L’Amant, de Marguerite Duras (1984)

L'AmantPour ce mois de mars, la thématique du rendez-vous de « Les classiques, c’est fantastique » était « Marguerite VS Marguerite : Duras VS Yourcenar ».
Je n’avais aucun livre de l’une ou de l’autre dans ma PAL (et je fais généralement coïncider les challenges avec ma PAL) et je dois avouer que Marguerite Yourcenar est une autrice que je n’ai très envie de lire, pour le moment en tout cas (ne me demandez pas pourquoi, je ne suis juste pas très attirée par ses écrits, j’ai peut-être tort mais c’est comme ça). En revanche, Marguerite Duras a fait partie de ces autrices et auteurs qui ont beaucoup compté pour moi à une certaine période de ma vie (disons entre 16 et 21 ans), celles et ceux qui étaient inlassablement lus et relus… avant de le mettre de côté.
J’ai donc décidé de relire L’Amant, ce livre qui avait fait partie de mes livres de chevet. Exercice périlleux, la redécouverte risquant de pulvériser mes souvenirs nostalgiques.

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J’ai retrouvé l’histoire initiatique et sensuelle dont je me souvenais. Si le tout me semble moins inédit et intense que dans mon adolescence, j’ai reconnu ce qui me faisait vibrer à cette époque.
À commencer par l’écriture particulière de Marguerite Duras. Certes, elle offre parfois une description vibrante de la vie indochinoise – l’image de la maison ruisselante après un lavage à grande eau, les sons des rues de Cholen derrière les persiennes… – et fait appel à nos sens pour vivre avec elle cette époque. Mais elle donne aussi parfois la sensation d’un rêve. La première et la troisième personne se côtoient. La narration est décousue, sautant d’une pensée à une autre, revenant sur le passé et rebondissant dans le futur, voltigeant sur la ligne du temps, racontant d’une fois rythmée et poétique cette histoire adolescente. J’ai une nouvelle fois été attrapée par ce très court roman, transportée par ses mots dans la chaleur vietnamienne.

C’est l’histoire d’un premier amour, d’une découverte des plaisirs charnels – des plaisirs éprouvés aussi par la femme – et de l’adoration d’un homme, d’une passion décriée. La rencontre, les rendez-vous, la fin… Mais c’est aussi l’histoire d’une famille éclatée, une famille qui ne se parle pas, la vie coincée entre une mère qui sombre, un frère aîné tyrannique et une concession incultivable (racontée dans Un barrage contre le Pacifique). L’emprise se fait cruelle, les joies familiales s’estompent et  le tout prend des connotations terribles, sombres, malsaines.

Histoire d’amour et de désir, certes, mais aussi tragédie familiale. Une narration épurée, qui me donne cet étrange et paradoxal sentiment d’aller à l’essentiel tout en vagabondant dans les souvenirs. Un texte presque scandé, hypnotisant.

Le début :
« Un jour, j’étais âgée déjà, dans le hall d’un lieu public, un homme est venu vers moi. Il s’est fait connaître et il m’a dit : « Je vous connais depuis toujours. Tout le monde dit que vous étiez belle lorsque vous étiez jeune, je suis venu pour vous dire que pour moi je vous trouve plus belle maintenant que lorsque vous étiez jeune, j’aimais moins votre visage de jeune femme que celui que vous avez maintenant, dévasté. »

« Jamais bonjour, bonsoir, bonne année. Jamais merci. Jamais parler. Jamais besoin de parler. Tout reste, muet, loin. C’est une famille en pierre, pétrifiée dans une épaisseur sans accès aucun. Chaque jour nous essayons de nous tuer, de tuer. Non seulement on ne se parle pas mais on ne se regarde pas. Du moment qu’on est vu, on ne peut pas regarder. Regarder c’est avoir un mouvement de curiosité vers, envers, c’est déchoir. Aucune personne regardée ne vaut le regard sur elle. il est toujours déshonorant. »

L’Amant, Marguerite Duras. Éditions France Loisirs, 1985 (1984 pour la première édition). 110 pages.

