« J’ai libéré des princesses. J’ai incendié la ville de Trebon. J’ai suivi des pistes au clair de lune que personne n’ose évoquer durant le jour. J’ai conversé avec des dieux, aimé des femmes et écrit des chansons qui font pleurer les ménestrels.
J’ai été exclu de l’Université à un âge où l’on est encore trop jeune pour y entrer. J’y étais allé pour apprendre la magie, celle dont on parle dans les histoires.
Je voulais apprendre le nom du vent.
Mon nom est Kvothe.
Vous avez dû entendre parler de moi. »
J’ai enfin sorti de ma PAL ce lourd pavé qui m’effrayait. Pas à cause du nombre de pages, mais à cause des attentes que j’en avais. Tellement envie d’aimer – tellement sûre d’aimer – que j’avais peur de ne pas aimer tant que ça. Oui, je me mets des pressions totalement inconsidérées pour des broutilles (j’ai malgré tout d’autres livres dans le même cas dans ma PAL). Et alors ? Et alors, sans surprise, c’est un incommensurable coup de cœur !
Par où commencer ?
Dès la première page, j’étais partie. Embarquée par la poésie de ce prologue, cueillie par le souffle épique de ce récit, immergée jusqu’à la noyade dans ce livre imposant qui contient tout un monde à explorer. Pourtant, on ne bouge pas tant que ça dans ce premier tome, on pourrait avoir quelques fourmis dans les jambes à l’idée de tout ce qu’il reste à découvrir dehors si le présent récit n’était pas aussi fascinant.
C’est typiquement le genre de livres dont j’apprécierai une relecture. Je savoure toutes les relectures, mais ma curiosité, mon impatience, mon excitation, mes appréhensions face à l’avenir de Kvothe m’ont poussée à dévorer ces près de huit cents pages. Sentiments tout particulièrement liés au résumé. Savoir que Kvothe a incendié la ville de Trebon fait battre le cœur un peu plus vite lorsqu’il s’approche de la cité ; savoir qu’il a été exclu de l’Université pousse à craindre le moindre faux-pas (or Kvothe possède un talent certain pour s’attirer des ennuis). Ainsi, je l’ai lu comme on dégringole un escalier. A la hâte, en me cognant dans les virages, en trébuchant parfois pour atteindre plus vite les marches suivantes. La prochaine fois, quand je le reprendrai entre mes mains, mes appréhensions auront disparu car je saurai ce qu’il doit se passer et à quel moment. Alors je pourrai prendre mon temps, admirer la forme de l’escalier, détailler les arabesques de la rampe. Et découvrir mille infimes détails qui m’auront à coup sûr échappés lors de cette lecture assoiffée. Je sais qu’il en sera ainsi, comme il en a été pour Harry Potter, A la croisée des mondes, les livres de Pierre Bottero et tant d’autres.
Il se trouve qu’il y en a, des choses à admirer dans le premier roman de Patrick Rothfuss. Ne serait-ce que prendre le temps de savourer la joliesse de chaque phrase de cette histoire qui nous embarque comme un conte. Goûter à l’intelligence percutante de Kvothe lors de ces échanges les plus musclés intellectuellement parlant. Apprécier sa verve et la précision de sa mémoire.
Le Nom du Vent rime indubitablement avec quantité, mais essentiellement avec qualité. C’est de la fantasy riche, dense, prenante. De la fantasy pas toujours simple, qui ne prend pas sans arrêt son lecteur ou sa lectrice par la main pour lui expliquer le moindre concept (notamment tout ce qui concerne le temps et les jours – les espans, Cendling et compagnie – ou la monnaie – chaque pays semblant avoir plus ou moins la sienne, les talents, les drabs, les jots, etc. –).
De la fantasy qui prend son temps. Qui étire ses tentacules dans tous les sens pour nous tracer un tableau vivant et coloré de l’univers qui nous accueille pour quelques bonnes heures. Enchâssée par quelques passages à la troisième personne, la majorité du récit est racontée par Kvothe, à la première personne. Les portraits sont donc biaisés par sa perception des personnages (j’ai d’ailleurs beaucoup apprécié le passage où Bast, l’apprenti du Kvothe qui raconte l’histoire, fait remarquer à son maître que « dans [son] histoire, toutes les femmes sont belles » comme un jeu avec ces femmes toujours sublimes des romans de fantasy avant de lui faire remarquer que celle dont il parle à ce moment-là n’avait pas un physique parfait), de ses relations avec eux, ce que qu’il connaît de leur vie, de leur passé et de leur caractère, mais il évite malgré tout le manichéisme. Sauf peut-être vis-à-vis de son pire ennemi (mais ce serait comme demander à un jeune Harry de dire du bien de Malfoy, il faut le comprendre). Kvothe lui-même est un personnage qui aurait pu être… trop. Trop intelligent, trop précoce, trop malin, trop habile de ses mains et de sa langue. Mais non. Outre le fait qu’il ait de fait difficile de ne pas être fascinée et de ne pas l’apprécier – on le côtoie trop pour cela –, il a aussi des failles. Il souffre, il hait, il se trompe, il fait des erreurs, il s’attire des problèmes, il est trop sûr de lui pour son propre bien, il se laisse emporter par sa fougue ou son arrogance. De la même manière, son amour pour Denna pourrait être trop. Trop soudain, trop exclusif, trop fervent, trop admiratif, mais je ne doute pas que Patrick Rothfuss saura nous surprendre de ce côté-là, Denna elle-même n’ayant rien d’une donzelle en détresse.
