Demain, le jour, de Salomon de Izarra (2022)

Demain, le jour (couverture)1936, un train déraille dans les Vosges. Trois survivants seulement. En quête de secours, ils parviennent dans un petit village isolé dans la forêt. Sauf que celui-ci semble la proie d’une malédiction et de deux créatures maléfiques. Pourquoi eux seuls ont survécu ? Pourquoi sont-ils piégés ainsi ?

Dès que j’eus tourné cette couverture sobre et mystérieuse, j’ai été frappée par une belle plume, avec son vocabulaire soigné et son attention à créer des voix distinctes, et une atmosphère immersive.

C’est un roman constitué de trois voix d’abord, celles des survivants. Le journal écrit de Paul Rudier, au ton gouailleur quoique cultivé, intelligent et rude, parfois cru. La prose soignée de la correspondance de Suzanne Garcin, fille de bonne famille. Les enregistrements phonographiques d’Armand Létoile, que l’on pourrait peut-être reprocher d’être trop bien écrit, de manquer d’une touche d’oralité. Puis s’ajoutent les pensées d’Armand Brémont, succession de réflexions, flux bondissant de mots, images et mots-valises.

Nous sommes en 1936. L’empreinte de la Grande Guerre est toujours là, tâchant les âmes et les souvenirs, quel qu’ait été le rôle de chacun dans cette boucherie absurde, tandis que le spectre d’Hitler et du conflit à venir – menace confuse niée par certains, redoutée ou attendue par d’autres – se profile à l’horizon.
L’ambiance est sombre, un peu poisseuse. Relents de boue, de mort et de comportements plus que douteux. Les personnages sont des survivants à plus d’un titre et leur passé est rempli de ces nuances qui fabriquent des psychologies riches et travaillées et, de là, attachantes, à commencer par Paul, l’amoureux de la littérature et pourtant salaud de première…
Même si l’on s’échappe souvent de l’histoire présente à travers les récits personnels, les passages dans le village sont oppressants comme tout bon huis-clos et les apparitions des créatures – dont l’auteur n’abuse pas – sont véritablement marquantes. Précisons que le résumé est un peu trompeur car le récit est finalement constitué de plus de flash-backs à travers les regards en arrière des personnages que de cette intrigue surnaturelle.

Cependant, deux-trois points m’ont malheureusement gênée au fil de ma lecture.

Dans un premier temps, j’ai été prise par ces histoires familiales compliquées, ces familles qui, pour certaines, cachaient sous un vernis lisse des relations parents-enfants conflictuelles, traumatisantes. Récit du poids des attentes familiales, du milieu social qui colle à la peau de certains comme la terre humide aux bottes, du mépris de classe, d’un enfermement intellectuel et des ruades furieuses pour s’en sortir, de l’identité et des rêves d’un avenir à sa mesure…
Sauf que tout vient surtout des mères : des désirs d’abandon, des humiliations, des pressions intolérables, des brimades… Tout est la faute de la mère apparemment (les pères ont beau être tout aussi défaillants, c’est uniquement à cause de leur lâcheté, leur faiblesse, leur soumission à leur femme, les pauvres…). Certes, cette belle unicité dans le passé des personnages a une raison d’être, mais j’ai fini par être agacée face aux portraits féminins en général. Car d’une manière plus générale, tout semble de la faute des femmes – mères, compagnes… – qui « ne semblent exister que pour mieux faire souffrir les hommes à grands coups d’excuses et de pitoyables justifications, dans le seul besoin d’occulter leurs propres travers. Une lâcheté effrayante qui nourrit leur perdition et leur égoïsme. »
De la même manière, Suzanne et l’amie à qui elle écrit ont subi « un abus ». Elle ne cesse d’y faire allusion à mots couverts dans sa lettre, le moment où elle en parle à Armand est comme éludé, survolé, comme si un voile de pudeur était jeté dessus alors que les hommes racontent leur vie dans les détails. J’ai surtout eu cette sensation d’un ajout « dans l’air du temps » que l’auteur ne savait pas vraiment comment traiter. D’ailleurs, je suis bien obligée de reconnaître que, parmi les quatre personnages principaux – trois hommes et une femme –, Suzanne est la seule qui m’a laissée assez indifférente car elle est, à mes yeux, moins bien campée que les hommes.

