La dernière fois que j’ai cru mourir c’était il y a longtemps, de Clémence Michallon (2020)

La dernière fois que j'ai cru mourirVéronica est culturiste. Son corps est son outil de travail, ses journées sont millimétrées, tout est planifiée : une compétition dans trois mois la fera passer élite. Sauf que. Un grain de sable dans la machinerie bien huilée. Un grain de sable non négligeable pour qui évalue ses repas au gramme près : une pâtisserie.

Tout d’abord, outre l’attrait d’un livre des éditions iXe, il y a eu la fascination pour un monde si différent du mien, si nouveau et inconnu. Pendant que je lisais sur mes pauses repas au boulot, me nourrissant de gâteau, Véronica pesait ses aliments, se contentait de poulet fade, de feuilles d’épinard et de shake de protéines. Bref, un gouffre entre nous. J’ai été sidérée par cette vie de contrôle, d’astreinte et de mental d’acier. L’obstination et la volonté, les entraînements matin et soir, le jeu des sponsors, les concours qui jugent en quelques secondes le travail de plusieurs mois, les sacrifices côté vie personnelle, etc. : ce roman est une véritable plongée dans le monde des bodybuilders. Et je vous le garantis, c’est captivant.

Puis, au fil de cette écriture belle et agréable, je me suis investie, passionnée par ses trajectoires de femmes surtout : Véronica, Carmélia, Lily (un tout petit peu), et puis Nico aussi. Des personnages qui touchent, agacent parfois mais émeuvent souvent. Des forces qui cachent des rêves, des doutes, des failles, des erreurs de trajectoires, des jeux d’équilibristes pour ne pas tomber, pour continuer à avancer. Les protagonistes sont creusés, complexes, imparfaits. Réalistes.
Et finalement, le corps de tous ces personnages – et pas seulement celui de Véronica – forme le cœur du récit. Qu’il soit maîtrisé ou incontrôlable, qu’il aime ou souffre, qu’il s’écrase ou flamboie, il se retrouve souvent dans les thématiques de ce roman très actuel. Je ne détaillerai pas ces sujets pour vous laisser le plaisir de la découverte.

Cependant, à côté du corps, il y a aussi l’esprit. L’esprit qui se fait moteur mais qui peut se transformer en arme. L’esprit qui peut être la plus grande des forces mais le plus impitoyable des ennemis. L’esprit qui taraude, qui pose cette question lancinante : qui suis-je ? qu’est-ce qui me remplit ? qu’est-ce que je fais là ?
Au-delà de cet univers spécifique qui peut sembler si étranger, ce sont donc des questionnements universels qui émaillent ce roman, des interrogations qui ont résonné en moi comme elles pourront résonner en vous.

 Une tranche de vie, un zoom sur quelques humain·es, des personnages forts, un roman riche et nuancé, une lecture fascinante et poignante à la fois. Une très jolie découverte.

« Mais par-dessus tout c’est la tête, c’est le mental, c’est la théorie de la mémoire musculaire appliquée au cerveau. C’est une question d’habitude. A force de réprimer sa faim, ses envies à longueur de journées, de semaines, de mois, on prend le pli. La discipline devient une seconde nature. On ne s’en rend même plus compte – jusqu’au jour où quelqu’un, enfin, rétablit le contact, bout des doigts sur courbe de la taille, et là on constate qu’à oublier sa faim, on a perdu l’appétit. On a perdu l’habitude d’être touchée comme ça. »

« Et je continue. C’est si clair en moi que je peux presque voir mon esprit s’approcher de la rambarde, de la falaise, de la barrière. Prendre son élan et sauter. »

La dernière fois que j’ai cru mourir c’était il y a longtemps, Clémence Michallon. Éditions iXe, coll. iXe’ prime, 2020. 312 pages.

Le langage inclusif : pourquoi, comment, d’Eliane Viennot (2018)

Le langage inclusif (couverture)Voilà un sujet que j’ai déjà abordé sur le blog suite à ma lecture de deux autres livres écrits par Eliane Viennot et publiés aux éditions iXe, à savoir Non, le masculin de l’emporte pas sur le féminin ! et L’Académie contre la langue française : le dossier « féminisation » : il s’agit de la place dominante, écrasante, effarante, qu’occupe le masculin dans la langue française.

