La rivière pourquoi, de David James Duncan (1983)

La rivière pourquoi

Issu d’une famille bien barrée, Gus Orviston, jeune prodige de la pêche, décide un beau jour de tout plaquer pour s’installer dans une cabane au bord d’une rivière et  y pousser son art à son paroxysme. Sauf que, la solitude et quelques mésaventures aidant, ce sera surtout le lieu de rencontres, de surprises, de réflexions et, alors qu’il souhaitait tant s’isoler, d’ouverture aux autres.

Résumé certes succinct, mais ce n’est point un roman d’aventures, si ce n’est celle d’une aventure essentiellement intérieure. Autour de la pêche. Pourquoi pas. Je précise que personnellement je n’y connaissais absolument rien (et c’est toujours à peu près le cas), n’étant pas du tout intéressée par ce type de « loisir ». Mais c’est typiquement le genre de lecture qui se bonifie à être partagée avec la plus fantastique des copinautes, c’est-à-dire Coline/Maned Wolf.

Si mon désintérêt pour la pêche n’a pas été un frein, que ce soit pour apprécier ou pour suivre le roman en dépit de toutes les précisions halieutiques égrenées le long des pages, je dois avouer que certains passages trop riches en débat sur le sujet (comme tous les chapitres autour d’Izaak Walton, auteur du Parfait Pêcheur à la ligne) m’ont légèrement ennuyée et m’ont fait douter quant à la suite de la lecture.
En outre, je ne m’attendais pas au tournant philosophique, spirituel et quasi religieux parfois emprunté par le roman. Outre le fait que je n’étais pas vraiment prête, à ce moment-là, pour ce type de lecture, j’avoue que certaines scènes un peu mystiques m’auraient probablement laissée de marbre quelle que soit la situation. (Surtout que je m’attendais à ce que ça provoque un revirement sur la pêche, mais non, pas vraiment.)

Cependant, je ne regrette nullement cette lecture. Ne serait-ce que pour les portraits dessinés par l’auteur et qui sont tout bonnement fantastiques. Bien acérés et hilarants, ils constituent, pour moi, le point fort de ce roman. Chaque rencontre avec ces hommes et femmes atypiques et truculents, pleinement eux-mêmes dans leurs convictions, dans leurs excentricités, dans leur mode de vie, a été un régal perpétuellement renouvelé, jamais démenti.
En tête de file, H2O et Ma, les dynamiques parents du fameux Gus. Lui pêche à la mouche, elle pêche à l’appât, et à eux deux, ils transforment la maison familiale « en un petit Belfast de la pêche, déchirée par un « dialogue » interconfessionnel ne comprenant guère plus que des injures, sarcasmes, moqueries, vantardises et curieux corps-à-corps ». Il a aussi Bill Bob, le petit frère de Gus qui, étant totalement imperméable à la folie de la pêche qui envahit chaque coin de la maison, chaque conversation à la table familiale et chaque week-end, évolue dans son propre univers ; Titus et Descartes, les philosophes (Descartes étant un chien, mais cela n’empêche pas) ; Eddy (Eddy étant une fille), Abe (Abe étant… je vous laisse découvrir) et tous les autres. Quoi qu’il en soit, chaque interaction entre Gus et autrui était tout simplement réjouissante à lire et c’est dans ces moments-là que mon attention était la plus totale et mon plaisir le plus complet.
Et puis, il y a Gus. Gus, l’obsessionnel. Vis-à-vis de la pêche surtout. Mais aussi de la reine du monde Jardin de Bill Bob, de sa reine terrestre, de sa quête idéaliste et spirituelle. Gus, qui remet en question ce qu’il exaltait par-dessus tout, l’essence même de sa vie. Qui grandit, tour à tour avec et contre sa famille, toujours les pieds dans l’eau. Qui expérimente la joie et la détresse, la mélancolie et la solitude psychique plus que physique, qui frôle de se noyer à bien des titres. Dont les pas le mèneront aussi bien à la rencontre de la nature et de ses voisins que sur des sentiers plus introspectifs. Un personnage qui, d’une rivière à l’autre, parcourt bien du chemin.

Derrière cette couverture chatoyante et ondoyante se cache un roman d’apprentissage étonnant au ton caustique et drôle, mais aussi profond qui interroge le sens de la vie. Si certains passages m’ont moins passionnée, il faut cependant avouer que le roman est de manière générale fort bien écrit et que plume et narration s’unissent parfois pour nous cueillir par les émotions les plus intenses.

