Son Excellence Eugène Rougon vous invite à découvrir les dessous, peu reluisants évidemment, de la politique et les arcanes du pouvoir sous le Second Empire…
Le roman s’ouvre sur la chambre des députés en 1856 et la première page donne l’impression que certaines choses n’ont pas changé en 170 ans : « Il n’y avait pas cent députés présents. Les uns se renversaient à demi sur les banquettes de velours rouge, les yeux vagues, sommeillant déjà. D’autres, pliés au bord de leurs pupitres comme sous l’ennui de cette corvée d’une séance publique, battaient doucement l’acajou du bout de leurs doigts. » Et la question pourra se poser à nouveau au fil du roman, sur les influences derrière le pouvoir, la ténacité des politiques qui reviennent toujours dans le jeu, l’opportunisme au fil des gouvernements…
Je reconnais que j’ai eu quelques difficultés à rentrer dans ce sixième volume des Rougon-Macquart : sans doute à cause du cadre très politique, institutionnalisé (et je ne suis pas familière des institutions sous le Second Empire) qui m’a freiné, ainsi que des interrogations sur la direction qu’allait prendre l’intrigue. Car il y a beaucoup de passivité dans la première moitié du roman : Rougon attend sa réhabilitation, mais son retour en grâce auprès de l’Empereur se fait désirer, d’où quelques longueurs.
J’avoue avoir été déstabilisée par Eugène Rougon : les allusions à ce personnage dans les tomes précédents me l’avaient fait imaginer comme une intelligence aigüe, l’éminence grise de l’Empereur, mais j’ai été un peu déçue. Souvent comparé à un taureau, avec une force brute et une lourdeur dans les mouvements, j’ai généralement eu du mal à percevoir la finesse de son esprit que son physique dissimule. Rougon ne cherche qu’à se gorger de sa supériorité sur les autres, à acquérir du pouvoir pour le pouvoir, mais, bonapartiste convaincu, apparaît davantage comme un exécutant discipliné. Il semble jouer, acceptant les revers pour mieux rebondir, subissant les mises à l’écart pour revenir plus écrasant, se laissant porter par les courants capricieux de la bonne volonté impériale mais sachant que son heure reviendra toujours. Il reste impassible en toutes circonstances (ou presque), rien ne semble l’atteindre, ce qui lui donne finalement un côté apathique qui m’a lassée.
Planant au-dessus de ses soutiens et du commun des mortels, Eugène Rougon ne semble trouver qu’un seul adversaire à sa mesure, Clorinde. Après le désir d’un homme de foi (l’abbé Mouret), voici celui d’un homme de loi ; après la fille du jardin, simple et sauvage, voilà une fille de la ville (en dépit de l’étymologie de son prénom, « verdure »), voyageuse, habile en société, semblant endosser mille rôles. Au fil du récit, leurs intelligences se soutiennent ou s’affrontent, selon que leurs objectifs respectifs se complètent ou s’opposent. Clorinde lutte avec les armes laissées aux femmes à cette époque : jouant la fille un peu idiote, elle séduit, trouble, s’impose, se démarque par un comportement imprévisible et, ce faisant, acquiert du pouvoir sur les hommes et en profite pour bouger ses pions.
Ce que je garderai le plus en mémoire est ce récit d’un pouvoir faible et d’un système corrompu.
Un attentat contre l’Empereur qui ramène Rougon à la tête de l’Intérieur et signe le début d’une violente répression, une chasse aux républicains et à tout ce qui pourrait menacer le pouvoir en place, régime qui ne tient finalement qu’à la personne de Napoléon III. Des chiffres sont fixés selon la tendance politique des départements, établissant le nombre d’arrestations et de déportations à réaliser pour montrer l’exemple.