Au programme : quelques rappels (par exemple, non, les mots féminins ne naissent pas des mots masculins, mais tous sont bâtis sur un radical commun !) sur une langue qui possède déjà tous les outils nécessaires à plus de parité, un petit historique de la masculinisation du français et enfin, des recommandations pour rendre son langage, à l’écrit comme à l’oral, plus inclusif.

Vous pouvez retrouver bon nombre de ces préconisations sur le site de l’autrice, mais voici une courte liste. Utilisons dès à présent :

  • Les noms féminins pour désigner métiers et fonctions (ils existent et, même s’ils vous semblent étranges, dites-vous que vos oreilles ont tout à fait la capacité de s’y réhabituer !) ;
  • La « double flexion » (vous savez, le « Françaises, Français », « les étudiantes et les étudiants », « les acteurs et les actrices »… et l’ordre alphabétique n’est pas sexiste, lui !) et les mots englobants (« le monde agricole » plutôt que « les agriculteurs » ou « les agriculteurs et agricultrices ») ;
  • L’accord de proximité et l’accord selon le sens, et cessons une bonne fois pour toutes de dire que « le masculin l’emporte sur le féminin », une règle bien plus politique que linguistique !

Il y a bien d’autres conseils, mais je vous laisse les découvrir. En outre, ce sera bien plus intéressant, bien mieux formulés, sous la plume d’Eliane Viennot que sous la mienne.

En effet, comme les deux premiers, c’est un livre passionnant qui se lit avec délices tant il est bien écrit. On pourrait juger le sujet aride, austère, mais c’est tout le contraire. Rangez aux placards vos préjugés sur les essais ! Ce n’est pas un livre réservés aux linguistes, philologues et spécialistes et ce n’est pas un livre qui laisse de marbre. On s’agace devant les prétextes misogynes de l’Académie française et on s’afflige de la masculinisation connue par notre langue (si ce n’est le contraire), on s’amuse des piques bien envoyées de l’autrice et on s’instruit. On s’instruit sur l’histoire de la langue, on redécouvre des mots pluriséculaires qui nous semblent des néologismes. Et en s’instruisant, le regard change, s’affûte, tout comme les idées et les arguments pour les défendre.

Tous ces débats sur la langue française resteraient-ils si virulents s’il était mieux connu que les noms de métiers et de fonctions que refusent si violemment certain·es existent depuis des siècles ? Que cette insupportable règle du « masculin l’emporte sur le féminin » n’est devenue la norme que grâce à (ou à cause de) l’école obligatoire pour tout le monde ? Que les nouvelles règles masculinistes de l’Académie – sur les accords comme sur les noms de métiers – ont longtemps semblé aussi farfelues que les changements réclamés à présent (et qu’elles ont longtemps été ignorées par la plupart des Français·es) ? Je suis sans doute idéaliste, mais je pense que c’est le genre d’ouvrage qui peut amener à une prise de conscience… sauf que je suppose qu’il ne prêchera que des convaincu·es.

Car non, le masculin ne l’a pas toujours emporté sur le féminin, pas dans la langue française en tout cas ! Ce langage sexiste a été construit par une élite, luttant contre les usages et la logique, jusqu’à ce qu’il devienne la norme, une règle bêtement ânonnée, digérée et acceptée. Et pourtant, cette règle sur les accords choque à l’oreille. Prenons cette phrase de Racine, citée dans le livre, « Armez-vous d’un courage et d’une foi nouvelle » : qui prononcerait « Armez-vous d’un courage et d’une foi nouveaux » sans grimacer, voire sans sourire un peu ?
J’ai réalisé que, bien des fois, j’ai triché avec les règles, intervertissant deux noms pour que, le masculin se retrouvant dernier, la phrase « sonne » mieux. Et qu’est-ce que cela, si ce n’est un accord de proximité déguisé pour correspondre aux règles « officielles » ? J’avoue que c’était de l’ignorance avant de découvrir les éditions iXe qui en font la promotion, mais à présent, continuer relèverait avant tout de la lâcheté, n’est-ce pas ?
De plus, l’ouvrage utilise la règle de proximité et je constate que je n’ai remarqué aucune de ses applications, que rien ne m’a choquée.
Donc pourquoi ne pas l’utiliser à mon tour sur le blog ? Il me faudra peut-être un peu de temps, j’utiliserais sans doute encore bien des fois la règle que j’ai si bien apprise, mais le changement est tout à fait faisable.

