J’ai reçu ce roman graphique à Noël 2018, c’est dire le temps passé à attendre le « bon moment ». Il y avait aussi l’impatience de découvrir ce chef-d’œuvre, mâtinée de la crainte de ne pas l’aimer autant que les autres. Craintes infondées car je n’avais pas lu vingt pages que j’étais déjà sous le charme.
C’est une œuvre insolite et visuellement puissante. Les pages sont riches d’une profusion graphique qui s’affranchit des codes de la bande-dessinée pour suivre son propre chemin. Pleines pages, texte important, dessins s’entremêlant, des petits des grands, des portraits des détails, et de temps en temps, des cases. Le style hachuré d’Emil Ferris aux milliards de petits traits se fait tantôt rude, presque cartoonesque, tantôt d’une finesse et d’un réalisme incroyables. Certains de ses portraits m’ont scotchée par l’humanité qui se dégage des traits de ses protagonistes, visages fatigués, éprouvés, attristés, maltraités par la vie. À cela s’ajoutent des reproductions de tableaux et de couvertures de magazines d’horreur dans un mélange de culture classique et populaire hétéroclite et réjouissant. Presque une semaine pour lire ce livre tant j’en ai scruté les détails et les décors, suivi les lignes, détaillé les ombres et la profondeur, admiré l’efficacité et la précision.
Lorsqu’on feuillette le bouquin, ça semble très confus car on aperçoit des choses très différentes et apparemment sans rapport (sans parler du dessin qui interpelle et peut laisser perplexe, voire dubitatif). Mais je vous rassure, quand on se plonge dans l’histoire, c’est cohérent et passionnant. C’est un mélange d’enquête, d’histoire de vie, de péripéties quotidiennes et d’Histoire. Karen Reyes, fillette passionnée de monstres et de dessin, endosse le rôle de détective pour élucider le mystère de la mort de sa si belle et si triste voisine, Anka Silverberg. Elle se plonge dans la passé de celle-ci, un passé rempli d’horreurs au cœur de l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, tout en luttant, gérant, appréhendant son propre quotidien dans le Chicago des années 1960, entre la maladie de sa mère, son ostracisation à l’école, les mystères de son grand frère, la pauvreté, mais aussi la présence des caïds et des mafieux, la mort de Martin Luther King, le racisme…
C’est un journal de bord intimiste qui montre l’humain sous tous ses aspects : les moments de bonté, le partage avec une personne qui nous comprend, mais aussi toute la monstruosité que les cœurs, les esprits et les actions peuvent receler et dissimuler. La psychologie humaine y est scrutée dans ses méandres et dans ses ombres. C’est très sombre parfois, mais j’ai grandement apprécié le fait que le pire soit suggéré et non montré, ce qui est amplement suffisant.
Ce roman graphique est aussi une ode à la différence. Cette fillette qui se rêve lycanthrope nous emmène à la rencontre des minorités, de personnages noirs, métis, LGBTQ+, de prostituées, de « hors-norme ». Au fil des pages, les gueules cassées s’expriment, se dévoilent, sortent de l’ombre. L’autrice y prône la liberté d’être qui on souhaite être, le droit d’exprimer son identité, le besoin de faire tomber les masques.
Moi, ce que j’aime, c’est les monstres est donc une œuvre stupéfiante, colossale et absolument sidérante, dans laquelle le dessin au stylo bille happe et fascine par sa beauté, l’humanité et les émotions véhiculées. Une œuvre foisonnante et poétique d’autant plus impressionnante quand on connaît l’histoire de cette autrice et dessinatrice qui a vaincu la paralysie induite par le virus du Nil pour réapprendre à dessiner. Je ne sais pas quoi dire d’autre, c’est une claque, c’est un choc, que dis-je, un coup de poing dans le bide, dans le cœur, dans les yeux !
Une seule question à présent : à quand le tome 2, Monsieur Toussaint Louverture ?
(J’en profite pour signaler que c’est encore une publication hallucinante des éditions Monsieur Toussaint Louverture, que leur travail est beaucoup trop fabuleux et que le boulot sur le lettrage est admirable vu la manière dont il est incorporé au dessin. Bref, je les remercie pour toutes les émotions littéraires qu’ils offrent à chaque bouquin.)
« Cher carnet, je vais te parler franchement, pour moi, dans les magazines d’horreur, les meilleures couvertures, c’est celles où les nénés de la dame ne sont pas à moitié à l’air pendant qu’elle se fait attaquer par le monstre. Celles-là, elles me fichent plus que la frousse. Je pense que les nénés à l’air, ça envoie un message caché genre : avoir des seins = c’est très dangereux. Vu ce qui arrive à maman, peut-être que les magazines savent des choses qu’on ne sait pas… »
« Bien sûr dans les livres d’histoire, au chapitre des différents groupes assassinés par les nazis, il n’est jamais question des prostituées, car je suis sûre qu’elles sont considérées comme une tache sur la mémoire des autres victimes. La vérité, c’est que la vie d’une pute ne vaut rien. Pour moi, ce n’est que de la haine de soi. Notre société hait ceux qui les acceptent sans réserve, nous, nos corps, nos désirs secrets. C’est ce que ces dames m’ont appris. À respecter ce que les autres dédaignent. »
Moi, ce que j’aime, c’est les monstres, Livre premier, Emil Ferris. Monsieur Toussaint Louverture, 2018 (2017 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Charles Khalifa. 416 pages.