Personne ne gagne, de Jack Black (1926)

Personne ne gagne (couverture)Personne ne gagne est le récit autobiographique de Jack Black, hobo, voleur, cambrioleur, perceur de coffre. À travers ses errances, ses coups, ses incarcérations, à travers les États-Unis et le Canada, à travers quelques dizaines d’années de vie jusqu’à sa « reconversion » dans un emploi d’archiviste d’un journal, il nous fait découvrir une époque et un mode de vie.

Car, au-delà de sa vie, son récit trace aussi le portrait de l’Amérique de la fin du XIXe et du début du XXe siècles. Une Amérique post-ruée vers l’or avec ses saloons, ses fumeries d’opium, ses bordels, ses prisons aux pratiques cruelles. L’Amérique nocturne, celle des bas-fonds et de l’illégalité. Mendiants, prostituées, voleurs, assassins, vagabonds… tel est l’entourage de Jack Black. Un entourage dont il nous fait découvrir l’argot et le code moral étonnamment rempli de principes et de valeurs. Un entourage d’où naîtra quelques trahisons, mais aussi des amitiés fortes et des loyautés indéfectibles.

Jack Black raconte son histoire de manière assez humble et particulièrement lucide. Il analyse à plusieurs reprises le pourquoi de ses activités criminelles et ses sentiments fluctuant, sans finalement blâmer une quelconque cause extérieure.
Son récit est un plaidoyer contre la peine de mort et les mauvais traitements en prison qui ne résolvent rien et ne détournent personne de la récidive. Parfois maltraité, blessé physiquement par l’autorité, il raconte comment cela n’a fait que nourrir sa rage et son sentiment d’injustice, l’éloignant toujours davantage de la société, jusqu’à ce qu’il soit sauvé par la bienveillance d’un procureur, d’un juge, de personnes l’ayant aidé, lui ayant procuré un toit et un travail. Sa détermination fut également un outil précieux grâce à un déclic personnel nourrissant sa volonté d’arrêter l’opium, de rembourser ses dettes et de ne pas trahir la parole donnée.
Des passages sont particulièrement chouettes et intéressants, qu’ils soient drôles, touchants ou introspectifs, mais je regrette que d’autres m’aient laissé de marbre alors qu’ils n’auraient pas dû. Je pense notamment à ceux où des amis se font tuer sous ses yeux pendant des vols, mais où le récit ne transmet aucune émotion (pour le coup, on ne peut pas lui reprocher de tomber dans le pathos !).

Une fois Jack Black parti sur les routes, le roman souffre d’une certaine répétition à mes yeux : il s’agit d’un enchaînement de coups et d’emprisonnements un peu mécanique, amplifié par un détachement vis-à-vis de l’histoire, des événements, du narrateur. J’ai eu bien du mal à me sentir impliquée ; au contraire, je me suis sentie mise à distance, peut-être à cause du fait que l’auteur revient sur des événements s’étant déroulés des années auparavant. Paradoxalement, cela donne l’impression d’une liste de casses et de vols assez exhaustives sans que je ne me sois représentée le nombre de coups, le temps que cela lui demandait, les sensations et les pensées que cela génère chez lui sur le moment…
Cependant, cela est rattrapé sur la fin – c’est juste dommage d’avoir dû attendre autant – dans deux chapitres où il relate des coups en détail, presque mouvement par mouvement, ce qui rattrape tous les défauts énumérés ci-dessus. Outre le fait que l’on se rend mieux compte du temps qu’il y passe, c’est surtout beaucoup plus immersif ! Nous partageons sa tension, son appréhension du réveil de la victime ; nous vivons sa frustration en cas d’échec – tout en souriant de quelques gros ratés quasi burlesques – et son plaisir en cas de succès. Et, en parallèle, j’ai ressenti le côté hyper intrusif et dérangeant pour la cible endormie qui ignore qu’une main étrangère est en train de fouiller sous son oreiller…

L’argot utilisé par Jack Black – une boutanche, thuner, une consolante, les conventions dans les jungles, se faire un train… – m’a d’ailleurs interrogée. Car s’il permet d’offrir une voix originale et identifiable à son narrateur, de l’ancrer dans un milieu, son authenticité est questionnable étant donné qu’il s’agit d’une traduction. Ainsi, je me suis souvent demandé quel avait été l’angle des traducteurs et comment les termes avaient été choisis : sont-ils ceux des voleurs francophones ? sont-ils issus du parler des classes sociales les plus modestes ? J’avoue que j’aurais apprécié une petite annexe sur le sujet…