Finissons par la postface (logique). Rédigée par deux membres de l’agence Mots-Clés, celle-ci est des plus utiles. Elle offre en effet des arguments pour défendre l’écriture inclusive et la volonté de redonner une place digne de ce nom au féminin dans la langue française. Pertinent et malin !

Je sens que ce « petit précis historique et pratique » va rester sur mon bureau, comme un guide pour féminiser mon écriture (ma parole aussi, mais c’est là un autre combat puisque, détestant cet exercice, je suis déjà bien contente quand les mots sortent de ma bouche à peu près dans l’ordre souhaité) et pour défendre mes opinions.
Un dernier mot : ne vous inquiétez pas, les évolutions sont naturelles et la langue française s’en portera très bien. Et peut-être que la société aussi !

« Les évolutions langagières accompagnent les évolutions sociales. »

« Dénoncer le monopole masculin ici et là, se donner les moyens de le démanteler, exige mécaniquement d’augmenter la présence des femmes dans les lieux de pouvoir (et les professions « masculines »), et celle du féminin dans la langue. Il n’y a pas d’alternative. Du reste, s’il est évident que ces transformations ne seront pas suffisantes pour instaurer l’égalité, on voit mal qu’elles puissent être considérées comme susceptibles de la faire reculer. »

« Si les efforts réalisés depuis le XIIIe siècle afin de renforcer la domination masculine font partie de l’histoire de notre langue, rien n’oblige à les transmettre en héritage aux générations futures, ni à les laisser parasiter nos imaginaires et retarder l’avènement de l’égalité. »

« Ce changement ne consiste pas seulement à ajouter des points ici et là, ou à admettre la féminisation de certains titres. En attirant l’attention sur les modalités de l’expression, sur le fonctionnement de l’outil qui nous sert à penser et à écrire, sur les lieux parfois bien obscurs où se cache le sexisme, l’écriture inclusive jette une lumière crue sur les mécanismes de la domination ordinaire. » (Postface de Raphaël Haddad et Chloé Sebagh)

Le langage inclusif : pourquoi, comment, Eliane Viennot, postface de Raphaël Haddad et Chloé Sebagh. Editions iXe, coll. xx-y-z, 2018. 142 pages.

Pour aller plus loin :

(Je pourrais continuer, mais je suppose que vous savez tous et toutes utiliser un moteur de recherche pour approfondir le sujet.)

Challenge Voix d’autrices : un documentaire

Pussy Riot Grrrls, émeutières, de Manon Labry (2017)

Pussy Riot Grrls (couverture)Des Riot Grrrls américaines du début des années 1990 aux Pussy Riot russes des années 2010, ce livre retrace l’histoire féministe et révoltée d’un mouvement punk et DIY qui aura connu, au fil des décennies, de multiples mutations et réappropriations par des femmes du monde entier.

« Revolution, Grrl Style, Now ! »

Début des années 1990, des groupes comme L7, Bikini Kill, Lunachicks et bien d’autres lancent un mouvement basé sur une idéologie punk, radicale, DIY et féministe. Ces chanteuses et musiciennes se révoltent contre le capitalisme et la société de consommation, contre le patriarcat qui règne aussi dans le milieu punk et la violence près des scènes de concert et contre les formes « classiques » de féminisme jugées trop austères et théoriques. Leur but : « rendre le punk plus féministe et le féminisme plus punk ».
Par le biais de la musique et des fanzines, elles découvrent d’autres femmes comme elles, elles promeuvent l’entraide et le soutien, elles crient le mal-être et les injustices et inciter les autres femmes à agir, à créer, à s’exprimer.