Au zénith, de Duong Thu Huong (2009)

Au zénithPlusieurs points de vue dans ce roman qui nous entraîne dans le Vietnam des années 1950-1970. Celui d’un vieil homme, le Président, isolé dans la montagne qui se retourne sur son passé et son amour perdu. Celui de son meilleur ami, Vu, qui ouvre peu à peu les yeux sur la réalité de la politique vietnamienne au sortir de la Révolution. Celui du beau-frère de la jeune épouse assassinée du Président, dévoré par ses rêves de vengeance. Et enfin, parenthèse de plus de deux cents pages : l’histoire d’un village, l’histoire d’un homme du peuple, de sa famille et de son amour pour une femme bien plus jeune rejetée par le reste de sa famille.

J’avais déjà lu cette autrice et dissidente politique avec Terre des oublis il y a plus de dix ans, mais je dois avouer n’avoir aucun souvenir de ce roman et j’appréhendais quelque peu cette lecture : presque huit cents pages de littérature vietnamienne avec un sujet évoquant Ho Chi Minh et la politique du pays… allais-je accrocher ? allais-je pouvoir suivre ?

La réponse est : oui. J’ai adoré ce roman et je l’ai lu avec une aisance déconcertante et un plaisir constant.

Certes, je ne prétends avoir apprécié à sa juste valeur l’aspect le plus politique du roman, avoir su comprendre toutes les références et capturer tous les échos à l’Histoire du Vietnam. La guerre d’Indochine, la guerre du Vietnam, Ho Chi Minh… j’en connais les grandes lignes – assez pour ne pas être perdue pendant ma lecture – mais pas les détails – donc pas assez pour distinguer ce qui est pure fiction de ce qui est fait historique. Cependant, était-ce le plus important ? Je ne le crois pas.

J’ai été transportée par la poésie de cette œuvre au rythme tranquille. Ses aspects les plus contemplatifs m’ont comblée, dans le regard porté sur la nature omniprésente. Le Président vit au milieu de la montagne, le beau-frère participe à la guerre et se terre dans la forêt, le village de bûcherons vit au rythme des saisons ; seul Vu nous entraîne à la ville. Le cycle des saisons, les éléments météorologiques, les paysages, les cultures et récoltes, les sons des oiseaux ou de l’eau accompagnent les réflexions des protagonistes.

C’est surtout une plongée dans le cœur humain avec ses désirs, ses regrets, ses fiertés… et ses bassesses. Le roman raconte l’envie, la cupidité, la jalousie, la convoitise du pouvoir et de l’héritage. L’héritage – et les questions de filiation – ont une certaine importance dans ce récit : l’héritage qui est laissé, convoité, reçu, l’héritage matériel, politique ou spirituel.
Ce sont aussi de belles histoires d’amour – heureuses ou malheureuses, tragiques et compliquées – entre des hommes et des femmes séparés par un grand nombre d’années. Des amours en butte aux jugements, aux critiques, aux rejets et à la jalousie. La finesse, la délicatesse psychologique de la plume de Duong Thu Huong et les drames qui se nouent autour de personnages fascinants m’ont transportée à chaque page.

Enfin, c’est l’histoire d’un désenchantement impitoyable. Les idéaux révolutionnaires et la solidarité qui unissait les hommes dans la jungle se sont évaporés, remplacés par une avidité et une soif de pouvoir illimitée. Accompagnés d’opportunistes purs et durs, les anciens guérilleros idéalistes, ceux qui partageaient chaque bol de riz, s’arrogent à présent la part du lion, se complaisant dans leurs grandes demeures et dédaignant le peuple affamé.
Vu découvre le véritable visage de sa femme, symbole parmi d’autres de la corruption et la petitesse humaine, tandis qu’il rencontre des personnages en dehors du système qui lui ouvrent les yeux. Le Président, écarté des décisions politiques, relégué dans un camp à l’écart (pour sa protection bien sûr), reçoit la visite de spectres qui soulignent ses erreurs, ses aveuglements, ses échecs. C’est un constat amer pour ceux qui croyaient sincèrement en l’espoir d’une vie meilleure grâce à la fin de la colonisation et qui constatent l’embourbement de leur pays dans une guerre sanglante contre les Américains, la misère de leur peuple et les jeux de manipulation des gens de pouvoir.