De plus, l’histoire paranormale ne semble être qu’un prétexte, une toile de fond réunissant des personnages dont l’auteur avait apparemment très envie de raconter la vie, sans forcément savoir comment la présenter. Que le cadre soit un prétexte ne me dérange pas – c’est un peu le cas dans Dans la forêt que j’avais adoré –, mais dans celui-ci, j’ai trouvé qu’il y avait quelque chose d’artificiel et d’un peu lourd dont la façon dont les personnages se racontent (quoique cela colle bien avec le protagoniste égocentrique qu’est Paul).
Certains passages détonnent vraiment, allant jusqu’à me sortir de ma lecture. Tout d’abord, Suzanne retranscrivant dans une lettre le récit de la vie d’Armand à la première personne et avec moult détails et dialogues comme si elle l’avait vécue. Ensuite, Suzanne toujours qui, ayant décidé de tenter sa chance à travers la forêt, écrit : « Toutefois, il [Paul] me laisse suffisamment tranquille pour que je finisse de t’écrire. Je doute de le refaire, il faudra que j’aie tous mes sens en éveil. », puis ligne suivante : « Je suis partie en silence (…) » alors qu’elle est dans la forêt, la fin de la lettre ne laissant pas de doute, elle y est toujours. Qui écrit une lettre dans la forêt alors qu’il y a potentiellement des monstres, des mystères et qu’elle ne sait pas pour combien de temps elle en a à sortir de là, si tant est qu’elle y arrive ?
Quant à cette fin, elle me laisse très partagée. Si je la trouve plutôt marquante visuellement parlant, elle me laisse un goût de « tout ça, tout ce suspense, tous ces mystères, pour ça » (tant au niveau du « pourquoi ? » que du « comment ? ») qu’il est difficile de préciser sans divulgâcher.

Ce roman reçoit d’excellentes critiques que je ne partage pas vraiment, même si je l’ai lu sans déplaisir et sans heurt (en dépit de cette petite voix soulignant  les bémols). Si je lui reconnais certaines qualités en termes d’écriture, de thématiques, de construction des personnages principaux (masculins) et de l’atmosphère, je n’ai pas été complètement emballée par l’histoire, également pénalisée par les personnages féminins et certaines lourdeurs.

Pour une critique beaucoup plus sévère que la mienne, je vous invite à vous rendre chez Alberte : on se retrouve sur plusieurs points, mais on a tout de même quelques divergences (que voulez-vous, je suis juste plus gentille, hein, tata Alberte ?!).

« J’avais toujours jalousé les riches, les friqués, ceux qui portent de jolis costumes et passent en vous ignorant car ils ne peuvent pas vous voir ; toute mon enfance et mon adolescence, j’avais senti ce gouffre entre eux et nous, eux qui font le monde et nous qui servions de décor et bras pour leurs jolies idées. »

« C’est là que je compris définitivement le pouvoir des mots ; au moment où ils bouleversèrent mes horizons. Comme ma rencontre avec Aurore, qui me fit réaliser à quel point ma vie passée était plus que jamais un pitoyable gâchis. Que sont l’ivresse et les putains, un territoire et du respect, lorsque l’on sait que tout cela est éphémère ? Tiens, rien que ce terme « éphémère », n’est-il pas grandiose ? avec sa prononciation, tout en « e » montants et glissants à mesure que les incisives frottent le long de la lèvres inférieure… ça en dit long sur le caractère tristement bref de ce qu’il désigne. C’est un souffle, l’existence même. Alors, quitte à vivre, autant vivre pleinement et d’autres vies que la sienne – par la lecture, les auteurs ! Bon Dieu, c’est si simple à comprendre, si facile à faire, si limpide à saisir… et il m’a fallu tant d’années pour le réaliser. »