Les relations avec la presse mainstream sont conflictuelles : les Riot Grrrls protestent contre la récupération commerciale du mouvement et les définitions et limitations données par les médias d’une révolution qui se veut évolutive, mouvante et créative. De plus, le courant Riot Grrrls essuie des critiques internes et externes, notamment par rapport au manque de femmes de couleur et au terme « girl » jugé restrictif.

« Non seulement il est majoritairement blanc, non seulement la revendication valorisante du mot « fille » empêche de nombreuses personnes de le rejoindre et de le soutenir (pour des raisons d’identité sexuelle/de genre, d’âge, etc.), mais beaucoup trouvent qu’il recrute surtout parmi une population relativement aisée, favorisée par sa couleur de peau, son appartenance de classe et son niveau d’instruction. Aux yeux d’une partie des contemporain.es, le phénomène est élitiste, voire arrogant. »

Dans les années 2000, si les pionnières des années 1990 se sont éloignées, les Riot Grrrls sont toujours là et Internet et les blogs jouent un rôle important dans la diffusion du mouvement. Les Ladyfests (dont le premier est organisé en 2000) et les Girl Rock Camps visent à amplifier le phénomène, flouter les limites, le faire voyager, permettre aux femmes de se l’approprier de diverses manières et renouveler les pratiques, tout en promouvant les productions culturelles de femmes et en favorisant les échanges de savoir et les discussions.
Ce chemin nous conduit peu à peu aux Pussy Riot, opposées à la présidence de Poutine et à la censure imposée par le gouvernement.

« En février de cette année-là [2012], le « concert action » qu’elles performent dans la cathédrale du Christ-Sauveur de Moscou a en effet un énorme retentissement international. Inattendue, insoupçonnable, cette spectaculaire résurgence de la culture punk féministe frappe d’autant plus les esprits qu’elle signale une reterritorialisation non moins étonnante : nul n’avait prévu qu’elle se manifesterait avec autant de fracas dans un contexte aux antipodes de celui dans lequel le mouvement Riot Grrrl avait surgi vingt ans plus tôt. »

Voilà pour les grandes lignes, mais à part ça, qu’est-ce que j’en ai pensé ?

Je souligne d’ordinaire toujours l’accessibilité des essais des éditions iXe… mais pas cette fois. Dire qu’il n’est pas très facile à lire est une manière édulcorée de dire que j’ai un peu galéré. Contrairement à Women’s Lands ou Femmes et esclaves que j’avais dévorés, cet essai m’a résisté.
Non pas qu’il n’est pas intéressant, il l’est totalement, mais il y a beaucoup de noms, de références à des groupes, de dates et je m’y suis parfois un peu perdue. Surtout, je me suis sentie pénalisée par un manque de connaissance en musique et histoire musicale. Certains passages se sont révélés un peu laborieux pour moi qui n’y connais rien en musique et ne m’y intéresse pas plus que ça. (Par exemple, quand un titre me dit « Le virage électroclash/électropunk », je reste interdite car c’est à peu près du chinois pour moi.)
Je plaide donc coupable et je pense que ce livre sera beaucoup plus agréable à lire pour quelqu’un intéressé à la fois par le féminisme et par la musique.

Il y a toutefois des chapitres plus lisibles que d’autres : les premiers présentant les idées des Riot Grrrls et ceux sur les Layfests ou les Pussy Riot, par exemple, sont à la fois passionnants et fluides. J’ai trouvé parfaitement fascinante la capacité du mouvement de se réinventer, de se régénérer et, finalement, de n’avoir jamais disparu même lorsque certain.es le pensaient éteint.