Car le roman est complété par trois annexes à l’intérêt variable. La première est un texte de Jack Black sur les pratiques dans les prisons, leur inefficacité, d’où un appel à davantage d’humanité : sa plume et ses développements sont à la fois intéressants et convaincants. La seconde est de la main de William S. Burroughs qui fut influencé par Jack Black, mais je l’ai trouvé particulièrement dispensable et oubliable ; enfin, la dernière précise un peu la reconversion de Jack Black et la genèse du roman et était potentiellement intéressant mais finalement trop brouillonne pour que je l’apprécie vraiment.

Un récit plaisant qui se lit rapidement – ce qui contribue sans doute à éviter la lassitude née de la redondance – mais bien loin des chocs littéraires qu’ont pu être d’autres Monsieur Toussaint Louverture (tels La Maison dans laquelle, Watership Down ou Et quelquefois j’ai comme une grande idée).

« Si on représentait sur une feuille mon parcours depuis le pensionnat jusqu’à ce bureau, on obtiendrait une ligne en zigzag du genre de celles des scientifiques pour observer les pics et les chutes des températures, des précipitations ou de la Bourse. Chaque changement de cap dans ma vie a été abrupt, soudain. Je ne me rappelle pas en avoir entrepris un seul avec élégance, douceur, facilité. »

« Mon argent fondait comme neige au soleil, je devais me renflouer et, chaque nuit, je rôdais en ville dans un seul but, repérer un coup. C’est difficile d’expliquer au profane la fierté du voleur. Sans elle, il ne paierait ni vêtement ni loyer et emprunterait sans avoir l’intention de rembourser. Jour après jour, il ne fait pas ces choses-là ; jour après jour, il prend des risques et il est fier de pouvoir s’acheter ce dont il a besoin. C’est tordu, bien sûr, mais c’est comme ça. »

« J’avais pris l’habitude de bien peser le pour et le contre avant d’agir. Le problème, c’est que je ne suivais pas toujours mes conclusions. Je savais que je prenais un risque en restant au Canada après mon évasion ; pourtant, j’étais resté. J’avais conscience depuis longtemps que chacun de mes actes était injuste et criminel ; pourtant, je n’avais jamais songé à changer. En réfléchissant à ma situation avec toute la lucidité, la logique et l’objectivité dont j’étais capable, je compris que le seul coupable dans l’histoire, c’était moi, que je m’étais laissé dériver d’un crime à l’autre jusqu’au naufrage. Ni les circonstances ni une quelconque puissance supérieure ne m’avaient forcé à embrasser cette vie et mis dans ce pétrin. Je m’étais moi-même engagé sur cette voir, et je la suivrais tant que je n’aurais pas moi-même décidé de revenir dans le droit chemin. Curieusement, ici et maintenant, je n’en ressentis pas l’envie. Ça me suffisait de sentir que c’était possible. Aucune raison de prendre de bonnes résolutions tant que je n’avais pas purgé ma peine. J’attendrais de voir ce qu’elle me réservait. »

« Je savais qu’un employé bien portant aura tiré plus de ses dix ans de labeur que moi des miens, et si j’avais eu l’intention de me trouver un boulot, j’aurais pris celui-ci comme n’importe quel autre. Mais l’idée de travaille m’était aussi étrangère que celle de cambrioler une maison le serait à un plombier ou à un imprimeur. Je n’étais pas paresseux ou tire-au-flanc ; je savais qu’il y avait des moyens moins risqués et compliqués de gagner sa vie, mais c’était la façon de faire des autres, des gens que je ne connaissais, ne comprenais pas, ne voulais pas. Je ne les traitais pas de gogos ou de péquenauds sous prétexte qu’ils étaient différents et travaillaient pour vivre. Ils représentaient la société. La société représentait la loi, l’ordre, la discipline, le châtiment. La société, c’était une machine conçue pour me mettre en pièces. La société, c’était l’ennemie. Un mur immense nous séparait, elle et moi ; un mur que j’avais peut-être moi-même érigé – je n’étais pas sûr. En tout cas, je n’allais pas l’escalader et rejoindre l’ennemi juste parce que j’avais eu un peu la poisse. »

Personne ne gagne, Jack Black. Monsieur Toussaint Louverture, coll. Les grands animaux, 2017 (1926 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jeanne Toulouse et Nicolas Vidalenc. 470 pages.