Ma chronique est un peu confuse, mais j’ai été émerveillée par ce roman sublime. À la fois critique pleine d’amertume du communisme et des idéaux oubliés et roman intimiste sur la perte, l’amour, l’espoir et la lucidité cruelle, Au zénith se révèle aussi exigeant qu’envoûtant. Une lecture magique qui me donne envie de lire et relire les autres romans de Duong Thu Huong.

« La famille Quy s’en retourna chez elle.
Tout le long de son chemin, des centaines d’yeux cachés derrière les volets et les haies de bambous observèrent le cortège. La vie dans la montagne est paisible comme l’eau dans une flaque au fond d’un ravin, emprisonnée entre des murs rocheux. Un caillou jeté dedans, et des milliers de vaguelettes se forment. Ainsi, le moindre détail touchant aux cordes les plus secrètes de l’âme humaine devient rapidement un cataclysme, un champ de bataille où combattent archaïsme et modernité. Le Village des bûcherons était devenu un volcan en ce printemps, expulsant de ses entrailles la lave formée par l’histoire de la famille Quang. Une jeune et belle femme, aux yeux de colombe et au corsage vert, avait jeté dans ce foyer incandescent qu’était le village une bonne pelletée de charbon. »

« Pourquoi n’ont-ils pas songé un seul instant que si le Vieux avait eu, ne serait-ce qu’un minuscule bonheur personnel, il aurait été mieux dans sa peau et que notre peuple en aurait profité davantage ?
Pourquoi se sont-ils arrogé le droit de maltraiter l’homme derrière lequel ils s’étaient tous, sans exception, abrité et qui leur a, de plus, offert le pouvoir ? On ne peut pas tout avoir, et le riz et la viande. Une logique qui démontre la cruauté de l’espèce humaine. Cruelle parce que envieuse et jalouse. »

« Se peut-il que sa jeunesse et celle de beaucoup d’autres engagés dans la Révolution se soldent par un résultat à ce point infâmant ? Il a toujours cru que cette ignominie et cette immoralité ne concernaient que quelques membres du pouvoir. De tout temps, la lutte pour le pouvoir a été acharnée, dépouillant chaque combattant de ses belles qualités humaines pour ne lui laisser que la jalousie scélérate, la ruse abjecte et la vile méchanceté. Il n’a jamais voulu admettre que toute cette société était devenue immorale et crapuleuse. Il avait pourtant placé en elle tant d’espérance. D’autres avaient misé sur elle toute leur vie.
Aucune mère ne reconnaît facilement avoir donné le jour à un monstre. »

Au zénith, Duong Thu Huong. Sabine Wespieser éditeur, 2009 (2009 pour l’édition originale). Traduit du vietnamien par Phuong Dang Tran. 786 pages.

Voyageur malgré lui, de Minh Tran Huy (2014)

Voyageur malgré lui (couverture)Comme dans tous ses romans, Minh Tran Huy déroule des portraits et des histoires qui nous sont racontés par Line. Ouvrant la première partie du roman « Allers », le premier personnage est Albert Dadas, un « fou voyageur » atteint d’automatisme ambulatoire qui se levait un matin et marchait à travers la France, allant parfois jusqu’en Algérie ou en Russie. Elle nous parle ensuite de Samia Yusuf Omar, l’athlète somalienne qui courait pour s’en sortir, pour accéder à une autre vie, une autre réalité. C’est à travers eux qu’elle fait le lien avec sa famille d’origine vietnamienne. Combien de personnes obligées de quitter leur foyer, leur famille, voire leur pays, à cause de la guerre, pour suivre des études, pour offrir à leurs enfants une vie meilleure. Thinh, Hoai, Sun, Yuân Lan, Tâm, Bao… Des parcours singuliers et en même temps semblables à ceux de tant de Vietnamiens.