« Seulement, quand on a grandi dans ces banlieues – qu’on a vu les rivières, les forêts, les fermes et les étangs mourir autour de soi et qu’on a eu la chance de s’échapper tous les week-ends et vacances scolaires et de se retrouver sur la berge d’un torrent sauvage peuplé de beaux poissons tout ça pour rentrer à la maison et voir de pauvres gosses pleins d’espoir équipés de cannes de fortune s’escrimant au bord de cours d’eau empoisonnés où même les écrevisses ont péri – ça nous touche, et au plus profond de moi, quelque chose commençait aussi à périr. »

« Enfin, le froid m’a envahi. Enfin, il m’a gagné de la tête aux pieds. Enfin, je me suis senti glacé et solitaire au point que toutes mes pensées, mes souffrances et mes idées se sont figées. Je n’étais plus triste. Je n’étais plus rien. Rien – une configuration aléatoire de molécules. Mon cœur battait peut-être encore, mais je ne m’en rendais pas compte. Je n’avais conscience que d’une seule chose : devant ce gouffre béant qui portait le nom de Mort, je ne savais rien, mes actes ne signifiaient rien, mes sensations ne transmettaient rien. Ce n’était pas une pensée éphémère. C’était un vide palpable qui me rongeait, plus réel que le froid. J’étais vide, un néant dénué de sens, hypnotisé sur son rocher dans le brouillard. A partir de cet instant, l’image du cadavre dérivant au fil du courant a cessé de me hanter. Ce n’était plus nécessaire : il avait fait son œuvre. »

« Il fallait que je dise quelque chose. Seulement à elle, je ne pouvais dire que quelque chose de beau, et mon esprit était plein de ses cheveux, ma langue était redevenue truite et pour une truite, dire quelque chose de beau, même de tiré par les cheveux, c’était impossible. »

« Ces tremblements et secousses intérieurs ne m’étaient pas inconnus : ils provoquaient dans ma tête et dans mon cœur ce que prendre un poisson avait toujours fait à mes mains tenant la canne. Mais ces ébranlements provenaient d’un flux intérieur autre que celui du sang. C’était un cours d’eau que mes cinq sens ne seraient jamais en mesure d’appréhender. »

La rivière pourquoi, David James Duncan. Éditions Monsieur Toussaint Louverture, coll. Les grands animaux, 2021 (1983 pour l’édition originale. 1999 pour la première traduction française). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Michel Lederer. 475 pages.

Women’s Lands : construction d’une utopie : Oregon, USA 1970-2010, de Françoise Flamant (2015)

Women’s Lands retrace l’aventure de Women's Lands (couverture)lesbiennes et féministes qui ont eu le rêve, dans les années 1970, de créer des terres de femmes dans les régions boisées de l’Oregon. Fatiguées et révoltées face à la domination masculine, ces femmes découvrirent le bonheur d’être ensemble, notamment dans des groupes de parole : de là naquit le projet de proposer une autre forme de société, des îlots isolés où les femmes pourraient vivre en paix et s’exprimer librement. Ceux-ci portent les jolis noms de WomanShare, Rootworks, Cabbage Lane, Mountaingrove, Fly Away Home, OWL Farm, Rainbow’s End, Rainbow’s Other End…
Leurs valeurs étaient l’entraide, la solidarité, le partage et la discussion. Elles rendirent leurs terres accueillantes, prirent tronçonneuse, clous et marteaux pour bâtir de leurs mains leurs demeures. Elles organisaient des concerts, des ateliers et des fêtes, elles se découvrirent des talents artistiques pour la peinture, la sculpture ou la photographie tandis que bon nombre d’entre elles pratiquaient une spiritualité autour de la Déesse, la Terre, la Nature.

Toutefois, elles rencontrèrent de nombreuses difficultés. L’aménagement des Lands ne fut pas toujours aisé : apprendre à utiliser les outils habituellement « réservés » aux hommes, vivre sans eau courante et sans électricité, affronter les hivers froids et les étés caniculaires, etc. Puis d’autres dissensions apparurent au sein des groupes, liées à l’argent, aux relations amoureuses, au travail fourni, aux décisions à prendre… De plus, certaines femmes ont souligné combien il était compliqué d’exprimer son individualité dans la communauté et d’être acceptée par celle-ci.
Toutes ne restèrent pas et, à partir des années 1980, la plupart des Lands connurent un certains déclin. Aujourd’hui, certaines sont abandonnées, d’autres perdurent avec plus ou moins de succès et ont parfois changé d’objectifs pour répondre aux attentes des nouvelles générations de femmes.