Pussy Riot Grrrls est un livre riche, foisonnant, un peu ardu certes, mais qui m’a fait découvrir une nouvelle forme de féminisme. En racontant cette histoire toujours forte et vivace, Manon Labry nous incite, nous lectrices, à agir comme les premières Riot Grrrls et toutes celles qui leur ont succédées, à déconstruire les idées patriarcales insidieusement intégrées, à repousser la consommation bête et méchante, à s’exprimer et à créer afin de construire sa propre identité.

« Ulcérées par un hétérosexisme et un capitaliste omniprésents, elles choisissent la créativité comme mode d’action et font de la culture populaire un terrain privilégié de la lutte pour le politique. »

« La parole se libère, les ripostes s’inventent. Les figures charismatiques qui ont inventé la scène Riot Grrrl, les Hanna, les Vail, les Wolfe, les Dresch, les Tucker et toutes les autres, ont produit l’étincelle grâce à laquelle une myriade de jeunes femmes comprennent, enfin, que leur mal-être n’est pas l’effet d’un trouble mental et qu’elles peuvent suivre leurs désirs et passer à l’action. »

« Elles « prennent la balle au bond et courent plus loin avec », selon la formule imagée d’Allison Wolfe et de Molly Neuman, elles écrivent une nouvelle page de l’histoire de ce courant multiforme, qui entend le rester et refuse d’être catalogué sous un nom unique. Elles prouvent aussi que la jeune génération ne s’en laisse pas conter par les apôtres de l’inutilité et de la ringardise de l’engagement féministe. Enfin, par leur « réinvention » du courant Riot Grrrl, les Pussy Riot prouvent que de nouvelles formes de mobilisation peuvent surgir, qu’il est encore possible et toujours nécessaire de découvrir des connexions entre art, féminisme et politique. »

Pussy Riot Grrrls, émeutières, Manon Labry. Editions iXe, coll. Racine de iXe, 2017. 216 pages.

Déicide, ou la liberté, de Thierry Hoquet (2017)

Déicide (couverture)Dans Sexus Nullus, ou l’égalité, Ulysse Riveneuve atteignait le second tour de la présidentielle grâce à son programme suggérant de supprimer le sexe civil pour une plus grande égalité entre les citoyen.nes. Mais voilà que, le jour de l’annonce des résultats, il est enlevé par un groupuscule religieux indigné de voir bafouée la loi divine instituant que la Femme doit être soumise à l’Homme (« A l’homme, la domination. A la femme, la subordination. Ainsi le veut l’équité. », clame leur tract.). Son bras droit, Karine Dubois, féministe convaincue, décide de partir en croisade contre ce Dieu sexiste et contre les religions. Le mouvement « Déicide » est lancé !

Dans cette suite – suite qui peut néanmoins se lire indépendamment –, on retrouve tous les ingrédients qui avaient rendu Sexus Nullus si agréable à lire. Une idée séduisante (enfin, cela dépend de votre position sur la question), des arguments divers (qu’ils soient pour ou contre), une critique de la société (on reconnaît sans peine notre monde avec ses joyeusetés : les guerres, les attentats, Trump, Poutine, etc.), des débats passionnants par le biais de tracts, de plateaux télé, de conférences de presse et de vidéos sur internet, le tout agrémenté de beaucoup d’intelligence et d’un zeste d’humour.

Ce déicide, qui consiste non pas à tuer Dieu, mais à confiner la religion à la sphère privée, déchaîne les passions, chaque parti ayant sa vision de la chose. Le Parti Pour Tous, le Parti Bio, le Mouvement Radical Athée, la Coexistence Laïque…tous ont leur mot à dire. Certains propos sont parfois un peu caricaturaux ou poussés à l’extrême (par exemple, le tract laissé par les ravisseurs de Riveneuve exprime des idées véritablement moyenâgeuses qui, j’espère, ne sont pas celles de tous les croyants), mais cela permet de proposer tout un éventail de pensée.
Appuyés par des exemples, notamment historiques, les arguments sont variés et nuancés, poussant ainsi à la réflexion. Bien qu’appartenant au domaine de la fiction, Déicide est un parfait conte philosophique qui incite son lecteur ou sa lectrice à penser et à se forger sa propre opinion.