On retrouve les thèmes chers à Minh Tran Huy, ceux qui parcourent toute son œuvre. Elle raconte les guerres qui ont marqué et transformé l’Indochine et le Vietnam, la dictature communiste, l’exil, les longues études et le travail acharné pour acquérir une situation. Mais elle parle aussi de la mémoire, des souvenirs et de l’identité. Le père de Line incarne ses trois sujets. Etranger dans son pays d’origine, en parlant parfaitement la langue, a-t-il réellement trouvé sa place dans son pays d’adoption ?

La forme du texte est également typique de Minh Tran Huy. Comme dans La double vie d’Anna Song ou La princesse et le pêcheur, la seconde partie du roman « Retours » est construit avec une alternance de deux voix : celle de Line et celle de son père. Tous deux se complètent, apportent des détails pour finalement présenter au lecteur une grande histoire familiale, une saga tragique à travers l’Histoire récente du Vietnam.

Peut-être peut-on reprocher à Minh Tran Huy une certaine redondance dans ses thématiques, mais elle conte le Vietnam en combinant tant de réalisme et de poésie, trace des portraits d’une telle finesse que se plonger dans ses romans reste toujours un moment magique malgré les drames et les larmes des personnages.

« Toute son existence, Albert a fugué, et jamais il n’a su dire pourquoi. Il n’en avait aucune idée : il fallait qu’il parte, voilà tout. Peut-être rêvait-il désespérément d’une autre vie que la sienne, morne et bien rangée. Peut-être le monde dans lequel il évoluait ne lui suffisait-il pas. Peut-être était-il avide de liberté et d’infini. Peut-être ne supportait-il pas d’avoir un ancrage fixe. Peut-être que partir était une façon pour lui de se réinventer, encore et encore – ou d’oublier qui il était tout simplement. Lui-même ne s’est jamais exprimé sur le sujet. Avait-il seulement un réponse à donner ? »

 « L’erreur était d’avoir imaginé que les arrestations étaient gouvernées par une forme de logique, quand elles n’obéissaient qu’à une mécanique, une machine ivre d’elle-même et des ravages qu’elle pouvait infliger, drapée dans une obsession de pureté devenue meurtrière. Dans cet univers-là, on n’était pas condamné parce que coupable, mais coupable parce que condamné. »

Voyageur malgré lui, Minh Tran Huy. Flammarion, 2014. 240 pages.

Bibliographie de Minh Tran Huy :

  • La princesse et le pécheur ;
  • Le lac né en une nuit et autres légendes du Vietnam ;
  • Comment la mer devint salée ;
  • La double vie d’Anna Song.

Le dernier tigre rouge, de Jérémie Guez (2014)

Le dernier tigre rouge (couverture)Un livre bien agréable à lire de la part d’un jeune auteur qui a également collaboré à l’écriture du scénario de Yves Saint-Laurent de Jalil Lespert.

Cette lecture a été une découverte. Découverte d’une collection (Grands détectives chez 10/18) et d’une plume, celle de Jérémie Guez.

Lorsque j’ai reçu le livre, la couverture et le nom de la collection me faisaient attendre un polar historique et, n’étant pas très amatrice de ce genre, c’est plutôt dubitative que j’ai entamé ma lecture. J’ai alors été heureusement surprise en découvrant que Le dernier tigre rouge n’est pas un roman policier, mais qu’il tient davantage du roman noir où l’auteur s’attache davantage à dépeindre des caractères et des histoires de vie.

Charles Bareuil, membre de la Légion étrangère, débarque à Saïgon pour reprendre le contrôle sur cette région délaissée et perdue pendant la Seconde Guerre mondiale tout en luttant contre le communisme. Un étrange ennemi, un Occidental passé du côté des Vietnamiens, croise son chemin à plusieurs reprises alors qu’il progresse dans la jungle indochinoise et essuie les attaques du Viet-Minh.

