Dans le cadre du rendez-vous, « Les classiques, c’est fantastique », la thématique était la littérature afro-américaine : j’ai choisi de me tourner vers l’autrice nobelisée Toni Morrison avec qui j’avais eu une rencontre mitigée avec Un don (que j’avais également lu dans le cadre du RDV).
L’œil le plus bleu (The Bluest Eye) est son premier roman paru en 1970 et tourne autour de Pecola, une fillette que l’on dit « laide » à cause de sa couleur de peau et de ses traits, qui tente de grandir dans l’Ohio des années 1940. Cependant le récit raconte aussi une autre fillette – Claudia, parfois narratrice – qui refuse les poupées blondes ou les parents de Pecola avec leur passé et leur existence dans une société qui les dévalorise constamment.
J’ai retrouvé des similarités avec Un don (ressemblances qui traversent peut-être toute l’œuvre de l’autrice) : l’entremêlement des personnages, les allers-retours dans le temps, la vie qui blesse et qui malmène, le racisme bien sûr…
J’ai été frappée par le complexe d’infériorité qu’elle raconte, cette vision rabaissée de soi née d’un racisme quotidien, une auto-dévalorisation permanente intégrée par les protagonistes par la violence séculaire qui imbibe leur vie. La « laideur » supposée de Pecola n’est pas seulement dans le regard de personnes blanches, mais également dans celui d’Afro-Américains. Être métis·se est déjà s’élever sur l’échelle sociale de par la dilution du noir de la peau. D’où un rêve permanent de la vie des Blancs, rêve de leurs maisons, des paroles gentilles qu’on leur adresse, des regards appréciateurs, de leurs yeux bleus qui semblent éclairer leur existence. À ces privilèges s’oppose leur existence rude, leur pauvreté extrême, leurs horizons bouchés. Un gouffre bée entre eux, même dans le traitement d’une mère envers sa propre fille et la fillette blanche dont elle s’occupe.
Le récit tourne autour d’événements atroces – trigger warning : viol et inceste – mais conserve une sobriété bienvenue. Nul détail pour faire pleurer dans les chaumières, mais une économie de mots absolument poignante pour raconter comment les défoulements de violences – mépris, coups, abus… – tombent sur les plus faibles pour relâcher la frustration et la colère silencieuse : les hommes sur leurs femmes, les garçons sur les filles plus jeunes…
Claudia, par son regard qui tranche avec celui de la majorité, est la seule à apporter une bouffée d’air frais. Elle refuse ces jouets qui ne lui ressemble pas et qui la place directement dans le clan des « laides » car ne correspondant pas aux standards de beauté et, avec sa sœur, elle regarde Pecola, tente de l’aider, et, même si elle ne comprend pas tout du haut de ses dix ans, souhaite du positif dans la suite de son histoire.
Toni Morrison possède décidément un style déroutant. Elle passe d’une narration interne à la première personne – Claudia souvent, mais aussi la mère de Pecola ou Pecola elle-même à la fin du livre – à une narration à la troisième personne. Encore une fois, le roman est quelque peu décousu, mais reste assez intense et profondément triste. Peu d’espoir se dégage de ce récit, seuls les rêves apportent de temps à autre un répit aux personnages.
J’ai bien du mal à parler de ce livre qui m’a déstabilisée par sa forme autant qu’il m’a touchée. Un roman qui permet de ressentir viscéralement ce racisme – jamais nommé mais omniprésent – qui ne fait pas partie de ma vie, mais qui reste encore et toujours tristement d’actualité. Une plume inhabituelle mais définitivement unique. Un livre à relire peut-être, pour mieux s’en imprégner.
« « Noire-de-peau-Noire-de-peau. Ton père-dort-à-poil. Noire-de-peau-Noire-de-peau, ton père-dort-à-poil. Noire de peau… »
Ils avaient improvisé une chanson à partir de deux insultes sur des questions qui échappaient totalement à la victime, la couleur de sa peau et les habitudes nocturnes supposées d’un adulte, qui s’accordaient violemment dans leur incohérence. Le fait qu’eux-mêmes étaient noirs et que leurs pères avaient les mêmes habitudes un peu relâchées n’avait rien à voir dans l’histoire. C’était le mépris qu’ils éprouvaient pour leur propre couleur qui donnait son mordant à l’insulte. Ils semblaient avoir réuni toute leur ignorance doucement cultivée, leur haine de soi si bien apprise, leur désespoir minutieusement mis au point, pour en faire un paquet de violence et de mépris qui brûlait depuis toujours au plus profond de leur esprit – refroidi – et qui débordait de leurs lèvres d’outrage en consumant tout ce qui était sur son chemin. Ils dansaient un ballet macabre autour de leur victime, qu’ils s’apprêtaient à sacrifier dans les flammes. »
« En plus de l’idée de l’amour romantique, elle a découvert celle de la beauté physique. Les idées sans doute les plus destructrices de l’histoire de la pensée humaine. Toutes deux naissaient de l’envie, se développaient dans l’insécurité, pour finir en désillusion. »
« Puis elles avaient grandi. Elles étaient entrées dans la vie par la porte de service. Convenables. Tout le monde était en position de leur donner des ordres. Les femmes blanches leur disaient : « Fais ça. » Les enfants blancs leur disaient : « Viens ici. » Les hommes noirs leur disaient : « Allonge-toi. » Les seuls dont elles n’avaient pas besoin de recevoir d’ordre étaient les enfants noirs et les autres femmes noires. »
« Les insultes faisaient partie des ennuis de l’existence, comme les poux. »
L’œil le plus bleu, Toni Morrison. France Loisirs, 1995 (1970 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean Guiloineau. 217 pages.