Moi, ce que j’aime, c’est les monstres, Livre premier, d’Emil Ferris (2017)

Moi ce que j'aime c'est les monstres (couverture)J’ai reçu ce roman graphique à Noël 2018, c’est dire le temps passé à attendre le « bon moment ». Il y avait aussi l’impatience de découvrir ce chef-d’œuvre, mâtinée de la crainte de ne pas l’aimer autant que les autres. Craintes infondées car je n’avais pas lu vingt pages que j’étais déjà sous le charme.

C’est une œuvre insolite et visuellement puissante. Les pages sont riches d’une profusion graphique qui s’affranchit des codes de la bande-dessinée pour suivre son propre chemin. Pleines pages, texte important, dessins s’entremêlant, des petits des grands, des portraits des détails, et de temps en temps, des cases. Le style hachuré d’Emil Ferris aux milliards de petits traits se fait tantôt rude, presque cartoonesque, tantôt d’une finesse et d’un réalisme incroyables. Certains de ses portraits m’ont scotchée par l’humanité qui se dégage des traits de ses protagonistes, visages fatigués, éprouvés, attristés, maltraités par la vie. À cela s’ajoutent des reproductions de tableaux et de couvertures de magazines d’horreur dans un mélange de culture classique et populaire hétéroclite et réjouissant. Presque une semaine pour lire ce livre tant j’en ai scruté les détails et les décors, suivi les lignes, détaillé les ombres et la profondeur, admiré l’efficacité et la précision.

Lorsqu’on feuillette le bouquin, ça semble très confus car on aperçoit des choses très différentes et apparemment sans rapport (sans parler du dessin qui interpelle et peut laisser perplexe, voire dubitatif). Mais je vous rassure, quand on se plonge dans l’histoire, c’est cohérent et passionnant. C’est un mélange d’enquête, d’histoire de vie, de péripéties quotidiennes et d’Histoire. Karen Reyes, fillette passionnée de monstres et de dessin, endosse le rôle de détective pour élucider le mystère de la mort de sa si belle et si triste voisine, Anka Silverberg. Elle se plonge dans la passé de celle-ci, un passé rempli d’horreurs au cœur de l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, tout en luttant, gérant, appréhendant son propre quotidien dans le Chicago des années 1960, entre la maladie de sa mère, son ostracisation à l’école, les mystères de son grand frère, la pauvreté, mais aussi la présence des caïds et des mafieux, la mort de Martin Luther King, le racisme…

C’est un journal de bord intimiste qui montre l’humain sous tous ses aspects : les moments de bonté, le partage avec une personne qui nous comprend, mais aussi toute la monstruosité que les cœurs, les esprits et les actions peuvent receler et dissimuler. La psychologie humaine y est scrutée dans ses méandres et dans ses ombres. C’est très sombre parfois, mais j’ai grandement apprécié le fait que le pire soit suggéré et non montré, ce qui est amplement suffisant.

Ce roman graphique est aussi une ode à la différence. Cette fillette qui se rêve lycanthrope nous emmène à la rencontre des minorités, de personnages noirs, métis, LGBTQ+, de prostituées, de « hors-norme ». Au fil des pages, les gueules cassées s’expriment, se dévoilent, sortent de l’ombre. L’autrice y prône la liberté d’être qui on souhaite être, le droit d’exprimer son identité, le besoin de faire tomber les masques.

Moi, ce que j’aime, c’est les monstres est donc une œuvre stupéfiante, colossale et absolument sidérante, dans laquelle le dessin au stylo bille happe et fascine par sa beauté, l’humanité et les émotions véhiculées. Une œuvre foisonnante et poétique d’autant plus impressionnante quand on connaît l’histoire de cette autrice et dessinatrice qui a vaincu la paralysie induite par le virus du Nil pour réapprendre à dessiner. Je ne sais pas quoi dire d’autre, c’est une claque, c’est un choc, que dis-je, un coup de poing dans le bide, dans le cœur, dans les yeux !

Une seule question à présent : à quand le tome 2, Monsieur Toussaint Louverture ?
(J’en profite pour signaler que c’est encore une publication hallucinante des éditions Monsieur Toussaint Louverture, que leur travail est beaucoup trop fabuleux et que le boulot sur le lettrage est admirable vu la manière dont il est incorporé au dessin. Bref, je les remercie pour toutes les émotions littéraires qu’ils offrent à chaque bouquin.)