Jérémie Guez s’attache à nous faire découvrir des personnages à la fois attachants et mystérieux car complexes, torturés par leur passé et les choix qu’ils ont fait alors. La connaissance des héros (ou anti-héros) est progressive ; les informations sont lâchées au compte-goutte. Le légionnaire Charles Bareuil et le « traître » Botvinnik sont tous deux très intéressants étant à la fois proches et opposés. Si l’Histoire et ce qu’ils ont vécu pendant la Seconde Guerre mondiale (les génocides, la fuite, la peur, etc.) tendraient à les réunir, les chemins qu’ils ont emprunté pour vivre avec ce passé les séparent. D’un côté, le cynique Botvinnik, sans respect pour les vies humaines qui se trouvent sur sa route ; de l’autre, Bareuil et sa foi en la vie qui perdure et lui permet de tisser des liens d’amitié avec le sympathique Gordov ou d’amour avec la belle Hoa. La question que je me pose est la suivante : sont-ce l’amitié des légionnaires et l’amour des femmes qui l’empêche de sombrer dans une désillusion totale ou est-ce parce qu’il reste optimiste qu’il connaît toujours ces sentiments ?

J’ai également apprécié la plongée dans le quotidien de la Légion étrangère qui est un corps que je ne connaissais finalement que superficiellement. On découvre la guerre d’Indochine par le regard d’un soldat : ni lui, ni le lecteur n’a toutes les données concernant ce massacre et c’est ce qui contribue au suspense du roman au même titre que les attaques irrégulières et inattendues du Viet-Minh. Jérémie Guez offre, non pas un livre d’histoire, mais un récit très documenté qui nous entraîne encore davantage dans ce contexte militaire.

De plus, je suis comme les soldats de l’époque, le Vietnam est un pays qui m’attire et résonne comme un nom enchanteur en moi. Ce fut donc un voyage (je ne dirais pas agréable puisque semé de morts et d’embûches) au cœur de la forêt indochinoise, de l’Annam au Tonkin.

Pays lointain et exotisme, guerre et femmes, sang et amitié, folie et espoir, la terrible guerre d’Indochine portait en elle les germes d’un roman d’action. L’écriture directe de Jérémie Guez a su s’en emparer pour un roman efficace aux personnages agréablement nuancés.

 Merci à Univers Poche, à Babelio et à Jérémie Guez pour ce livre et l’accueil qu’ils nous ont réservé au cours d’une rencontre aussi sympathique qu’intéressante.

 

« Ce sera une guerre entre un tigre et un éléphant. Si jamais le tigre s’arrête, l’éléphant le transpercera de ses puissantes défenses. Seulement le tigre ne s’arrêtera pas. Il se tapit dans la jungle pendant le jour pour ne sortir que la nuit. Il s’élancera sur l’éléphant et lui arrachera le dos par grands lambeaux, puis il disparaîtra à nouveau dans la jungle obscure. Et lentement l’éléphant mourra d’épuisement et d’hémorragie. Voilà ce que sera la guerre d’Indochine. »
Hô Chi Minh

 « Si nous n’étions pas ici, nous serions ailleurs. Les hommes n’ont besoin que de prétextes pour faire la guerre. Nos enfants se battront aussi, pour les mêmes raisons ou pour d’autres. »

Le dernier tigre rouge, Jérémie Guez. 10/18, coll. Grands Détectives, 2014. 240 pages.

La double vie d’Anna Song, par Minh Tran Huy (2011)

La Double vie d'Anna SongAttention ! Quelques révélations sur l’intrigue dans cet article !