« Lorsque je m’y installai, je ne songeai pas à l’emplacement du lit, de la table ou d’une armoire, non : je songeai à ma bibliothèque. Où la poser ? Quels ouvrages acheter, voler, posséder et, surtout, où les mettre ? Dans quel ordre ? Et très vite j’eus un mur couvert de livres. On ne réalise pas le plaisir à avoir en sa possession des ouvrages qui nous ressemblent. D’ailleurs, ne comprend-on pas une personne en ne considérant que ses lectures ? »

« Et quels génies se cachaient ici – et où ? Des amis des mots et de la couleur, des passeurs de savoirs et des transmetteurs d’idées de brillants professeurs et au-diable-le-reste ! mais non non non. Étudier d’abord et surtout pour l’A-V-E-N-I-R. Ces six lettres amicales qui une fois soudées deviennent leitmotiv-propagande de pèremère. »

Demain, le jour, Salomon de Izarra. Éditions Mnémos, label Mu, 2022. 263 pages.

L’Homme qui rit, de Victor Hugo (1869)

Lu dans le cadre du rendez-vous « Les fantastiques classiques » qui voyait s’affronter ce mois-ci Marcel Proust et Victor Hugo : choix évident pour moi, car Victor m’attire toujours plus que ce terrifiant Marcel et je n’avais pas le temps pour deux auteurs de cette envergure.

Les classiques, c'est fantastique - Hugo VS Proust

Angleterre, 1690. Un enfant défiguré et abandonné et une jeune orpheline sont recueillis par un saltimbanque philosophe et solitaire et son loup. Quinze ans plus tard, « L’Homme qui rit » attire tous les succès mais se forge un esprit de révolte envers les injustices sociales qui éclatera quand sera révélé un étonnant secret.

L'Homme qui rit (couverture)Je pensais avoir le temps de lire en octobre ; de toute évidence, pas vraiment car j’ai passé le mois avec Gwynplaine, Ursus, Dea, Homo et Victor. Heureuse compagnie, il faut bien l’avouer. J’attendais avec impatience cette nouvelle lecture hugolienne après les chocs littéraires que furent Les Misérables et Notre-Dame de Paris.

Dès les premières pages, j’ai été chamboulée par la poésie des descriptions. La rencontre avec Ursus et Homo fut juste sublime et m’apporta dès les premières pages cette réconfortante sensation de plonger à nouveau dans un roman d’exception.

« Ursus était remarquable dans le soliloque. D’une complexion farouche et bavarde, ayant le désir de ne voir personne et le besoin de parler à quelqu’un, il se tirait d’affaire en se parlant à lui-même. Quiconque a vécu solitaire sait à quel point le monologue est dans la nature. La parole intérieure démange. Haranguer l’espace est un exutoire. Parler tout haut et tout seul, cela fait l’effet d’un dialogue avec le dieu qu’on a en soi. C’était, on ne l’ignore point, l’habitude de Socrate. Il se pérorait. Luther aussi. Ursus tenait de ces grands hommes. Il avait cette faculté hermaphrodite d’être son propre auditoire. Il s’interrogeait et se répondait ; il se glorifiait et s’insultait. On l’entendait de la rue monologuer dans sa cahute. Les passants, qui ont leur manière à eux d’apprécier les gens d’esprit, disaient : c’est un idiot. »

Par la suite, chapitre après chapitre se déroule un ouvrage grandiose, parfois grandiloquent certes mais extraordinaire. Car, au-delà de l’intrigue résumée, avec Hugo, tout est prétexte à digressions qui viennent servir l’histoire. Ainsi, outre le fait qu’il prend son temps pour poser le cadre et développer ses personnages, il sublime également la nature et ses affres, ses beautés et ses violences tout en exaltant en parallèle l’intériorité des personnages, les émotions et les dilemmes qui les traversent. Le récit s’ouvre sur les pièges de la mer, de la neige et de la nuit avant de raconter ceux – cruels et révoltants – des hommes. Oreilles bouchées et cœurs fermés.
Au cœur des injustices, des pauses, à l’instar de la rencontre poignante d’Ursus et des enfants Gwynplaine et Dea. Misanthropie bougonne immédiatement emplie de tendresse. Après le silence au milieu des éléments, un dialogue, un échange. Après la solitude, des âmes qui se trouvent et s’adoptent.
Ce quatuor est tout simplement magnifique. Autant j’avais bien souvent entendu parler de Gwynplaine et Dea, autant j’ai pu découvrir – et quelle rencontre ! – Ursus et Homo. S’ils sont souvent archétypes, ils sont aussi sincérité, poésie et émotion. La luminosité protectrice de Dea, les tirades d’Ursus et ses marmonnements attendris, la présence réconfortante d’Homo, Gwynplaine tiraillé, tenté, furieux, majestueux…