« Cher carnet, je vais te parler franchement, pour moi, dans les magazines d’horreur, les meilleures couvertures, c’est celles où les nénés de la dame ne sont pas à moitié à l’air pendant qu’elle se fait attaquer par le monstre. Celles-là, elles me fichent plus que la frousse. Je pense que les nénés à l’air, ça envoie un message caché genre : avoir des seins = c’est très dangereux. Vu ce qui arrive à maman, peut-être que les magazines savent des choses qu’on ne sait pas… »

« Bien sûr dans les livres d’histoire, au chapitre des différents groupes assassinés par les nazis, il n’est jamais question des prostituées, car je suis sûre qu’elles sont considérées comme une tache sur la mémoire des autres victimes. La vérité, c’est que la vie d’une pute ne vaut rien. Pour moi, ce n’est que de la haine de soi. Notre société hait ceux qui les acceptent sans réserve, nous, nos corps, nos désirs secrets. C’est ce que ces dames m’ont appris. À respecter ce que les autres dédaignent. »

Moi, ce que j’aime, c’est les monstres, Livre premier, Emil Ferris. Monsieur Toussaint Louverture, 2018 (2017 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Charles Khalifa. 416 pages.

Les Morts, de Christian Kracht (2016)

Les Morts (couverture)Vraiment, me voilà bien embêtée. Je dois faire une critique de ce livre reçu grâce à Babelio, c’est le deal, mais je n’ai rien à en dire. Tout simplement parce que je me suis mortellement ennuyée. A l’exception de brefs passages d’intérêt aussi inattendus que surprenants, je me suis battue – j’ai vraiment lutté – pour finir ce livre. J’ai essayé de ne pas trop lire en diagonale dans la seconde moitié bien que j’avais l’impression de ne pas progresser d’un iota, mais je m’aperçois à présent, deux jours après la fin de ma lecture, qu’il ne me reste pas grand-chose de plus que si je l’avais fait.

Nous sommes dans les années 1930 et, voyageant entre la Suisse, l’Allemagne et le Japon, nous suivons deux personnages : Emil Nägeli, réalisateur suisse missionné pour réaliser un film collaboratif entre Allemagne et Japon (et impatient de retrouver sa maîtresse Ida von Üxküll), et Masahiko Amakasu, agent ministériel responsable de la venue de ce dernier au Pays du Soleil Levant.
Si les personnages principaux sont nés de l’imagination de l’auteur, on croise également toute une galerie de personnages non fictionnels qui ont fait l’histoire cinématographique et politique de cette époque : Charlie Chaplin, Lotte Eisner, historienne et critique de cinéma, et d’autres que je ne connaissais pas comme Alfred Hugenberg, homme politique et soutien d’Adolf Hitler (merci Wiki !)…

Pour m’avoir laissée dans une telle indifférence, je me dis que ce n’était tout simplement pas le moment, pas le livre dont j’avais envie. Non ? Il a été primé, il est traduit en plusieurs langues, j’ai forcément raté quelque chose ! J’aurais aimé l’aimer, ce livre suisse – nationalité rarement rencontrée – publiée par une maison d’édition dont je n’avais encore rien lu (à ma connaissance).

Je suis sortie de ce livre… désabusée. Pas seulement parce qu’il n’a pas fonctionné avec moi – pourtant, je veux bien croire au potentiel du rythme d’écriture, des touches d’humour subtilement distillées, de la plume même de Christian Kracht –, mais aussi parce que les personnages ne m’ont inspiré aucune compassion, aucune sympathie. Egocentriques, pathétiques, se méprisant les uns les autres derrière les sourires et les courbettes, Emil remâchant sa relation avec son père encore et encore, et ne pensez pas que des personnages comme Chaplin remonteront la barre. Finalement, les seuls passages que j’ai lus avec intérêt sont ceux concernant l’enfance d’Amakasu, ses parents, ses obsessions, ce pensionnat qu’il a tant haï. Il me laisse en bouche un vague goût de déchéance et de déception.

