pas le choix, tu découvres à quoi il ressemble au fur et à mesure, et où il va seulement quand tu arrives au bout. »

Avant Gwen, Dennis Lehane. Editions Rivages, coll. Noir, 2004 (2003 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Isabelle Maillet. 51 pages.

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 Le terrible Effaceur,
de Marie-Sabine Roger (2015)

Le terrible Effaceur (couverture)Une vallée paisible et heureuse est bouleversée par la venue du terrible Effaceur. Avec sa terrible gomme, il efface toute trace de joie, d’amitié, de confiance ou de lumière. Jusqu’à ce qu’une enfant leur fasse redécouvrir la vie.

Un dictateur puissant, mais au fond, un seul homme contre la multitude. Un petit récit pour la liberté qui illustre cette interrogation que l’on a tous eu un jour en découvrant l’existence de la tyrannie : « mais pourquoi ne se sont-ils pas rebellés ? ». Un texte qui raconte la peur qui se niche insidieusement dans les cœurs, la défiance envers les autres qui paralyse, la tristesse qui s’abat sur les esprits et les condamne à la servitude. Qui raconte comment le souvenir des jours heureux est le seul remède contre la tétanie qui s’est emparée de leur cœur et de leur corps.

Des mots sonnant comme un poème pour un petit conte sur la haine et la solidarité, sur la peur et la vie.

« Un triste jour, surgit d’on ne sait où, sans doute d’un pays épuisé par la guerre, survient un homme. Un homme maigre et long comme un jour de misère, avec un regard fou de haine et de fureur. »

« Seul subsiste de lui son grand trousseau de fer.
On le suspend au mur, pour ne pas oublier qu’un homme plein de haine peut en vaincre dix mille, mais que le pire des tyrans ne pourrait empêcher un enfant de rêver. »

Le terrible Effaceur, Marie-Sabine Roger. Thierry Magnier, coll. Petite Poche, 2015. 48 pages.

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Lettres timbrées au Père Noël,
d’Elisabeth Brami et Estelle Billon-Spagnol (2017)

Lettres timbrées au Père Noël (couverture)Laissez-moi, pour terminer, vous parler d’une lecture tout à fait de saison !

On connaissait les lettres au Père Noël et leurs listes de cadeaux souvent bien fournies. Voici maintenant les lettres de réclamation au Père Noël, pas contentes certes, mais tout aussi enthousiastes ! Eh oui, si votre cadeau n’est pas de votre âge, cassé ou tout simplement nul, n’hésitez pas à le faire remonter auprès du responsable !

Ces lettres sont de véritables pépites. Souvent drôles et touchantes, elles reflètent la diversité des personnalités de chaque enfant. Certaines sont engagées – féministe ou pacifiste – et d’autres sont tristement bouleversantes. Toutes parlent évidemment de Noël et des cadeaux, mais aussi de maladie, de genre, de divorce, d’inégalités sociales, de la mort d’un grand-père, de la naissance d’une petite sœur… autant d’événements, sombres ou lumineux, qui peuvent marquer la vie d’un enfant.

Chaque lettre (une vingtaine) s’étale sur une double page et c’est un régal de les découvrir l’une après l’autre. Les visuels sont travaillés, utilisant de multiples supports et outils (carton, page de cahier, dos d’une enveloppe, tissu, feutres, stylo, crayon gras, masking tape, etc.), variant typographie et vocabulaire. Si le résultat final est très coloré, j’ai apprécié que certaines lettres soient sobres. De la même façon que certaines sont soignées ou tachées, après tout, chacun.e son style !

 

Qu’elles viennent de France métropolitaine, de la Réunion, de Suisse ou de Belgique, ces Lettres multicolores et plein de petits dessins présentent une diversité – à la fois de forme que de fond – absolument fantastique et réjouissante. Un livre surprenant qui pourra être source de nombreuses réflexions et interrogations.

Merci à Camille (alias L’oiseau lit) qui m’a permis de découvrir ce très chouette ouvrage grâce à un concours organisé pour le premier anniversaire de son blog ! Je vous invite notamment à lire sa chronique sur ce même ouvrage !

Lettres timbrées au Père Noël, Elisabeth Brami et Estelle Billon-Spagnol. Talents Hauts, 2017. 40 pages.

Challenge Voix d’autrices : un album jeunesse