« Dea avait un voile, la nuit, et Gwynplaine avait un masque, sa face. Chose inexprimable, c’était avec sa propre chair que Gwynplaine était masqué. Quel était son visage, il l’ignorait. Sa figure était dans l’évanouissement. On avait mis sur lui un faux lui-même. Il avait pour face une disparition. Sa tête vivait et son visage était mort. Il ne se souvenait pas de l’avoir vu. »

Retrouver la verve d’Hugo fut à nouveau un plaisir immense et jamais démenti. Sa plume, précise, foisonnante, éclatante, érudite, recherche constante d’un vocabulaire parfait. Ses portraits tout de vie, d’images, de fureur et d’émotions. Ses parenthèses, ses développements d’une richesse inouïe. Son intelligence, qui va bien au-delà des références historiques, mythologiques, bibliques que je ne peux prétendre toutes saisir. Ses apostrophes au lecteur. Ses touches d’ironie qui critiquent une société, une injustice, ce cynisme s’opposant aux personnages romantiques et idéalistes.

« Funèbre rentrée de l’ombre dans une âme. Ainsi s’opérait, en ce Gwynplaine qui avait été un héros, et qui, disons-le, n’avait peut-être pas cessé de l’être, le remplacement de la grandeur morale par la grandeur matérielle. Transition lugubre. Effraction d’une vertu par une troupe de démons qui passe. Surprise faite au côté faible de l’homme. Toutes les choses inférieures qu’on appelle supérieures, les ambitions, les volontés louches de l’instinct, les passions, les convoitises, chassées loin de Gwynplaine par l’assainissement du malheur, reprenaient tumultueusement possession de ce généreux cœur. Et à quoi cela avait-il tenu ? à la trouvaille d’un parchemin dans une épave charriée par la mer. Le viol d’une conscience par un hasard, cela se voit. »

Hugo, à travers ses protagonistes, dénonce la roulette du pouvoir, la justice dévoyée, la peur des petits constamment écrasés, l’oisiveté immorale de l’aristocratie, le gouffre entre ceux qui ont tous et ceux qui ne sont rien. En ces temps d’instabilité politique où l’Angleterre oscille entre république et monarchie, Gwynplaine affute son esprit critique, constate les inégalités et la toute-puissance écœurante des lords jusqu’à cet aboutissement : un discours déchirant et éclairant, criant de vérité. De là un drame : l’impossibilité pour cette voix sensible, intelligente et raisonnable de se faire entendre à travers son masque de chair.
À l’instar de Notre-Dame de Paris, Hugo interroge : qui sont les véritables monstres ? Question rhétorique, me direz-vous… Josiane et Barkilphedro – dont je ne dirai rien pour vous laisser le plaisir de la découverte – m’auront marquée à l’image d’un Javert ou d’un Frollo…

« Celui qui se venge d’un bienfait, quel homme ! Barkilphedro était ce colosse. Ordinairement l’ingratitude est de l’oubli ; chez ce privilégié du mal, elle était de la fureur. L’ingrat vulgaire est rempli de cendre. De quoi était plein Barkilphedro ? d’une fournaise. Fournaise mêlée de haine, de colère, de silence, de rancune, attendait pour combustible Josiane. Jamais un homme n’avait à ce point abhorré une femme sans raison. Quelle chose terrible ! Elle était son insomnie, sa préoccupation, son ennui, sa rage.
Peut-être en était-il un peu amoureux. »