L’histoire : Anna Song décède à l’âge de 49 ans en laissant derrière elle une collection impressionnante de disques d’une qualité exceptionnelle reprenant tout le répertoire classique (Mozart, Chopin, Debussy, Ravel…). Le succès est fulgurant, les éloges dithyrambiques, on assiste à la naissance d’une « Songmania » : on parle de « la plus grande pianiste vivante dont personne n’a jamais entendu parler ». Un mythe se crée. Mais lorsqu’un fan a voulu transférer un de ses disques, sur son iPod, le logiciel iTunes a indiqué que ces Variations Diabelli de Beethoven étaient interprétées non pas par Anna Song mais par Mario Cojazzi ! On découvre alors peu à peu que tous les morceaux ont été enregistrés par d’autres pianistes, souvent obscurs et peu connus, étrangers, jamais édités en France, mais bien réels…
Pour ce roman, Minh Tran Huy a reçu le prix Peléas qui récompense annuellement un livre consacré à la musique pour ses qualités littéraires et le prix Drouot 2010 prime une œuvre de fiction qui fait référence à l’univers de l’art.
La quatrième de couverture porte une citation de Elle qui résume très bien ce livre : « Un étonnant roman autour du faux qui sonne drôlement juste. »

Qu’est-ce qui est faux dans ce roman ?

L’intrigue. D’autres mensonges, d’autres illusions que se racontent les personnages au cœur de l’histoire, des mensonges sur eux-mêmes, sur la vérité, sur l’histoire : c’est le cas d’Anna, mais aussi de Mme Thi, sa grand-mère maternelle. Et enfin, la fin du roman qui amène un mensonge plus énorme que tous les précédents. Je ne dirai rien car cette chute est des plus saisissantes et la dévoiler en gâcherait l’intérêt, mais à la fin, on se demande pourquoi tout a semblé si vrai, si crédible.
Comment enrober tant de mensonges pour que l’on puisse y croire ? Comment un roman qui n’est finalement qu’un mensonge, peut-il paraître si vrai ?

Ponctué de nombreuses références musicales (compositeurs, interprètes, morceaux…), ce roman est une sorte de biographie détournée de Joyce Hatto auxquels s’ajoutent des éléments autobiographiques par rapport à l’auteure. Ce qui ancre le récit dans la réalité, c’est l’omniprésence des références à l’histoire du Vietnam qui transparaît à travers les parcours familiaux des personnages (les guerres, la voie Doi Moi (« changer pour faire du neuf »)…) A ceci s’ajoutent des descriptions géographiques, des paysages, des coutumes tout au long du livre. Minh Tran Huy dit d’ailleurs que ses livres se jouent sur trois étages : l’histoire individuelle (celle des personnages), l’histoire comme fiction (notamment les légendes vietnamiennes qui ponctuent ses livres) et l’Histoire avec un grand H (à travers les parcours familiaux qui permettent de tracer l’histoire du Vietnam).

La construction joue également : le récit est entrelacé avec des articles de presse qui rendent le tout très réaliste car, Minh Tran Huy étant journaliste, elle maîtrise parfaitement ce type d’écriture. De plus, certains renvoient à de réels articles de presse français à propos de Joyce Hatto, articles cités dans ses sources à la fin du roman. Elle reprend par exemple les expressions « la plus grande pianiste vivante dont personne n’a jamais entendu parler » et « pianistiquement l’arrière-petite-fille de Liszt et la petite-fille de Busoni et Paderewski, poétiquement la nièce de Rachmaninov ».

Mon avis

J’ai beaucoup aimé ce livre qui pose des questions sur le plagiat et le droit d’inventer sa vie. Il amène une réflexion sur le vrai et le faux, sur l’importance que ce que l’on croit, sur la réalité de l’irréel en quelque sorte.