Journal 1927-1928 : « Héroïne, cocaïne ! La nuit s’avance… », de Mireille Havet (2010)

(Me revoilà, après quelques semaines d’absence. J’ai, cette année encore, manqué le rendez-vous mensuel du « C’est le 1er), mais je me rattraperais fin août avec un 2 en 1. Je vous laisse avec un livre lu en juin pendant que je me penche sur les rares de juillet…)

Journal 1927-1928 (couverture)Il m’aura fallu six ans et demi avant de retrouver le chemin du Journal de Mireille Havet avec ce volume qui trônait pourtant sur ma table de nuit depuis son acquisition. Si mes listes n’étaient pas formelles, je n’aurais jamais cru que j’avais laissé tant de temps tant le souvenir de mes lectures reste vivace. Je ne comprends même pas comment il a pu en être ainsi tant l’émotion de la retrouver était forte.
Je parcours mes anciennes chroniques – parues à une époque où ce blog tournait un peu au ralenti, me semble-t-il – et je m’aperçois que je n’arrive pas à parler de ces journaux correctement, c’en est assez désespérant.

Elle est loin, la jeune femme si prometteuse de 1918. On retrouve la diariste rongée par les drogues qu’elle consomme sans mesure aucune, dans des proportions sans cesse grandissantes. Avec le constat de sa « déchéance » tant financière que physique et intellectuelle, son envie de mourir se fait omniprésente. Rien d’autre ne paraît réellement pérenne dans ce qu’est devenu le quotidien de Mireille Havet.
Elle continue ses tentatives de désintoxication, voit chaque nouvel essai comme celui qui signera son retour à la vie, fait pénitence, dénigre les années et attitudes passées, promet de renouer avec une vie saine, avec l’écriture, remercie Dieu d’avoir été sauvée. Elle vibre alors d’un optimisme joyeux, violent, enfantin, qui lui fait voir le monde beau, bon et gentil et fait naître en elle une foi apparemment indéfectible. Contraste terrible avec ce que l’on pressent, ce que l’on sait de la suite, à savoir la rechute que l’on appréhende tout en sachant inéluctable. (Cruellement, c’est grâce à cette suite funeste qui s’annonce que son discours d’illuminée par sa religion n’est pas trop insupportable à lire…) Et effectivement, elle replonge, toujours plus sévèrement. Regrettant son passé prometteur, elle se dit esclave, morte encore vivante. Souffre et perd le compte des doses.
Malgré tout, elle continue d’aimer. Elle aime follement Robbie. Puis Alice. Puis Renée et Norma. Elle les aime toutes, ces femmes qui traversent sa vie, le temps d’une année, d’un mois ou d’une nuit. Ses sentiments sont sans cesse exacerbés à l’extrême, tant dans la passion que dans le mépris qui suit la rupture. Ses mots d’amour et de désir se font, avec la même véhémence, insultes assassines.

« Je ne suis plus un enfant qui attire la compassion et un intérêt attendri. Comme les autres, seule comme les autres, un cas entre des millions, sans autre singularité qu’un glorieux et étincelant début et une fin lamentable, complètement anonyme et obscure pour tout ce même monde qui, à 15, 16, 17 et jusqu’à 25 ans même, m’accordait du génie et, en échange, me promettait une gloire sans précédent.
Beaux rêves de sucre rose d’une petite fille sotte et crédule, plus crédule et sincère, même, que vraiment vaniteuse et outrecuidante. »

Comme dans le volume précédent, son journal côtoie son agenda. Différence tranchante entre le premier – littéraire, passionné, faisant l’impasse sur de nombreux sujets (jugés sans doute trop terre-à-terre) de sa vie – et le second – factuel, à l’écriture sèche, allant à l’essentiel, énumérant noms, lieux et activités quotidiennes. La lecture en parallèle des deux supports permet de croiser ce qu’elle vit et ce qu’elle raconte.
Dans son journal, Mireille Havet n’est pas sans faire preuve d’une certaine grandiloquence. Ses mots subliment, exaltent le vécu, même quand celui-ci est maussade ou maladif. Elle exagère, elle dramatise, elle exacerbe ses sentiments et son vécu, donnant à tout cela une puissance renversante et magnifique. Avec ces longues phrases, son discours se fait hypnotique. Une hypnose qui fait vibrer dans une course digne d’un manège de fête foraine, de l’exaltation la plus joyeuse aux bas-fonds de la déchéance.
Lorsqu’elle est trahie par Robbie, partie dans son dos pour son Écosse natale, son journal fait le récit d’une rupture, de celles qui laminent, déchiquettent et laissent pour morte, mais dont, finalement, on se remet envers et contre tout. Elle écrit le désespoir, l’incompréhension, la haine rancunière et les remords qui retirent les mots cruels écrits juste avant. C’est beau, douloureux et triste. Paradoxalement, c’est cet événement qui la tue (ses mots) qui fait revivre son journal et la rend volubile à nouveau alors qu’elle y écrivait assez peu pendant les mois heureux avec Robbie.