Certes, l’on se demanderait presque parfois si l’intrigue avance dans ce roman bavard et dense (où l’abondance de mots semble tenter de s’affranchir des frontières des mots et donner à ressentir le caractère vaporeux et fourmillant de la pensée), intimidant plaidoyer politique. Et pourtant, oui. Car cette histoire superbe est une plongée dans une société, dans les classes sociales qui dessinaient l’Angleterre des XVII-XVIIIe siècles ainsi que dans des destinées individuelles magnifiques. Une plongée dans la misère, l’inhumanité, le sordide et, malgré tout, l’espoir. Encore une fois, Hugo, perpétuel virtuose, m’a transportée et bouleversée, c’est un souffle puissant, à la fois magistral et déchirant. Je suis émerveillée et éblouie, que dire de plus.

« Cela faisait des êtres dont la loi d’existence était monstrueusement simple : permission de souffrir, ordre d’amuser. »

« Il est presque impossible d’exprimer dans leurs limites exactes les évolutions abstruses qui se font dans le cerveau. L’inconvénient des mots, c’est d’avoir plus de contour que les idées. Toutes les idées se mêlent par les bords ; les mots, non. Un certain côté diffus de l’âme leur échappe toujours. L’expression a des frontières, la pensée n’en a pas. »

« – Qui êtes-vous ? d’où sortez-vous ?
Gwynplaine répondit :
– Du gouffre.
Et, croisant les bras, il regarda les lords.
– Qui je suis ? je suis la misère. Milords, j’ai à vous parler. »

L’Homme qui rit, Victor Hugo. Pocket, coll. Classiques, 2019 (1869 pour l’édition originale). 763 pages.

La bergère aux mains bleues, de Pierre-Luc Granjon, Samuel Ribeyron et Amélie-les-Crayons (2020)

La bergère aux mains bleues 1Il n’y a pas longtemps, je vous parlais de mon coup de cœur pour le livre-CD Maestro de Thibault Prugne. Je ne pensais pas le voir égalé (voire surpassé pour ce qui est de la version audio) si vite, mais depuis des vacances, des enfants, de la voiture, beaucoup de voiture et la nécessité de les distraire, vite, un tour en librairie (lieu magique), des contes classiques et surtout, attirant mon regard, La bergère aux mains bleues, une autre parution des éditions Margot que j’avais déjà repérée.
On lance le CD, la voix de Luc Chambon s’élève, le silence se fait (la petite s’endort…) et, à la fin de la première chanson, tout le monde est déjà conquis. Nous l’avons écouté deux fois avec les enfants et une fois sans eux, à la demande de mon compagnon aussi charmé que moi. C’est pour dire s’il séduit petits et grands !

La bergère aux mains bleues, c’est l’histoire de Kelen qui part en mer, de Madalen qui reste sur l’île, de Gael qui pêche un poisson d’argent, d’Erel qui n’entend plus rire son frère ; c’est une histoire de voyage, d’absence et de froid, de famille et de solidarité, de douceur et de tristesse. C’est aussi une histoire de moutons.

L’histoire est magnifique et fascinante. C’est un conte avec tout ce qu’ils savent receler de tendresse et des épreuves de la vie, avec ses histoires universelles sublimées par un poisson magique aussi beau que dangereux. Pendant presque une heure d’écoute, c’est la garantie d’un voyage extraordinaire et captivant.
Les voix sont harmonieuses, reconnaissables, belles. Elles font évoluer les protagonistes autour de nous, leur donne corps, leur donne vie. Les voix claires, chaudes, chantantes, douces, énergiques… Touche comique bien dosée, les moutons qui prennent plaisir à se mêler de tout et à s’insérer dans l’histoire… souvent pour se plaindre, il est vrai !
Et puis, il y a les musiques et les chansons. Quelle beauté de bout en bout ! Mélancolique avec « Madalen et Kelen », féérique avec « Le poisson d’argent », tressautante et entraînante avec « La Chanson de la laine », tendre avec « Tiens bon », plein d’espoir avec « Ça ira ! »… les tonalités sont diverses et émouvantes ; les paroles touchent juste à chaque fois ; c’est un pur enchantement.
Servies par le très grand format de cet album, les illustrations – que, pour une fois, j’ai pris le temps de regarder après écoute – nous transportent auprès de la mer et nous permettent de plonger dans ces grands tableaux. Elles se révèlent parfois aussi douces qu’une laine bien douillette, parfois aussi inquiétantes qu’un éclat glacé se fichant dans un cœur.