Et puis, il y a le clientélisme, ce jeu des intrigues, faveurs, promesses de pouvoir, de positions, d’argent, de décorations : récompenses des hommes politiques envers celles et ceux qui les ont placés au pouvoir… avant tout parce que cela servait leurs intérêts personnels. Mais l’ingratitude de ces avides semble sans limite, esprits oublieux des privilèges accordés, mauvaise fois révoltante, égoïsme total. La bande qui gravite autour de Rougon (hommes et femmes de classes sociales diverses, passés plus ou moins glorieux et ambitions variées) se révèle insupportable : tous et toutes se jalousent, se dénigrent les uns les autres pour tenter de prendre la plus grosse part. Individuellement, ils ne me marqueront pas, mais je me souviendrai de cette meute affamée, de cette cour de charognards, cupides, insatiables, rancuniers, aussi prompts à critiquer qu’à réclamer.
La lecture n’a pas été pénible, loin de là, mais je n’ai pas été franchement enthousiasmée par ce tome-là. Le cadre n’était déjà pas de ceux qui me passionnent le plus, l’intrigue n’est pas toujours intéressante, et les protagonistes ne m’ont inspiré que de la détestation par leur avidité et leurs manipulations sans fin (tandis que le personnage éponyme m’a finalement laissé de marbre). Cependant, j’ai apprécié la dénonciation de l’opportunisme dans le milieu politique, les tristes échos que l’on retrouve dans nos pouvoirs actuels, et le fascinant bras de fer entre Rougon et Clorinde.
« – Je n’étais rien, je serai maintenant ce qu’il me plaira, continua-t-il, s’oubliant, causant pour lui. Je suis une force. Et ils me font hausser les épaules, les autres, quand ils protestent de leur dévoûment à l’Empire ! Est-ce qu’ils l’aiment ? est-ce qu’ils le sentent ? est-ce qu’ils ne s’accommoderaient pas de tous les gouvernements ? Moi, j’ai poussé avec l’Empire ; je l’ai fait et il m’a fait… »
« Mort ! Rougon sentit un petit frisson lui courir à fleur de peau. Il ne trouva pas une parole. Pour la première fois, il eut conscience d’un trou devant lui, d’un trou plein d’ombre, dans lequel, peu à peu, on le poussait. »
« Rougon s’inclina. Il ne songea même pas à sourire des pieux mensonges de la vieille dame. Il retrouvait le marquis et la marquise tels qu’il les avait connus, à l’époque où il crevait la faim sur le pavé de Plassans, hautains, pleins de morgue et d’insolence. Si d’autres lui avaient tenu un si singulier langage, il les aurait certainement jetés à la porte. Mais il resta troublé, blessé, rapetissé ; c’était sa jeunesse de pauvreté lâche qui revenait ; un instant, il crut encore avoir aux pieds ses anciennes savates éculées. »
« – Voyez-vous, mon cher, je vous l’ai dit souvent, vous avez tort de mépriser les femmes. Non, les femmes ne sont pas les bêtes que vous pensez. Ça me mettait en colère, de vous entendre nous traiter de folles, de meubles embarrassants, que sais-je encore ? de boulet au pied… Regardez donc mon mari ! Est-ce que j’ai été un boulet à son pied ?… Moi, je voulais vous faire voir ça. Je m’étais promis ce régal, vous vous souvenez, le jour où nous avons eu cette conversation. Vous avez vu, n’est-ce pas ? Eh bien, sans rancune… Vous êtes très fort, mon cher. Mais dites-vous bien une chose : une femme vous roulera toujours, quand elle voudra en prendre la peine. »
« Sa seule supériorité d’orateur était son haleine, une haleine immense, infatigable, berçant les périodes, coulant magnifiquement pendant des heures, sans se soucier de ce qu’elle charriait. »
Les Rougon-Macquart, tome 6, Son Excellence Eugène Rougon, Emile Zola. Typographie François Bernouard, 1927 (1876 pour la première édition). 432 pages.
Les Rougon-Macquart déjà lus et chroniqués :
– Tome 1, La Fortune des Rougon ;
– Tome 2, La Curée ;
– Tome 3, Le Ventre de Paris ;
– Tome 4, La Conquête de Plassans ;
– Tome 5, La faute de l’abbé Mouret.