Le sujet est plus sensible et plus compliqué que la question du sexe civil. En effet, des droits fondamentaux pointent le bout de leur nez. Les libertés de conscience, d’expression et de culte sont perpétuellement invoquées par les détracteurs du déicide. Je trouve d’ailleurs que la complexité du sujet se sent dans certaines tirades qui se répètent un peu. L’auteur semble lui-même parfois s’enliser dans ce délicat débat.
Si l’idée du déicide est irréalisable, j’avoue que celle de cesser de donner voix au chapitre aux différentes religions est une idée qui serait fort appréciable. Les débats sur des sujets tels que l’avortement, l’homosexualité, etc., en seraient bien moins pollués et la société pourrait enfin avancer.

Comme dans Sexus Nullus, de nombreuses thématiques font leur apparition dans le débat provoquée par la folle idée de Karine Dubois. « La religion et son patriarchaïsme viscéral » conduisent les différents protagonistes à discuter de la sphère privée et publique, de laïcité, d’égalité entre les hommes et les femmes, entre les religions (n’est-ce pas discriminatoire d’en reconnaître certaines et pas d’autres ?). Ils abordent également la question des règles de la République, du nationalisme, du modèle républicain, du patriotisme, etc. (On frôle parfois l’overdose de République.)

J’ai été stupéfaite en découvrant les détails de l’exception de l’Alsace-Moselle. Je savais que la loi de 1905 sur la séparation de l’Etat et de l’Eglise n’était pas en vigueur, que l’Alsace-Moselle conservait un régime concordataire et que les ministres de différents cultes (catholique, protestants luthérien et réformé et israélite) étaient rémunérés par l’Etat (ce qui, en soit, me choque déjà). Toutefois, j’ignorais la somme que cela représente et j’ignorais aussi que l’éducation religieuse était obligatoire dans les écoles publiques, niveaux primaire et collège. Certes, les parents peuvent apparemment demander une dérogation (auquel cas, en primaire, ces cours sont remplacés par de la morale…), mais ça m’a quand même vraiment surprise. Comme quoi la laïcité n’est pas du tout une chose acquise sur tout le territoire de cette République prétendument « une et indivisible ». De même, la Guyane a un statut à part et l’évêque est reconnu comme un agent de catégorie A et les prêtres, des agents de catégorie B. Là encore… choc.

Mi-essai, mi-roman, Déicide, ou la liberté est un ouvrage intelligent, passionnant et amusant. En dépit des idées politiques, des réflexions religieuses et des débats philosophiques, l’écriture comme la lecture restent toujours fluides. De même que ces sujets peuvent sembler austères, le résultat est très agréable, pertinent et plein d’humour.

« En réalité, il ne s’agit pas de discuter l’existence de Dieu. Il ne s’agit pas de démystifier ou d’interdire aux croyants de croire.
Le déicide n’interdit à personne de croire ou de penser comme bon lui semble mais il confine la croyance à la sphère intime. Croyants, votre foi n’est pas une opinion comme les autres, elle n’intéresse pas la société. Gardez-la pour vous ! »

« On accuse le déicide d’être contre l’Etat de droit. La vérité est qu’un Etat de droit se borne à respecter les lois. Un Etat de droit peut interdire des propos, fermer des lieux de rassemblement, emprisonner des fauteurs de trouble : ce ne sont pas là des entorses au droit tant que c’est conforme aux textes de loi.
Ainsi, puisque la loi interdit les propos homophobes, sexistes, misogynes, racistes, on peut sans mal interdire la Bible et le Coran. Loin d’être une entorse à la loi c’en sera juste une stricte application. »

Plus d’extraits sur le site des éditions iXe.

Déicide, ou la liberté, Thierry Hoquet. Editions iXe, coll. iXe’ prime, 2017. 257 pages.