J’ai trouvé que c’était un livre qui rejoignait son premier roman La princesse et le pêcheur. On y retrouve des thèmes similaires : le Vietnam, la recherche de ses origines, les parcours familiaux (la fille est née en France de parents qui ont fui la guerre, une famille dévastée…), l’importance de la grand-mère (celle du personnage principal dans La Princesse et le pêcheur et celle de Paul Desroches, ces deux personnages qui, dans leur enfance, vont vérifier la nuit qu’elle vit encore, dans leur grande peur de la perdre)…

Ces livres sont plutôt des romans sur la mélancolie. Une expression japonaise revient d’ailleurs souvent dans les romans : « mono no aware, disent les Japonais pour désigner la poignante mélancolie des choses, leur beauté éphémère et précieuse, sitôt éprouvée, sitôt perdue. Sentiment qui naît de la chute des feuilles en automne, d’un être aimé qui disparaît au détour d’un chemin, de ce qui a fait votre bonheur et qu’on est obligé d’abandonner sans retour. » (La princesse et le pêcheur)

La construction se retrouve également : elle n’intercale plus le récit à la première personne avec des articles de presse, mais avec une légende vietnamienne qui est racontée petit à petit.

De plus, j’ai vu – à tort ou à raison – dans ce premier roman (La princesse et le pêcheur) des ponts vers Anna Song, notamment une possible explication du prénom, Anna : « Je m’imaginais en Anna, l’héroïne du Marin de Gibraltar, dont le yacht sillonnait les océans à la recherche de l’homme qu’elle avait aimé et perdu, qui avait disparu, qui était mort, peut-être, à moins qu’il n’ait jamais existé. » Le personnage principal dit également : « Il m’est arrivé de chérir profondément des êtres que j’ai perdus, et c’est peut-être pour cela qu’on écrit, pour les retrouver et cheminer, l’espace d’un instant à leurs côtés. » Et ces phrases s’appliquent tout à fait à Anna Song. Si vous voulez mieux comprendre pourquoi je dis ça, lisez ce livre magnifique !

La double vie d’Anna Song, Minh Tran Huy. J’ai Lu, 2011 (Actes Sud, 2009, pour l’édition en grand format). 222 pages.

Petite parenthèse sur Joyce Hatto

Cette pianiste britannique, née en 1928 et morte en 2006 à l’âge de 77 ans, a vécu enfermée chez elle pendant les dix dernières années de sa vie à cause d’un cancer des ovaires. Son mari, qui possédait son propre label, a publié des disques (119) à son nom alors qu’ils étaient les œuvres d’autres pianistes, en prétendant qu’elle n’était pas au courant. (Elle a toutefois fait des déclarations à propos des disques et a gagné ainsi beaucoup d’argent, son ignorance semble peu probable…)

Les critiques furent dithyrambiques. Comme pour Anna, des louanges et un entretien ont été donnés à la presse, les soi-disant journalistes qui en seraient les auteurs étant morts à ce moment-là. Le plagiat fut découvert après sa mort, également grâce au logiciel iTunes. Son mari avoua dans une lettre adressée au magazine Gramophone comme Desroches, le mari d’Anna, qui avait l’intention d’envoyer son manuscrit (l’histoire qu’il nous a racontée) à un magazine. Mais contrairement à Anna, elle n’était pas une jeune prodige dans son enfance, ses concerts ont reçu un accueil mitigé.

Autre parenthèse sur Minh Tran Huy

Française d’origine vietnamienne, née en région parisienne, elle est, comme ses personnages, considérée comme une Viet Kieu lorsqu’elle retourne au Vietnam. Viet Kieu désigne les Vietnamiens qui sont partis à l’étranger (ou qui y sont nés dans une moindre mesure). La double culture est l’un des thèmes centraux de ses livres. De plus, les histoires familiales que l’on retrouve chez Anna Song sont également vraies : ses parents ont fui dans les années 60 pour échapper à la dictature communiste et finir leurs études, son grand-père et arrière-grand-père ont été assassinés. Sa famille a souffert pendant la guerre d’Indochine, puis la guerre du Vietnam et une bonne partie habite encore là-bas. Minh Tran Huy reste tout de même très discrète, mais on sent que ces histoires familiales lui tiennent vraiment à cœur. Elle se sert d’ailleurs d’Anna Song pour déclarer : « Les auteurs ne parlent jamais que d’eux, de ce qu’ils ont vu, vécu et entendu, quand bien même l’histoire qu’ils racontent semble à dix mille lieues de la leur. »