La magie adopte différentes formes, plus ou moins complexes, plus ou moins courantes, plus ou moins acceptées. Sympathisme, alchimie, sygaldrie et bien sûr le pouvoir que confère la maîtrise des noms. S’ajoute à cela tout une mythologie avec des contes, des pièces de théâtres, des chants, des récits chevaleresques, des créatures qui existent ? n’existent pas ? à chacun de croire ce qu’il veut, même si cela peut s’avérer dangereux.
La carte en début d’ouvrage est vaste, bien plus vaste que le minuscule territoire exploré dans ce premier tome. Ce qui laisse présager des voyages, des explorations et mille approfondissements par la suite… ainsi qu’une carte un peu plus complète, j’espère, car il est frustrant de ne pas y trouver la majorité des localités citées dans le livre. La majorité de ce volume se déroule à l’Université et j’avoue avoir été comblée. Les petits détails du quotidien me comblent et j’ai toujours aimé découvrir de nouvelles matières, les cours, les professeurs. Impossible de ne pas songer à Harry Potter car j’y ai retrouvé les mêmes sensations. Vous savez, ces moments où il ne se passe rien de crucial pour l’histoire, ces instants de sérénité, de paix relative pour le héros, ces respirations avant que malheurs, tourments et complications ne viennent à nouveau s’abattent sur lui.
Sous la plume travaillée et imagée de son auteur, c’est aussi un livre qui laisse la place à des concepts parfois intangibles, à des idées qu’il est difficile d’expliquer, bref, Patrick Rothfuss donne corps à l’invisible. Le silence, les histoires et les légendes avec leur part de vérité et de mensonges, les masques qui finissent par nous transformer, la pauvreté, la souffrance innommable exhumée d’un luth qui se brise, la magie, la musique, la puissance d’un nom, la violence du vent. Tout cela est d’une importance cruciale et confère une atmosphère bien particulière au récit.
Ce premier tome s’achève, nous laissant, comme Kvothe, avec des centaines de questions tourbillonnant dans la tête. Je suppose qu’il me faut être patiente et qu’il ne me reste qu’à espérer que les deux volumes qui composent le second tome contiendront quelques ébauches de réponses en attendant que Patrick Rothfuss clôture enfin cette trilogie ouverte en 2007.
Le Nom du Vent est tout simplement une œuvre grandiose. J’en ai eu des frissons, je l’ai refermée attristée et je ne cesse de revivre (voire de relire) tel ou tel passage avec une joie ou une émotion qui me gonfle le cœur de plaisir et d’admiration. Patrick Rothfuss est un conteur : ses mots roulent sur la langue, nous poussant à les prononcer à voix haute pour en apprécier la sonorité, chaque lieu nous plonge dans une ambiance presque palpable. Il insuffle vie et crédibilité à tout ce qu’il raconte et injecte une originalité tout en reprenant des schémas classiques de la fantasy.
« Cet homme qui d’ordinaire arborait une mine impassible semblait absolument furieux. Une sueur froide m’a glacé l’échine et j’ai pensé aux propos de Teccam dans son Theophany : Il est trois choses que l’homme sage doit redouter : une tempête sur la mer, une nuit sans lune et la colère de l’homme débonnaire. »
« A peine ai-je mis le pied sur l’estrade que les voix dans la salle se sont réduites à un murmure. Dès cet instant, toute nervosité m’a abandonné, chassée par l’attention que me portait l’assistance. Il en a toujours été ainsi avec moi. En coulisse, je transpire à grosses gouttes, dévoré par l’inquiétude, mais, dès que j’entre en scène, je suis envahi par le calme d’une nuit d’hiver dénuée du moindre souffle de vent. »
« Nous sommes bien davantage que la somme des parties qui nous composent. »
« – Alors, « bleu » est un nom ?
– C’est un mot. Les mots sont les ombres pâlies de noms oubliés. De même que les noms, les mots ont aussi un pouvoir. Les mots peuvent allumer des incendies dans l’esprit des hommes. Les mots peuvent tirer les larmes des cœurs les plus endurcis. Il y a sept mots qui rendront une femme amoureuse de toi. Il y a dix mots qui réduiront à néant la volonté d’un homme fort. Mais un mot n’est rien d’autre que la peinture d’un feu. Un nom, c’est le feu lui-même. »
« – Sous l’Université, j’ai trouvé ce que j’avais toujours voulu et pourtant, ce n’était pas ce que j’attendais…
Il fit signe à Chroniqueur de reprendre sa plume.
– … Comme c’est souvent le cas lorsque l’on obtient ce que l’on désire du fond du cœur. »
Chronique du tueur de roi : Première journée – Le Nom du Vent, Patrick Rothfuss. Bragelonne, 2009 (2007 pour l’édition originale). Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Colette Carrière. 781 pages.
Challenge de l’imaginaire