« Ma vie est devenue ce fumier où, nuit et jour, je me roule, oublieuse, par instants, de ses réalités, asphyxiée littéralement tant l’odeur est forte et me monte à la tête, oublieuse de tout, à moitié idiote, figée moi-même en statue de fumier, en statue d’ordure et d’horreur recouverte, recouverte… sans nom, sans pensée, sans mémoire, à demi aveugle et dans un noir cent fois plus épais, plus vaste que celui de la cécité, n’attendant qu’une chose au monde, n’espérant qu’elle, celle-ci, d’être éveillée enfin de mon cauchemar par la vraie mort humaine. »

Evidemment, elle n’est pas parfaite. Elle se montre même parfois insupportable. Quand elle se montre mesquine envers une personne autrefois aimée. Quand elle répète inlassablement qu’elle n’a « pas d’amis » alors qu’il se trouve toujours quelqu’un pour sonner à sa porte ou pour lui prêter de l’argent. Quand elle se plaint d’être mal aimée. Mais peu importe. Elle écrivait pour elle-même, elle pouvait bien se raconter comme elle en avait envie. Et puis, ces exagérations résonnent d’un accent de vérité et de passion absolument irrésistible, donc comment lui en vouloir ?

« Ô Morphine, qui donc s’occuperait de moi, qui donc s’immiscerait dans ma vie de supplices et d’injures misérables, sinon toi, puisque tout et tous m’ont depuis longtemps abandonnée ?
Ô Morphine, tu es mon secret, mon amie la plus folle, mon ennemie la plus sûre et ma sauvegarde, puisqu’il paraît qu’il faut vivre malgré ses blessures et ses amputations. Mais qui donc peut le comprendre ou le comprendrait loyalement et férocement comme je l’avoue cette nuit où, dans l’excès de ma solitude et de mon impuissance, l’amertume de vivre et la rancœur des souvenirs font éclater ma poitrine et rongent mes paupières comme des vers. »

Mireille Havet, comme toujours à vif, comme toujours poignante. Désespérée, suicidaire, droguée, et pourtant animée d’une envie de vivre qui resurgit sans cesse, d’un espoir assez incroyable finalement de retrouver le cours de sa vraie vie et d’oublier ces années de déchéance et d’impuissance.

« Je n’écrirai plus d’histoires, Mary ! j’aimais trop les histoires, j’ai voulu, avant de les écrire, en avoir, et la réalité s’est substituée à la création, ma vie à l’ouvrage que je devais faire sur la vie, ma mort à la mort imaginaire de nos fins de chapitres, et pour finir sur un mauvais jeu de mots, l’héroïne à nos héros ! »

Journal 1927-1928 : « Héroïne, cocaïne ! La nuit s’avance… », Mireille Havet. Editions Claire Paulhan, coll. Pour mémoire, 2010. 350 pages.

Les autres chroniques sur Mireille Havet

Deux livres pour beaucoup de désespoir : Comme un seul homme et La Proie

Ou le pendant involontaire de mes « deux romans pour un peu d’espoir ».

J’ai enchaîné ces deux romans et, sans être identiques, ils ont de tels points communs qu’il m’a paru judicieux de les réunir dans un même article. Deux romans très réalistes qui malmènent des adolescents à travers des familles disloquées. Des fausses promesses et de la manipulation. Descentes aux enfers pour tout le monde ! Des couples qui ne s’aiment plus et qui montrent de la méchanceté envers leurs propres enfants, des adultes pervers et antipathiques. Un drogué d’un côté, une alcoolique de l’autre. Chez celle ou celui qui lit ces histoires, un poids dans le ventre, de la peur pour ces jeunes, une angoisse face aux avenirs sombres qui se profilent à l’horizon, bref, une tension qui broie les entrailles.
Deux romans que j’ai lus alors qu’un grand soleil brillait dehors : une luminosité peu en accord avec la noirceur et le désespoir suintant de ces récits.