Je suis donc pleinement émerveillée par ce récit hypnotisant de beauté et de justesse. Faire l’impasse de la version audio serait là une erreur tant la narration est de qualité et tant les chansons enrichissent et embellissent cet album (déjà merveilleux, il faut l’avouer). Un conseil : lancez le CD et laissez-vous porter par cette bulle hors du temps !

La bergère aux mains bleues, Pierre-Luc Granjon (texte), Samuel Ribeyron (illustrations) et Amélie-les-Crayons (mise en musique et chansons). Éditions Margot et Neomme, 2020. 48 pages.

Stand Still Stay Silent, tomes 1 et 2, de Minna Sundberg (2018-2019)

Ces BD m’ont tout d’abord attirée pour leurs couvertures vues sur la toile à plusieurs reprises. Si je trouvais très jolies et intrigantes, je n’étais pas allée plus loin dans la lecture de chroniques ou de résumés et, les ayant empruntées à la médiathèque, je me suis plongée dans l’histoire sans la moindre idée du sujet.

Et le premier tome m’a énormément plu.

D’une part, l’intrigue. Une pandémie a ravagé la planète et n’a laissée derrière elle qu’une poignée de survivant·es dans les pays nordique. En outre, une magie s’est éveillée, transformant les animaux en trolls, géants* ou autres créatures. 90 ans plus tard, six explorateurs (et quels explorateurs) s’aventurent dans le monde silencieux (hors des frontières nettoyées et débarrassées de ses monstres et autres germes).
*Oubliez votre conception du troll ou du géant, cela désigne ici des sortes de créatures mutantes pas franchement ragoûtantes, gardant encore plus ou moins leur ancienne forme. Certaines scènes m’ont rappelé les films The Thing vu l’aspect quelque peu anarchique de certaines bestioles.
D’autre part, le cadre. Direction la Finlande, la Norvège, la Suède, le Danemark et l’Islande (devenue l’équivalent d’une super puissance dans le monde d’après). C’est original et dépaysant (mais pas pour l’autrice et dessinatrice suédo-finlandaise évidemment). Son univers propose un mélange réjouissant de langues, de traditions, de croyances, ce qui est enthousiasmant à découvrir.

Le premier tome est surtout introductif, ce qui ne veut pas dire ennuyeux car il s’est révélé agréable et fluide, constituant une bonne base pour cette série. On découvre l’apparition de la pandémie dans une première partie aux échos très actuels, puis le contexte dans lequel va se dérouler les BD et les personnages.
Les personnages constituent une équipe de bras cassés, aux personnalités diverses et attachantes. Leur mission : partir dans le monde silencieux en quête d’autres survivants (et ramener quelques bouquins devenus précieux en passant). Leurs relations constituent une bonne part du récit, avec les heurts inévitables dus à des caractères fortement différents, des affinités qui se dessinent au-delà de la barrière de la langue. J’ai particulièrement au personnage de Lalli, mage silencieux et réservé.

Ensuite, graphiquement parlant, j’aime beaucoup. Déjà, l’aquarelle, faut avouer que j’adore ça, donc c’est une bonne base.  C’est très soigné et certaines planches sont magnifiques. Le trait de Minna Sundberg est plaisant et ses personnages ont vraiment une bonne tête qui les rend sympathiques. L’illustratrice offre des ambiances visuellement fortes en variant les teintes de ses planches selon le lieu ou l’atmosphère (orangé pour le début de la pandémie, bleuté, violacé, verdâtre pour le monde silencieux…). Le découpage, loin d’être figé, évolue selon l’action, le cadre ou la situation : cases de petite taille, allongée ou aux contours fluides, nécessité d’incliner parfois l’ouvrage à 90°, etc.
Seul petit reproche : les scènes d’action sont parfois un peu confuses et j’ai alors du mal à en suivre le déroulé…