Challenge Les Irréguliers de Baker Street – Le Traité Naval :
lire un livre dont l’intrigue est en partie politique

Sexus nullus ou l’égalité, de Thierry Hoquet (2015)

Sexus nullus ou l’égalité (couverture)La campagne présidentielle est lancée. Un jour, un homme s’interroge : pourquoi tous les présidents français sont-ils des hommes blancs hétérosexuels ? Pourquoi pas de femmes, pas de Noirs, pas de homos, pas de végétariens ? La France tend l’oreille vers cet électron libre, Ulysse Riveneuve, qui propose une idée : supprimer le sexe des actes civils. Devenu candidat, c’est là son seul programme. Ce simple fait – cesser de sexualiser les individus et de les formater dès la naissance à « agir en fille » ou à « agir en garçon » selon leur entrejambe – autorisera enfin une véritable égalité entre toustes quel que soit leur sexe, leur origine, leur sexualité. Cette idée, séduisante pour certain.es, irritante pour d’autres, se retrouve rapidement au cœur de débats passionnés.

J’ai trouvé cet ouvrage passionnant. Sous couvert de la fiction, Thierry Hoquet (philosophe et spécialiste de la philosophie des sciences naturelles et de la période des Lumières) avance de nombreuses idées et bon nombre d’arguments pertinents pour l’effacement du sexe civil. En faisant intervenir des partis opposés à ce projet (notamment le Parti Pour Tous qui rassemble la droite conservatrice et le FN), il peut ainsi répondre à ceux qui s’y opposent, rassurer les inquiets, convaincre les sceptiques.
Il fait également intervenir des discussions avec des notaires, des médecins, des religieux, des publicitaires (inquiets que l’on supprime des niches de consommateurs). La mention du sexe est-elle réellement fondamentale pour eux ? De toute évidence, non. Il aborde une pluralité de sujets qui permet de réfléchir aux conséquences d’une telle mesure dans les différents aspects de la vie des Français.es.

Comme tout conte philosophique qui se respecte, Sexus Nullus est aussi l’occasion de critiquer la situation politique actuelle. Il dénonce le conservatisme du Parti Pour Tous (issu de la Manif pour tous), la frilosité du Parti socialiste qui tentera pourtant de récupérer l’idée en constatant son succès naissant, l’hypocrisie des hommes politiques et des médias qui cherchent à prendre en défaut ce candidat sans parti.

« – Monsieur Riveneuve, combien la France a-t-elle de sous-marins ?
– Vous poserez la question aux autres candidats qui ont des fiches toutes prêtes pour y répondre. Pour ma part, si je suis élu il sera toujours assez tôt pour l’apprendre. L’élection présidentielle, la rencontre avec la France, ça ne se bachote pas. »

Encore plus fort, Thierry Hoquet arrive à faire de cet ouvrage (qui, à la base, parle d’une campagne présidentielle, rappelons-le) un ouvrage palpitant dont on suit les rebondissements avec intérêt. Discours, manifestes, débats sur les plateaux télévisés, tout cela s’enchaîne avec fluidité grâce à la plume pétillante et convaincante de l’auteur.

J’ai adoré ce conte philosophique qui séduit par cette idée présentée comme la solution aux inégalités. Sortir des stéréotypes de genre et permettre à chacun de devenir ce qu’il veut, n’est-ce pas un rêve magnifique ? Un texte intelligent qui pousse à la réflexion.

« Quel monde humain voulons-nous ? Cette question inspire mon programme. Nous avons tout à gagner à soutenir le véritable universalisme républicain, ce que j’appelle l’effacement des sexes. Car au-delà de l’effacement des sexes, c’est le combat pour l’égalité, la lutte contre les discriminations que nous poursuivons. »

« J’élève une petite fille. Et, crois-moi, je vois avec quelle rapidité tout le monde conspire à filliser les filles. Quand elle est née, j’avais une petite personne humaine avec moi. Maintenant, la voici qui ne veut plus porter que du rose. D’où vient ce réflexe ? N’y a-t-il pas mieux à faire ? Demain, elle va me demander du maquillage… Après-demain, un string ou un voile… Maman, tu te rends compte de ce que nous infligeons à nos enfants ? »

Sexus nullus ou l’égalité, Thierry Hoquet. Editions iXe, coll. ixe’ prime, 2015. 171 pages.