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Comme un seul homme, de Daniel Magariel (2017)

Comme un seul homme (couverture)La « guerre » est gagnée : suite à son divorce, le père a obtenu la garde de ses deux fils. Au programme : déménager pour le Nouveau-Mexique et commencer une vie meilleure. Sauf que les choses ne vont pas se passer ainsi. Isolés dans leur nouvelle ville, les deux frères se retrouvent seuls pour gérer un père toxique qui cache sous la fumée de ses cigares bon marché des odeurs bien plus addictives et dangereuses.

A première vue, c’est un livre court – moins de deux cents pages – et une histoire relativement simple. Mais ce récit réaliste se révèle surtout extrêmement puissant. Comme quoi, il ne faut pas se fier à la taille lorsque l’écriture est acérée.

C’est une plongée dans une famille dysfonctionnelle, avec ce père qui monte ses enfants contre leur mère, qui les pousse à témoigner contre elle, à l’accuser de violences pour obtenir la garde. Ce père qui tentera ensuite de les séparer eux, de détruire leur complicité qu’il jalouse, qu’il perçoit comme une menace. L’homme charismatique qui fascinait ses fils sombre dans la déchéance, devient versatile, envieux, capricieux, paranoïaque, bref, véritablement dangereux.
Le jeune narrateur, aveuglé par l’aura de ce père adulé, ne perçoit pas tout de suite la folie de son père, mais la malveillance et la manipulation sont bel et bien présentes depuis les premières pages. Quant à nous, nous sommes témoins d’une situation qui dégénère, d’un danger sans cesse grandissant et l’on ne peut que s’inquiéter pour ces deux garçons physiquement mais surtout psychologiquement menacés par leur père.

Longtemps, le plus jeune frère tentera de sauver leur trio, de croire à cet idéal d’une nouvelle vie dans laquelle ils se serreront les coudes. Un rêve qui s’effiloche tandis qu’un huis-clos se met en place. L’horizon du narrateur se réduit rapidement à l’appartement, lieu sordide et oppressant dans lequel rôde un monstre bien réel et totalement imprévisible. Seule lueur dans cette obscurité : la solidarité des deux frères, leur soutien mutuel jamais trahi. Là réside leur seul espoir de s’en sortir.

Tout au long du récit, la mère sera invisibilisée. Personnage lointain, probablement détruit par le père, terrifié. Elle ne sera évoquée que dans de rares souvenirs et sa voix au téléphone ne suffira pas à lui donner une présence. Son absence et ses manquements lorsqu’ils l’appellent à l’aide soulignent simplement et tragiquement la solitude des deux frères.

Un roman très sombre, percutant et violent psychologiquement parlant. Une puissante découverte pour laquelle je peux une nouvelle fois remercier le Joli.

« J’ai résisté contre son pouvoir de persuasion en convoquant des images de mon père. Je l’imaginais regardant par la fenêtre dans le parc, la seule lumière dans la pièce étant le bout allumé de son cigare, il réfléchissait avec tristesse à ce qu’il avait fait, aux gens qu’il avait perdus, repoussés. Parfois, mentalement, j’étais mon père. Après tout, n’étions-nous pas lui et moi totalement au-delà du pardon ? N’étions-nous pas les deux qui avaient trahi ma mère de la pire façon ? Et puis qu’est-ce qui faisait dire à mon frère qu’elle pouvait nous aider ? Elle ne s’était encore jamais opposée à mon père. Pourquoi le ferait-elle maintenant ? »

Comme un seul homme, Daniel Magariel. Fayard, coll. Littérature étrangère, 2018 (2017 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Richard. 187 pages.

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La Proie, de Philippe Arnaud (2019)

La Proie (couverture)Au Cameroun, la jeune Anthéa n’est pas très douée à l’école où les mots et les chiffres lui glissent entre les doigts. Elle préfère nettement aider sa mère au marché. C’est là qu’une famille blanche la repère et propose à ses parents de l’emmener avec eux lors de leur retour en France. Elle ira dans les mêmes écoles que leurs enfants, elle pourra ensuite aider ses parents dont le quotidien est difficile. Seule Anthéa ne partage pas l’enthousiasme du village, elle craint le pire, mais déjà la voilà dans l’avion aux côtés de Christine, Stéphane et leurs enfants, François et Elisabeth.