L’histoire est entrecoupée de pages « documentaires » consacrées à différents thèmes. Nous avons ainsi des apartés sur les différents types de monstres ou de magie, sur une coutume, sur la procédure de purification d’une zone, sur la linguistique ou encore sur le cas particulier des chats. C’est évidemment très intéressant à lire, histoire d’en apprendre toujours plus, et cela permet d’obtenir des informations précieuses tout en évitant les passages trop didactiques dans lesquels les personnages s’expliqueraient les choses de manière assez artificielle dans le but de nous informer, nous lectrices et lecteurs.
(Dommage que je n’ai pas vu avant de tourner la dernière page l’antisèche sur les drapeaux nordiques et les personnages avec leur métier, les langues parlées, leur immunité ou non !)

Le second tome m’a paru un peu moins intéressant finalement, même si j’ai apprécié ma lecture. J’ai trouvé qu’il ne s’y passait pas grand-chose, que l’intrigue progressait peu. J’aurais aimé que la quête se précise ou gagne un peu en ambition et en profondeur. Seule l’arrivée du sixième protagoniste, présent sur la couverture du premier tome mais alors très mystérieux encore, enrichit un peu l’histoire.

De beaux romans graphiques qui débutent comme de la SF post-apocalyptique mais tournent à la fantasy, à base de magie et de créatures improbables. Un premier tome prometteur et séduisant qui donne envie de tout savoir sur cet univers et ses personnages. Le second tome stagne un peu, mais j’attends la suite pour me faire un avis plus définitif sur cette série.

Stand Still Stay Silent, tomes 1 et 2, Minna Sundberg. Éditions Akileos, 2018-2019. Traduit par Diane Ranville. 301 et 259 pages.

Parenthèse 9e art spécial manga : L’atelier des sorciers & L’Enfant et le Maudit

Que ce soit dit, je ne suis pas une grande lectrice de mangas, j’en ai lu quelques-uns enfant, mais, lassée d’attendre pour chaque tome à la bibliothèque, j’ai laissé tomber. Je suis toutefois bien décidée à remédier à ça et à découvrir ce pan de la littérature (notamment grâce à une copine qui se reconnaîtra si elle passe par là et que je remercie très fort !). Ne vous attendez donc pas à des critiques profondes, à des comparaisons sur les styles graphiques, à une analyse du genre, etc. Ici, ce sera un avis de pure néophyte !

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L’atelier des sorciers (tomes 1 à 6),
de Kamome Shirahama
(en cours, 2016-…)

Coco est fascinée par la magie, mais seul·es quelques élu·es peuvent pratiquer cet art. Le jour où Kieffrey arrive dans son village, Coco ne peut réprimer l’envie de l’espionner pour voir davantage de magie. Elle comprend alors le secret de la magie et, utilisant un vieux livre donné par un inconnu des années auparavant, elle lance son premier sort. Un sort aux conséquences tragiques. Pour réparer son erreur, elle devient la disciple de Kieffrey et entre dans le monde de la magie.

La néophyte que je suis est tout d’abord à la recherche d’une bonne histoire, ce qui est clairement le cas avec L’atelier des sorciers. Il y a indubitablement un air d’Harry Potter avec cette « ignorante » qui entre dans un nouvel univers, cette novice qui est le centre de beaucoup d’attentions, notamment de la part de sorciers mystérieux pratiquant une magie interdite, et qui semble promise à de grandes choses. Cependant – et heureusement – le monde de Coco est aussi très différent, à commencer par la manière dont la magie se pratique ! Une manière particulièrement esthétique et originale qui m’a immédiatement séduite.

L’intrigue prend son temps pour poser un univers fouillé et approfondi. C’est totalement prenant grâce à des péripéties passionnantes, mais celles-ci permettent également de découvrir le monde dans lequel évoluent sorciers et sorcières, de voyager entre l’atelier, Carn une ville pleine de magie, l’Académie de sorcellerie ou encore différents lieux magiques.
Les ambiances s’enchaînent : humoristiques, haletantes, sombres, légères… Un mélange subtil qui m’a happée à chaque épisode.