Françoise Flamant s’est penchée sur les documents laissés derrière elles il y a quarante ans (journaux, production artistique, etc.), a visité leurs terres et les a rencontrées pour écouter leur témoignage.
L’écriture est vraiment agréable, ce qui rend la lecture très fluide. On se plonge facilement dans le quotidien de ces terres de femmes, dans leurs difficultés. J’ai ressenti les espoirs qu’elles plaçaient dans leurs projets et, comme elles, j’ai rêvé de les voir aboutir. Cela est amplifié par la place importante laissée aux paroles de Billie, Carol, Hawk Madrone, Janice La Verne Baker et bien d’autres habitantes des Lands.
Les explications sont suffisantes. J’entends par là que ce livre n’exige pas de connaissances particulières au préalable sur le féminisme, sur la situation politique et/ou sociale aux Etats-Unis pendant les décennies concernées, les mouvements féminismes et lesbiens existants alors, etc. Les événements sont remis dans leur contexte.
Les illustrations, documents d’archives, témoignent de leur ingéniosité et de la manière dont elles se sont adaptées à un mode de vie pas toujours facile. Photographies, croquis et dessins permettent de découvrir les fondatrices dans leur vie quotidienne ainsi que leurs terres.

J’ai eu un gros coup de cœur pour ce livre. J’ignorais totalement l’existence de telles terres de femmes dans le monde. Le sujet m’a captivée et ces femmes m’ont fascinée. Le travail de Françoise Flamant est vraiment très complet.

Ce livre nous raconte la démarche passionnante menée par ces femmes dans les années 1970 et pousse à la réflexion sur notre quotidien ou nos propres combats. Bienvenue sur les traces d’une utopie.

« Les plus radicales [féministes] estimèrent toutefois assez vite que se mobiliser pour obtenir des mesures réformistes et l’abrogation de certains privilèges masculins avait tout d’un combat de Sisyphe éternellement recommencé. D’où ce rêve qu’une autre vie était souhaitable et possible, ailleurs et maintenant. L’option séparatiste marquait une rupture dans le temps historique et patriarcal. Celles qui s’y engagèrent tenaient un même discours : « Stop au monde tel qu’il est, à son évolution, à ces jeux politiques et sociaux. Nous n’y participons plus ; nous lâchons le cours de l’histoire, car quelque chose ne va pas, quelque chose manque : nous. » »

« Cette identification fusionnelle avec la nature devint passion. Jean [Mountaingrove] écrivait dans le premier numéro de WomanSpirit :

— « La nature est devenue mon aimée. Je veux m’accorder à ses rythmes et à ses chemins. Je me vois évoluer comme un arbre, avec ses racines et ses cimes. Je me tiens ferme à l’extérieur, délicate à l’intérieur. Quand j’embrasse l’arbre, je m’embrasse. » »

 

Women’s Lands : construction d’une utopie : Oregon, USA 1970-2010, Françoise Flamant. Editions iXe, coll. Fonctions dérivées, 2015. 253 pages.

La montagne de l’Âme, de Gao Xingjian (1990)

La montagne de l'âme (couverture)Entrer dans ce livre n’a pas été facile. En fait, il m’a fallu entre deux cent cinquante et trois cents pages pour ressentir autre chose qu’un profond ennui. Il est rare que j’abandonne un livre, ça m’est déjà arrivé, mais pour celui-ci, c’était impensable puisque ça faisait plus de deux ans que j’avais envie de le lire.

Le style de Gao Xingjian est certes assez agréable. J’ai bien aimé cette manière de présenter les personnages uniquement par des « je », « tu », « elle ». C’est rythmé, musical (surtout avec le « tu »). Mais six cent soixante-dix pages, c’est un peu long. Finalement, j’ai décidé de le prendre comme il venait, d’apprécier les histoires et les légendes qui le composent, de m’inspirer des ambiances qui y sont décrites, sans véritablement chercher à lier le tout. J’avoue avoir fini par parcourir le roman plutôt que le lire réellement. Du coup, j’ai l’impression d’avoir raté des tas de choses, mais j’étais incapable de me concentrer complètement. Interrogez-moi dans trois mois sur ce livre et mes réponses seront très très très, mais vraiment très floues : je sais que ce livre ne me laissera pas un souvenir impérissable. Peut-être ne suis-je pas assez intelligente pour comprendre ce roman et l’apprécier à sa juste valeur.