Ma dernière découverte Exprim’ pour laquelle je peux remercier Babelio et les éditions Sarbacane. Si je n’avais pas été entièrement convaincue par le précédent roman de Philippe Arnaud, Jungle Park, j’étais bien décidée à lui offrir une seconde chance. Et je ne l’ai pas regretté.

Comment parler de ce roman ? J’ai été incapable de le lâcher : page après page, il m’a aimantée et secouée. Il m’a un peu rappelé le film Get out : la sympathie que cette famille blanche lui manifeste au début est rapidement troublée par des remarques choquantes relevant du racisme ordinaire avant que la situation n’empire de façon dramatique : de petites choses étranges deviennent de plus en plus énormes, incroyables, insensées. Mais si elles prennent une dimension futuriste dans Get out avec une technologie non existante de nos jours, le quotidien d’Anthéa reste très réaliste et, par conséquent, bien plus poignant. S’instaure peu à peu un esclavage qui ne dit pas son nom. Mais tout se passe progressivement, au fil des mois, des années. Une lente déchéance, des droits qui s’évanouissent, des rapports de force qui se mettent en place dans des non-dits et des regards.

Dans cette famille qui se déchire, qui se déteste, entre des adultes fourbes, faux et manipulateurs, l’ambiance devient pesante, puis malsaine, mauvaise. Leur méchanceté se tourne aussi envers leurs enfants, mais c’est surtout Anthéa qui en paie le prix. Il est loin, l’Eden promis, espéré. La folie couve et explose parfois, mais c’est surtout la mauvaise foi, la fausseté et les mensonges qui règnent en maîtres. Si les paroles et actions de Stéphane et Christine nous semblent, à nous comme à Anthéa, aberrantes, inhumaines, sournoises, il est impossible de discuter avec eux.
Au fil du récit, on s’interroge. Que veulent-ils réellement ? Jusqu’où vont-ils aller ? Le mal étend ses tentacules tranquillement, avec subtilité, s’approchant caché derrière un sourire. L’angoisse monte et l’on craint le pire pour Anthéa. C’est une lecture qui prend aux tripes et qui pèse sur le cœur. Glaçant.

Anthéa semble longtemps pétrifiée, face à un quotidien de plus en plus tragique. Mais, de la même manière que l’auteur fait lentement évoluer la situation, il nous donne à ressentir les craintes, les doutes et les rêves d’Anthéa. Or, l’espoir que tout finisse par s’arranger, la peur que cela empire, la résignation, la méconnaissance d’un nouveau monde, la pression faite sur elle (elle est mineure, ils détiennent son passeport, elle leur doit tant…), la peur de décevoir sa famille… tout cela concourt à la maintenir dans l’inaction.
Le roman s’étale sur six ou sept ans : la petite Anthéa de neuf ans des premières pages aura bien grandi, trop vite, trop brutalement, quand arrivera la dernière ligne. La fillette rêveuse et créative se transforme en une femme lucide et résistance qui émeut du début à la fin.

Esclavagisme moderne, racisme, violences faites aux femmes et aux enfants… Le soleil et la terre rouge du pays bamiléké, les occupations innocentes – contes sous le grand kolatier, petites sculptures dans la terre, corde à sauter et rires avec sa cousine –, les bonheurs du Cameroun natal s’effacent rapidement, coulés sous le gris des immeubles et du bitume. Un thriller bouleversant et une héroïne que je n’oublierai pas sitôt.

« Douce Anthéa ; tranquille, sérieuse. C’est ce qu’ils disent tous. La fillette, elle, ne comprend pas comment elle peut présenter aux autres ce visage lisse, alors qu’en elle, c’est – autant et en même temps que la joie – le tumulte, l’anxiété, la peur. La peur de mal faire, de ne pas suffire. D’être… oui, insuffisante, comme l’écrit le maître sur les copies qu’il lui rend d’un air navré. »

« Anthéa reste seule. Elle sent qu’un mauvais sort vient de couper sa vie en deux, comme on tranche un ananas mûr.
Un avant, un après. Un ici, un ailleurs.
Le meilleur, le pire ? »