C’est aussi très mignon, notamment grâce à l’innocence et l’enthousiasme contagieux d’une Coco perpétuellement admirative face à chaque démonstration magique. Malgré le drame qui l’a frappée, malgré son sérieux dans ses études, elle reste une enfant dont la gentillesse et le ravissement face à la magie illuminent les pages.
Les personnages sont attachants, intrigants, séduisants, et font l’objet au fil des tomes de portraits toujours plus affinés. J’ai beaucoup aimé le fait que certains volumes prennent le temps de s’attarder sur des protagonistes tels qu’Agathe ou Trice, également disciples de Kieffrey. La fin du sixième tome soulève d’autres questions qui laissent imaginer des précisions sur le maître lui-même.

Les dessins sont superbes. Des personnages aux détails qui ornent certaines planches, j’ai été émerveillée et fascinée par le graphisme de cette saga. C’est vivant, c’est expressif, c’est beau.

Une superbe découverte ! Rien à redire, que ce soit sur l’univers, les personnages, la magie, l’intrigue, le rythme ou le dessin : je suis enchantée !

L’atelier des sorciers (tomes 1 à 6), Kamome Shirahama. Editions Pika, coll. Seinen, 2018-… (2016-… en version originale). Traduit du japonais par Fédoua Lamodière. 192 pages.

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L’Enfant et le Maudit (tomes 1 à 7),
de Nagabe
(en cours, 2016-…)

Un monde coupé en deux : « l’intérieur » où vivent les humains et « l’extérieur » peuplé de créatures monstrueuses. Quiconque est touché par elles subira la malédiction et se transformera à son tour. Pourtant, à « l’extérieur », Sheeva et le Professeur cohabitent et, au mépris de toutes les croyances, dessinent leur histoire.

Dès le début, j’ai été happée par cet univers plutôt sombre. Dans un décor d’arbres dénudés et de maisons abandonnées, cette intrigue de malédiction, de camps qui s’opposent, entre ombre et lumière, m’a totalement séduite.
Il y a une bonne part de mystères, et je ne sais à qui me fier tant cette histoire semble biaisée qu’elle soit vue par les humains ou les enfants noirs. Je suis impatiente de connaître la suite, de lever le voile sur tous ces secrets. Comment est apparue la malédiction ? Quel est le rôle de Sheeva ? Qui est le Professeur ?
Les questions s’enchaînent au fil des tomes puisque le moindre indice en fait naître une nouvelle fournée. Si j’aime le rythme tranquille et quelque peu contemplatif de cette histoire (quoique les derniers tomes offrent davantage d’action), j’espère que des réponses nous seront offertes et que l’intrigue ne sera pas étirée de manière superficielle.

La seule chose qui semble vraie et certaine dans cette histoire, c’est le duo formé par le Professeur et Sheeva. S’ils semblent à première vue mal assortis, avec cette fillette aussi lumineuse que le Professeur est sombre, leur relation se révèle tout de suite bouleversante. Leur affection réciproque, dépourvue de tout a priori, m’a touchée à plusieurs reprises. L’auteur dose savamment gravité et innocence, gaucherie et mélancolie, obstacles et joies simples. Si l’atmosphère s’assombrit au fil des tomes, j’ai adoré les scènes de vie quotidienne, les petits riens avec lesquels tous deux sculptent leur improbable famille.

Une ambiance sombre et poétique, qui interroge sur l’humanité qui se cache parfois dans le noir. Un superbe duo qui raconte aussi bien la joie que la tristesse, le doute que la jalousie, mais surtout l’amour et la confiance. Des dessins simples mais expressifs qui véhiculent beaucoup d’émotion. Une très jolie lecture, très prenante en dépit de son allure plutôt tranquille.

(Source des images : BD Gest’)

L’Enfant et le Maudit (tomes 1 à 7), Nagabe. Editions Komikku, 2017-… (2016-… en version originale). Traduit du japonais par Fédoua Lamodière. 174 pages.