Je ne dirai rien de plus car, si je sais parler d’un livre que j’ai adoré, que j’ai détesté, qui m’a un peu déçue, qui m’a agacée, je peine à le faire pour un livre qui n’a rien éveillé chez moi si ce n’est l’ennui et l’incommensurable envie de passer à autre chose. Je trouve cette position très inconfortable, mais sincèrement, je ne sais pas quoi dire de plus.

« Les secrets inébranlables de son pays, cette taciturnité qui laisse tout entendre et ne dit rien, lui répugnaient mais, comme tout Japonais, il trouvait les étrangers profondément suspects en raison de leur insensibilité – cependant si l’on pouvait se servir d’eux et de leur opportune insignifiance pour accomplir son devoir d’airain à l’égard de l’empereur et de la nation, alors il fallait le faire. »

Les Morts, Christian Kracht. Editions Phébus, coll. Littérature étrangère, 2018 (2016 pour l’édition originale). Traduit de l’allemand (Suisse) par  Corinna Gepner. 184 pages.

Challenge Tournoi des trois sorciers – 5e année
Filet du diable (Botanique) : un livre que vous pensiez aimer mais qui est une déception

Lait de tigre, de Stefanie de Velasco (2015)

Lait de tigre (couverture)Univers de la banlieue, jeunesse désœuvrée, fond d’alcool, de prostitution et d’herbe… Rien pour me séduire à première vue. J’ai lu – et parfois apprécié – à une certaine époque de mon adolescence ces livres comme Moins que zéro de Bret Easton Ellis ou Bleu presque transparent de Ryû Murakami, mais à présent, ce n’est plus ce qui m’attire. Et c’est ce que l’on retrouve dans Lait de tigre. Car finalement, cette amitié détruite qu’on annonce dans le résumé apparaît comme un épisode mineur du roman, qu’on attend, qu’on anticipe, et qu’on ne trouve jamais, et c’est le quotidien de ces jeunes berlinois qui prime malgré le meurtre qui bouleverse le cours de leurs vacances.

Malgré tout, elle parvient à ajouter des contrastes qui rendent le roman plus intéressant. Les personnages sont suffisamment intelligents et attachants pour sortir du décor de banlieues sordides auquel on pourrait s’attendre. Jameelah et Nini semblent tellement innocentes qu’on ne peut les juger durement, même lorsque leurs actes sont à l’opposé des nôtres. La maturité dont ils peuvent faire preuve détache Lait de tigre d’un roman pour ado plus classique : cela est dû au fait qu’il s’agisse d’une jeunesse marquée par l’histoire. Qu’ils soient Serbes, Hongrois ou Irakiens, ils ont fui la guerre, ils ont connu des pertes. J’ai beaucoup aimé la description de ce mélange de culture, la fraternité de ses communautés qui peut flirter avec une violence, une haine qui a émigré avec eux.

De plus, j’ai été surprise par certains personnages pour qui j’ai fini par ressentir de la compassion alors qu’ils étaient à première vue très rebutants – comme Dragan qui m’a touchée par sa détresse à connaître le lieu de sépulture de Jasna – ou Jessi – qui se tourne naturellement vers sa sœur en cas de « problèmes ».

Finalement, dans une jungle urbaine crade et dure, Stefanie de Velasco place des personnages qui ont le courage et l’amitié bien accrochés dans leur cœur et qui ne se laissent pas tomber, qui s’entraident sans cesse. Nini et Jameelah font souvent preuve de bravoure (et pas seulement d’un courage de tête brûlée comme aller rouler sur l’autoroute en vélo) et de lucidité, notamment Jameelah par rapport à son statut d’immigrée.

Un roman intéressant pour sa description de la mixité dans cette banlieue et pour ses personnages bien dessinés, mais qui m’a quelque peu déçue par son intrigue.

« Noura dit toujours qu’il faut vivre de manière à ce que rétrospectivement notre vie ressemble à un poème. Elle n’a jamais dit que ce devait être un poème joyeux, juste un poème. »

Lait de tigre, Stefanie de Velasco. Belfond, 2015 (2013 pour l’édition originale). Traduit de l’allemand par Mathilde Sobottke. 320 pages.