« Se souvenir, à tout prix. Modeler dans sa mémoire un jour de la semaine par année, entre huit et douze ans. Elle se concentre dessus chaque soir, entre la toilette d’Elisabeth et le retour des adultes. Elle fouille chaque moment, en extrait la saveur, les parfums qui lui sont attachés, s’offre un voyage quotidien dans son pays natal. C’est à double tranchant, bien sûr, car ensuite le gris de l’appartement, la dureté de ces gens avec qui elle vit, devient plus difficile encore à supporter… mais c’est vital.
Pour tenir, elle tente de se persuader qu’un retour chez elle, à ce stade, serait un échec, une honte pour ses parents aux yeux du village, des autres.
Il faut résister au gris qui recouvre cette famille, espérer un miracle. »

La Proie, Philippe Arnaud. Sarbacane, coll. Exprim’, 2019. 291 pages.

The Girls, d’Emma Cline (2016)

The Girls (couverture)« Je levai les yeux à cause du rire, et je continuai à regarder à cause des filles.

Je remarquai leurs cheveux tout d’abord, longs et pas coiffés. Puis leurs bijoux qui captaient l’éclat du soleil. Toutes les trois étaient trop loin, je ne voyais que les contours de leurs traits, mais ça n’avait pas d’importance : je savais qu’elles étaient différentes de toutes les autres personnes dans le parc. »

C’est ainsi qu’Evie, 14 ans, rencontre pour la première Suzanne. Suzanne dont la liberté, l’impudence et la sauvagerie l’attirent irrésistiblement. En suivant Suzanne, elle découvre un ranch à la marge de la société, et les autres filles « aussi racées et inconscientes que des requins qui fendent les flots », et Russell, le leader dont les filles suivent aveuglément les préceptes.

Je l’ignorais en commençant le roman, mais Russell Hadrick n’est autre que Charles Manson, commanditaire de plusieurs assassinats en 1969, notamment de Sharon Tate, femme de Roman Polanski. Quant à Suzanne, elle est l’avatar de Susan Atkins (surnommée Sadie). Toutefois, le premier roman d’Emma Cline n’est pas un documentaire. Si les faits et les caractères des personnages, elle a librement adapté cette histoire en créant ses propres personnages.

 

Evie est un personnage témoin. A côté. Et ce, malgré sa volonté désespérée d’être parmi les autres. La majeure partie du roman suit la Evie adolescente, mais chaque partie commence avec une Evie d’une quarantaine d’année, plus critique, marquée par son passé, une Evie qui n’a jamais oublié Suzanne.

Quatre parties segmentent le roman. La première signe la découverte des filles et du ranch, ainsi que de Russell. Dans la seconde, Evie est totalement et irrémédiablement accro à Suzanne. Et, bien qu’elle soit sporadiquement dérangée par un accès de violence de Russell ou par les conditions dans lesquelles elles vivent, elle trouve toujours des excuses et des explications. Dans la troisième, la situation s’aggrave. « Le ranch n’avait jamais fait partie du monde extérieur, mais il s’isola encore plus. » « Une carapace durcissait autour de la propriété. » Enfin, une Evie adulte reprend la parole dans la quatrième, nous montrant que finalement, rien n’a changé.

 

The Girls est un roman sensuel et dérangeant. Psychologiquement violent. L’intérêt réside davantage dans la relation dévorante, à sens unique entre Suzanne et Evie que dans l’appropriation de l’histoire de la Manson Family. Cependant, bien que son aura plane sans cesse au-dessus du ranch, Russell/Manson est à la périphérie du récit tandis que ses disciples en occupent le centre.

Là où le roman est particulièrement réussi, c’est dans son analyse des sentiments de ces filles que l’on ignore, que l’on n’entend pas et qui nourrissent peu à peu haine et frustration. Elle parle avec finesse de la complexité de leurs émotions, de leurs envies, de leurs rages, de leurs rêves et de leurs désappointements. Le désir d’Evie d’être reconnue, approuvée, aimée est d’une voracité incommensurable. Evie est paumée comme tant d’autres, et c’est cela qui fait d’elle et des autres filles des proies si faciles pour les manipulateurs comme Russell. En cela, The Girls est totalement un récit d’apprentissage, un récit sur l’adolescence qui sonne vrai et qui pourrait parfaitement se dérouler à notre époque.

Je suis en revanche plus mitigée envers le fait d’annoncer tout ce qui est à venir (même si cela m’a poussée à m’interroger sur la façon dont les choses allaient pouvoir évoluer jusqu’à cette funeste issue), mais cela ne gâche rien.

The Girls est, pour moi, un livre brillant dont je retiendrais l’écriture percutante et la profondeur psychologique de ces personnages féminins.

 

« J’aime imaginer que cela prît plus de temps que ça. Qu’il fallût me convaincre pendant des mois, me forcer la main lentement. Me courtiser avec prudence comme une amoureuse. Mais j’étais une cible enthousiaste, impatiente de m’offrir. »

« C’est seulement après le procès que certaines choses se précisèrent, cette nuit-là formait maintenant un arc familier. Tous les détails et les anomalies étaient rendus publics. Parfois, j’essaie de deviner quel rôle j’aurais pu jouer. Quelle responsabilité me reviendrait. Il est plus simple de penser que je n’aurais rien fait, peut-être les aurais-je arrêtés, ma présence étant l’ancre qui aurait maintenu Suzanne dans le monde des humains. C’était un souhait, la parabole convaincante. Mais il existait une autre possibilité lancinante, insistante et invisible. Le croque-mitaine sous le lit, le serpent au pied de l’escalier : peut-être que j’aurais fait quelque chose, moi aussi.

Peut-être que ça aurait été facile. »

The Girls, Emma Cline. Quai Voltaire, 2016 (2016 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean Esch. 331 pages.

Pukhtu Primo, par DOA (2015)

Pukhtu PrimoQue mes sentiments ont évolué au fil de ma lecture de Pukhtu ! Une inquiétude tout d’abord quand j’ai réalisé que j’allais devoir lire 650 pages sur la guerre d’Afghanistan ; puis un intérêt croissant au fur et à mesure que je découvrais les personnages ; une certaine avidité d’en savoir plus sur eux, sur leurs actions, sur leur sort ; et finalement une relative tristesse à l’idée de les quitter dans les dernières pages.

Je ne mentirai pas. Il m’a été très difficile de rentrer dans le roman : j’ai dû attendre d’en avoir lu la moitié au moins. Le sujet n’est pas de ceux qui me passionnent le plus bien que ce soit toujours d’actualité. De plus, la prolifération des sigles qui refusaient catégoriquement de rentrer dans ma mémoire, les détails d’armements, de bases, de zones tribales, tout cela m’éloignaient des personnages.

 

Car si, en définitive, j’ai réussi à prendre du plaisir dans ces pages, c’est grâce à ces êtres humains qui vivent, meurent, souffrent, décident ensemble, tous liés même s’ils l’ignorent parfois. J’admire la documentation et le réalisme de l’ouvrage, mais c’est cette terrible aventure humaine qui m’a intéressée, plus que le contexte.

Dur de rester propre dans cette guerre, sale comme toutes les guerres. Ceux qui ne tuent ou ne violent pas trempent dans le trafic de drogue et le blanchiment d’argent et bien souvent, tout cela se recoupe. Les personnages ne sont jamais blancs ou noirs. Américains, Français, Afghans, Pakistanais, il n’y a pas les bons et les méchants : il n’y a que des hommes qui se battent pour leurs convictions ou leur intérêt. DOA nous offre les points de vue des uns et des autres sans jugement.

Fox, ce paramilitaire au passé mystérieux qui doute, qui doit décider envers qui résident sa fidélité ou ses obligations. Sher Ali Khan, le Roi Lion, qui se bat plus par vengeance personnelle contre ceux qui ont assassiné sa Badraï avec leurs drones que par réelle conviction.

 

J’ai particulièrement aimé les personnages de femmes. Chloé, cette gosse pleine de fric qui s’avère être paumée, dominée, pleine de doutes et de craintes. Amel, cette journaliste qui tente d’effecer son passé en se plongeant dans la blancheur de la coke. Storay, cette prostituée défigurée qui n’est pourtant pas un personnage principal mais qui est si importante pour Fox qu’elle l’est devenue pour moi aussi. Aussi fortes soient-elles, elles sont dominées, utilisées et méprisées par le système.

 

Un livre dur. Dur dans ses propos, dans son histoire, mais également dur à aborder. Mais un livre passionnant pour ses personnages profonds et rarement négligés par l’auteur. Je ne l’aurais jamais suspecté en entamant ma lecture, mais je suis impatiente de découvrir le second volume.

« Ils tuent des gens, on tue des gens. On lutte pour le bien, eux contre le mal. »

Pukhtu Primo, DOA. Gallimard, coll. Série Noire, 2015. 673 pages.